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Lora / Hairy

Lora © Laurent Philippe

Deux pièces chorégraphiques : Lora, conception et chorégraphie de Rachid Ouramdane, avec Lora Juodkaitė – Hairy, chorégraphie de Dovydas Strimaitis, avec les interprètes – dans le cadre du Focus Lituanie, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt/Grande salle.

Dans Lora, la pièce qui porte son nom, Lora Juodkaitė écrit l’espace avec son corps, en pivotant sur elle-même à l’infini telle une derviche dont l’ombre se reflète sur le mur, en fond de scène. C’est sa dramaturgie, son histoire de vie qui se raconte et s’affiche à l’écran.

Cette maladie du tournoiement sur demi-pointes remonte à la petite enfance. Très tôt, elle comprend que cette manière de fuir le monde lui convient bien et qu’elle y trouve un refuge, du plaisir. Au début, dans la maison familiale, c’est une passion cachée, le tapis lui brule les pieds, assise sur le lit et lui faisant face, sa petite sœur la regarde, elle lui raconte des histoires, en tournant.

Lora © Laurent Philippe

Ses rotations sont d’une grâce infinie, avec accélérations, décélérations, désarticulation, régulation de la respiration, décompression. On entre dans l’inconnu et l’étrangeté de quelqu’un qui s’est construite dans cette mobilité circulaire. Elle s’invente des figures, bras, poings, mains, se cachant le visage et les yeux, tournant à l’aveugle comme une hélice alpha, inlassablement.

Viennent les visions, l’arbre, l’eau, l’oiseau derrière ses mains. Comme une chamane, elle voyage entre l’extase, la transe et le voyage initiatique. Et puisqu’elle tourne sans que rien ni personne ne l’arrête, comment finir cette pièce ? Elle pose la question à haute voix. et trouve la réponse en s’enroulant sur une musique de fête, dans des lumières d’un blanc qui évoquent un glacier, dernier mirage.

À ses côtés, fasciné par ses rotations qu’il découvre il y a une dizaine d’années, Rachid Ouramdane, chorégraphe et directeur de Chaillot-Théâtre National de la Danse. Avec Lora Juodkaitė, incandescente, il cisèle cet ardent solo où elle effleure le sol et vole, centrée sur elle-même, au sens physique comme mental. Un pur joyau !

Avec Hairy de Dovydas Strimaitis, le tournoiement se poursuit, dans un tout autre style, qui fait tourner les têtes. Un premier danseur/danseuse s’avance au son de la percussion qui tel un métronome, lui donne l’impulsion. Le mouvement consiste à lancer la tête, à l’aveugle, car les longs cheveux auburn ne laissent filtrer aucun regard et balayent le sol. La tête se balance de droite à gauche et vice versa puis le cou sert d’axe de rotation et la tête tourne sur elle-même, sans s’arrêter, jusqu’à l’extrême.

Hairy © D. Matvejevas

Le danseur/danseuse est rejoint par trois autres aux mêmes longs cheveux qui s’installent dans la diagonale et exécutent ces mêmes circonférences. Les quatre portent une combinaison en skai noire, brillante, manches longues qui ne laisse paraître aucun centimètre de peau, des chaussures et gants noirs, silhouettes type queer pour mettre le mouvement au centre de la danse.

Dovydas Strimaitis avait créé Hairy en solo, puis l’avait repris en trio au concours Danse élargie du Théâtre de la Ville en 2022, avant de le présenter ici en quatuor, chacun déployant en une force centrifuge sa longue chevelure. Des suspensions et des ruptures de rythme accompagnent la chorégraphie nocturne. On entend comme le bourdonnement d’un essaim pour accompagner le bruissement des cheveux avant que le violoncelle ne prenne le relais de la percussion. Bach s’invite dans cette mathématique lancinante où les lumières lancent leurs éclairs stroboscopiques.

