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Oblomov

Texte LM Formentin, d’après Oblomov d’Ivan Aleksandrovitch Gontcharov – mise en scène Jacques Connort – jeu Alexandre Chapelon et Yvan Varco, au Théâtre Essaïon.

© Pascal Gely

Les acteurs sont sur la scène, dans la pénombre, quand le public s’installe. Zakhar, le valet de chambre, sorte d’appariteur digne, en redingote noire, fait face à son maître, Oblomov, un jeune aristocrate en lambeaux, étendu sur son lit d’où il ne s’arrache que rarement. On pénètre dans un appartement, exigu et désuet, paravent, tapis, prie-Dieu, lampe de chevet sur petite table, ombrelle accrochée dans un coin, feuilles mortes au sol de l’autre côté de la véranda (scénographie Jean-Christophe Choblet).

Ivan Aleksandrovitch Gontcharov (1812-1891) écrivain russe, publie son roman de moeurs en 1859, ce qui conforte sa popularité. Tolstoï juge l’œuvre capitale, Dostoïevski reconnaît à l’auteur un grand talent. Gontcharov s’inscrit en concurrence avec Tourgueniev. Son héros devient un mythe littéraire russe, un archétype. LM Formentin en fait une adaptation pour deux personnages, Oblomov, jeune propriétaire terrien ruiné à ne rien faire si ce n’est l’éloge de la paresse, et son vieux et fidèle serviteur, Zakhar.

© Pascal Gely

On assiste à un savoureux et poignant duo-duel entre ces deux personnages où tout ce que propose le second est remisé par le premier avec un « plus tard » ou « ça peut attendre… » ludique autant que dédaigneux. Le lit est défait. Oisif, Oblomov ne le quitte pas et donne ses ordres à l’horizontale. L’horloge est arrêtée, les vitres ont perdu leur transparence. « Tout est gris et sale » tandis que Zakhar s’excusant de tout, subit les caprices du maître avec une certaine endurance et philosophie. « Monsieur est comme il est… » dit-il comme du bon pain. Oblomov pourtant ne l’épargne pas et se joue de lui. Quand on lui parle de factures à régler, de la fermeture d’un crédit, et même d’expropriation à la fin du mois, il plonge la tête sous l’oreiller. Un ami plutôt sympathique et gai veut lui rendre visite ? Il décline. Homme du déni, il s’est comme retiré du monde. Oblomov fait penser à la nouvelle d’Herman Melville souvent adaptée au théâtre comme au cinéma, Bartelby dont le personnage éponyme développe la même inertie et son opposition à tout, avec un « Je préférerais ne pas… »

© Pascal Gely

Suit une partie de cache-cache et de jeu de pouvoir. Une lettre qu’Oblomov ne retrouve pas est un sujet à conflit. Zakhar, son souffre-douleur, se trouve quasiment accusé de l’avoir soustraite. « Lis-la » ordonne-t-il quand par magie Oblomov la retrouve. Zakhar s’exécute et devient le porteur de mauvaises nouvelles : la propriété et les terres de son maître sont en danger en raison de la sécheresse et aussi d’arriérés impayés. « Tout, là-bas, est à moi » se contente de déclarer le maître avant de comprendre que faute de salaire, tous les moujiks ont déserté. Et contre vents et marées, Oblomov fait un nouveau plan d’exploitation, très théorique, un peu bucolique et plutôt mégalo de sa propriété revue et corrigée. Le « plus tard » s’appliquera, comme pour tout le reste. Son serviteur acquiesce et se sent même un relent d’esprit nationaliste, se mettant à pousser la chansonnette en russe.

© Pascal Gely

Deux séquences brisent la linéarité de la situation dans un geste de mise en scène bien mené (signé Jacques Connort) : un flashback d’Oblomov sur l’enfance transforme Zakhar en sa mère, l’acteur (Yvan Varco), est superbe d’intériorité, d’expressivité et de sensibilité. Comme un gros plan sur écran, Essaïon a cet avantage de nous mettre le nez sur la scène. Plus loin, Olga, un bref moment amoureuse d’Oblomov, anime une seconde séquence. Zakhar en est le sublime personnage. « Je vous aime comme un enfant qui refuse le monde » lui dit-elle/il. Sur l’air de Casta Diva joué au piano, Oblomov (Alexandre Chapelon) ne distingue plus trop ce qu’est la réalité. « Ce rêve…  je l’ai vécu ? » se demande-t-il. Reste l’ombrelle, comme une réponse ou comme un témoin. Oblomov finit par s’habiller d’une redingote couleur miel et foulard noir s’avouant être « une anomalie de la nature… » (costumes d’Hélène Foin-Coffe). L’expression est forte. Il s’étend au sol et demande à Zakhar qui lui essuie le front : « Pourquoi es-tu avec moi ? » Le fidèle serviteur lui répond dans une grande douceur : « je suis là » qu’on pourrait aussi interpréter comme « je suis las… » Au loin, le piano.

