Textes Ingmar Bergman – mise en scène Ivo van Hove – dramaturgie Peter van Kraaij – traduction Daniel Loayza – au Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt.
Ivo van Hove poursuit son exploration de l’univers bergmanien. Après Cris et chuchotements mis en scène en 2009, puis Scènes de la vie conjugale en 2011, il remet sur le métier l’ouvrage en présentant Après la répétition, suivi de Persona. Il avait monté ce même diptyque il y a une dizaine d’années avec une distribution néerlandaise. Entre temps il a exploré tant le monde du théâtre, que celui du cinéma et de l’opéra, parcourant un vaste répertoire d’œuvres.
Après la répétition, tourné par Ingmar Bergman en 1984, élaboré et reconstruit ici en texte dramatique, nous place au coeur de la création théâtrale. Henrik Vogler, metteur en scène, enfermé nuit et jour dans sa salle de répétition, travaille sur Le Songe de Strindberg, (Charles Berling) mais construit en même temps son autobiographie. La pièce repose sur un huis-clos où il affronte le regard de sa jeune actrice qui souhaite en rester là avec le théâtre (Justine Bachelet) et se reconnaît « blessé dans la vie mais pas au théâtre. » Une certaine attirance se fait jour. Anna pourrait bien être sa fille, car il dévoile la liaison qu’il avait eue par le passé avec sa mère avant d’entrer dans dix ans de silence. « Tu ressembles à ta mère avortée. » La figure tutélaire et douloureuse de la mère, Rakel, (Emmanuelle Bercot) rôde, illusion et réalité se superposent. « Ma mère est folle » déclare la jeune femme. Par le théâtre, sa réalité, Vogler révise sa vie, ses amours, ses failles.
Dans Persona, tourné en 1966, on est à l’opposé. Une grande dame du théâtre, Elizabeth (Emmanuelle Bercot), est allongée nue sur une table d’examen médical, laissant filtrer sa souffrance. La veille, elle s’est tout à coup fermée comme une feuille morte, immobilisée en pleine représentation d’Électre, devenant brutalement mutique. Corps sans défense et prostrée, on dirait une sculpture. Elle est soignée dans une clinique où aucun diagnostic n’est posé. Son chaos est intérieur, la bande son le reflète. « Quel rôle vous a fait le plus mal ? » lui demande-t-on. « La vraie vie finit toujours par vous rattraper » réussit-elle à dire sur des sons lancinants.
On l’envoie en convalescence sur une île, accompagnée d’une jeune infirmière, Alma (Justine Bachelet). Le rideau s’ouvre et l’on découvre un cadre enchanteur où la vie est, par les éléments comme le vent, la pluie, les bourrasques, le soleil. L’eau soigne l’âme, par les mains, les pieds, les jeux d’eaux (belle scénographie et lumières de Jan Versweyveld). Le violoncelle accompagne. Un certain flou s’installe entre les deux femmes qui tissent des liens et une certaine complicité jusqu’à gommer un peu de leurs personnalités propres, jusqu’à se perdre. Face au silence d’Élizabeth, Alma se raconte en confiance, évoque ses amours, ses soirées, ses dérapages, juxtaposant le rêve et la réalité. « Les gens disent que je sais bien écouter mais personne n’a jamais pris la peine de m’écouter. » Se greffent des histoires de tentative d’avortement, de fils mal aimé. La montée dramatique est en marche, jusqu’à un sommet. Alma craque et se met en colère : « Je ne supporte plus le silence » sur fond de déchainement des éléments, violence de l’eau qui tombe, vent qui hurle. Elles se cherchent, s’agrippent, s’approchent, se fuient. Il y a transfert de personnalités, Alma devient Elizabeth qui se raconte et vice-versa, récits, pleurs, excès devant Vogler qui réapparaît dans cette partie. La fin se perd un peu en points de suspension.
Ivo van Hove mène de mains de maître les deux volets du spectacle, dans une direction d’acteurs subtile et un jeu qui fluctue au gré des états d’âme. Leur complexité est parfaitement rendue par les actrices/acteurs, le travail est d’une grande finesse. La scénographie – un bureau dans la coulisse pour la première partie, Après la répétition, la clinique puis cet espace de nature et d’eau très pictural dans la seconde, Persona, se fait l’écho de l’énergie vitale qui s’enfuit. La bande-son grave les reliefs de la partition bergmanienne dessinant avec une grande justesse et précision ce Crayonné au théâtre cher à Mallarmé (conception sonore Roeland Fernhout).
Osez pénétrer l’univers de Bergman dans son étrangeté et ses silences, dans ses distributions magnétiques d’actrices et acteurs forgés à son image, est un risque. Ivo van Hove s’y aventure avec ses trois protagonistes – Emmanuelle Bercot, Charles Berling, Justine Bachelet – et il a bien raison. Par le langage des corps autant que par les mots et les silences, ensemble, ils traduisent et portent la quintessence du théâtre.
Brigitte Rémer, le 12 décembre 2023
Avec : Emmanuelle Bercot : Rakel dans Après la répétition / Elisabeth Vogler dans Persona – Charles Berling : Vogler dans Après la répétition / Vogler dans Persona – Justine Bachelet : Anna dans Après la répétition / Alma dans Persona – Elizabeth Mazev ou Mama Prassinos (représentation du 11 novembre) : La Docteur dans Persona – et la voix d’Isabelle Huppert. Scénographie et lumières Jan Versweyveld – conception sonore Roeland Fernhout – costumes An D’Huys – assistant mise en scène Matthieu Dandreau – assistant lumières Dennis van Scheppingen – assistant décors et scénographie Bart Van Merode – assistantes costumes : Anna Gillis et Sandrine Rozier – Direction de production Marko Rankov – Administration de production Bruno Jacob. Équipe technique de création directeur technique Nicolas Minssen – directeur technique adjoint Matthieu Bordas – régisseur général William Guez – régisseuse lumière Cathy Gracia – régisseur plateau Félix Page – régisseur son Samuel Pionnier – régisseur vidéo Pierre Vidry – accessoiriste Sébastien Grange – habilleuse Lucie Lizen – maquilleuse/perruquière Charlotte Le Clerre.
Vu en novembre 2023 au Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, place du Châtelet, 75004. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77
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