Hairy © D. Matvejevas

Originaire de Lituanie, Dovydas Strimaitis s’est d’abord formé dans son pays, s’essayant à différents types de danse, comme le hip hop, la danse classique et contemporaine, avant de se former à Codarts, école supérieure des arts du spectacle de Rotterdam. Il vit et travaille en Belgique et en France où pendant trois ans il a dansé avec (LA)HORDE/Ballet national de Marseille. Il a donné son premier solo, The Art of Making Dances, à Vilnius, au festival New Baltic Dance, en 2021.

Le travail de Dovydas Strimaitis est repéré, il construit un vocabulaire minimaliste sur fond de répétitif, au sens de la musique répétitive comme style. L’objet est étrange dans son ressassement et les danseurs disparaissent sous le poids de leur chevelure, en principe symbole d’identité et de liberté, ici véritable élément dramatique de la pièce.

 Brigitte Rémer, le 17 octobre 2024

Lora : Conception, chorégraphie, Rachid Ouramdane, lumières Stéphane Graillot – décor Sylvain Giraudeau. Avec : Lora Juodkaitė – Hairy : création Dovydas Strimaitis – chorégraphie Dovydas Strimaitis avec les interprètes – lumières Lisa M. Barry – musique : composition originale de Julijona Biveinytė, Prélude de la Suite pour violoncelle N° 4 de Bach joué par Yo-Yo Ma, Sarabande de la Suite pour violoncelle N° 2 de Bach jouée par Jean-Guihen Queyras. Avec : Benoit Couchot, Line Losfelt Branchereau, Lucrezia Nardone, Hanna-May Porlon.

Du 10 au 12 octobre 2024, à 20h au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / Grande salle – 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.comEn tournée : Festival Actoral, Marseille, du 4 au 5 octobre 2024 – La Biennale/Festival international des arts vivants Toulouse Occitanie, du 27 septembre au 13 octobre 2024 – Théâtre de la Ville, Paris, du 29 septembre au 20 octobre 2024 – Espace 1789, Saint-Ouen, le 15 octobre 2024 – Maison de la Danse, Lyon, du 28 au 29 novembre 2024 – Festival NeufNeuf, Toulouse, le 22 Novembre 2024.  

Sports Group

© Martynas Aleksa

Théâtre musical, sur une idée de Gabrielė Labanauskaitė – texte Gabrielė Labanauskaitė, Viktorija Damerell – conception et mise en scène Gailė Griciūtė, Viktorija Damerell – musique Gailė Griciūtė – Dans le cadre du Focus Lituanie, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt /Abbesses.

Ils sont six aux agrès musicaux – Agnė Semenovičiūtė, Denisas Kolomyckis, Gintarė Šmigelskytė, Justina Mykolaitytė, Jūra Elena Šedytė, Vaidas Bartušas – dans ce qui ressemble à une salle de sport où ils exécutent imperturbablement des mouvements répétitifs de type musculation. Ces agrès ont des airs de tuyaux d’orgue, l’un pompe sur une chambre à air avec fuite, l’autre effleure ces drôles de machines genre crampons métalliques pour montagne magique d’où sortent des mélodies et des sons, le troisième ressemble à un mécano qui émerge du dessous de la voiture qu’il répare… La récurrence et le volontarisme du geste exécuté aux agrès, au départ en duo, évoquent aussi les travaux forcés, guidés par une basse continue sorte de ronronnement qui se diffuse lentement.

