Archives par étiquette : Focus sur la création artistique dans le monde arabe

Hash

© Piero Tauro

Écrit par Bashar Murkus et l’équipe du projet. Mis en scène par Bashar Murkus, Khashabi Theatre (Palestine). Jeu Henry Andrawes. Vu le 11 novembre au Studio-Théâtre de Vitry – A voir, du 22 au 27 Novembre 2021, au Théâtre de la Ville/Paris.

Hash est présenté dans le cadre du Focus sur la création artistique dans le monde arabe. Élaboré par Nathalie Huerta, directrice du théâtre Jean Vilar à Vitry et Ahmed El Attar, directeur du festival D’Caf/ Downtown Contemporary Arts Festival, au Caire, en partenariat avec l’Association Arab Arts Focus de Paris et Orient Productions au Caire, et avec La Briqueterie-CDN du Val-de-Marne et le Studio-Théâtre de Vitry. (cf. notre article sur deux chorégraphies présentées dans ce même « Focus » : Fighting de Shaymaa Shoukry et Hmadcha de Taoufiq Izeddiou).

L’espace est étroit et l’Homme… bien en chair, bordé d’une épaisseur de coussins qui décale sa silhouette, taille XXL970. Boulimique ? Sûrement. Il lorgne sur une dizaine de bananes qui le tentent et qu’il ne mangera qu’à la fin du spectacle. Agoraphobe ? Peut-être, et d’autant quand il n’y a nulle part où aller. Il vit dans un présent bien étrange, entouré d’objets extravagants posés au sol, flacons et bocaux de verre, certains remplis d’eau aux mélodies cristallines, d’autres de secrets, d’autres encore de petites lumières qu’il allumera au fur et à mesure. Une poétique du lieu, si évident, si simple. Mais quelle goutte d’eau aurait fait déborder le vase ?

L’Homme tantôt exécute quelques gestes qui lui sont dictés par une puissance a priori suprême, tantôt s’interroge. On lui pose des questions auxquelles il tente de donner réponse, passe de la porte à la fenêtre comme un somnambule pour suivre les ordres qui lui sont donnés par la bande son : « Va à la porte… Entends-tu quelqu’un ? Alors change de place… On ne doit pas t’entendre… » Puis il s’enregistre et les pistes se superposent, questions et réponses se mêlent. L’air pour lui se raréfie. Comme un poisson sans branchies, il cherche le sien. Comment reprendre souffle dans ce quotidien mort, ces diktats et ces gestes répétés ? L’espace à ses yeux semble diminuer, au fil des minutes, car lui, enfle. Il espère bouger encore, se lever, marcher et puise dans ses dernières forces. A chaque moment il semble au bord du vide.

Son ordi face à lui, à son tour il donne ordre et déclenche des images avec lesquelles il dialogue sur différents écrans en forme de maison, ou de maison inversée, symbole s’il en est pour la Palestine. Par un cliché on traverse l’enfance comme avec la danse du tout jeune garçon qui sur écran lance des cuillères et l’acteur sur scène qui lui emboîte le pas.  Il y a de fulgurantes percées poétiques tout au long du spectacle. Par un mot, une image, la focale se décale et nous emmène loin. « Je suis un lion » trouve-t-il la force de dire, un loup paraît sur les images. Dans sa tête affluent les sensations, les émotions, dans la nôtre aussi.

Puis l’Homme s’installe sur une chaise sur laquelle est posée un coussin. Les fantômes affluent comme celui d’un amour perdu. Il fait revivre une femme par les quelques objets qui l’entourent : récit volontairement incompréhensible, qu’on suit par la désespérance de sa gestuelle. Ce coussin dont il se recouvre la tête devient un accessoire actif, on se demande s’il souhaite ou s’il attend la mort. Un micro sur pied lui sert de mannequin et il crée cette figure idéale peut-être, un temps, avec qui il engage un tango, sur les quelques notes d’un accordéon.

