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El-Warsha Théâtre, lutte pour la survie

Les Oiseaux du Fayoum © Nabil Boutros

Lettre ouverte, transmise par Hassan El-Geretly, metteur en scène et directeur de la troupe El-Warsha Théâtre, au Caire :

À mes collègues artistes et directeurs.trices de théâtre, de France et d’ailleurs,

Depuis trente-cinq ans, El-Warsha ne s’est pas contenté d’être une simple réplique de la culture occidentale, même si celle-ci l’a nourrie dans la seconde moitié du XXème siècle et que, par les grands textes qu’elle s’est appropriés, elle a construit son identité propre. La troupe a travaillé la langue vernaculaire et développé des formes scéniques puisant dans les cultures ancestrales que sont le conte, la Geste Hilalienne, le chant et la variété des formes musicales d’Égypte et du Moyen-Orient, les arts du bâton qu’on trouve déjà représentés dans les tombes de la vallée du Nil, les marionnettes. L’éducation artistique et le travail social développé avec les jeunes, dans les villages de Moyenne-Égypte en partenariat avec les centres culturels locaux et régionaux ainsi que la transmission aux jeunes générations d’artistes, sont aussi au centre de notre action.

Confrontés à une diminution drastique des subsides de la part des centres culturels étrangers, des fondations internationales et des organisations intergouvernementales, ainsi qu’à l’annulation des tournées à l’étranger, notamment en France, nous nous trouvons aujourd’hui au bord du vide. Comment exister sans volonté politique de la part des pouvoirs publics ? C’est tout simplement impossible, vous, en France, êtes bien placés pour le savoir.

Si je lance cette bouteille à la mer pour attirer votre attention sur la situation de la troupe, c’est dans un esprit de solidarité et pour créer une dynamique autour d’un mouvement qui commence à se dessiner dans mon pays, celui des compagnies indépendantes avec toute leur vitalité – nombre de jeunes aujourd’hui s’y risquent – mais qui se trouve tragiquement suspendu dans sa course. Le théâtre en Égypte se doit d’être soit commercial, soit soumis aux pouvoirs publics dans un rapport de dépendance, il n’existe aucun entre-deux. Ce rôle de garde-fou rempli par les pouvoirs publics en France, et qui permet le développement de la création et de l’innovation artistique ainsi que la reconnaissance du travail accompli, est chez nous totalement absent.

Pour que El-Warsha puisse poursuivre sa route, toute collaboration, partenariat et /ou diffusion dans l’un de vos théâtres ou festivals nous serait précieux, même si, compte tenu de la pandémie, j’ai conscience que la situation des institutions théâtrales françaises, a sa part de difficulté. Dans tous les cas, je me réjouirais d’échanger avec vous sur ces sujets car, selon moi, il serait plus dangereux de laisser ces questions dans le silence.

En vous remerciant de votre attention et vous adressant mes salutations distinguées et cordiales.

Hassan El-Geretly / e-mail : hgeretly@hotmail.com

Zawaya © Nabil Boutros.

Cf. « Al-Ahram Hebdo » 17-23 février 2021 – Article de Nevine Lameï, El-Warsha lutte pour la survie – http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/0/5/25/34167/ElWarsha-lutte-pour-la-survie.aspx

Dans le cercle des hommes du Nil

© Nabil Boutros

Arts du bâton de Haute Egypte, par le Centre Medhat Fawzy de Mallawi/Compagnie El Warsha, Le Caire – direction artistique Hassan El Geretly – production Henri Jules Julien – Musée du Quai Branly Jacques Chirac.

Sur la scène se placent une douzaine de danseurs et six musiciens du Centre des arts du bâton. Art masculin cérémoniel et populaire, la danse du bâton ou tâhtib, dégage une grâce infinie. D’emblée les galabiyyas blanches et turbans impriment au plateau un certain prestige. Entre lutte, joute et danse, les figures se font et se défont comme les pleins et les déliés d’écritures ancestrales. Du saut de l’ange à l’arabesque, elles font référence aux derviches, tournant de manière lancinante. Ici, comme une plume au vent, c’est le bâton qui calligraphie l’espace, dans un jeu de courtoisie et de ruse se déclinant en solo, duo ou en collectif, dans l’idée du dépassement de soi.