© Martynas Aleksa

Une partition collective se crée (musique Gailė Griciūtė) dans l’ironie et le ludique pince-sans-rire. Une impression d’étrangeté où l’absurde n’est jamais loin, sourd du plateau. Ils sont hétéroclites dans leurs tenues, majoritairement à base de shorts et tee-shirts, cheveux plaqués, étranges signes cabalistiques dessinés sur les jambes comme des tatouages, traces ou discours codifié pour ne pas être identifié (scénographie et costumes Viktorija Damerell). Leur leitmotiv semble la question centrale du spectacle : « comment devenir soi-même ? »

Dans cet espace qu’ils habitent comme des revenants à la recherche d’eux-mêmes, et « pour que tu te trouves sans perdre trop de temps » ils usent d’une grande inventivité et liberté entre silence et bribes de textes saisis sur le vif dans des salles de sport, terrains de jeux, ou lambeaux de blogs, au milieu de litanies, psalmodies, syncopés, chant choral et polyphonies. Leurs mouvements, qui débutent doucement, vont jusqu’à la transe dans une montée dramatique puissante. « Je voyage en moi-même à travers mon cœur, le monde semble avoir changé. »

Et ils échangent leurs agrès comme on joue à saute-mouton, en tenant un discours maîtrisé qui questionne et conseille : « Te reconnaitras-tu ? Ne gaspille pas ton énergie… »  À travers ce chant du corps et cette critique des apparences, ils dessinent des climats en demi-teinte, en solo, duo ou collectif pour énoncer leur philosophie de la vie : « sans souffrance, pas de bonheur… » Ils se répondent, soufflent dans les tuyaux comme dans un cor d’alpage, se métamorphosent en puissance narcissique, se travestissent : « Je suis dieu. On me couvre de lauriers. Ça passe à la télé. On me couronne ! »

Les lumières baissent, on se trouve à la frontière de plusieurs univers artistiques – théâtre, musique, performance, mouvement – passant d’un ton caustique et cocasse à une modulation plus raisonnable, guidés par des morceaux de textes en discontinu. Ils passent d’un vocabulaire parfaitement réaliste – entre graisse qui dégouline et vitamines recherchées – à une évocation plus onirique, sur des instruments de pure invention et réelle fabrication.

L’équipe de Sports Group – conception et mise en scène Gailė Griciūtė, Viktorija Damerell sur une idée de Gabrielė Labanauskaitė – semble jouer avec le spectateur, le menant sur de nombreuses fausses pistes, au demeurant avec distance et douceur et jusqu’au rituel final sur chants d’église, invitation au voyage en soi-même, comme une dernière provocation. On est immergé dans le burlesque et l’extravagant jusqu’à l’interrogation de soi, petite particule dans l’univers, une consultation salutaire et musicale .

Brigitte Rémer, le 20 octobre 2024

Avec : Agnė Semenovičiūtė, Denisas Kolomyckis, Gintarė Šmigelskytė, Justina Mykolaitytė, Jūra Elena Šedytė, Vaidas Bartušas Production Operomanija. Mouvement Greta Štiormer, Viktorija Damerell – scénographie et costumes Viktorija Damerell – conception des instruments Gailė Griciūtė, Viktorija Damerell, Sholto Dobie – lumières Julius Kuršis – son Ignas Juzokas.

Vu le 9 octobre 2024, à 20h au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

Feast

© Dmitrijus Matvejevas

Mise en scène Kamilė Gudmonaitė – spectacle en lituanien surtitré en français, dans le cadre du Focus Lituanie – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole.

Acteurs et actrices sont assis dans le public qui les entoure, placés face à face sur le plateau, personnes porteuses de handicap qui viennent témoigner de l’origine de ce handicap : rétinopathie, perte d’audition à cause d’une tumeur dans la tête, naissance prématurée dans une ambulance, trouble schizo-affectif « J’entends des voix qui me disent ce qu’il faut faire et cela m’épuise, je peux perdre le contrôle de mes actes », malvoyance : « Qu’est-ce que l’obscurité ? » Beaucoup de théories sont émises et d’études entreprises, dans les différents domaines, ces témoignages sont précieux, qui démontrent le degré d’incompréhension vécu au quotidien.

