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Divas – D’Oum Kalthoum à Dalida

Badia Massabni © Abboudi Bou Jawde

Exposition à l’Institut du Monde Arabe – Commissariat Hanna Boghanim, Elodie Bouffard, chargées de collections et d’expositions IMA – scénographie Pascal Payeur, Patrick Hoarau.

Le début du XXème confirme l’effervescence du cinéma arabe et la montée en puissance des femmes dans la société moyen-orientale, comme dans les arts. Pour tous les pays de la région, l’Égypte devient l’espace des libertés, de la sensualité et de l’avant-gardisme, c’est un temps de renaissance intellectuelle, la Nahda. La vie est bouillonnante et Le Caire devient le lieu incontournable de la musique, de la danse et de la comédie musicale.

L’exposition Divas. D’Oum Kalthoum à Dalida montre l’éclosion puis la consécration de ces nouvelles héroïnes – chanteuses, danseuses, actrices et productrices – qui nourrissent les fantasmes des années 1920 à 1970, tout en étant de véritables pionnières du féminisme. Dans un mouvement de libération des puissances coloniales, des femmes comme Hoda Chaaraoui et Ceza Nabaraoui retirent publiquement leur voile et se montrent tête nue, soutiennent les politiques nationalistes et inventent une liberté d’être et de ton. Par elles, de nouveaux médias voient le jour, comme le mensuel en langue française L’Égyptienne (Al-Misriyah) émanant de l’Union féministe égyptienne fondée en 1923, et comme le magazine Rose al-Youssef lancé en 1925, du nom de sa fondatrice, chrétienne du Liban vivant au Caire où elle anime des salons littéraires cosmopolites très convoités et participe au renouveau du théâtre égyptien.

On pénètre dans l’exposition comme on entrerait dans un cabaret de l’époque, écartant un rideau frangé qui ouvre sur les figures emblématiques de la chanson et de la danse de cabaret, ces pionnières des années 1920-1930. Tout, derrière, est image et son, dans le ton du moment, entre l’histoire sociale des femmes, le comique et la fierté nationale. On rencontre ces premières divas à travers photos, objets, reconstitution d’espaces privés, séquences de films. Ainsi Mounira al-Mahdiyya (1885-1965) grande vedette des théâtres et cabarets, première actrice musulmane à monter sur scène avec la troupe de théâtre de l’Aziz Eid Theatre où elle forgea ses armes et première à être enregistrée sur 78 tours, en 1909 : « Mon pays est le berceau de la liberté. L’Égypte est la mère de la civilisation et notre père c’est Toutânkhamon » ou encore « T’en fais pas pour moi, y’en a là-dedans ! En amour j’ai passé mon baccalauréat, t’en fais pas pour moi » dit la chanson. On la surnomme la sultane du tarab, cette extase musicale qui, par la répétition, la variation de la même phrase et la richesse de l’improvisation, emmène le public dans une émotion artistique d’une grande intensité.

Assia Dagher © Abboudi Bou Jawde

Badia Massabni (1892-1974) célèbre danseuse orientale de sharqî dont la forme naît dans les cabarets du Caire, s’imprègne de certaines formes populaires, puis s’orne de strass et de perles, de voiles et de bijoux, avant de se démocratiser sur les écrans de cinéma. Le cabaret Casino Badia, au cœur du Caire, fut très prisé et Badia Massabni a fait école. Assia Dagher (1908-1986) et Aziza Amir (1901-1952) ont déployé leur talent pour le cinéma, la chanson, la danse au music-hall et au cabaret, et sont entrées dans la dynamique de la scène musicale et du divertissement, par l’industrie cinématographique naissante. En 1935, Le Caire voyait en effet la naissance des célèbres Studios Misr qui ont donné un grand coup d’accélérateur au développement du cinéma et dessiné des carrières fulgurantes pour ces artistes. (cf. notre article Aux Studios Misr, publié le 16 novembre 2020, à partir du long métrage documentaire, écrit et réalisé par Mona Assaad). Des extraits du premier film sonore et musical égyptien, La Chanson du cœur (Onchoudet el-Fouad), nous sont montrés, un exploit, car la musique et les chansons composées par Zakaria Ahmed avaient été perdues. La restauration numérique a pu se réaliser suite à l’enregistrement sur 78 tours retrouvé en 2008, avec la chanson éponyme qu’interprète Nadra accompagnée de son oud. Mario Volpe avait tourné le film en 1932, il marque la transition entre le cinéma muet et le parlant.