La danse du bâton est une pratique millénaire dont on trouve trace sur les murs des temples de Louqsor ou les bas-reliefs de Beni Hassan près d’El Minya, dans les tombes de la vallée des rois à Thèbes, et dans d’autres hauts lieux d’Egypte. Perçu par ceux qui le pratiquent comme un art de vivre, l’art du bâton s’inscrit dans le temps des campagnes aux rites populaires et rythme les fêtes religieuses et funéraires. Dans la tradition, l’assemblée forme un cercle, garante d’un esprit de loyauté, de dignité et de fête.

Le Centre des arts du bâton Medhat Fawzi a vu le jour en 1996 à Mallawi, à 250 kilomètres au sud du Caire, par la détermination du metteur en scène Hassan El Geretly fondateur du théâtre El-Warsha, première troupe indépendante d’Egypte créée dix ans auparavant. S’interrogeant sur ses pratiques et parallèlement aux textes contemporains qu’il présente, il choisit de se tourner vers les arts traditionnels de son pays, le conte et le récit, les musiques populaires et le chant, le théâtre d’ombre, l’art du bâton. El-Warsha Théâtre travaille sur ces techniques, au Caire, et apporte dans ses spectacles le geste chorégraphié et le rituel de l’art du bâton en utilisant son potentiel dramatique, théâtral et esthétique.

Quand il fonde le Centre qu’il soutient financièrement, Hassan El Geretly mise sur la transmission des techniques traditionnelles entre les générations. Il fait d’un ancien cinéma désaffecté, le Paradiso, le lieu emblématique des arts du bâton, unique en Egypte, un lieu de compagnonnage qui tourne avec une soixantaine de danseurs et de musiciens, toutes générations confondues. « Comme il n’y a plus de transmission spontanée de ces arts-là, dit le directeur d’El-Warsha, j’ai considéré que c’était des trésors pour l’Egypte et pour l’humanité et qu’il fallait absolument, tant qu’on a un minimum de moyens, garder et salarier les maîtres. »  C’est ce qu’il fait en associant le Centre dans ses actions de diffusion, épaulé par Henri Jules Julien et organise des représentations pour des publics très divers, dans et hors le pays.

Le spectacle présenté ici est éblouissant, l’initiative du Musée du Quai Branly est à souligner. La création lumière de Camille Mauplot met en relief le geste de chaque danseur et de chaque musicien, ainsi que la chorégraphie d’ensemble. Quand le public pénètre dans la salle sont allumés sur scène quelques projecteurs qui font penser aux lucarnes des hammams laissant filtrer une légère clarté colorée. L’invitation au voyage se fait tant par le geste que par la virtuosité des musiciens placés, à certains moments, en demi-cercles. Les joueurs de mizmar au son continu par respiration circulaire, la derbouka et le bendir, les crotales, rythment la mélodie. Les instruments dialoguent entre eux, complices, et portent le geste des danseurs à travers les figures et leurs variations, à l’infini.

Attar, au XIIème siècle, aurait dit : « Voici donc assemblés tous les oiseaux du monde, ceux des proches contrées et des pays lointains. » Si les artistes étaient oiseaux, ils seraient huppes ou hérons, aigrettes ou ibis, ancrés dans la mémoire collective du pays. Ils sont ici chorégraphiés par Ibrahim Bardiss, héritier de l’enseignement de Medhat Fawzy et Dalia El Abd, jeune chorégraphe contemporaine rodée aux exercices d’improvisation développés au Théâtre El-Warsha. Sur la transmission, lors d’un entretien échangé avec lui, Hassan El Geretly énonce un proverbe : « Celui qui côtoie le ferronnier se brûlera à son feu, et celui qui côtoie l’homme heureux se verra à son tour heureux. L’art du bâton, c’est un principe d’apprentissage semblable à celui des compagnons de France, ce sont des transmissions dans lesquelles il y a un moment de chaleur humaine qui imprime comme dans la cire, l’expérience d’une personne dans le corps et l’âme de l’autre, et qui, lui-même,  repart avec autre chose que ce qu’il a reçu. » A ne pas rater.