Il faut du courage pour énoncer ses faiblesses, on les reçoit comme des déflagrations. « J’ai un handicap et cela m’affecte… » résume l’une d’elle. Dans les hauts parleurs, une musique douce, un cœur qui bat tandis qu’ils passent en revue leurs questionnements « Pourquoi tu es née ? – Je n’aurais jamais dû ! » et la liste des injonctions reçues : « Fais pas ci fais pas ça ! »

© Dmitrijus Matvejevas

Sur la musique, une actrice se met à danser, puis accélère et monte en puissance jusqu’à épuisement. Étendue au sol, elle chante. De petits papiers orange semblable à des pétales de fleurs sont joyeusement lancés sur scène comme dans le public, donnant un air de fête. Le côté ludique prend le dessus avec jeux, imitations, rires, échanges. Une actrice joue du piano, il règne une belle complicité entre tous et chacun s’anime pour parler des premiers pas sur la lune de Neil Amstrong, en 69, ils sont incollables sur le sujet. Des ballons blancs apparaissent dont s’est parée l’une des actrices, sorte de mouette prête à l’envol. Un chant s’élève : « Sans que tu le saches, je t’ai aimé. Je traverserai la pluie de septembre vers toi. »

Et dans la vitalité qui les anime, un acte de foi fuse : « Dans le ventre de ma mère j’aurais choisi de naître. » Elle invite à danser et tous avec elle  entrent dans la danse, jusqu’au public invité à se joindre à eux. La fête est là, colorée, sous les cotillons lancés.

© Dmitrijus Matvejevas

Feast est un spectacle magnifiquement mené et sans complaisance, un travail sensible et précis sur l’acceptation de la différence. Tous les sentiments, sensations et réactions sont présents sur scène où le collectif agit pour que chacun porte l’autre et lui donne sa place, dans la reconnaissance de son être à part entière, au même titre que quiconque. Ils ont de l’humour sur eux-mêmes quand ils se regardent. Les spectateurs les entourent, ce qui peut vouloir dire que personne n’est à l’abri de cette vulnérabilité et qu’un beau jour chacun peut être confronté au handicap, le sien propre ou celui d’un proche.

Troisième spectacle réalisé par la metteure en scène Kamilė Gudmonaitė, diplômée en mise en scène de l’Académie lituanienne de musique et de théâtre, ainsi que compositrice musicale et qui a déjà reçu plusieurs Prix pour ses précédents spectacles. Elle pose ici des questions difficiles sur le thème du handicap, et notamment : comment trouver sa place dans la société, avec quelle égalité des chances ? Face à nous ils témoignent, avec une certaine dose d’humour et une grande force de vie.

Brigitte Rémer, le 19 octobre 2024

Avec : Loreta Taluntytė, Kristina Šaparauskaitė, Oleg Dlugovskij, Božena Burokienė, Justina Platakytė, Juozas Čepulis, Mantas Stabačinskas. Dramaturgie Laura Švedaitė – décors et costumes Barbora Šulniūtė – création lumières Vilius Vilutis – création sonore Simonas Šipavičius – chorégraphie Mantas Stabačinskas. Production OKT/Vilnius City Theatre – avec le soutien du Lithuanian Council for Culture.

Vu le 12 octobre 2024, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

The Big Bang

Spectacle de marionnettes par le Klaipéda Puppet Theatre – écritures et mise en scène Zvi Sahar/Pupet Cinéma – dans le cadre du Focus Lituanie, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole.

© Donatas Bielkauskas

On entre dans la cosmologie, la gigantesque explosion de la création de l’univers a eu lieu, un univers qui se compose de milliers de pièces détachées, minuscules, issues de fils électriques, fiches, disquettes, mobiles, ordinateurs déglingués, câbles et boulons. Le plateau est recouvert des rebus de composants électroniques entremêlés, Arte povera avec lequel les acteurs-manipulateurs font récit.