Oum Kalthoum au Caire © IMA

L’acte II de l’exposition présente les divas aux voix d’or, des années 1940 au début des années 1970. Elles viennent d’horizons différents et seront au coude à coude du côté du succès : Oum Kalthoum, Asmahan, Warda al-Djazaïria et Fayrouz. Trois d’entre elles chanteront à l’Olympia, à Paris (Oum Kalthoum en 1967, Fayrouz et Warda en 1979).  On entre dans leurs univers à travers leurs loges qu’on traverse et qui montrent de somptueuses robes et objets personnels, des affiches et photos de tournage, et par la diffusion d’interviews et d’extraits de chansons. Leurs parcours sont extravagants et exemplaires :

Oum Kalthoum  (1900-1975) s’installe au Caire en 1924 où elle enregistre deux ans après, son premier disque. Elle vient d’un petit village du nord de l’Égypte, près de Mansûra où son père est spécialisé dans les chants sacrés. Son frère lui apprend la cantillation coranique et le chant religieux. Cet Astre de l’Orient comme on aimera à la nommer (ou encore la Quatrième Pyramide) s’élèvera au plus haut rang de la notoriété internationale, à l’époque du Palais et des rois Fouad puis Farouk, autant qu’à l’époque nassérienne. Elle devient le symbole de la Nation Arabe. Son répertoire se compose majoritairement de chansons sentimentales qui s’étirent longuement, la place et la configuration de l’orchestre accompagnant la performance vocale évoluent au fil des concerts où se mêlent les instruments orientaux aux instruments occidentaux comme le piano, l’orgue, la guitare et l’accordéon. « Au début, j’ai été prise au piège de l’amour et de la passion, ensuite je fus forcée à la patience et à la résignation, enfin, sans prévenir, on m’a laissé à l’abandon » chante-t-elle dans Al awila fi al-gharam (Au début de l’amour) en 1944. Elle tourne dans plusieurs films entre 1936 et 1947 dont Weddad (1936), Le Chant de l’espoir (1937), Aïda (1942), Fatma (1947). Les rushes d’un concert filmé par Youssef Chahine qui avait débuté un film sur la star, resté inachevé, sont projetés dans l’exposition.

Asmahan (vers 1917-1944) qui signifie la sublime, de son nom de naissance Amal el-Atrache, sœur du très populaire chanteur Farid el-Atrache, princesse druze syro-libanaise, naît sur un bateau et meurt très tôt dans le contexte flou d’un accident de voiture suivi d’une noyade dans le Nil. C’était une splendide diva aux yeux clairs et à la présence douce dont la mère, musicienne et chanteuse, s’était installée au Caire en 1923. Douée d’un immense talent, elle se produit très jeune dans les cabarets et les soirées privées, maîtrise vite le système modal arabe (maqâmât) et les improvisations vocales (mawâwîl). Rebelle et indépendante, sa vie personnelle tumultueuse la mène de mariage en dépression. Pendant la seconde guerre mondiale elle se met au service des Britanniques.

Asmahan © The Arab Image Foundation

Avec son frère, elle co-signe deux films dans lesquels elle joue : en 1942, Victoire de la jeunesse (Intissar al-chebab) ; en 1944, Amour et vengeance (Gharam wa Intiqam), mais elle meurt pendant le tournage. Sa mort viendra compléter le scénario du film, et la chanson Nuits de fête, à Vienne, (Layâli al-uns fi Vienna) qu’elle y interprète reste sa chanson emblématique : « C’est une nuit de fête à Vienne, il y souffle une brise de paradis, des mélodies si belles résonnent dans l’air qu’en les entendant les oiseaux répondent en chantant… »

Née à Paris d’un père algérien militant nationaliste et d’une mère libanaise, Warda Ftouki (1939-2012) dite Warda al-Djazarïa (la Rose algérienne) commence à chanter à la fin des années 40 dans le cabaret de son père, le Tam Tam, rue Saint-Séverin à Paris, cabaret qui sera contraint de fermer en 1956 quand on le soupçonnera de servir de cache d’armes. La famille repartira au Liban puis Warda poursuivra sa carrière, notamment au Caire où elle tournera deux films, Almaz et Abdou en 1962, La Princesse arabe en 1963. Son immense répertoire de chansons d’amour et sa voix chaleureuse ont fait d’elle une diva orientale adulée, de Paris à Beyrouth et du Caire à Alger. Sa chanson, Lawla al-malama (Si on ne m’avait pas fait tant de reproches) composé par Mohammed Abdel Wahab en 1974 en est un exemple : « J’ai entendu des mots durs, si cruels que le sol était comme inondé de larmes et le soleil blessé. Et pourquoi ? Parce que je l’aime ou parce que j’ai dit que je l’aimais… »

