La Semplicità ingannata au Théâtre Mouffetard – Sorry, Boys au Carreau du Temple, Il canto della caduta, à l’Espace Jacques Brel de Pantin – Trois spectacles présentés dans le cadre de la XIe Biennale Internationale des Arts de la Marionnette.
Portée par Isabelle Bertola et le Centre national de la Marionnette/Le Mouffetard qu’elle dirige, la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette se reconnaît cette année dans le thème Résister-Exister : « Quels que soient la bataille engagée, l’époque ou le lieu concerné, ces spectacles témoignent de révoltes et de combats pour plus d’égalités, de solidarités et de libertés. »
Parmi une riche programmation, les spectacles de Marta Cuscunà sont mis à l’honneur. L’actrice et marionnettiste italienne – qui voulait être artiste de music-hall – est née dans une petite ville ouvrière, Monfalcone et s’est formée à Prima del Teatro, l’École européenne pour l’Art de l’Acteur, de Pise. Elle y rencontre les plus grands maitres du théâtre contemporain et dès sa première création, en 2009, intègre les marionnettes dans ses spectacles. Ses thèmes de prédilection tournent autour du féminin, avec sa volonté d’indépendance et ses combats. En 2020, Marta Cuscunà est répérée par Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville et depuis 2022, elle est artiste associée au Piccolo Teatro, à Milan.
Sa ligne artistique, née d’une contrainte économique, est définie par le fait d’être seule en scène et d’interpréter tous les rôles. Elle travaille avec la scénographe, Paola Villani dans la recherche des techniques de manipulation et avec Marco Rogantes pour l’écriture des textes. Ensemble, ils cherchent à cerner « comment les mécanismes, les mécaniques, impactent la parole des personnages » ; le processus de création dure plus de deux ans. Marta Cuscunà est virtuose dans ce va-et-vient entre le texte et la technique de manipulation, elle est toutes les voix et voyage à vitesse grand v d’une figurine à l’autre comme un/une pianiste œuvre sur son clavier pour l’interprétation d’un grand concerto.
Dans son spectacle, La Semplicità ingannata/La simplicité trompée, créé il y a dix ans, en 2012, Marta Cuscunà est presque davantage actrice, que manipulatrice. L’argument, librement inspiré de Lo spazio del silenzio, de Giovanna Paolin, met en scène la rébellion d’une communauté de clarisses dans le couvent d’Udine, au XVe siècle. Marta Cuscunà s’en donne à cœur joie dans le marchandage d’abord de jeunes femmes bonnes à marier, ou pas – selon leur degré de beauté, leur caractère et le volume de la dot -. Les femmes mourant souvent en couches, on se bouscule sur le marché des veufs.
Quant aux recalées à l’aptitude au mariage, le christ sera leur époux, leur vie, dans le couvent qui leur a grand-ouvert les portes. Là, certaines font le mur ou passent en cachette par les trous de la grille, certaines ont d’étranges visites, d’autres ont la permission de partir en grandes vacances, quelques-unes sortent accoucher dans la plus grande discrétion et avec la bénédiction de l’évêque qui pourrait être, dans quelques cas, le géniteur. On voit la novice se faire raser les cheveux, prendre le voile, faire vœux d’obéissance, jusqu’à ce qu’une demi-douzaine de clarisses organisent une rébellion contre le machisme ambiant. « Dehors, nous ne valons rien », constate l’une d’elle. Et on suit leur épopée-western : absence de missel, crucifixion, nouveau vicaire général, offices, jusqu’à ce que les choses, soixante ans plus tard, se remettent dans l’ordre. C’est piquant, drôle et léger et Marta Cuscunà est dans son élément entre le voile de la mariée qu’elle interprète avec talent et humour et celui de la clarisse-résistante. On a l’impression d’être dans l’allée d’une église, ses marionnettes situées côté jardin, entrent en piste dans la seconde partie du spectacle, celle de la révolte du couvent et vont de la sidération à la désolation, de l’opposition au combat.
Dans Sorry, Boys ! créé en 2015, l’exploration des résistances féminines se poursuit, nous sommes face à une galerie de portraits, une douzaine de têtes coupées semblant enfermés dans un carcan ou piquées comme les papillons d’une collection arrêtés dans leur vol. Ces personnages réagissent à une épidémie de grossesse dans une institution scolaire. Côté jardin, l’équipe pédagogique de l’institution et le directeur essayant de dissimuler, des parents, qui, indignation mise à part, cherchent à comprendre et apportent leurs commentaires débridés. Côté cour, les jeunes géniteurs version gros benêts. Marta Cuscunà s’est inspirée d’un fait divers qui avait défrayé la chronique d’une petite ville du Massachusetts, en 2000. Dix-huit lycéennes de moins de seize ans décidaient de tomber enceinte en même temps pour élever leurs enfants ensemble. Les dialogues en direct se complètent par des textos qui s’affichent sur un écran où s’échange la parole des jeunes femmes. Là encore, le plus spectaculaire est ce qui se passe techniquement à l’arrière, avec l’actrice-marionnettiste qui porte les dialogues et danse latéralement avec ses figures à animer. C’est virtuose et sportif.
