D’après Ida ou le délire de Hélène Bessette – adaptation et mise en scène Laurent Michelin – compagnie En Verre et Contre Tout – Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes.
Hélène Bessette (1918-2000) fait partie de ces auteures mal-connues, pour ne pas dire méconnues. Elle a pourtant, grâce à sa rencontre avec Raymond Queneau qui appréciait son écriture, publié treize romans chez Gallimard, entre 1953 et 1973. Nathalie Sarraute, Jean Dubuffet, André Malraux et d’autres la reconnaissent, et Marguerite Duras écrit : « La littérature vivante, pour moi, pour le moment, c’est Hélène Bessette, personne d’autre en France. » Elle avait gagné le prix Cazes en 1954, qui récompense un auteur jamais primé auparavant et a été deux fois pressentie pour le prix Goncourt et le prix Médicis. Mais le temps et le milieu littéraire ont la mémoire courte et elle n’est pas la fille de… Petit milieu d’origine, institutrice, elle passe trois ans en Nouvelle Calédonie où elle suit son mari, pasteur, qui s’est donné pour mission d’évangéliser l’île. Elle rentre seule en France en 1949 avec l’un de ses fils, le second reste avec le père. Elle s’installe dans une chambre d’hôtel, à Roubaix. Après avoir démissionné de l’Éducation Nationale en 1962, elle se consacre à l’écriture. Son style, personnel et singulier, déroute, elle détourne et change les codes narratifs habituels, tient aussi un journal. L’absence de reconnaissance la mène à la folie.
Depuis plusieurs années Laurent Michelin se penche sur Hélène Bessette et en adapte aujourd’hui le roman poétique Ida ou le délire. Il met en scène son adaptation, deux actrices interprètent Ida et son double, Christine Koetzel qui est aussi narratrice et Marion Vedrenne. Sa mise en images est passionnante. Tout tourne autour de la mort de Ida, qui laisse un certain suspens. S’est-elle jetée du balcon ? A-t-elle été happée par un camion ? Accident ou suicide, sa disparition suscite le trouble. Employée de maison simple et discrète, elle avait passé quinze ans dans le château des Mercier où elle s’était usée. Sa patronne d’aujourd’hui, madame Besson, l’apprécie sans vraiment la connaître, on ne peut pourtant pas dire qu’elle lui faisait bonne impression ; elle prend la parole : « Ida elle est de la famille… » mais elle note aussi ses gestes, ses obsessions. « À onze heures le soir, elle arrosait les fleurs. Allait venait dans l’appartement. » Ida lui répondait : « Je suis un oiseau de nuit, madame Besson », elle ne supportait pas la bienveillance. La narratrice est aussi Ida, le jeu des actrices fait des allers-retours entre distance et proximité, complicité et éloignement, hermétisme et obscurité. « La vie de Ida était sans problème. Sans cahier de comptes. Sans registre et sans notaire… Ida sans majuscule… Ida minuscule au milieu de tant d’autres… » On pense aux Bonnes de Genêt qui s’inventaient de nouvelles vies.
Derrière le tulle noir de la scénographie, la vie et la mort de Ida se dessinent à la craie blanche sur le sol d’ardoise, elle, qui peut-être « ne pense pas » parce que son monde est différent, « victime déchirée d’un drame caché, le dédoublement de la personnalité. » Dans un fauteuil, Ida est cette hydre a deux têtes. Elle porte, physiquement dans la mise en scène, son double sur le dos, masqué, tel une marionnette ; le déplacement des comédiennes, dans leur troublante duplicité, devient parfois animal. « Ne plus savoir qui je suis… » La partition de chacun des rôles s’opacifie et se superpose. À la fin, Ida cherche à en finir avec ce double.
Le parcours proposé par le metteur en scène, Laurent Michelin, tout de noir profond, est couleur du texte et couleur des idées de Ida, qui ne parlait jamais d’elle. « On sait ce qu’elle pense. Elle pense à sa mort. Elle avait des drôles d’idées, des idées noires pour tout dire… » Le jeu esquissé d’une vraie-fausse vie aux contours tremblés, emplit le plateau où se rejoue la présence face à la l’invisibilité d’être et à la mort. « Ce regard blanc, qui perce l’ombre qui voit le monde comme il est, c’est le regard de Ida, extra-lucide au fond du noir. » Mots et objets ritualisés, boursouflures du quotidien, paroles qui se heurtent au vide et tournent en boucle frappent, de plein fouet, le spectateur.
Je suis un oiseau de nuit a été créé en février à Nancy où travaille la compagnie En Verre et Contre Tout, co-fondée en 1999 par Laurent Michelin et Sophie Ottinger. Le metteur en scène développe un travail de création dans le lieu d’expérimentation et de rencontre qu’il anime, le LEM, pour le théâtre, les arts de la marionnette, les musiques et les écritures contemporaines. Ida, c’est aussi Hélène Bessette, libre et singulière, dans son combat pour la vie et pour l’écriture.
Brigitte Rémer, le 13 mai 2023
Avec : Christine Koetzel et Marion Vedrenne – construction masque et costumes Lucie Cunningham – regard extérieur Pascale Toniazzo. Ida ou le délire de Hélène Bessette est publié aux éditions Le Nouvel Attila. – Du 20 au 30 avril 2023, jeudi au samedi à 21h, samedi et dimanche à 16h30, Théâtre de l’Épée de Bois, 75012. Paris – métro : Château de Vincennes, puis Bus 112 et 201 – sites : www.epeedebois.com et www.enverreetcontretout.net
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