Le talent de Fayrouz, née au Liban en 1934, est très tôt repéré par le compositeur, chanteur et joueur de oud Halim al-Roumi et sa carrière vite lancée suite à une commande du Festival International de Baalbeck. C’est le point de départ d’une forme musicale élaborée avec les compositeurs Assi et Mansour Rahbani, qui mêle les styles oriental et occidental. Elle devient l’égérie de cette nouvelle forme, dite opérette libanaise. « Donne-moi le nay et chante. Le chant est le secret de l’existence. Et la plainte du nay demeure au-delà de toute existence » dit le poète Gibran Khalil Gibran qu’elle interprète, mis en musique par Najib Hankash.

Samia Gamal © Abboudi Bou Jawde

L’acte III de l’exposition évoque L’âge d’or des comédies musicales où se côtoient actrices, danseuses et chanteuses en ces années de développement de la cinématographie égyptienne (1940 à 1970). Cette époque, qualifiée de Hollywood sur le Nil, ou Nilwood, diffuse dans tous les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, s’appuyant sur des divas très glamour et développe une sorte de star système alimenté par les affiches et les magazines. Deux grandes danseuses de type sharqî sont présentées dans cette section, toutes deux issues du célèbre cabaret de Badia Massabni : Tahiyya Carioca (1919-1999) à la danse lente et sensuelle et au tempérament volcanique introduit les rythmes latinos dans ses performances, tient des rôles de grande séductrice dans plus de cent-vingt films, puis quitte la danse en 1963, pour diriger un théâtre ; Samia Galal (1924-1994) mêle danse orientale, référence hollywoodienne et latinos, ballet classique, tourne ses films les plus significatifs entre 1944 et 1949, avec Farid al-Atrache avec qui elle forme un couple mythique à la ville comme à l’écran. ‘Afrîta hânim (Madame la Diablesse) tourné en 1949 par Henri Barakat met en relief la maîtrise de ses numéros dansés et reste son film emblématique. Plus tard, elle s’inscrira dans l’histoire de la comédie musicale avec, en 1954, Raqsit al-wadâ (La Danse de l’adieu) et Zanouba, en 1956.

Laila Mourad © Abboudi Bou Jawde

On trouve dans cet âge d’or des comédies musicales la grande Leila Mourad (1918-1995) appelée Carillon de l’Orient, figure incontournable des comédies musicales égyptiennes choisie par Mohammed Abdelwahab pour son film Yahia el hob (Vive l’amour) en 1938. Leila Mourad s’est retirée de la vie artistique en 1955, sans s’en expliquer ; Sabah (1925-2014) flambeau de la musique libanaise en Égypte, icône du monde arabe à la vie tumultueuse, a joué dans une centaine de films et interprété plus de trois mille chansons ; l’actrice et danseuse Hind Rostom (1926-2011) Marylin de l’Orient, s’impose dans tous les styles – comédie, drame et polar psychologique ; Faten Hamama (1931-2015) débute sa carrière à sept ans, dans un film de Mohammed Karim, Yom saïd (Jours heureux) développe une ample palette de jeu et tourne avec les plus grands réalisateurs égyptiens (Ezzedine Zoulficar, Henri Barakat, Youssef Chahine). Elle formera avec Omar Sharif un des couples mythiques du cinéma égyptien ; l’espiègle Souad Hosni (1942-2001) dite Cendrillon de l’écran arabe, figure rêvée de la jeunesse des années 1960 et incarnation sur pellicule de la modernité des années Nasser fut

Faten Hamada © Abboudi Bou Jawde

particulièrement célébrée dans le monde arabe avec le film Khalli bâlak min Zouzou (Méfie-toi de Zouzou). Sa mort à Londres après une chute de onze étages, laisse un certain flou.