Dans Il canto della caduta/ La chanson de l’automne, créé en 2018, troisième spectacle présenté par Marta Cuscunà dans le cadre de la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette, l’élément visuel est d’une toute autre facture. La scénographie travaille en verticalité et sur trois niveaux de lecture nous mène du centre de la terre chez les souris au paradis des oiseaux, là-haut. Le spectacle est librement inspiré du règne des fanes, véritable mythe issu des légendes d’une province italienne située au Sud-Tyrol, à la frontière de l’Autriche et de la Suisse et qui se transmettent de génération en génération. Construit à partir de différentes sources, il raconte la fin tragique d’un peuple pacifique des Dolomites vivant de manière égalitaire et en symbiose avec la nature, qu’un roi étranger, belliqueux et cruel, vient anéantir pour se maintenir au pouvoir. Les Fanes tuent leurs propres enfants. On assiste à la lutte entre le roi et sa fille et les oiseaux commentent le combat. Il y a du fantastique et du politique dans l’argument et la mécanique complexe des oiseaux géants, qui font figure de commentateurs, tels des dieux. La marionnettiste les manipule par un réseau complexe de câbles et de leviers dont elle joue avec virtuosité. Sans compter ses passages vers le bas de la structure scénographique où elle redescend manipuler les rescapés du massacre, petites marionnettes masquées : on est chez Aylan, un souriceau qui s’impatiente de ne pouvoir sortir à son gré, et sa mère qui le raisonne et le recoud. Et elle lui lit une épopée, comme un conte fantastique. « Aylan, quel passage veux-tu entendre, aujourd’hui ? demande la mère – L’histoire des origines répond-il – Aylan, arrête de trembler, quel passage ? Le noir, la chute ? » reprend la mère. Des courtes phrases s’échangent, à la manière de cadavres exquis.
Nous nous enfonçons dans la montagne, écouter le secret d’Amargi, figure-totem des aïeuls et ses anciennes coutumes. Une véritable épopée nous est racontée. Et c’est sur un écran mobile, qui se lève et redescend, situé entre les deux niveaux, qu’on voit le relief inhospitalier de montagnes qui se fendent et de nuages qui mangent la montagne. A l’arrière-scène, un grand écran blanc reçoit les ombres de la structure métallique qui compose l’armature de la scénographie, et celles des oiseaux regardant l’infini, qui, en contre-jour, est de toute beauté. Il ne reste, dans le chant final, qu’un silence de fin du monde et le cliquetis du métal dans la manipulation des oiseaux. Marta Cuscunà est chacune des voix du spectacle et pianote sur son clavier peu tempéré de la manipulation. C’est une guerrière qui nous mène du merveilleux à la réalité.
Porte-flambeau de la défense du féminin dans ses différents spectacles, sous des formes variées et pleines de causticité, Marta Cuscunà est une engagée-enragée, artistiquement comme politiquement. Elle ose la provocation ravageuse et, si ses spectacles sont parfois un peu bavards, sa présence, physique et vocale est un plaisir et provoque l’admiration. Sa dextérité et virtuosité de conteuse-actrice et de manipulatrice, fruits d’un immense travail, sont à féliciter chaleureusement.
La Semplicità ingannata, les mardi 16 et mercredi 17 mai 2023 à 20 h au Mouffetard/CNMa (75005). Assistant Marco Rogante – création lumières Claudio « Poldo » Parrino – création son Alessandro Sdrigotti – régie plateau, son et lumières Marco Rogante et Alessandro Sdrigotti – réalisation décor Delta Studios et Elisabetta Ferrandino – réalisation costumes Antonella Guglielmi – traduction, surtitrage Federica Martucci – Sorry, Boys ! les mercredi 10 et jeudi 11 mai 2023 à 19h30 au Carreau du Temple (75003). Conception et réalisation des têtes coupées Paola Villani – assistant réalisateur Marco Rogante – création lumière Claudio « Poldo » Parrino – création son Alessandro Sdrigotti – animation graphique Andrea Pizzalis – création graphique Andrea Ravieli – têtes inspirées par Eva Fontana, Ornela Marcon, Anna Quinz, Monica Akihary, Giacomo Raffaelli, Jacopo Cont, Andrea Pizzalis, Christian Ferlaino, Pierpaolo Ferlaino, Filippo pippogeek Miserocchi, Filippo Bertolini, Davide Amato – diffusion France Jean-François Mathieu – traduction, surtitrage, Federica Martucci – Il canto della caduta, les samedi 13 mai à 18h et dimanche 14 mai 2023 à 16h, Salle Jacques Brel, à Pantin. Conception et réalisation animatronique Paola Villani – assistant à la mise en scène Marco Rogante – conception vidéo Andrea Pizzalis – création lumières Claudio « Poldo » Parrino – coach vocal Francesca Della Monica – traduction, surtitrage Federica Martucci – création sonore Matteo Braga Régie – lumière, audio et vidéo Marco Rogante – constructions métalliques Righi Franco Srl – assistant réalisation animatronique Filippo Raschi – collaborateur Giacomo Raffaelli.
Brigitte Rémer, le 23 mai 2023
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