Archives par étiquette : Georges Lavaudant

Rapport pour une académie

D’après Franz Kafka traduction et dramaturgie Daniel Loayza mise en scène et lumière Georges Lavaudant – interprétation Manuel Le Lièvreà la MC 93 de Bobigny, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

© Marie Clauzade

Une porte monumentale qui par sa taille pourrait évoquer la Porte de l’Enfer de Rodin, barre le plateau. Elle s’entrebâille lentement au son d’une cloche et de bruits de pas. L’homme qui entre a du mal à en atteindre la poignée pour la refermer (Manuel Le Lièvre). Il s’avance sur une allée de tapis rouge, portant queue de pie et nœud papillon clair, une broche blanche en forme de rameau piquée à la boutonnière. Il est attendu comme une star et commence son soliloque.

« Vous m’avez fait l’honneur de me demander de fournir à votre Académie un rapport sur mon passé de singe… Cinq années me séparent de ma vie de singe, mes souvenirs se sont peu à peu effacés. » On l’appelle Peter le Rouge, un surnom qui ne lui convient guère dit-il, et qu’il reçoit d’un journaliste après deux balles tirées par des chasseurs dont l’une à la hanche qui lui laisse des séquelles, le faisant boiter légèrement. La poignée de main est le premier apprentissage de sa vie d’homme.

Il raconte l’épreuve de la cage dans laquelle on l’avait placé dans l’entrepôt d’un bateau à vapeur et qui lui sciait la peau du dos, de ce sentiment qu’il n’y avait aucune issue possible. « Jusque-là j’avais trouvé tant de manière de me sortir de tout, et voilà que l’on m’en privait. » L’homme essuie son émotion à l’aide d’un mouchoir. Mourir ou être dressé, telle est pour lui la question. Pour échapper à son sort il formule l’idée qu’il lui faut cesser d’être un singe et devise sur la liberté, même si elle ne s’inscrit pas a priori dans ses objectifs, c’est une issue qu’il cherche. Et il se remémore les espaces de liberté observés chez les acrobates dans les music-halls où il attendait d’entrer en scène.

 « Aujourd’hui je me rends compte que sans le plus grand calme intérieur, jamais je n’aurai réussi à m’échapper » et il raconte que ce calme observé chez les marins de l’équipage qui l’entoure lui a permis la réflexion, et de travailler à leur ressembler. Dans le mimétisme il acquiert geste après geste, comment cracher, fumer, boire, communiquer avec eux et l’apprend en théorie et en pratique. « Aucun professeur humain n’aura jamais trouvé sur terre un étudiant en humanité de mon espèce » reconnait-il, fier et modeste. Et pas à pas, le singe prend visage d’homme et trouve le langage, non pour imiter l’homme mais pour chercher son issue. « Salut ! » fut son premier mot.

Arrivé à Hambourg il fut remis à son premier dresseur, jardin zoologique ou music-hall étaient à son générique. Il pria pour que la seconde hypothèse s’offre à lui. « Ah, messieurs, si vous saviez les choses que j’ai alors apprises et comme il est possible d’apprendre quand on cherche une issue ! On apprend à tout prix ! » Et il raconte sa manière de consommer formateur après formateur, boulimique qu’il était dans les apprentissages. « Grâce à un apprentissage sans commune mesure, j’ai pu acquérir le niveau de culture d’un Européen moyen. » Il quitte la cage et plonge dans ce monde nouveau qu’il contemple par la fenêtre. Un imprésario, des représentations le soir, un grand succès, des soirées mondaines, conférences scientifiques, banquet sont sa vie et il rejette tout ce qui lui rappelle la moindre soumission.

Parvenu à obtenir ce qu’il voulait, il dit ne rien attendre du jugement des hommes. « Je ne cherche qu’à transmettre mon savoir en contant mon histoire. Comme je l’ai fait pour vous, Éminents membres de l’Académie, je n’ai fait que la rapporter. » La porte monumentale derrière laquelle l’homme faisait son Rapport, s’ouvre (scénographie et costume Jean-Pierre Vergier, lumière Georges Lavaudant et Cristobal Castillo-Mora) Dehors, il neige. La dernière image du spectacle est d’une grande puissance, on est dans le cimetière juif de Prague où parmi les pierres tombales de guingois, se trouve celle de Kafka. L’homme s’assied dans la neige, méditatif, et se couvre la tête d’un chapeau melon, celui de l’auteur. Il est Kafka.

Dans La Métamorphose déjà, Kafka frayait avec le monde animal. Dans Rapport pour une académie le ton quoique résolument sérieux, développe en sous-teinte une certaine ironie caustique tant à l’égard du parcours de l’homme ex-singe qu’à celle de l’humanité. Pas de grand cabotinage chez Manuel Le Lièvre qui porte magnifiquement et avec singularité le texte dans toutes ses subtilités. On guette son moindre geste et ses émotions, ses observations, l’expression de sa solitude dans son parcours qui reprend les thèmes de l’altérité et de l’assimilation, de l’aliénation et de la domination. Peu de salut pour qui est différent. Un texte qui évoquerait aussi la vie de l’auteur emprisonné dans une vie de famille et engagé pendant cinq ans dans une promesse de mariage avec Felice Bauer, avant de rompre.