Comme dans la Genèse et comme des dieux, d’une terre informe et de ténèbres ici pleine de ces objets morts, ils créent le ciel et la terre, ils créent la ville. Ils sont trois sur le plateau, l’un, filme en direct, les deux autres font vivre des personnages qui prennent forme au gré de ces restes de nos sociétés malades où les usines déversent leurs fumées, où les déchets industriels s’accumulent. Ils créent une poétique de l’objet, assemblent ces pièces hors d’usage qui se métamorphosent en marionnettes à tige, sous le regard de la caméra qui construit l’histoire. Comme penchés sur des établis, hyper-concentrés et formant communauté, chacun de leurs gestes est maîtrisé.

© Donatas Bielkauskas

Il n’y a pas de texte mais une musique électro, tonique, pour accompagner ce désert de ferrailles (composition musicale Kobe Shmueli). On part de l’origine de la vie et de la naissance d’une ville, de son tracé aux mille ruelles et bâtiments, jusqu’à la construction d’une ville-lumière, après guerre et destruction sur fond de bruits d’avion et pluie de drones. Un homme et son chien prennent forme et vie, et dialoguent dans une langue improbable d’onomatopées. Le Klaipéda Puppet Theatre excelle dans l’art de la transformation. Les acteurs-manipulateurs récupèrent robinets et pinces à linge, bouts de grillage, restes de hauts parleurs. Soudain dans ce no man’s land on se retrouve au marché en compagnie de trois personnages-modèles réduits qui émergent d’un tas de ferrailles. Ils nous transportent sur un stade, dans des jardins, au marché. Le chien, assemblage de deux morceaux de câble électrique et d’une simple pile perdue, accompagné de son maître, recrée la vie d’un quartier.

Soudain un trou de lumière les happe, la terre se couvre de déchets, le tonnerre se déchaîne. La ville est à rude épreuve avant de reprendre son cours, on chante et on joue du piano jusqu’à ce que retentisse une sirène d’alarme et que le danger à nouveau menace. La pluie et les bourrasques, la buée-brouillard-pollution s’acharnent, on est en mode survie. Les horloges se dérèglent et affichent des zéros à l’infini, le chien a disparu, tous se mobilisent à sa recherche et finissent par le sortir du trou dans lequel il est tombé. Tout est noir et il faut beaucoup de talent pour tenter de redonner un peu de lumière en tordant les fils jaunes trouvés dans un coin du plateau. Puis la vie repart. On applaudit la soucoupe volante qui plane au-dessus de la ville, l’avenir est prometteur, les plantes repoussent sur la ferraille et tout l’environnement s’habille de vert, le monde devient une serre.

© Donatas Bielkauskas

Émerge de ce Big Bang une ville lumière aux guirlandes colorées à partir de deux fils qui se touchent, étincelle pour ville nouvelle. L’un rêve d’eau, le téléphone appelle, un piano à queue prend forme, on se regroupe autour de la musique. Le chien se bat contre un bout de fil avant de jouer des percussions. L’imaginaire est aux aguets.

Le Théâtre de Marionnettes de Klaipėda, seule institution professionnelle de l’ouest de la Lituanie explore des modes d’expression hors norme. Monika Mikalauskaitė Baužienė, Vytautas Kairys et Kęstutis Bručkus, sont ici les co-auteurs et manipulateurs d’un Big Bang, de haute voltige. Comme dans une partition musicale, ils rythment l’ensemble de la représentation et écrivent une symphonie des plus originales pour cartes mémoire, disques durs et processeurs, recyclage des produits industriels en fin de vie, ville polluée ville verte, écologie responsable. Leurs inventions et leur art de la manipulation sont au sommet. Avec une délicatesse et précision infinies et dans un remarquable travail artisan et artiste, ils donnent vie aux grands débats de nos sociétés, parlant en minuscule de la ville et de la pollution majuscule, d’espoirs immenses pour un monde meilleur,

Brigitte Rémer, le 18 octobre 2024

Assistant mise en scène et co-auteur Aušra Bakanaitė – marionnettistes et co-auteurs Monika Mikalauskaitė Baužienė, Vytautas Kairys, Kęstutis Bručkus – composition musicale Kobe Shmueli – lumières Scahar Peggy Montlake, Paulius Vendelis – fabrication des marionnettes Aušra Bakanaitė, Marbeyad Studio

Du 3 au 5 octobre 2024, à 20h au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole – 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

Fossilia

Inspiré des mémoires de Dalia Grinkevičiūtė, Prisonnière de l’île glacée de Trofimovsk – mise en scène et dramaturgie Eglė Švedkauskaitė, en lituanien surtitré en français – Dans le cadre du Focus Lituanie, au Théâtre de la Ville /Abbesses.