Dans cette section de l’exposition, Dalida née Iolanta Gigliotti (1933-1987) au Caire dans une famille d’immigrés italiens, tient une place particulière. Un espace lui est réservé à partir d’objets et documents prêtés par son frère, Orlando, qui était aussi son producteur. Les portes du cinéma égyptien s’étaient ouvertes à elle suite à sa nomination comme Miss Égypte, en 1954. Elle avait tourné plusieurs films avant de venir à Paris, là c’est une carrière de chanteuse qu’elle développera et qui la mènera vers un extraordinaire succès. Le cinéma la rattrapera pourtant en 1986, quand Youssef Chahine l’invitera à tourner dans Le Sixième Jour.

Dalida © D.R. Orlando Productions

L’acte IV de l’exposition établit des passerelles entre cette longue période ô combien féconde et la manière dont certains artistes contemporains s’emparent de cet héritage, et s’en inspirent : Ainsi Shirin Neshat irano-américaine, présente deux courts métrages issus d’un film qu’elle a réalisé en 2017 sur Oum Kalthoum ; Youssef Nabil, photographe égyptien travaillant entre Paris et New-York, célèbre la danse orientale à travers une vidéo, Saved My Belly Dancer ; l’artiste-illustratrice franco-libanaise Lamia Ziadé réalise une performance issue de son roman graphique Ô nuit, Ô mes yeux ; Shirin Abu Shaqra, réalisatrice libanaise réfléchit sur le temps qui passe, à travers une vidéo ; La photographe et vidéaste libanaise Randa Mirza réalise avec le musicien et compositeur hip hop Waël Kodeih une installation sous forme d’hologrammes, dédiée aux deux grandes danseuses Samia Galal et Tahiyya Carioca ; le plasticien franco-égyptien Nabil Boutros présente Futur antérieur, une série de photomontages dérivés de films des années soixante qu’il réinterprète en les légendant au regard d’événements d’aujourd’hui et qu’il commente à partir de ses souvenirs personnels.

Tahiyya Carioca © Abboudi Bou Jawde

L’exposition Divas – D’Oum Kalthoum à Dalida de l’Institut du Monde Arabe met en exergue une période électrique, des années 1920 à 1970 avec la conquête des femmes pour leurs libertés, le développement du cinéma, l’identité d’un pays – l’Égypte, multiculturelle, empreinte d’une certaine insouciance, pleine de vie et de créativité dans ses expressions artistiques.  Elle raconte des carrières excentriques, des beautés remarquées, des vies agitées, des formes musicales chantées, jouées, dansées, le monde à leurs pieds. Elle raconte Le Caire comme centre du monde et carrefour de ces divas emblématiques, pour le Moyen-Orient et pour le monde.

L’exposition proposée à l’Institut du Monde Arabe – qui s’est vue retardée par deux fois en 2020 pour raison de pandémie, puis à nouveau début 2021 et s’en trouve écourtée – est d’une grande richesse. Réalisée avec l’aide d’un Comité scientifique hors pair, nous la recommandons vivement. Sa mise en espace sensible et intelligente, documentée et orchestrée (scénographie, lumières et son) sert le propos d’une manière particulièrement réussie. Il faut prendre du temps pour s’imprégner de ces années et rencontrer les divas, car derrière paillettes et notoriété, se dessine la Femme, son statut, ses blessures, ses combats.

Brigitte Rémer, le 3 juin 2021

Du 19 mai 2021 prolongée jusqu’au 26 septembre 2021 – Du mardi au vendredi, de 10h à 18h ; Samedi, dimanche et jours fériés de 10h à 19h – Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés-Saint-Bernard/Place Mohammed V, 75005. Paris – métro : Jussieu – tél. : +33(0) 1 40 51 38 38 – email : imarabe.org – Catalogue : Divas arabes : D’Oum Kalthoum à Dalida : Exposition, Paris, Institut du monde arabe expositions – sous la direction de Élodie Bouffard, Elodie et Boghanim, Hanna, éditions SKIRA – Date de parution : 10/03/ 2021 – 29,00 €