Confiné dans l’inertie du héros, satire du mode de vie aristocratique russe, le spectateur observe le désastre du « à quoi bon ? » La partie de tennis qu’apporte le texte de LM Formentin met toutes les balles hors-jeu comme l’est Oblomov. Les deux personnages sont portés par deux acteurs, que tout oppose, un Oblomov au jeu extérieur voire au surjeu, face à un Zakhar sensible et vibrant, à l’écoute et aux ordres mais qui n’en pense pas moins. La mise en scène régule l’ensemble avec habileté, offrant des séquences absurdes, cocasses, tendres et émouvantes. Vieux routier de la mise en scène, Jacques Connort apporte une précision d’horlogerie à travers les textes de grands auteurs comme Zweig, Tabori, Reza et Horvath qu’il choisit, aujourd’hui  Gontcharov  à travers le filtre d’une relecture et adaptation de LM Formentin, sur lesquels il apporte sa lecture propre.

 Brigitte Rémer, le 28 février 2025

Texte de LM Formentin, d’après d’Ivan Gontcharov – mise en scène Jacques Connort – avec Alexandre Chapelon et Yvan Varco. Scénographie Jean-Christophe Choblet costumes Hélène Foin-Coffe – assistante mise en scène Philippine Delormeau. Le spectacle a été créé au Festival Avignon off 2024.

Du 15 février au 22 mars 2025, les jeudis, vendredis et samedis à 21h – Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre-au-lard. 75004. Paris – métro : Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – tél. : 01 42 78 46 42 – mail : essaionreservations@gmail.com – site : www.essaion-theatre.com

De la servitude volontaire

Texte de LM. Formentin d’après le discours éponyme d’Etienne de la Boétie – mise en scène Jacques Connort, avec Jean-Paul Farré – au Théâtre Essaïon.

© LOT

Le texte est un petit bijou issu du Discours de la servitude volontaire écrit en 1547 par La Boétie à l’âge de dix-huit ans, alors qu’il étudiait le droit. François 1er vient de disparaitre, Henri II lui succède, c’est un vibrant réquisitoire contre la monarchie et la manipulation des peuples, et qui en dénonce la passivité.

L’auteur, LM Formentin s’empare de la diatribe de philosophie politique de la Boétie et l’adapte au contexte d’aujourd’hui, autant dire qu’on se délecte. C’est un texte sur le pouvoir qui fait défiler la liste des totalitaires et tyrans des XXème et XXIème siècles et qui dénonce la lâcheté, pour ne pas dire la servilité des peuples. La mise en scène de Jacques Connort nous tend un miroir, au sens propre comme au sens figuré, en fond de scène il installe un panneau réfléchissant faisant apparaître les spectateurs.

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Au centre, sa majesté Jean-Paul Farré, vieux loup de mer du théâtre, ludique et pince sans rire y va de sa fougue, de sa ruse et de son effronterie. Ce rôle lui colle à merveille. Un fauteuil, son trône pour seul accessoire, il est la Boétie, Machiavel et Aristote réunis. « Ce n’est pas à vous que je m’adresse, je parle tout seul, aux oiseaux, à mon vieux manteau… » Il porte le texte avec ses questionnements et mises en garde, tournant autour de la loi de nos sociétés où la gloire du plus fort écrase le plus faible. Un contre tous… Il évoque ces injustices dès l’école, les castes, les soldats, les prisonniers qui malgré leur force physique demeurent invisibles et ne se rebellent pas. Autant dire que le texte est un brûlot de la désobéissance où la volatilité de l’intelligence se mute en cynisme. « Il s’agit de ne plus obéir » avait dès l’enfance compris l’auteur.

