Spectacle musical et de chansons conçu par Laurent Khider et Daniel Jouravsky – au Hall de la Chanson/Centre national de la Chanson.
Dans le Parc de La Villette et caché derrière la Grande Halle, l’ancien Pavillon du Charolais s’est, au fil des ans, réinventé des identités. Après avoir été pendant une vingtaine d’années Théâtre international de Langue française, il accueille depuis 2013 le Hall de la Chanson et son Théâtre-École des répertoires de la Chanson que dirige Serge Hureau.
C’est dans cette salle de cent soixante places que Laurent Khider et Daniel Jouravsky accueillent le public, debout au coin de la scène, prêts à entrer en piste. Le climat est nocturne, le programme se compose de chansons, connues et méconnues, dont ils construisent la dramaturgie à la manière d’une soirée de cabaret berlinois au début du XXème et dans l’esprit du théâtre expressionniste.
Smoking noir, maquillage blanc souligné d’une moustache et d’épais sourcils pour l’un, pantalon, bonnet et bretelles sur torse nu pour l’autre, (création costumes Tom Savonet, création maquillage Pascale Kouba). On entre chez Fritz Lang et F.W. Murnau côté cinéma, chez Georg Kaiser et Ernst Toller côté auteurs dramatiques, chez Bertolt Brecht et Kurt Weil, ou encore dans le cabaret littéraire de Max Rheinardt, grand théoricien du théâtre, le Schall und Rauch /Bruit et fumée. Ici, point de M. Loyal comme à Berlin mais des formes courtes qui s’enchaînent, les chansons, déclinant situations et émotions, entre tension, angoisses, violence, révolte et satire.
La référence à Claude Nougaro prend place dans plusieurs chansons dont la première, La Ville, lance le spectacle (musique Jimmy Walter). « Que se passe-t-il ? J’y comprends rien, y avait une ville et y a plus rien ! » Ici pas de percussions ni d’accompagnement, la ville est silencieuse, des bruitages l’accompagnent, sur un mode clownesque. Suivront, à certains moments de la représentation, d’autres textes de Nougaro dont À bout de souffle, (musique Dave Brubeck), Une Petite fille en pleurs (musique Jacques Datin) et Le Cinéma (musique Michel Legrand).
Au piano et aux commandes de la musique, Daniel Jouravsky qui serait Faust en ses métamorphoses dans le duo avec Laurent Khider un véritable Méphistophélès dans l’interprétation des chansons, qu’il vit et interprète comme un acteur et personnage de théâtre. Une belle complicité libre, sérieuse et humoristique, acerbe et tendre, absurde parfois, se tisse entre les deux artistes et si l’on parlait d’un duo de clowns, le premier serait l’Auguste, le second le Clown blanc, il n’y a pas l’un sans l’autre.
Jacques Prévert est aussi au générique de plusieurs chansons, comme Le Désespoir est assis sur un banc et Les Bruits de la nuit qu’avait interprétés Mouloudji, sur une musique de Jacques Kosma ; Pierre Mac Orlan avec Le Départ des joyeux (musique Philippe Gérard) accompagné au trombone et aux percussions, et avec La Ville morte écrite en 1953, que Monique Morelli aimait chanter (musique Lino Leonardi) : «En pénétrant dans la ville morte je tenais Margot par la main. Un éternel petit matin nous apportait sa lumière morte… » Barbara est présente et vivante, avec Les Insomnies et avec Vol de nuit, dont elle signe paroles et musiques, Brigitte Fontaine, l’iconoclaste, avec La Femme à barbe, sur une musique de Jacques Higelin : « La nuit est une femme à barbe venue d’Ispahan ou de Tarbes. La nuit est une femme à barbe. La nuit… »
Deux chansons plus anciennes sont aussi à l’affiche, qui ont leur place dans ce puissant récital : La Complainte de la Seine sur un texte de Maurice Magre et une musique de Kurt Weil, datant de 1935 que Marianne Faithfull a repris : « Au fond de la Seine Il y a de l’or, Des bateaux rouillés, Des bijoux, des armes. Au fond de la Seine Il y a des morts. Au fond de la Seine Il y a des larmes » ; et un texte qu’interprétait Damia en 1936, La Nuit en mer sur des paroles de Bernard Roland et une musique de Wal-Berg.
Tous ces récits, intimes, philosophiques et poétiques dessinent un geste artistique fort, posé par ce magnifique duo que forme Laurent Khider pour le vocal, Daniel Jouravsky pour la musique, tous deux entrant dans la danse et le jeu. On se promène avec eux, valise à la main, de ville en ville de solitude en cri. La manière dont ils théâtralisent les textes, tous intenses, et habitent le plateau, est pleine de surprises et de sens : au centre et côté jardin se trouve une table, le piano, une lampe, Laurent Khider y dessine avec fluidité son parcours, de fugues en retours, d’inexprimé en inexprimable, d’angoisse en tragi-comique, donnant corps et vie aux personnages. Côté cour se trouve comme un podium, royaume de la musique instruments et pupitre, celui de Daniel Jouravsky en résonance aux situations. Regards, rires et rictus, conduisent à la création d’une atmosphère sous tension où les lumières, élaborées, travaillent l’ombre avec virtuosité et accompagnent le rythme de la représentation (création lumières Rémi Woo).
Sorgue 2, fait suite à une première version créée en 2023, la complète et l’enrichit. Le nom de Sorgue défini par les deux artistes est issu d’un argot parisien vieilli utilisé par Mac Orlan dans Le Départ des joyeux, qu’on entend dans le récital. Cela signifie la nuit et tout ce qui peut l’entourer, le voleur de nuit, la mort, la fin du monde. Le spectacle est comme un nocturne, déployant sa poésie sous couvert d’humour noir et d’absurde, de piquant contre l’amnésie, de textes d’une grande force, soulignés par des musiques qui les portent. Un beau moment partagé !
Brigitte Rémer, le 21 octobre 2024
Avec Laurent Khider, chant et direction artistique et Daniel Jouravsky, musique et direction musicale – régisseur principal Aïk Lamouroux-Alayan – création lumières Rémi Woodall – création costumes Tom Savonet – création maquillage Pascale Kouba – création son Daniel Jouravsky – création graphique Lucie Hennebert.
Du 5 au 20 octobre 2024, Les samedis à 19h00 et dimanches à 16h00 – Le Hall de la Chanson/Centre national de la Chanson – Parc de la Villette. 75019. Paris – métro, tram : Porte de Pantin – site : www.lehalldelachanson.com – tél. : 01 53 72 43 00
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