Nabil Boutros © A.Sidoli et T.Rambaud

Légende des photos – Photo 1 : (13) Badia Massabni, photo tirée du magazine « Al-Ithnayn wal dunya » Le Caire, 1938, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 2 : (24) Assia Dagher en couverture du magazine Al-Kawakeb (Les planètes), Le Caire, 1954, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 3 : (113) Antoune albert, Oum Kalthoum dans sa villa du quartier Zamalek au Caire, circa 1960, Paris, Photothèque de l’IMA ©IMA – Photo 4 : (62) Elias Sarraf, Portrait d’Asmahan, Alexandrie, circa 1930, Beyrouth, Fondation arabe pour l’image, collection Faysal el Atrash © The Arab Image Foundation – Photo 5 : (206) Samia Gamal en couverture du magazine « Al-Kawakeb » (Les planètes), 1956, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 6 : (203) Laila Mourad en couverture du magazine « Al-cinéma » Egypte, 1945, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 7 : (225) Faten Hamama en couverture du magazine « Al-Kawakeb » (Les planètes), Egypte, 1954, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawd – Photo 8 : (185) Portrait de Dalida lors de la promotion du film « Un verre une cigarette » Le Caire, 1954, Paris, D. R.  Productions Orlando © D.R. Orlando Productions – Photo 9 : Photographie de Tahiyya Carioca dans le film « Un amour de danseuse » (Gharâm Rakissa), Réalisé par Helmi Rafla, Egypte, 1949, Beyrouth, collection Abboudi Bou Jawde © Abboudi Bou Jawde – Photo 10 : Nabil Boutros « Futur antérieur » 178705 © A.Sidoli et T.Rambaud.

Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire

Evangéliaire de Rabbula – VIème siècle Syrie © Biblioteca Medicae Laurenziana

Institut du Monde Arabe, Paris – En coproduction avec le MuBA Eugène Leroy, musée des Beaux-Arts de Tourcoing – Commissaires d’exposition : Elodie Bouffard et Raphaëlle Ziadé.

Cette grande exposition, intitulée Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire présentée à l’Institut du Monde Arabe, est un événement en soi et une grande première en Europe. Elle montre, avec plus de trois cents œuvres exposées, qu’il existe une culture chrétienne forte dans le Proche et le Moyen-Orient et traduit un geste fort posé par Jack Lang, Président de l’IMA et son partenaire, la ville de Tourcoing, dont Gérald Darmanin est Maire. Réalisée en dialogue avec L’œuvre d’Orient et les différentes communautés, elle parle du partage de valeurs communes dans un monde multiculturel où vivent des arabes chrétiens et des arabes musulmans.

Le christianisme s’est constitué en Orient et s’exprime à travers des églises chrétiennes de différentes philosophies et pratiques : l’église syriaque d’Orient avec les chaldéens et les assyriens, autrefois appelés nestoriens ; l’église syriaque d’Occident ; l’église Maronite dont le siège est au Liban ; l’église Copte d’Egypte qui comporte une branche catholique ; l’église grecque, avec les Grecs orthodoxes et les Melkites. Structurée en quatre parties, l’exposition s’attache à une aire géographique correspondant à six pays arabes actuels : l’Irak, le Liban, la Syrie, la Jordanie, les Territoires Palestiniens, l’Egypte. Elle évoque la présence arménienne dans la région et la diversité confessionnelle en terre sainte.

La première partie de l’exposition, Ier-VIème siècle – Naissance et développement du Christianisme en Orient témoigne d’une communauté de destins et rassemble des chefs-d’œuvre de différents pays. C’est sur les pas du Christ et de ses apôtres que s’est construit le christianisme, implanté sur les rives du Bosphore entre la Méditerranée et l’Euphrate. En raison des persécutions qui, dès le commencement, ont eu lieu, les chrétiens s’organisent et créent des lieux de culte clandestins, notamment en Syrie. De ces domus ecclesiae, il reste des fresques dont deux, précieuses, présentées ici exceptionnellement grâce à la Yale University Art Gallery qui a accepté de les prêter : La guérison du paralytique et Le Christ marchant sur les eaux (Syrie IIIème siècle). On trouve, dans cette première partie de l’exposition, des stèles sculptées dans la pierre, des chapiteaux, des pendentifs, des amulettes et des croix provenant d’Egypte et du Liban et de nombreuses pièces, uniques, qui surgissent de l’Histoire. Ainsi d’Egypte, parmi d’autres La Tenture au Jonas, une tapisserie en lin et laine (IIIème Vème siècle) et une icône représentant Saint-Marc tenant le livre des Evangiles, peinture à l’encaustique sur bois de sycomore (VIème siècle) ; de Jordanie, une mosaïque de pavement, Mosaïque avec une paire de chèvres autour d’un palmier-dattier (535) et, de Syrie une pièce exceptionnelle, L’Evangéliaire de Rabbula, manuscrit enluminé sur papier (VIème siècle). A partir de 313, après l’Edit de Milan (ou de Constantin) qui accorde la liberté de culte à toutes les religions, de nombreuses églises se sont construites dans tout l’Empire Romain. En témoignent de superbes pièces d’orfèvrerie telles que des calices et des encensoirs, des lampes de suspension, des moules à hosties, des plats et des vases.