On suit l’Homme dans ses fantasmes, ses mirages et ses peurs dans une extraordinaire économie de moyens. L’acteur – Henry Andrawes, cofondateur en 2015 et membre du Khashabi Theatre, collectif de créateurs palestiniens de théâtre, installé à Haïfa – est tout aussi extraordinaire, quelqu’un de rare qui crée la poésie de l’espace et donne de la profondeur, l’air de rien. Il porte le concept imaginé avec Bashar Murkus et l’équipe du projet, et si l’on demande au metteur en scène « Qui est Hash, quelle est son histoire ? » comme dans la fiche de salle, il dit : « Je ne connais pas la réponse à cette question. Hash porte des histoires sans fin, sans en spécifier une. Vous ne trouverez pas d’histoire dans cette pièce, mais vous trouverez les traces et les blessures d’une histoire. » On pourrait y ajouter un H majuscule car derrière s’inscrit, comme Mahmoud Darwich l’a si bien transmis, la Palestine comme métaphore : « J‘ai trouvé que la terre était fragile, et la mer, légère ; j’ai appris que la langue et la métaphore ne suffisent point pour fournir un lieu au lieu… n’ayant pu trouver ma place sur la terre, j’ai tenté de la trouver dans l’histoire. » Hash est aussi un voyage vers une géographie perdue, un pays d’ombres et de lumières, un monde d’aujourd’hui vidé de sens et sur scène, modeste et royale, c’est aussi la parole et le geste du hakawati, le conteur. A voir absolument !

Brigitte Rémer, le 22 novembre 2021

Avec Henry Andrawes – scénographie Majdala Khoury – vidéo Nihad Awidat – création lumière Moody Kablawi, Muaz Aljubeh – chorégraphie Samaa Wakim – traduction Lore Baeten

Jeudi 11 novembre à 16h, au Studio-Théâtre de Vitry – 13 et 14 novembre Théâtre Alibi – 22 au 27 Novembre 2021, au Théâtre de la Ville/Paris – Autre spectacle du Khashabi Theatre en tournée : The Museum, 18 et 19 novembre au Théâtre des Treize Vents, Montpellier, dans le cadre de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée – 9 au 18 décembre, à Haïfa – 20 au 22 janvier 2022, Schlachthaus Theatre, Berne.

“Fighting” de Shaymaa Shoukry – “Hmadcha” de Taoufiq Izeddiou

“Fighting” de Shaymaa Shoukry © Mostafa Abdel Aty

Focus sur la création artistique dans le monde arabe, programmation du Théâtre Jean Vilar de Vitry, de l’Association Arab Arts Focus de Paris et d’Orient Productions au Caire, en partenariat avec La Briqueterie-CDN du Val-de-Marne et le Studio-Théâtre de Vitry

Ce Focus est né de la rencontre entre Nathalie Huerta, directrice du théâtre Jean Vilar à Vitry, et Ahmed El Attar, directeur du festival D’Caf/ Downtown Contemporary Arts Festival, au Caire. Ensemble, ils ont élaboré une semaine multidisciplinaire sur la création artistique dans le monde arabe, du 6 au 14 novembre, en présence d’artistes d’Égypte, du Liban, du Maroc, de Palestine et de Syrie. Nous présentons ici deux des chorégraphies programmées dans ce cadre.

Fighting, de la danseuse et chorégraphe Shaymaa Shoukry (Égypte) en duo avec Mohamed Fouad. C’est par un prélude musical que débute le spectacle, avec un joueur de oud d’abord, seul en scène, suivi d’une violoncelliste jouant sur instrument électrique. Tous deux dialoguent et se répondent par instruments interposés, puis ils les posent et entrent dans la danse, car ces musiciens sont aussi les danseurs interprètes de la pièce Fighting. La bande-son prend alors le relais et ils s’élancent dans leur combat. Côte à côte et dans une atmosphère crépusculaire, ils accomplissent des mouvements de lutte, répétitifs, dans l’énergie et l’acharnement de l’entraînement. Puis les choses s’accélèrent, ils développent une sorte de combat-karaté plus provocateur, multiplient les attaques, les positions et projections, les glissements et déplacements. L’espace qui les sépare enfin se réduit, les bras s’étendent, ils s’effleurent, se touchent en d’harmonieux mouvements et combattent au sol en un corps-à-corps. De guerrière, la parade devient sensualité. Des bruits d’avion s’amplifient, ils se plaquent au sol comme si la violence d’une hélice d’hélicoptère les y avait cloués. Ils restent côte à côte et se perdent dans le noir.

Artiste multidisciplinaire formée dans le domaine des arts visuels, Shaymaa Shoukry partage sa passion entre la chorégraphie, la performance et l’art vidéo. Sa recherche sur l’origine du mouvement, sa répétition et sa transformation telle que présentée dans Fighting, montre une parfaite maîtrise du mouvement et une intéressante réflexion sur la résolution des conflits intérieurs. De l’énergie, un travail rigoureux, une composition sensible avec l’espace et la lumière, ajouté à une belle complicité de travail avec son partenaire, Mohamed Fouad, offrent une mêlée chorégraphique fluide où les corps se mesurent l’un à l’autre et où tous deux sont à égalité des forces et de la grâce.

