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Une Légende à la rue 

Texte et jeu, Florence Huige, compagnie Les Cintres – mise en scène, Morgane Lombard et Florence Huige – Musique, Issa Hassan – au Théâtre Essaïon.

© Caroline Bottaro

La pièce naît d’une rencontre improbable dans les rues de Paris à l’automne 2011. La narratrice observe une femme qui est là, devant elle, repérable par ses cheveux orange et son pas lent. Elle est chargée de cabas, l’un qu’elle tient de façon serrée dans les bras, et qui a l’air particulièrement lourd.

C’est une figure singulière, une femme qui reprend souffle posant ses sacs, ses autres sacs, comme on dépose les armes à un arrêt d’autobus, bus qui ne viendra pas. Elle est à la fois transparente et incandescente, balayant du regard les 360 degrés autour d’elle. Elle semble aux abois. « Ce sac, c’est toute ma vie, dit-elle, je veux le publier » serrant son précieux trésor contre elle, « j’ai des preuves, un jour pour qui cherche la vérité, c’est une bombe… » La narratrice attend son amie Samia, suit du regard la femme aux cheveux orange, la décrit par sa robe et ses souliers usés. Elle ne comprend pas ces allusions, mais son regard la transperce et la déstabilise.

Sur scène, l’actrice en solo joue divers personnages, avec pour accessoire comme une longue malle sur roulettes de format sarcophage, qui fera office de banc à l’extérieur, de banquette chez elle et d’où elle tirera quelques objets dont une étole et quelques livres (scénographie de Charlotte Villermet). Dans son récit arrive l’amie, d’origine marocaine et travaillant dans les relations internationales – Iran, Irak, Afghanistan – qui trouve les quelques mots d’hospitalité permettant un timide échange avec la femme qui se fait appeler Sara. La narratrice au sourire béat comme elle se décrit, démunie face à l’inconnue qui ne correspond pas aux canons classiques selon les normes, essaie d’occuper le temps et évoque son voyage en Syrie quelques années auparavant.

Les sacs qui l’accompagnent semblent indiquer qu’elle serait SDF et porterait sa maison avec elle. Mais ce n’est pas tout à fait ça, c’est bien pire. Elle parle par énigmes, décrivant pourtant la rue, la perte de ses droits, la fin de l’existence. Elle donne, par bribes, quelques informations sur elle : « je suis suivie par les RG… je suis en danger de mort… comme tous ceux qui m’approchent… Tous ceux que j’aimais sont morts, je suis au bout du rouleau » sans donner d’autres explications, ni dire d’où elle vient, ni ce qui lui arrive. Au bord de l’épuisement, Sara évoque sa lutte pour rester debout, parle de torture, de mutilation, dit connaître nos présidents pour les avoir rencontrés à Bruxelles. Tout est énorme, déconnecté, on a peine à la croire même si l’on comprend qu’autour d’elle un drame s’est noué, bien réel mais non identifié. Les deux femmes n’osent pas la questionner et se sentent impuissantes, l’une va chercher un charriot pour essayer d’alléger le fardeau, au sens propre, Sara repousse la main tendue et repart à un autre arrêt de bus, avant de disparaitre.

© Caroline Bottaro

10 janvier 2013, soit plus d’un an et demi après cette mystérieuse rencontre, la narratrice passe la soirée chez Samia, elles regardent les nouvelles, puis brutalement montent le son de la télévision. On annonce la mort d’une résistante Kurde réfugiée politique en France, Sakine Cansiz, l’une des fondatrices du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), une grande dame, une combattante, née le 12 février 1958 à Tuncelli en Turquie, assassinée le 10 janvier 2013 avec deux compatriotes rue Lafayette, à Paris. Douze ans plus tôt et selon le même mode opératoire, son mari avait été assassiné, lui aussi. Immédiatement elles comprennent et refont le film de la rencontre pour se confirmer que c’était bien elle, Sakine Cansiz sous le nom de Sara, son nom de combat, leur mystérieuse rencontre, même génération, même désespoir, même solitude.