Brigitte Rémer, le 11 mars 2018

Avec   –  Danseurs/jouteurs : Mahmoud Auf – Abdel Rahman Said – Tarek Gamal – Mohamed Fathy – Ahmed Khalil – Karim Mostapha – Ibrahim Omar – Mohamed Ramadan – Alaa’ Braia’ – Mahmoud Aziz – Omar Ibrahim – Islam Mohamed. Direction Musicale Gamal Mess’ed. Musiciens : Gamal Mess’ed/derbouka – Ahmed Khalil/derbouka – Hamada Nagaah/mizmar – Ibrahim Farghal/mizmar – Ahmed Farghal/tambour. Chorégraphie Dalia El Abd, Ibrahim Bardiss – création lumière Camille Mauplot – Le spectacle est produit par la Compagnie El Warsha, Le Caire et le Centre Madhat Fawzy, Mallawi – Avec le soutien de l’Institut Français du Caire et le Bureau Culturel de l’Ambassade d’Egypte à Paris.

Six représentations, du samedi 10 au dimanche 18 mars 2018 : Samedi 10 mars, 19h -
Dimanche 11 mars, 17h – Jeudi 15 mars, 20h – Vendredi 16 mars, 20h – Samedi 17 mars, 19h – Dimanche 18 mars, 17h. Musée du Quai Branly Jacques Chirac, 37, Quai Branly/ 218 rue de l’Université. 75007-  e-mail : contact@quaibranly.fr – tél. : 01 56 61 70 00/71 72 – Des activités sont proposées autour du spectacle, notamment des rencontres avec les danseurs et les musiciens, des ateliers de percussions et de danse du bâton, des projections, une conférence sur le thème : La danse du bâton, des pharaons à l’Unesco. Informations : www.quaibranly.fr

 

Sur mes Yeux

© Juliette Romens

Texte, jeu, mise en scène Elie Guillou – conseiller artistique Hassan El-Geretly – musique Babx, Grégory Dargent.

C’est une histoire de guerre et d’enfance perdue, en Anatolie où le conflit turco-kurde s’étend au-delà des limites géographiques connues. La mêlée des nationalités, mineures et majeures dans le sens de leur reconnaissance officielle ou non, augmente la fragilité des territoires, du quotidien, de la révolte. La ville de Diyarbakir est le rendez-vous des exilés : « des Kurdes, des Arméniens, des Azéris, des Ezidis, des Assyriens, des Arabes » dit le texte. Chacun enroule et déroule ses appartenances, cherche sa terre. Les circulations et migrations appellent la guerre, les prisons débordent de prisonniers politiques. On est, par ce récit, dans le face-à-face turco-kurde et un état d’insurrection grandissant. « Une crise c’est quand le vieux monde se meurt, que le nouveau tarde à naître et que dans ce clair-obscur surgissent des monstres » disait Gramsci.

L’acteur, narrateur et chanteur, est face au public au centre d’un carré recouvert de copeaux noirs qui craquent légèrement sous la marche. Derrière lui, trois musiciens. Il raconte une histoire d’enfance et d’initiation, celle de Nishwan, dans un contexte de guerre ; la tragédie d’une femme, Jiyan sa mère, gardienne des valeurs et résistante à sa manière ; la mémoire du vieux Dengbej, le poète errant ; l’hésitation du soldat turc avant de sauter de la muraille, en déserteur ; les militants du Parti des travailleurs du Kurdistan qui combattent pour leur autonomie ; les actes de torture subis en prison par Azad, frère de Jiyan, dont il dresse la liste. Elie Guillou est tous ces personnages, il invite au voyage dans l’espace social d’une ville turque située au sud-est du pays et que les Kurdes ont faite leur, Diyarbakir, ville de combats, de couvre-feux et de check-point où l’on est dans le regard des autres, menaçant ou complice. Ses personnages citent en référence un intellectuel turc du XIIIe siècle, Yunus Emre, emblématique par ses pensées et sa façon de vivre.

