Exposition de Nabil Boutros pour le Pont Saint-Ange, Paris. Programmation de l’Institut des Cultures d’Islam.
À la frontière des Xème et XVIIIème arrondissements de Paris, au-dessus des voies de la Gare du Nord, de part et d’autre du métro aérien, un espace d’exposition pour une cinquantaine de photographies grand format a été aménagé par la Ville de Paris, participant du projet d’aménagement de promenade urbaine Barbès/Stalingrad.
Le Pont Saint-Ange véritable viaduc des arts, affiche aujourd’hui de splendides portraits réalisés par l’artiste visuel Nabil Boutros. Cette exposition s’inscrit dans le prolongement de celle que présente l’Institut des Cultures d’Islam, Croyances : faire et défaire l’invisible qui avait débuté juste avant le confinement et qui a ré-ouvert le 1er septembre (voir notre article du 4 avril 2020).
Artiste visuel franco-égyptien, Nabil Boutros a beaucoup de cordes à son arc. Il travaille ici le portrait, cisèle la personnalité de ses sujets photographiés en mode pause. Rien de figé, ni maquillage ni retouche, les sujets sont des brebis. Pour ce court instant de vie fixé en chambre noire il a recherché des éleveurs complices qui acceptent d’aménager leur bergerie en studio photo et de persuader quelques coquettes de l’importance du moment. Il n’a couru ni la Patagonie, ni la Nouvelle Zélande, ni l’Australie, il a patiemment cherché dans les régions de France.
Cinquante clichés sont accrochés et autant de moutons leur communauté d’appartenance, autant dire un important troupeau le long des voies ferrées, de races, familles et variations de couleur de laine savamment agencées. Starifiés, les moutons aiment les lieux bien éclairés, voient derrière eux sans tourner la tête et surveillent ainsi l’éleveur autant que le photographe. On dit qu’ils ont la mémoire des visages et repèrent les états émotionnels. Ils sont ici majoritairement de trois-quarts sur fond noir ou fond blanc dans un subtil système de déclinaisons des couleurs, celles de la robe, des yeux, de la tête, selon le ressenti du photographe. Ils sont en majesté, pris de trois-quarts, comme des célébrités. Certains sont blancs au poil ras, d’autres ont des robes aux teintes brunes, des colliers de laine autour du cou ou des poils épais et bouclés, d’autres encore ont la tête noir profond et de la laine claire, quelques-uns ont les yeux cernés cacao, quelques autres sont tachetés, ou pie. L’agneau duveteux est à peine rassuré. Le meneur à la tête noire et à l’épais manteau semble perdu dans ses pensées. Une cloche autour du cou pour sonner le ralliement lui confère une autorité naturelle. Chacun est unique et arbore avec fierté et individualité ses signes distinctifs. Nous sommes loin de Rabelais et de son Panurge, pas un ne se ressemble, tous ont l’oreille attentive, leur conventionnelle boucle jaune piquée dedans. La prise de vue est talentueuse et les tirages d’une grande précision. Les moutons font bonne figure, ici comme dans la nature, jamais ils ne perdent la face.
A travers ces portraits ovins pris sur le vif en 2015, l’artiste-philosophe apostrophe le visiteur et le questionne dans sa relation au vivant. Il interroge l’instinct grégaire qui commande aux moutons de se regrouper quand ils se sentent menacés, un trait comportemental fondamental de leur espèce. C’est pourquoi le mouton aurait été une des premières espèces animales domestiquées il y a environ dix-mille ans, en Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate. Pour preuve de cette domestication, leur hiérarchie dominante naturelle et leur inclinaison à suivre docilement un chef de file vers de nouveaux pâturages. Leur comportement grégaire leur permet de fuir le danger en un clin d’œil mais s’ils n’ont pas de prédateurs, leur comportement s’ajuste.
