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La Chute

D’après l’œuvre d’Albert Camus – adaptation Jacques Galaup – Interprétation et mise en scène Jean-Baptiste Artigas, compagnie La Belle Équipe – au Théâtre Essaion.

© Philippe Hanula

L’acteur est seul en scène et le personnage se raconte avec volubilité dans un discours adressé. Son interlocuteur n’est qu’imaginaire, matérialisé sur scène par un fauteuil de bois qui fait face au sien. Dans un coin du Mexico City où il le rencontre, un bar à matelots d’Amsterdam face à la mer du Nord, dans le quartier du Zeedjik, un piano aux entrailles ouvertes, laisse voir sa mécanique. Les verres de genièvre sitôt finis se remplissent, comme le texte de Camus se remplit de subjonctifs imparfaits, qui amusent l’auteur mais pas forcément le lecteur plongé dans le texte original.

L’adaptateur, Jacques Galaup, a heureusement donné les coups de canif nécessaires pour que le texte s’allège. Tout en gardant fidélité, il l’a construit en cinq journées, le texte source avait six chapitres non titrés et passait relativement du coq à l’âne entre Amsterdam et Paris, hier et aujourd’hui, entre colombes, retour du crucifié et tableau de Jan Van Eyck.

© Philippe Hanula

Et l’acteur, Jean-Baptiste Artigas, fait prendre le vent à ce texte subtilement ré-adapté. Il réussit même, par son empathie, à rendre le personnage sympathique, alors que, dans le texte du Prix Nobel de littérature, à travers un cynisme égotique et une parfaite misogynie, il ne l’est point. « Il faut le reconnaître humblement, mon cher compatriote, j’ai toujours crevé de vanité. » Ce personnage, Jean-Baptiste Clamence – un second Jean-Baptiste –  règne au Mexico City et prend son interlocuteur en otage, lui adressant ses harangues d’une façon fort polie et quasi obséquieuse à coup de « Mon cher compatriote » et étale sa brillante connaissance d’Amsterdam, ses rues, ses boutiques, ses enseignes. La réponse, le commentaire et la contradiction de fait sont muets, et l’adresse, à sens unique. « Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ?… Mais je me retire, monsieur, heureux de vous avoir obligé… » On est vraisemblablement dans un jeu de double et de miroir, je face à il et il étant je.

Éloquent, Jean-Baptiste Clamence se présente comme juge-pénitent et se répand sur ses activités d’antan : il était avocat à Paris et défendait « les nobles causes. La veuve et l’orphelin, comme on dit… Je suis sûr que vous auriez admiré l’exactitude de mon ton, la justesse de mon émotion, l’indignation maîtrisée de mes plaidoiries… » Par quelques petites phrases sibyllines Clémence installe cependant comme un doute dans son parcours : « J’ai plané jusqu’au jour où… » avant de repartir dans une nouvelle logorrhée. Arrive l’heure de la confession qui éclaire ce doute d’un événement qui aurait fait basculer sa vie et commence sur le Pont-des-Arts par un rire qu’il entend et le hante, auquel il répondra par des débordements et des provocations gratuites ; puis rupture d’avec lui-même qui se consomme sur le Pont Royal quand il entend le bruit d’un corps « qui s’abat sur l’eau. » Une jeune femme qu’il avait juste aperçue de dos et penchée sur le parapet, s’était laissé tomber dans la Seine. Il avait suivi son cri descendant le fleuve, sans la secourir avant de continuer sa route, comme si de rien n’était. Et l’on se prend à penser au Cri de Munch, ce peintre norvégien…

© Philippe Hanula

Se superpose à ce récit de vie qui se poursuit, l’image du crucifié, Clémence sûrement selon le jeu de l’acteur. « Il y a toujours des raisons au meurtre d’un homme » justifie-t-il, avant de faire un petit discours sur les croyants les mécréants, et leur justification « Au nom du Seigneur. » Certes l’événement le traumatise, mais Clamence reste au centre du jeu, au centre de son monde. Il décide alors de devenir juge-pénitent et met ce nouveau rôle en correspondance avec le tableau de Jan Van Eyck, Les Juges intègres, panneau issu du retable de « L’Adoration de l’agneau mystique. » Camus file la métaphore puisque dans le Mexico-City, ce bar à matelots d’Amsterdam, quartier général du personnage, ce dernier avait remarqué sur le mur du fond, un rectangle vide, comme la trace d’un tableau manquant. Or, le tableau de Jan Van Eyck, mort à Bruges au milieu du XVe a bien été volé, en 1934, dans la cathédrale de Gand, et n’a jamais été retrouvé. Dans la chambre de Clamence souffrant où il reçoit son interlocuteur, on le retrouve au fond d’un placard, le juge-pénitent en indique lui-même l’endroit en expliquant pourquoi il s’y trouve après être passé de mains en mains.

© Philippe Hanula

Le texte de Camus repris sur scène se clôt dans une sorte de délire artistico-mystique plongeant le lecteur dans le trouble et le flou, son personnage passant du « je » au « nous » entre Jugement dernier et provocation, faisant un pas de deux avec son interlocuteur imaginaire, justement avocat lui aussi… « Quelle ivresse de se sentir Dieu le père et de distribuer des certificats définitifs de mauvaise vie et mœurs. » Il parle de culpabilité et de pardon, de vérité et de mensonge, de mal-être et de suicide, de vanité, de liberté, et se termine par une pirouette : « O jeune fille, jette-toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux ! » Mais on peine là encore à le croire, car « l’eau est si froide » ajoute l’auteur…

C’est un texte plein de chausse-trapes dont se tire à merveille l’acteur, Jean-Baptiste Artigas qui le fait vivre comme un polar, avec subtilité et précision. De jeux d’ombre en clair-obscur, la lumière de Caroline Calen sculpte le petit espace de ce théâtre minimaliste, recréant les brumes d’Amsterdam et celles des ponts de Paris autant que la chorégraphie d’un prétoire où Clémence y tiendrait tous les rôles, d’huissier et de greffier, d’avocat et de victime, de procureur et de témoin. A certains moments il prend place au piano et offre au public une respiration musicale jazz bienvenue, entre autres Thelonious Monk, Fats Waller et Duke Ellington : l’acteur est aussi pianiste, chanteur et compositeur, il signe la mise en scène et se fait le passeur d’un texte, La Chute, au départ assez peu engageant.

Brigitte Rémer, le 9 septembre 2024

Texte d’Albert Camus, adapté par Jacques Galaup – Interprétation et mise en scène Jean Baptiste Artigas, dramaturgie Sophie Nicolas, collaboration artistique Guillaume Destrem, lumières Caroline Calen. Compagnie La Belle Équipe.

Du 1er septembre 2024 au 6 janvier 2025, dimanche à 18h, lundi à 19h, au Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre au Lard, 75004 Paris – métro Rambuteau et Hôtel de ville – tél. : 01 42 78 46 42 – site : www.essaion.com