Hmadcha/ Hors du monde, de la compagnie Anania, chorégraphie Taoufiq Izeddiou (Maroc). Architecte de formation, Taoufiq Izeddiou œuvre depuis une vingtaine d’années dans le domaine chorégraphique après avoir fondé la première compagnie de danse contemporaine au Maroc, Anania. Pédagogue et directeur artistique du Festival international de danse contemporaine On Marche, il met en place entre 2003 et 2005 la première formation en danse contemporaine, Al Mokhtabar/le Laboratoire, dont seront issus plusieurs danseurs de la compagnie Anania. Il travaille entre le Maroc et la France. Tout enfant, c’est en assistant au rituel de la confrérie des Hmadchas fondée au XVIIe siècle, sorte de système symbolique similaire à celui des Gnawas, qu’il rencontre la notion de spiritualité et de divin – qu’il sépare totalement du religieux -. Ce moment fut pour lui fondateur. Danses et musiques rituelles impriment donc ses chorégraphies liant musique, danse et respiration, dans une quête de la transe. Sa recherche chorégraphique puise dans la transcendance et le dépassement de soi.

Hmadcha de Taoufiq Izeddiou© Abdelmounaim Elallami

Il présente aujourd’hui Hmadcha/ Hors du monde. L’ardeur du soleil illumine un écran curieusement positionné côté jardin, dans la profondeur de la scène. Face à l’écran, de profil pour le public, un premier danseur franchit la diagonale entre ombre et lumière, comme pour l’honorer. Un second puis un troisième danseur, tous torses-nus, portant pantalons noirs entrent dans le rituel. Il y en aura sept, de morphologies différentes, qui déploieront leur énergie jusqu’à la transe. Une grande mobilité des jambes, des solos, duos, trios et mouvements d’ensemble où chacun garde sa singularité, se dessinent comme des cosmogonies. La fin est plus étrange et appelle une forme de rituel carnavalesque, les pantalons retirés sont posés au sol, les danseurs, en short de couleur, s’entourent le visage du tissu noir des pantalons et battent la darbouka. Ils suivent une sorte de personnage sacré, figure-totem qui énonce un texte en langue arabe et donne le rythme. La lumière devient crue. Ils sortent par la salle.

Une huitaine de danseurs redessine ce monde de dépouillement et cherche à faire société sur des rythmes et musiques hétérogènes, allant de l’électroacoustique au piano. Leur énergie déployée est de tous les moments, d’autant après la longue parenthèse de la pandémie ; le chorégraphe s’appuie sur le passé pour parler du présent. Danseur, chorégraphe et formateur, le travail de Taoufiq Izeddiou et de son Ensemble s’inscrit dans une sorte de résistance. « Quelque chose se prépare. En cadence ils se pressent. Certains gestes brûlent au-delà du sillon tracé. Ils passeraient pour des égarés en d’autres lieux… » écrit-il, et l’on pense à Rimbaud dans Une Saison en enfer. 

Brigitte Rémer, le 20 novembre 2021

Vu le 10 novembre 2021, à la Briqueterie de Vitry-sur-Seine : Fighting, chorégraphie Shaymaa Shoukry – danseurs : Shaymaa Shoukry et Mohamed Fouad – collaboration chorégraphique Mohamed Fouad – composition musicale Ahmed Saleh – création lumières et directeur technique Saber El Sayed – production Ahmed el Attar.

Vu le 10 novembre 2021, au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine : Hmadcha, chorégraphe Taoufiq Izeddiou – danseurs : Saïd Ali Elmoumen, Abdelmounim El Alami, Saïd El Haddaji, Moad Haddadi, Taoufiq Izeddiou, Mohamed Lamqayssi, Marouane Mezouar, Hassan Oumzili – création lumière Ivan Mathis – création son Mohamed Lamqayssi, Saïd Ali Elmoumen,avec le regard de Taoufiq Izeddiou  – costumes Zakaria Aït Elmoumen – documentaliste Aziz Bouyabrine – Production déléguée au Maroc Barbara Perraud – En tournée : fin novembre 2021 Biennale Danse Afrique (festival On Marche) à Marrakech, 7 avril 2022 à Chateauvallon-Liberté Scène Nationale de Toulon, 8 et 9 avril 2022 Théâtre du Bois de l’Aune à Aix-en-Provence, Automne 2022 Le Tangram Scène Nationale d’Evreux.

Informations :  Théâtre Jean Vilar de Vitry,1 place Jean Vilar, 94400. Vitry-sur-Seine – tél. : 01 55 53 10 60 – Site www.theatrejeanvilar.com