© D. Matvejevas

C’est un spectacle sur la mémoire, celle des déportés lituaniens en Sibérie à l’époque de l’URSS. Un long silence a longtemps entouré ce traumatisme, avant que Dalia Grinkeviciute (1927-1987) ne prenne la parole à travers un livre publié en Lituanie en 1997, Prisonnière de l’île glacée de Trofimovsk. L’auteure n’aura connu ni l’Indépendance de son pays, signée sous forme d’un Acte de Rétablissement de l’État lituanien le 11 mars1990, ni la publication d’une histoire, la sienne, comme témoignage de la grande Histoire.

Petit pays en termes de surface et de population, comme les deux autres Pays Baltes, l’Estonie et la Lettonie, tous trois démocraties parlementaires au départ, devenus en des temps différents régimes autoritaires – en 1926 pour la Lituanie, en 1934 pour les deux autres pays-. Alors que son Indépendance avait été célébrée le 16 février 1918, la Lituanie fut victime de nombreux prédateurs. Le Pacte germano-soviétique signé entre Allemands et Russes en 1939 a mené à l’envahissement du pays par l’Armée rouge en 1940, puis à l’occupation allemande pendant trois ans, avant le retour des Soviétiques en 1944. Collectivisation agricole brutale, déportations massives et afflux de colons russes ont marqué cette sombre période qui a vu plus de 120 000 personnes déportées en Sibérie.

Dalia Grinkevičiūtė, sa mère et son frère furent de ceux-là, conduits au-delà du cercle polaire, sur l’île de Trofimovsk où ils ont essayé de survivre. Elle avait quatorze ans. De retour à Kaunas, deuxième ville de Lituanie, à vingt ans, mais contrainte à une certaine clandestinité, elle prit la parole au nom de ceux qui ne la prendrait plus, en écrivant ce qu’ils avaient enduré, leur rendant ainsi hommage. Pensant ses notes égarées, Dalia Grinkevičiūtė, avait repris plus tard la plume, pour laisser traces, mettant davantage l’accent sur la dénonciation du système soviétique. Son premier manuscrit retrouvé par hasard et restauré après sa mort, en 1991, les deux textes avaient alors été publiés en langue originale sous le titre Lietuviai prie Laptevų jūros/Des Lituaniens à la mer de Laptev. Combative, Dalia Grinkevičiūtė avait aussi trouvé la force de se former à la médecine, qu’elle exerça pendant une quinzaine d’années.

La charge est lourde mais la metteure en scène qui s’empare de cette mémoire collective, Eglė Švedkauskaitė, le fait avec une grande finesse, mettant en place les rouages d’une horlogerie de précision. Par le biais d’acteurs dont la présence est forte et au vu d’images qui se gravent sur un grand écran courbe et élégant posé sur sol noir luisant (scénographie Ona Juciūtė), se tournent les pages écrites à l’encre violette, d’un récit intime et national longtemps resté muet.