Autre caractéristique de cette époque, à partir du IIIème siècle se fondent des monastères, tout d’abord en Egypte – avec les Pères du désert, notamment Antoine, considéré comme le père du monachisme, et Pacôme qui se retirent dans le désert – puis en Transjordanie, en Syrie et en Mésopotamie. Deux icônes venant du Monastère de Baouit en Egypte représentent l’une le Portrait d’un moine copte, l’autre un Portrait copte, Frère Marc (VIème-VIIème siècle). La figure de Saint Syméon Stylite devient emblématique. Une fresque le montre en haut de sa colonne où il passa les trente dernières années de sa vie, Saint Syméon Stylite l’Ancien et Saint Syméon Stylite le Jeune (icône attribuée à Yüsuf al-Misawwir, collection Abou Adal, Syrie).

 La seconde partie de l’exposition, VIIe-XIVe Siècle – Les Églises orientales après la conquête arabe parle de ce moment où, au VIIème siècle, des califats arabes s’installent, morcelant le territoire et instaurant la religion musulmane comme religion d’état. Après la conquête, les populations,   majoritairement chrétiennes, conservent leur religion, leurs lieux de culte et leurs institutions et gardent un rôle important dans les administrations, la vie sociale et intellectuelle. Après le Concile de Nicée, en 787, les églises développent leur style propre et se couvrent d’images. Cette partie de l’exposition montre le pouvoir des images et interroge leur place dans la religion : ainsi les icônes coptes d’Egypte et les panneaux de bois peints de l’église suspendue El Muallaqa, au Caire ; l’apparition des iconostases, de pierre ou de bois, séparant l’espace sacré de l’espace profane ; les images liturgiques qu’on trouve dans le mobilier et le décor des églises tels que ces deux Flabellum syriaques, des éventails liturgiques qui ont en leur centre l’image de la Vierge à l’Enfant (Deir Souriani, Egypte XIIème). Les icônes deviennent des objets de culte. On y trouve entre autre, venant d’Egypte, le Fragment d’une icône avec représentation du Christ (VIIème VIIIème) et une plaque avec Saint-Ménéas (Chaire de Grado) dans l’extrême finesse d’un ivoire sculpté (VIIème siècle) ; de Syrie, ce Tissu de soie avec scène de l’Annonciation (vers 800) une soie polychrome avec tissage en sergé. La langue arabe par ailleurs, s’intègre dans la liturgie et la Bible est traduite en arabe dès le IXème siècle. L’exposition présente des manuscrits rares en copte, syriaque, grec et arabe dans une scénographie circulaire très réussie et sonorisée avec les hymnes correspondant à chaque rite. On lit, à travers les objets présentés dans cette partie de l’exposition, les interactions entre les civilisations chrétienne et musulmane, ainsi, venant de Syrie, un Fragment d’un plat à la descente de croix (fin du XIIIème), une Bouteille décorée de scènes monastiques vraisemblablement soufflée par un artisan musulman pour un commanditaire chrétien (milieu du XIIIème) ou encore une Aiguière à iconographie chrétienne et islamique (XIIIème). Le temps des croisades, entre le Xème et le XIIIème siècle, marque le recul des chrétiens d’Orient, intervenant à différents moments, selon les pays : à partir du Xème siècle c’est en Irak et en Syrie, au XIVème siècle en Egypte, avec la marginalisation de la communauté copte.

