1917, la Victoire était entre nos mains, première époque, une création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine, en harmonie avec Hélène Cixous – à la Cartoucherie de Vincennes.
C’est un grand spectacle populaire en plusieurs époques inspiré par des faits réels, annonce le Théâtre du Soleil qui en cette première étape débute son récit sur le front du Pas-de-Calais, en 1916. « Tout commence toujours par une guerre » lance le texte. La genèse du spectacle repose sur la compréhension du présent, c’est dans l’ADN du Théâtre du Soleil d’établir des ponts avec la grande Histoire pour parler d’aujourd’hui. Depuis le 24 février 2022, cet aujourd’hui c’est l’Ukraine et la tentative d’annexion et de destruction du pays par la Russie de Poutine. Pour comprendre cette ingérence et ce coup de force, Ariane Mnouchkine remonte le temps, à compter de février 1917 par la voix de Cornelia, narratrice chargée de commenter les événements.
On est dans une étendue de désolation que traduisent les puissantes images en fond de scène et les toiles peintes qui se déploient sur le plateau. Un soldat écrit. Churchill demande à aller sur le front. Il n’est plus membre du gouvernement depuis plusieurs mois, conséquence de l’expédition des Dardanelles en Turquie qui a échoué et qui lui a coûté son poste de Premier lord de l’Amirauté. On le nomme comme officier surnuméraire au 2e bataillon de grenadiers stationné à Merville, à la frontière belge, avec force réserve en gros cigares et alcools toutes catégories.
Les acteurs qui représentent les personnages totems du spectacle, ici Churchill, plus tard, Lénine, Staline et Trotski, portent des masques surdimensionnés qui leur confèrent des allures de marionnettes. Les textes sont enregistrés dans les langues originales – en ukrainien, russe, allemand et anglais – et l’acteur semble comme en play-back.
Tout se passe autour de Petrograd, anciennement Saint-Pétersbourg. Le 24 février 1917, le peuple manifeste sur un pont de la ville, pour la Paix, la Terre, le Pain. La farine est retenue par les spéculateurs, ouvrant sur la crise du pain. Des émeutes grondent : « À bas le gouvernement ! À bas la guerre ! À bas le tsar ! » L’aristocratie est menacée, la monarchie aussi. Nicolas II, Empereur de toutes les Russies disparaît. Le sang va couler. Le peuple lutte avec âpreté. Le conseil des députés ouvriers se réunit.
La première partie du spectacle nous place au cœur de la révolution russe, processus qui a conduit en février 1917 au renversement du régime tsariste. La seconde partie nous mène, en octobre de cette même année 1917, à la prise de pouvoir par les bolcheviques et à l’installation d’un régime communiste, à l’initiative de Lénine. Une guerre civile d’une rare violence suit avec l’effondrement de l’économie russe et une famine des plus sévères.
25 février 1917, à la Stavka, grand quartier général de l’Empereur, à Moguilev, Nicolas II est loin de Petrograd quand l’émeute éclate. Marins et politiques se déchirent. Un gouvernement provisoire est nommé : à droite, un comité au sein de la Douma, conservatrice ; à gauche, le Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd. On convoque une Assemblée constituante. La Russie est alors un laboratoire de démocratie. Ce double pouvoir installé au Palais de Tauride rassemble, dans l’interprétation du Théâtre du Soleil, le chœur des cosaques et paysans ainsi que le chœur des citoyens de Petrograd. Les toiles peintes reviennent, toutes aussi belles et précises dans la cartographie mnouchkinienne, Ariane, jamais très loin et qu’on entend crier : « Vous pouvez aider à sortir le décor ? »
En mars 1917, sur le front de Picardie, on croise entre autres Adolf Hitler et Irakli Tsérétéli, d’origine géorgienne, qui œuvre au sein du Comité exécutif du Soviet et soutient le gouvernement provisoire pour contenir la pression bolchévique. Un ouvrier du Soviet appelle au mégaphone. On est ensuite sur le front germano-russe, dans les tranchées, quelque part en Ukraine de l’Ouest, puis le 18 mars 1917, gare de Moscou, à Petrograd. Un train à vapeur, modèle réduit, passe. Lénine gesticule. En avril 1917 se croisent à la gare de Finlande, toujours à Petrograd, Lénine, Staline, Zinoviev, des soldats. Lénine, bon orateur, énonce ses différentes thèses, donnant lieu à des discussions contradictoires. On le dit fini et peu dangereux. La Révolution russe a ouvert la première brèche.