Heurtée, la narratrice entend encore ses mots : « Je suis en danger de mort, et tous ceux qui m’approchent, aussi… » se met à chercher plus profondément qui était Sara, à apprendre et comprendre le Kurdistan, son peuple, son Histoire, à recoller les pièces d’un puzzle qu’elle n’imaginait pas. Elle se penche sur sa vie et sur son action, sur l’injustice d’un pays passé sous silence qui laisse de nombreux mors sur les sols étrangers. En dette par rapport à celle qu’elle n’a pas su reconnaître, coincée dans son rationalisme et ses stéréotypes, la narratrice raconte le pays et part à la recherche de l’Autre, l’héroïne, la sacrifiée, dont l’ombre la hante et s’inscrit sur le mur de fond de scène (lumière de Maurice Fouilhé). Cette ombre ne la quitte plus. Elle découvre et raconte l’Histoire d’un pays malmené et qui n’est que chaos, déportations, assimilations et partitions.

© Caroline Bottaro

Le début du XXème avec la fin de l’Empire Ottoman, Mustafa Kemal (Atatürk) donne son autonomie au Kurdistan par le Traité de Sèvres, en 1920, avant d’instaurer la République de Turquie trois ans plus tard. La naissance d’un sentiment d’identité nationale kurde émerge à ce moment-là dans ce pays qui fait face à une instabilité permanente au regard de sa partition entre Iran, Irak, Syrie et Turquie. Il y aurait entre 36 et 45 millions de Kurdes dans la diaspora, avec plusieurs dialectes proches les uns des autres et le kurmandji commun dans les différentes parties du pays. De nombreux conflits se développent au fil des ans et les violences sont quasi permanentes entre le PKK et la Turquie.

Derrière l’enquête, les mots de Sara lui reviennent, les phrases qu’elle répétait, la souffrance, son regard aux aguets. Trois volumes ont été publiés en langue kurde, son manuscrit chèrement serré dans les bras et qui a valeur de témoignage. Elle se demande si le soir de leur rencontre hasardeuse, les loups gris comme on les nomme, étaient déjà en embuscade et ne quitte plus sa maison, plongée dans ses recherches. Elle passe une grande étole de soie rouge qui la recouvre (costumes Dominique Rocher) et petit à petit met ses pas dans ceux de Sara, prise d’une sorte de folie et d’illumination, s’épuise et danse dans le désespoir de ce qu’elle n’a pas su voir. Sara ne la quitte plus.

© Caroline Bottaro

La narratrice poursuit avec obsession sa quête et refait les minutes du crime, dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013, au 147 de la rue Lafayette, dans les locaux du centre d’information du Kurdistan qui hébergeait Sakine Cansiz ainsi que deux autres militantes kurdes, Fidan Doğan et Leyla Söylemez, toutes trois assassinées. Le loup gris, l’assassin présumé, Ömer Güney, un Turc de trente-quatre ans était le chauffeur et l’homme à tout faire des trois victimes. Dix balles ont été tirées. Il est sur l’enregistrement de la caméra de surveillance d’une part, des enregistrements audios qu’il aurait échangés avec des agents des services secrets turcs (MIT) ont d’autre part été saisis.  Emprisonné le 21 janvier, une dizaine de jours après le meurtre, il mourra en 2016, de maladie, cinq semaines avant son procès. Justice ne sera donc pas rendue.

Beaucoup de Kurdes sont apatrides et demandent la reconnaissance de leur culture et les mêmes droits que les autres citoyens en Turquie, Iran, Syrie, Florence Huige s’en fait le porte-voix. Les Kurdes se sentent bien seuls dans le paysage international et ses nombreux conflits. L’auteure, également narratrice de cette Légende à la rue, signe avec Morgane Lombard une mise en scène dépouillée, où le mot perce jusqu’à nos consciences. La musique enregistrée d’Issa Hassan jouant du bouzouk – mais on en voudrait plus – donne quelques respirations à ce récit, entre chien et loup.

Brigitte Rémer, le 21 février 2025

Scénographie, Charlotte Villermet – lumières, Maurice Fouilhé – costumes Dominique Rocher – création sonore Florent Lavallée et Rana Eid.

Du mercredi 20 février au mercredi 30 avril, les mercredis et jeudis à 21h – Théâtre Essaïon, 6, rue Pierre au Lard, 75004 Paris – métro : Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – tél. : 01 42 78 46 42 – mail : essaionreservations@gmail.com – site : www.essaion-theatre.com