La troisième partie de l’exposition, XVe-XXe Siècle – Les Églises orientales entre Orient et Occident montre comment, au XVème siècle, se nouent des alliances diplomatiques, intellectuelles et commerciales dans le nouvel Empire Ottoman où se trouvent les chrétiens de Mésopotamie, de Syrie et d’Egypte. Ainsi le système dit des capitulations règlemente les interventions des puissances européennes avec les populations chrétiennes et sont consignées dans des firmans. Le Firman ottoman Soliman I expulsant les Franciscains du Cénacle en 1500 est couvert d’une écriture fine, avec encre et or sur feuille de papier en rouleau. C’est un moment où se développent les relations entre l’Orient et l’Occident, notamment par l’apprentissage des langues orientales en Europe, et la recherche, par les imprimeurs français et italiens, de la manière de restituer la typographie arabe. L’exposition présente ainsi des manuscrits, des poinçons et des plaques de cuivre comportant différents alphabets, et des bibles. C’est un moment où s’organisent des pèlerinages et se renouvellent les icônes. A Alep, au XVIIème siècle, se créent des écoles spécialisées dans les icônes qui ouvrent sur des dynasties d’artistes chrétiens enlumineurs et miniaturistes – ainsi la dynastie des al-Musawwir -. A Beyrouth, Jérusalem, Damas, Le Caire, existe le même mouvement et la même dynamique artistique, et l’on trouve parfois sur les icônes des caractères arabes à côté de la figure du Christ. Au XVIIIème siècle se structure un véritable art de l’icône chrétienne.

La quatrième partie de l’exposition, XXe au XXIe Siècle – Être chrétien dans le monde arabe aujourd’hui parle à la fois d’exil, d’exode, et d’un renouveau culturel et religieux. Elle présente, sous vitrines, des revues et des journaux – Al-Hilal-Le Croissant, Al Manâr-Le Phare, Al Muqtata-L’Emprunt – qui témoignent de la volonté de créer une culture arabe commune. Elle montre des objets et des photographies, des pendentifs, des statues représentant la Vierge, des autels de rue au Liban, dédiés à deux saints maronites Rifqa et Charbel, Houda Kassatly les a photographiés, à Beyrouth. Autre démarche, Vincent Gelot, alors jeune étudiant parti à la rencontre des églises d’Orient en 4L entre 2012 et 2014, présente son récit de voyage sous forme d’un grand Livre d’or : ceux qu’il a rencontrés ont déposé un message, un dessin, une prière. Cette dernière partie de l’exposition montre les regards d’artistes contemporains inscrits dans l’histoire collective de territoires confrontés à des situations politiques et sociales très diverses. Sa présentation est assez disparate et manque d’ambition. Lara Tabet, de Beyrouth, présente une série intitulée Pénélopes (2013), Michele Borzoni avec Inch’Allah-Si Dieu le veut évoque, à travers huit photographies, l’ancienneté et la contemporanéité de la présence chrétienne en Jordanie et au Liban (2013), Roger Anis Blessed Marriage construit un scénario sur le mariage à partir de six photographies et de petits messages accrochés, comme des bouteilles à la mer. Icônes, de Nabil Boutros, polyptyque faisant partie de la série Coptes du Nil réalisée entre 1997 et 2004, ferme l’exposition et construit un discours très personnel à partir de huit années de recherches. Son travail documentaire et artistique témoigne du regain religieux et culturel qui traverse la communauté copte à laquelle il appartient : « L’approche est double, systématique et documentaire du reporter, mais également intimiste, tentant de remonter aux sources de ma propre culture » explique-t-il.

Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire invite à un voyage dans l’histoire de la chrétienté, qui fait date. De nombreux prêteurs et collectionneurs de tous les pays du monde y ont contribué. Son approche se fait par les minorités et le partage des territoires, et par la question des droits de l’Homme. La diaspora chrétienne est disséminée dans tous les pays, compte tenu de la montée en puissance des courants islamistes, des guerres et des attentats qui se perpétuent sur les lieux de culte – on se souvient notamment de celui d’Alexandrie le 1er janvier 2011, devant une église copte remplie de fidèles fêtant le Nouvel An, de celui de Tanta au nord du Caire, en 2017 un dimanche des Rameaux, ou encore des moniales grecques orthodoxes de Ma’aloula, village situé au nord-est de Damas contraintes de quitter leur couvent, en 2013. La tentation du repli guette parfois les communautés chrétiennes, compte tenu de la difficulté d’être chrétien dans les pays du Proche et du Moyen-Orient, et l’ostracisme guette. Les Printemps arabes avaient donné de l’espoir pour le développement des libertés et les chrétiens, qui ne veulent plus être des citoyens de second rang, s’exilent. D’où l’importance d’une telle exposition qui replace le sujet au cœur de la réflexion.

Brigitte Rémer, le 2 octobre 2017

Du 26 septembre au 14 janvier 2017, à l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard, 75005. Paris – www.imarabe.org – Du 22 février au 12 juin 2018, au MuBA Eugène Leroy, musée des Beaux-Arts de Tourcoing. Le catalogue est publié aux éditions Gallimard.