Ce court texte lumineux et énigmatique est daté de 1917. Perfectionniste à outrance, Kafka qui accepte peu d’être publié et voulait détruire son œuvre à la fin de sa vie, accepte qu’elle le soit dans la revue littéraire juive Der Jude, dans une Europe désespérée et désespérante où la notion de liberté est mise à rude épreuve. Georges Lavaudant dans sa mise en scène crée le trouble, avec l’image d’un personnage sur lequel on lit à peine un reste simien (création maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo, Nathalie Damville), et l’utilisation d’un langage rudimentaire et raffiné d’où émerge une certaine fierté. Rapport pour une académie a valeur d’allégorie et tend un miroir à une humanité incertaine. Derrière la porte, ce peut être l’enfer.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2021

Scénographie et costume Jean-Pierre Vergier – lumière Georges Lavaudant et Cristobal Castillo-Mora – son Jean-Louis Imbert – création maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo, Nathalie Damville – production LG théâtre – coproduction Les Nuits de Fourvière, Printemps des Comédiens – La compagnie LG théâtre est conventionnée par le ministère de la Culture.

Du samedi 8 au dimanche 16 mars 2025, du mardi au vendredi à 20h, le samedi 8 mars à 19h30, le samedi 15 mars à 17h, le dimanche 9 mars à 16h30, le dimanche 16 mars à 16h – à la MC 93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny – site : www.MC93.com – tél. : 01 41 60 72 72 – En tournée : Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul, le 27 mars 2025 MC93 – Théâtre Anthéa, Antibes, du 1er au 3 avril 2025.

Archipel

©dr

© DRC

Montage d’extraits de romans, de pièces de théâtre et d’interviews de Marie NDiaye – Adaptation et mise en scène Georges Lavaudant, au Théâtre des Bouffes du Nord.

C’est une suite de courtes séquences où se croisent l’absurde et la dérision, le comique et la parodie, la vibration et l’émotion. On se fait à certains moments des frayeurs, pensant frôler la soirée scoute et puis l’embarcation se met à pencher de l’autre côté et le metteur en scène capitaine du navire et son équipe d’acteurs gardent le cap, entre humour noir et cruauté.

Le cœur du sujet est Marie NDiaye, que l’on voit à trois reprises comme en trois rounds, dans un face à face à la télé, ici théâtralisé. Autour, l’œuvre, qui croque férocement mais l’air de rien les relations familiales entre vide sidéral et dialogue de sourds, l’esprit province profonde et la difficulté de communiquer. Née en France de mère française et de père sénégalais qu’elle n’a vu que de rares fois, Marie NDiaye est une femme libre, qui ne se reconnaît sous aucune étiquette. Formée à la linguistique, elle se met à l’écriture dès l’adolescence, publie des romans et des nouvelles à partir de 1985, des romans pour la jeunesse, une dizaine de pièces de théâtre – dont Papa doit manger, pièce inscrite au répertoire de la Comédie Française – travaille pour le cinéma sur des scénarios – dont White Material de Claire Denis -. Elle obtient le Prix Femina en 2001 pour Rosie Carpe, puis en 2009 le Prix Goncourt pour Trois femmes puissantes. 

Les textes choisis par Georges Lavaudant nous mènent de disparitions en absences, entre Kafka et le meilleur des polars. Ils parlent de M. Herman, à la recherche de sa femme et de sa fille disparues, en cette fin de vacances ; de la mort d’une jeune fille ; de la bourgeoisie crasse et démago avec sa femme de peine ; du mal-être du père qui n’a plus sa place au foyer, remplacé par le chat Nounou dit le p’tit ; des groupies de Claude François entre hystérie et bavardages ; du retour de la sœur et d’un dialogue évasif avec son frère ; de la réunion des parents d’élèves virant au cauchemar avec ses non-dits et sa cruauté, face à une mère en détresse dénonçant le viol de son fils par l’instituteur ; du mariage ou de sa parodie, entre cuite et danse, une longue séquence où le ridicule ne tue pas.

A l’opposé, une autre longue séquence en final, d’une toute autre veine, qui puise dans le récit des Trois femmes puissantes conte la terrible histoire de Khady Demba, répudiée par sa belle famille d’Afrique après la mort de son mari et son impossibilité d’enfanter. Khady qui essaie de faire face à l’aridité et la violence de la vie, quand on ne vous reconnaît pas, que Lamine, l’ami d’un temps la trahit, et qu’après tant d’errance, pensant trouver la liberté, elle s’écroule devant le grillage de la frontière. « C’est moi, Khady Demba, songeait-elle encore à l’instant où son crâne heurta le sol et où les yeux grands ouverts, elle voyait planer lentement par-dessus le grillage un oiseau aux longues ailes grises – c’est moi Khady Demba, songea-t-elle dans l’éblouissement de cette révélation, sachant qu’elle était cet oiseau et que l’oiseau le savait. » Fin du récit, fin du spectacle. Le plateau retrouve sa gravité dans le lien avec ce qui, aujourd’hui, nous interpelle et dont chaque jour l’actualité témoigne : l’exode d’une partie de la planète.

Archipel joue de simplicité, enchaînant les séquences tels les gros titres d’un journal, en fondu enchaîné et sonore. Quelques tables et quelques chaises font et défont l’espace scénique et nous amènent d’une rive à l’autre. Les acteurs jouent collectif, pas de rôle, pas d’ego, le maître de cérémonie Georges Lavaudant les emmène à bon port, ils troublent le spectateur. Iconoclaste à souhait le spectacle s’inscrit entre sincérité et jaune acide, à la manière de Marie NDiaye.

Brigitte Rémer, 28 avril 2016

Avec : Valérian Behar Bonnet, Elias Benizio, Hugo Brunswick, Rosa Bursztein, Bérénice Coudy, Clovis Fouin, Kevin Garnichat, Benoît Hamon, Fannie Outeiro, Barbara Probst. Création lumières Georges Lavaudant – création son Philippe Gomes – coiffures perruques Jocelyne Milazzo – maquillage Sylvie Cailler – régie générale Grégoire Boucheron.

Du 26 au 30 avril 2016 au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis bd de la Chapelle, 75010 – Métro: ligne 2, arrêt La Chapelle – Tél 01 46 07 34 50 – Site : www.bouffesdunord.com