La Condition ovine fait référence aux psychosociologues qui ont travaillé sur les foules et observent des comportements souvent irrationnels, d’autant par rapport au discours dominant. Les interactions d’Erving Goffman envisagent la vie sociale comme une scène et développe la métaphore théâtrale considérant « les personnes en interaction comme des acteurs menant une représentation ». Ou comme la présentation de soi à laquelle le mouton s’applique à travers le regard du photographe. Ainsi la théorie de l’identité sociale pose la question de l’appartenance ou de la non-appartenance à divers groupes sociaux.
Le choix du thème est ici un symbole fort. Les moutons font partie de l’agriculture de subsistance entre sédentarité et transhumance saisonnière, entre hauts plateaux et basses terres. Ils ont leurs codes et règles de conduite. On dit que par le passé, dans certains endroits, ils recevaient un nom propre. Le mouton demeure le symbole sacrificiel par excellence dans les trois religions monothéiste – judaïsme, christianisme, islam – depuis la description du sacrifice d’Abraham par la Bible. Dieu demande à Abraham de sacrifier ce qu’il a de plus cher, son fils Isaac (Ismaël selon le Coran). Devant son obéissance, un ange lui retient le bras et place un bélier à la place du fils. De même, les hébreux, à la veille de leur sortie d’Égypte reçoivent l’ordre de tuer un agneau de moins d’un an et d’asperger les portants et le linteau de la porte avec son sang afin que l’ange exterminateur épargne leurs nouveau-nés. L’Aïd el-Kebir est l’une des principales fêtes rituelles annuelles de l’islam au cours de laquelle des moutons sont sacrifiés en souvenir de cet acte. Dans la religion égyptienne antique le bélier est aussi le symbole de plusieurs dieux : Khnoum, dieu des cataractes et du Nil, Harsaphes, divinité à la tête de bélier, coiffée de la couronne solaire, Amon, multiforme, qu’on retrouve parfois sous la forme d’un bélier portant les insignes pharaoniques. Le mouton fait aussi partie de la légende grecque avec Ulysse et la Toison d’or qu’il est parti quérir, sa manière d’échapper au Cyclope en se cachant dessous.
Nabil Boutros travaille entre Le Caire et Paris à la croisée de différentes disciplines : peinture, scénographie, installation et photographie. Il y a de la dérision dans ses sujets, il y a aussi la métaphore, les légendes et l’Histoire, le rapport à l’image et aux textes sacrés. Montré dans des manifestations internationales, des institutions culturelles et des galeries privées, son travail est principalement tourné vers l’Égypte et le Moyen-Orient. Depuis les années 90 il utilise le medium photographique et réalise notamment, entre 1990 et 1994, une série de portraits d’égyptiens qui a fait date. Il poursuit ses recherches sur plusieurs thèmes en Égypte, dont le concept de modernité à partir d’Alexandrie, en 2006. Son travail sur les rituels et le quotidien des Coptes, Chrétiens d’Égypte, présenté entre autres à la Biennale de Bamako en 2003 et publié en 2007, fait référence. A partir de là, il pose un regard critique et son expérience de scénographe le mène souvent vers des installations visuelles sous-tendues par un discours écrit à l’encre sympathique qui oblige le visiteur à décoder l’énigme.
Les photographies accrochées aux grilles du Pont Saint-Ange s’inscrivent dans ce parcours. Portraits pleins de fierté, d’inquiétude, de désinvolture et d’élégance, Condition ovine – Célébrités rythme la marche des passants et apaise les trépidations et les bruits des chemins de fer ambiants. Son auteur bon pasteur, Nabil Boutros, nous en conte l’histoire, entre Barbès et Stalingrad.
Exposition Condition ovine – Célébrités. Pont Saint-Ange, Boulevard de la Chapelle, 75010 Paris (métro La Chapelle).
Exposition Croyances : faire et défaire l’invisible/commissariat Jeanne Mercier, co-fondatrice de la plateforme Afrique in Visu – Institut des Cultures d’Islam/direction générale, Stéphanie Chazalon, direction artistique Bérénice Saliou – 56 rue Stephenson et 19 rue Léon, 75018 – métro : Marcadet Poissonniers – site : www.ici.paris – Jusqu’au 27 décembre 2020.
Brigitte Rémer, le 20 septembre 2020
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