Elie Guillou se lance dans l’écriture de Sur mes yeux après plusieurs voyages dans les régions kurdes de Turquie et se fait la chambre d’écho de ce qu’il a vu et entendu. Parti rencontrer les conteurs-chanteurs kurdes il y a cinq ans, il a trouvé la guerre. Il y est retourné plusieurs fois, alors que le conflit syrien s’amplifiait et qu’une guerre civile qui ne porte pas son nom se confirmait en Turquie. Il s’est imprégné de la violence sourde qui montait entre l’Etat turc et la population kurde. De cette relation singulière avec le Kurdistan et son peuple éclaté, il a écrit un texte et cherché les compagnonnages qui pouvaient lui permettre de le présenter sur scène pour transcender la réalité et la rendre supportable. Le Théâtre d’Ivry-Antoine Vitez a répondu présent, Christophe Adriani, directeur, lui a donné carte blanche et l’a accueilli en résidence. Hassan El Geretly a répondu présent. Directeur du Théâtre El-Warsha qu’il a fondé il y a trente ans au Caire, il interroge les expressions du récit et la parole des vaincu(e)s, les formes populaires, les identités morcelées dans l’épaisseur de l’Histoire, comme Barthes parle de l’épaisseur des signes et du bruissement de la langue. Palestine, Gaza, Egypte, Liban, sont ses sphères d’intervention et de partage, et il inscrit la transmission dans ses priorités.

Sur mes yeuxSer çava en langue kurde – signifie bienvenue, ou, littéralement et en signe de respect : Je vous place sur mes propres yeux. L’acteur est-il narrateur, ou témoin réel des événements ? Il les interroge et témoigne, sur un mode métaphorique : l’oiseau est symbole de liberté quand Nishwan ouvre la cage, les chaussures trop grandes restreignent les déplacements, finalement « pour aller où ? » La cour intérieure de la maison, le puits, le feu, l’arbre, un mûrier symbole de vie qui ponctue les saisons, symbole de mort quand tout est gelé et que les ronces l’enserrent alors que la guerre arrive aux portes de la maison, la planque dans la cave, la mère et l’enfant épargnés, dans la narration, mais dans la vie… ?

Le passage du récit au chant, signe de la tradition kurde, comme le passage de la parole à la musique instrumentale, s’inscrit dans la construction savante et populaire du récit. Elie Guillou passe de l’un à l’autre avec facilité, entre berceuse et hymne. Le syncrétisme de l’écriture musicale de Babx compositeur imprégné des musiques du monde, donne les couleurs et tonalités qui participent du commentaire. Secondé par Grégory Dargent, il a écrit une partition pour piano (David Neerman), violoncelle (Julien Lefèvre), guitares et clarinette (Pierrick Hardy). Les interventions musicales sont des respirations, comme des parenthèses dans la violence sourde du récit. La théâtralisation passe par une scénographie dépouillée (Cécilia Galli) qui marque, sous le sol noir, le rouge vif des blessures et du fleuve de sang, le vide apparent laisse place à l’ampleur des mots. Les lumières (Juliette Romens) jouent entre jour et nuit, dans la densité du sombre. On est aux frontières entre le récit et le théâtre, la langue d’Elie Guillou cherche de ce côté-là et sa représentation hésite. Au-delà de la théâtralité, dire lui était essentiel, comme un geste de libération. Il est ce jeune soldat, sorte de dormeur du val avec deux trous rouges au côté droit.

Brigitte Rémer, 16 janvier 2018

Avec Elie Guillou, récit, chant – Pierrick Hardy, guitares, clarinette – Julien Lefèvre, violoncelle – David Neerman, piano – scénographie Cécilia Galli – création lumières Juliette Romens – assistante mise en scène Noémie Régnaut – régie lumière Véronique Chanard – régie son Claude Valentin – production administration Dylan Guillou.

Les 11 – 18 et 19 – 25, 26 et 27 janvier 2018 – Théâtre d’Ivry Antoine Vitez, 1 rue Simon Dereure, 94200. Ivry s/Seine – Site : theatredivryantoinevitez. Ivry94.fr – En tournée : 7, 8 février 2018 MDC de Gennevilliers – 20 avril 2018 Pôle Sud, Chartres-de-Bretagne (35), Festival Mythos.

Et aussi, une exposition des photographies de François Legeait dans le hall du théâtre, Kurdistan : le retour des années noires, rapportées de Turquie, Syrie, Irak 2012-2016.