Manteau rouge sur tapis rouge échec et mat, l’acteur-narrateur parle du désir de puissance, récurrent au fil des siècles et des grands criminels d’État, évoquant une maladie universelle, la violence, et un pouvoir d’intimidation annihilant toute résistance. Précédant La Boétie, il cite Machiavel et son Prince, au rendez-vous du pouvoir, montrant comment le devenir, puis le rester. C’est l’époque des Borgia, une famille sans noblesse dont l’ascension fut spectaculaire, assoiffée de pouvoir et de corruption. Le texte s’inscrit aussi dans la lignée de La Politique, qu’Aristote destinait à l’enseignement. « Tyrannie et prospérité sont antinomiques, et le paradis s’éloigne… »

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Le texte remémore la période noire du maréchal Pétain qui déclarait à la radio le 17 juin 1940, dans un vibrato des plus ridicules : « Je fais à la France don de ma personne… » sans oublier son vis-à-vis du régime nazi, Goebbels et le Reich, créant un ministère de l’Éducation du peuple et de la Propagande. La liste des mensonges d’État d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, est longue, et l’Histoire souvent falsifiée. L’acteur se pose, se saisit du livre de la Boétie dont il donne certains extraits d’une façon plus confidentielle parlant de « manipulation de masse, viol des consciences, injonction à la guerre, pour se légitimer et inventer son ennemi. »

Et il va plus loin, parlant des jeunes de l’humanité, morts pour leurs pays. Morts pour qui, pourquoi ? La lumière jaillit et l’acteur-prédicateur lance avec emphase un « Cher peuple, je vous plains… ! » à l’adresse des spectateurs. Puis il revêt une veste noire couleur de plaidoirie et s’installe dans le fauteuil, dos au public, comme s’il allait rendre un verdict au nom du peuple français. « Le peuple croit à la légitime autorité de l’État. Les hommes s’habituent à tout, entre autres à obéir » et il liste les mamelles du pouvoir et ses fondations : « autorité, discipline et conformisme, les bons élèves étant les plus serviles, autant dire la future élite… »

© LOT

Par peur d’être seul et compte tenu de son instinct grégaire, le peuple s’organise en horde : la famille, la société, l’attachement viscéral de chacun, en route pour la servitude volontaire… Et caché derrière le fauteuil comme pour se protéger, notre La Boétie réveille les consciences.  « Que veulent les hommes, la tranquillité plutôt que la liberté, la liberté par-dessus bord ? Ils veulent le chemin qu’on leur a tracé, ne plus seulement être, mais devenir… » Assis au centre, dans la lumière, il poursuit son apostrophe au public : « Ne vous croyez pas à l’abri de la tyrannie » et parle à sa conscience : « Et si demain arrivait un nouveau conflit, une épidémie… où serai-je ? » demande-t-il à chacun. « Dans le troupeau ? Avec celui qui dit non ? L’Histoire regorge d’imagination… » Et pour n’en citer que quelques noms parmi tant d’autres, l’auteur énumère les Lénine, Mussolini, Franco, Mao et et retient certains assassinats politiques, individuels ou collectifs comme TienAmen et ses sanglantes manifestations de Pékin, sous Deng Xiaoping, en1989 ; les Al-Assad père et fils, Bachar perpétuant la dictature de Hafez, le père ; l’Iran, avec la mort de la jeune Mahsa Jîna Amini, d’origine kurde, frappée à mort pour n’avoir pas porté l’hidjab.

La montée dramatique du texte de La Boétie De la servitude volontaire revu et corrigé par  LM. Formentin, portée par Jean-Paul Farré sous la baguette de Jacques Connort en chef d’orchestre, est puissante, elle a valeur d’une tribune. Et l’on repense à l’essai Indignez-vous, de Stéphane Hessel du haut de ses plus de quatre-vingt-dix ans, qui définissait si justement l’indignation comme ferment de l’esprit de résistance.

Brigitte Rémer, le 20 février 2025

Décor Jean-Christophe Choblet  – costume Isabelle Deffin – musique Raphael Elig – lumières Arthur Deslandes – production Sea Art – La pièce est publiée par les Éditions de l’Arsenal.

À partir du 5 février 2025, mercredi et jeudi à 19h, vendredi et samedi à 21h, dimanche à 18h au Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre au Lard 75004 Paris – métro Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – site : www.essaion.com – tél. : 01 42 78 46 42 ou essaionreservations@gmail.com