Portés par les sirènes, le bruit du train qui provoque toujours des crises de panique, une magnifique partition (signée Agnė Matulevičiūtė) et une voix off qui revient de manière récurrente, le spectacle prend la forme d’une enquête ou d’un plaidoyer pour la vérité. « Sommes-nous vraiment en route pour la mort ? » Trois générations se font face et le petit fils n’a de cesse de capter des images, des lambeaux de souvenirs : « Allez frangine, parle-moi de la famille… » Et elle raconte : le grand-père en Sibérie dont les pieds avaient gelé, sa marche obligée sur les talons, « savait-il qu’il quitterait le pays où il est né ? » la lecture off, les images qui se superposent ou se déforment comme dans le froid glacial où l’on ne s’appartient plus, celles du père qui s’était exilé et pour qui « la Sibérie a disparu », celles, sépia, d’un enfant dans le jardin, les souvenirs de la tante qui a compté et qui dévoile la tombe de la grand-mère sous la maison. On égrène les revenants au fil de la représentation et des 229 feuillets retrouvés. Le fils filme sa mère, de dos, elle qui, dans son exil de glace, n’a plus pesé que trente kilos.

© D. Matvejevas

L’archiviste devant la caméra du petit fils chasseur d’images, raconte l’histoire du manuscrit retrouvé dans un bocal, sous un buisson de pivoines, manuscrit qu’elle a dû déchiffrer, avec la difficulté de mettre ses pas dans ceux d’une autre pour en retranscrire les mots tout en gardant de la distance. Chacun se noie dans la reconstruction de ses propres souvenirs. Mère et fille dialoguent ; à l’image qui se décale, elles creusent la terre. Un dialogue en écho s’installe entre l’écran et la scène. La mémoire est à l’œuvre, obsessionnelle, le bruit du train en leitmotiv.

Une danse de la mort telle un exorcisme s’invite, qui fait se rejoindre parents et enfants, un temps le père – qui pendant longtemps n’avait voulu, ou n’avait pu dire mot, et sa fille. Retour sur le récit de vie en Sibérie : comment dormir sur de si petites couchettes et comment supporter les poux, le froid, l’humidité, le sol dur autant que le pain. L’écran se fissure, on est au pays des morts-vivants. Quand le père accepte enfin de parler et qu’il se filme, il adresse une lettre à son fils. « Es-tu heureux » lui demande-t-il ? Et il fait publiquement son examen de conscience.

Très concrètement se redessine la maison familiale, par un fil qui en délimite au sol le tracé, le plateau se réorganise avec des structures-sculptures, au départ dispersées qui pourraient ressembler à des pierres tombales mais sont en fait des sièges que les acteurs regroupent. On refait le chemin du cadavre de la grand-mère après douze ans sous la maison avant d’être dignement enterrée au cimetière national. Un récit choral se met en place, la langue devient métaphorique, les acteurs se rassemblent comme sur un radeau, et comme à d’autres moments exécutent quelques mouvements chorégraphiques. « Au fond de l’océan des rêves, un vaste cimetière et de petits bateaux blancs… celui qui attend que quelqu’un vienne le chercher… »

La vision que propose Eglė Švedkauskaitė du texte de Dalia Grinkevičiūtė déchire le rideau du silence avec talent, donnant vie aux absents qui ont eu double peine, celle de la souffrance et celle de l’oubli. Jeune metteure en scène, elle connaît bien l’outil théâtre et a obtenu en 2018, à peine diplômée, le premier prix du Concours européen du jeune théâtre, au Festival dei Due Mondi de Spolète et en 2022 le Prix du théâtre lituanien pour la meilleure mise en scène. Le va-et-vient qu’elle propose dans Fossilia entre le plateau et l’image fonctionne avec intelligence et habileté permettant aux acteurs de faire émerger cette mémoire enfouie et de porter avec profondeur et élégance le poids du passé.

 Brigitte Rémer, le 18 octobre 2024

Avec : Darius Gumauskas, Povilas Jatkevičius, Vitalija Mockevičiūtė, Rasa Samuolytė, Ugnė Šiaučiūnaitė. Conseil dramaturgique Anna Smolar – scénographie Ona Juciūtė – costumes Dovilė Gudačiauskaitė – composition musicale Agnė Matulevičiūtė – lumières Julius Kuršys- production Lithuanian National Drama Theatre.

Du 2 au 4 octobre 2024, à 20h au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com