Écriture et mise en scène Elie Guillou d’après l’histoire de Aram Taştekin – Compagnie La voix des autres, au Théâtre municipal Berthelot Jean-Guerrin.
C’est une histoire kurde racontée par celui qui l’a vécue, Aram Taştekin. Le metteur en scène, Élie Guillou, la fait évoluer scéniquement, au fil de leurs work in progress.
Nous suivons Aram, accompagnant un de ses cousins qui part rejoindre la guérilla kurde à Mus, dans les montagnes de l’Est de la Turquie et qui lui a demandé un coup de main. Le bref au revoir à sa mère sera en fait un adieu, le premier check-point les met face à la réalité. Ils passent une dernière soirée dans un hôtel de Mus, sans nom ni enseigne, avant de se séparer.
Aram revoit alors son passé, par flash-back. Il est dans la montagne à l’âge de six ans, gardant les agneaux avec son cousin de deux ans son aîné, et se souvient d’anecdotes et d’expériences vécues ensemble. La découverte du Coca Cola que tous au village avaient pris pour du vin le fait encore sourire. C’était sacrilège et péché et, dans la panique générale, cela avait privé le village d’eau potable pendant quelques jours. Ils avaient failli toucher l’enfer !
A sept ans, Aram découvre, bouleversé, qu’il aurait plusieurs prénoms : Aram, en kurde devient Ikram en Turquie et son père lui explique : « Aram, dans ce pays, nous les Kurdes, on a deux prénoms : le prénom du village et le prénom de l’État. Le premier c’est en Kurde, le deuxième c’est en Turc. » Et Aram peine à se reconnaître. Même la montagne a deux prénoms, apprend-il, cette montagne où on l’envoie garder les agneaux l’été plutôt que d’aller à l’école. Et quand il y retourne il y est soumis à de nombreuses brimades et injustices. Il assiste à l’arrestation des hommes de son village, à l’incendie du village par les soldats turcs, à l’exode dans lequel sa famille est entraînée, de force.
Il regarde sa maison brûler et, tout jeune, apprend la résistance. Chassée du village, la famille se voit contrainte d’habiter en ville, à Diyarbakir : « C’est tout confort. On a l’électricité et le satellite. À la télé, on découvre les films de Yilmaz Guney… » Kurde et résistant, le réalisateur devient leur modèle. Et ils comprennent, à leurs dépens, ce qu’est l’altérité. L’œil au beurre noir, le cousin est viré du lycée, le prof de sport portant un maillot de foot kurde est renvoyé sur le champ, les femmes du samedi réclament leurs enfants disparus. Les graffitis remplissent les murs du mot Berxwedan / Résistance.
Si l’on risque de disparaître, autant profiter de la vie… ! Les cousins préparent un plan pour aller à Antalya, ville de la Méditerranée où se trouvent des hôtels chics et surtout, des filles russes. Ils y trouvent un travail à l’Hôtel Happy Dreams, Aram comme animateur d’enfants de touristes, le cousin comme barman. Et chacun s’invente une identité, le temps d’une soirée arrosée de vodka, soirée qui tourne court quand quelqu’un les insulte : « Allez les Turcs, vous nous chantez un truc ! – Mon cousin s’arrête de jouer : on est Kurde ! – Qu’est-ce que j’en ai à foutre, c’est pareil ! » Le retour à la maison est périlleux, gros bouquet de fleurs à la mère pour éteindre l’incendie.
Aram parle aussi de sa rencontre avec le théâtre, à l’école, de Tartuffe qui le fascine. « C’est un prêtre manipulateur. Il parle de religion mais il pense qu’à l’argent, comme Erdogan. » Le texte n’est pas dénué d’humour et les gaufres remplacent la marijuana. A la fin du récit, Aram s’engage davantage encore dans la troupe kurde de théâtre qu’il rencontre et écrit une pièce à partir d’une métaphore qu’il construit, où le Kurdistan a quelques similitudes avec la planète Mars. Après de grandes incertitudes sur l’absence de public et les risques d’annulation, le spectacle est présenté avec succès à Diyarbakir, puis à Mus, avant que la troupe ne soit arrêtée par les militaires. Le récit se termine pourtant sur un sourire, comme un « morceau de révolution. »
Sur scène, Aram et son cousin, dont le second est interprété par Neşet Kutas, à l’origine musicien, recréent la complicité de la vie entre deux jeunes garçons élevés ensemble qui découvrent qu’ils n’ont ni nom, ni pays et que leur peuple est en lutte pour recouvrer son identité, sa dignité. Devenus hommes, l’un s’engage dans la guérilla et le second lui rend hommage. « Cousin, je suis dans mon rêve. On se voit à la liberté. » Il y a de la douleur, de la tendresse, une connivence entre les deux. Dans une première version, Neşet Kutas accompagnait le spectacle de ses percussions. Le récit de vie s’anime avec Aram, qui déroule le fil conducteur du récit et qui fait face au public. Les duos avec son cousin se déroulent dans la chambre sommaire de l’hôtel – sur la scène, côté cour – où l’ampoule qui pend du plafond parfois clignote et s’éteint. Ces souvenirs heureux sont le pays de l’enfance et celui de l’adolescence revus et corrigés par le temps qui s’est écoulé et qui donne aux mots, malgré l’ampleur de la tragédie, un air de comédie.
Né en 1988 à Diyarbakir en Turquie, Aram Taştekin est dramaturge et comédien. Diplômé du conservatoire de la ville il enseigne l’art dramatique notamment aux enfants, joue au théâtre, au cinéma et à la télévision. Il est formé à l’art thérapie. Arrivé en France en 2017 où il obtient l’asile politique, il poursuit ses activités artistiques. Depuis l’enfance il écrit des histoires qu’il aime à raconter. Il est actuellement en résidence à l’École supérieure d’art de Clermont Métropole et travaille autour de récits mythologiques, sur un projet intitulé Mémoire.
Happy dreams Hôtel s’est monté en plusieurs étapes et notamment avec l’aide de la Maison du Conte de Chevilly-Larue et de l’Atelier des artistes en exil. Elie Guillou, qui met en scène, connaît bien la problématique kurde, il a fait plusieurs voyages dans les régions kurdes de Turquie et y a lui-même consacré un récit intitulé Sur mes yeux, une histoire de guerre et d’enfance perdue, en Anatolie (cf. notre article du 21 janvier 2018). Peu de théâtralisation ici, la parole prime, Aram la porte avec une certaine aisance et bonhomie, c’est son histoire. Il se tient souvent à l’avant-scène, comme en empathie avec le public. Le cousin apparaît dans le coin du plateau symbolisant la chambre d’hôtel, pour quelques échanges. De ce fait, la profondeur de scène reste un peu inhabitée et la parole mise en images hésite entre le conte et le théâtre, le conteur et l’acteur, avec les pleins et les déliés de chacune de ces formes.
Brigitte Rémer, le 5 novembre 2021
Avec : Aram Taştekin, Neşet Kutas – assistante à la mise en scène Noémie Régnaut – collaboration artistique Cécilia Galli – création lumière Coralie Pacreau – regard extérieur Rachid Akbal.
Spectacle vu le 9 Octobre 2021 au Théâtre municipal Berthelot Jean-Guerrin de Montreuil – Prochaines dates : les 9 et 10 décembre 2021 au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry-sur-Seine (tél. : 01 46 70 21 55 – site : theatredivryantoinevitez.ivry94) et les 12 et 13 Mai 2022 à la maison du conte de Chevilly-Larue (tél. : 01 49 08 50 85 – site : lamaisonduconte.com).
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