Après l’entracte, un piano est apporté. On est en octobre 1917 à l’Ambassade de France de Petrograd. Le cuirassé Aurore a tiré. Journalistes et soldats s’y rencontrent, L’union sacrée est en marche. Le 25 octobre, au Palais d’hiver, Lénine a la parole. Le gouvernement provisoire est renversé. On croise Joseph Goebbels en Allemagne. Léon Trotski apparaît sur le petit pont de Petrograd. Les images sont belles, inspirées des grands peintres comme Claude Le Lorrain et Vassili Surikov mais aussi des brumes de Turner. On traverse des bruits de foule. Trotski parle. Trois femmes aux lanternes traversent la scène comme des dibbouks, des charriots apparaissent avec les chevaliers de l’Apocalypse. Une lecture évoque « la race du nord et sa supériorité », la germanisation mondiale, le dieu germanique, les races inférieures. On est en route vers un État parfait… « Nous voulons régner sur toute la planète… Nous exterminerons la bourgeoisie comme classe. »
La toile blanche du fond de scène est enlevée, le sol est à nouveau gelé. « Où suis-je ? En Russie, Pologne, Ukraine ? » L’Ukraine possède les terres les plus fertiles du monde. Un de ses héros, Nestor Makno, qui défend le communisme libertaire, mourra dans la misère, à Paris, en 1934. « Je veux qu’on parle de tous les pogroms… » Mais Il faudra attendre la deuxième époque, annonce la troupe. Une carte de la région Ukraine Russie s’affiche et se délite, un symbole fort. Lecture d’un poème. Le 7 novembre 1917, l’Ukraine déclare son Indépendance comme République Démocratique d’Ukraine. Un vote est organisé en décembre. Les 5 et 6 janvier 1918 une Assemblée constituante éphémère se forme en Russie soviétique avant d’être dissoute par le gouvernement bolchevik.
Ainsi va l’Histoire et les insurrections à la manière du film de Sergueï Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine qui lui, évoquait la mutinerie de 1905 devant le port ukrainien d’Odessa. Ariane Mnouchkine nous entraîne au cœur des dictatures du début du XXème siècle, et dans l’enfer des champs de bataille, une manière d’exprimer sa colère et sa révolte face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie depuis plus de deux ans. Sur la scène, plus d’une cinquantaine d’acteurs et d’actrices qui se sont plongés intellectuellement dans des lectures pour analyser le conflit d’aujourd’hui, s’affairent avec une énergie folle dans la multiplicité des personnages à interpréter, des décors à construire et à déconstruire notamment autour des toiles peintes.
Le générique est immense, et aussi impressionnant en coulisses que sur scène. Clémence Fougea accompagnée de Ya-Hui Liang, placées côté cour ponctuent chaque soir par la musique les actions, le bruit et la fureur, composent les brumes, tornades et chevauchées, aidées pour le son par Thérèse Spirli et Mila Lecornu. Côté images, Diane Hequet a créé les aubes et les crépuscules et projette les images, avec Pierre Lipone. Virginie Le Coënt et Lila Meynard sont aux lumières, avec Noémie Pupier et Bérénice Durand-Jamis. Les peintures des décors, les cartes, les patines, sont signés Elena Ant et Hanna Stepanchenko et les soies Ysabel de Maisonneuve. Les masques de certains protagonistes ont été réalisés par Erhard Siefel et Simona Vera Grassano, d’autres ainsi que des accessoires par Xevi Ribas assisté de collaborateurs. David Buizard entouré d’une grande équipe technique a supervisé les décors. La liste est longue de tous les autres techniciens que nous ne pouvons nommer, des acteurs et actrices qui ont interprété la multiplicité des personnages.
Une fresque comme celle qu’offre aujourd’hui Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil qui œuvrent pour et avec le théâtre depuis soixante ans, est quelque chose de rare. La metteure en scène et l’âme du Théâtre du Soleil a l’art de communiquer son énergie à tous et de lancer des sujets en prise directe avec la réalité, notamment autour des totalitarismes, aujourd’hui sur la problématique de l’Ukraine dans la guerre que lui impose la Russie depuis deux ans. Elle interroge le pouvoir du théâtre dans sa capacité à représenter l’époque et à traiter de questions politiques, sociales, humaines et artistiques, vitales pour l’équilibre du monde. Elle en fait récit devant le monde.
Brigitte Rémer, le 20 janvier 2025
Du 27 Novembre 2024 au 27 Avril 2025 au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris. Métro : Château de Vincennes, puis navette gratuite ou bus 112 arrêt Cartoucherie.
Ici sont les Dragons – 1917, la Victoire était entre nos mains, première époque, est une création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, en harmonie avec Hélène Cixous pour le texte, réalisée avec les équipes artistiques et techniques du Théâtre du Soleil. Le spectacle est coproduit par le TNP-Villeurbanne – Avec le soutien exceptionnel, à l’occasion de la célébration des 60 ans du Théâtre du Soleil, de la Région Île-de-France, du ministère de la Culture et de la Ville de Paris.
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