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Anaïs Nin au miroir

© Christophe Renaud de Lage

D’après L’Intemporalité perdue et autres nouvelles d’Anaïs Nin – texte Agnès Desarthe – mise en scène Élise Vigier – au Théâtre de la Tempête.

En fait on ne sait pas qui parle, d’Anaïs Nin ou d’Agnès Desarthe, les choses sont confuses, se chevauchent et se perdent, les digressions sont multiples. Dommage, nous n’aurons pas l’éclairage attendu sur la sulfureuse Anaïs Nin qui s’était révélée par la publication de ses Journaux Intimes à travers plusieurs décennies.

Qui est-elle, sur scène devenue fantôme hiératique aux tresses en couronne, qui hante le théâtre où se répète un spectacle ? « J’entre dans la vie des autres… » dit le texte. Anaïs Nin (1903-1977) est multiculturelle de par sa famille : née en France d’un père compositeur et pianiste cubain d’origine catalane et d’une mère chanteuse franco-danoise, elle part aux États-Unis avec sa mère et ses deux frères à l’âge de onze ans quand ses parents se séparent. Elle y travaille comme mannequin dès l’âge de quatorze ans, se marie à vingt, puis vit en France pendant une vingtaine d’années où elle se met à l’écriture. Sa vie privée, ses rencontres et ses aventures érotiques se trouvent dans ses écrits. Elle devient l’amie, parfois l’amante et/ou la muse d’écrivains de premier plan comme Antonin Artaud, Henry Miller pour lequel elle se passionne, Gonzalo More poète péruvien de qui pendant un temps elle partage la vie, Lawrence Durrell et bien d’autres. Elle n’hésite pas à afficher sa bisexualité dans ce petit monde intellectuel et artistique plutôt échangiste, fait la connaissance de Frede, reine des nuits parisiennes, homosexuelle renommée et directrice de cabarets. Elle se penche aussi – époque oblige – sur la psychanalyse qu’elle étudie un temps avec un disciple de Freud, Otto Rank et plus tard se porte volontaire pour prendre du LSD sous la surveillance du psychiatre américain Oscar Janiger dans le but de décrire l’expérience psychédélique.

Comment retrouver cette figure emblématique de la séduction et d’un certain érotisme dans cette écriture et cette mise en scène brouillonnes, un entremêlement peu lisible de personnages dont on a du mal, entre fiction et réalité, à suivre les trajectoires ? Anaïs Nin serait-elle la dévoreuse qui fait que, qui la côtoie se fait engloutir ?

Sur scène, un reste de décor dont la proue d’un bateau côté cour, des jeux de miroirs symbolisés par des cadres de lumière, mobiles, entre lesquels vont et viennent les personnages, des jeux d’eau par écran interposé – traces d’enfance reprises en images noir et blanc lors d’une traversée, table de travail et de maquillage côté jardin, portant avec costumes de théâtre, accessoires dans le désordre. Les idées avancées pourtant se perdent en chemin malgré l’énergie des acteurs, qui tous et chacun deviennent un reflet d’Anaïs Nin, mais ne donnent pas les clés ni l’accès aux références des sources.

© Christophe Renaud de Lage

Reste l’esquisse de l’époque par le filtre des cercles intellectuels et artistiques à travers la magie qui coupe la femme en deux, le music-hall et ses jeux de travestissements, les masques blancs, la rencontre avec l’art africain, l’abstraction, le surréalisme, les cultures étrangères – ici la danse flamenca, sa couleur rouge et cette pluie de pétales de fleurs, avec le feu. C’est le temps des expériences, des performances, de l’excentricité, des libertés : « J’ai peint sur mon corps, j’ai teint mes cheveux, vous me rendez la vie… » Somnambulisme, magie, hypnose, internationale socialiste, parti communiste français et discussions sur le politique, Union des populations du Cameroun, parti fondé en 1948 pour obtenir l’indépendance, formules magiques, strip-tease et nudité. Les thèmes a priori foisonnent mais s’envolent, Eros en tête, désir, imagination, art et écritures…

La diffraction de la lumière qu’on trouve dans Anaïs Nin au miroir, entraine la diffraction de la compréhension. La figure de style du théâtre dans le théâtre – « ma mère est dans la salle ce soir !» – n’y suffit pas, on se perd entre les différents niveaux de paroles et de récits et cela manque singulièrement de doute et de magie. La mise en scène se noie dans un texte qui balade le spectateur plutôt que de faire apparaitre Anaïs Nin dans sa complexité de femme et d’auteure.

Brigitte Rémer, le 25 novembre 2022

Avec Ludmilla Dabo, William Edimo, Nicolas Giret-Famin, Louise Hakim, Dea Liane, Makita Samba, Bachir Tilli, Nantené Traoré, Élise Vigier et Marc Sens, musicien – À l’image Marc Bertin (le Père), Marie Cariès (la Mère), Hannarick Dabo (la mère de Ludmilla), Ôma Desarthe (Anaïs ado), Mia Saldanha (Anaïs enfant) Marcial Di Fonzo Bo, Luis Saldanha, Wandrille Sauvage, Philippe Sicot, Steven Tulmets, Flavien Beaudron, Stephen Bouteiller (les soldats) Claude Thomas, Patrick Demiere, Gérard Lange (les hommes du bal) et les musiciens Louison Audouard, Appolinaire Bertrand-Martembault, Julio De Siqueira, Johan Godard, Léo Zerbib – Assistante à la mise en scène Nanténé Traoré, scénographie Camille Vallat et Camille Faure, films Nicolas Mesdom, costumes Laure Mahéo, maquillages et perruques Cécile Kretschmar, lumières Bruno Marsol, musiques Manusound et Marc Sens, chorégraphies Louise Hakim, effets magiques Philippe Beau en collaboration avec Hugues Protat – Le spectacle a été créé au Festival d’Avignon 2022.

Du 10 novembre au 11 décembre 2022, du mardi au samedi 20h, dimanche à 16h – Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre, 75012. Paris. site : www.latempete.fr – tél. : 01 43 28 26 36

Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires

© Giovanni Cittadini Cesi

Conception et mise en scène Élise Vigier – texte Kevin Keiss, Elise Vigier, librement inspiré d’essais et d’interviews – avec Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly – au Théâtre du Rond-Point.

C’est un magnifique duo rêvé, entre l’auteur activiste James Baldwin, né dans le quartier de Harlem, qui s’exile en France à l’âge de vingt-quatre ans pour fuir le racisme et vivre son homosexualité, et le photographe américain d’origine juive russe, Richard Avedon, photographe de mode.

Issu d’un milieu chrétien très pratiquant, Baldwin écrit son premier roman, semi-autobiographique, La Conversion, en 1953 ; puis des nouvelles dont Blues pour Sonny publié dans Face à l’homme blanc, en 1965 ; des essais dont Chronique d’un pays natal dans lequel il exprime le rejet familial et social qu’il a vécu et La Prochaine Fois, le Feu, en 1963 qui explore les non-dits et les tensions autour des distinctions raciales, sexuelles et de classe, dans l’Amérique du milieu du XXe siècle. Il se pose à Saint-Paul-de-Vence à partir de 1970. Avedon lui, au-delà des photographies de mode et de ses contrats avec Life et Vogue dans lesquels il retranscrit l’énergie, la liberté et l’érotisme de l’époque, se reconnaît dans un travail plus profond qu’il qualifie de photographies de portraits. Tous deux ont publié ensemble en 1964 un ouvrage polémique de la contre-culture, Nothing Personal, recueil de portraits où se côtoient figures célèbres, prisonniers et citoyens ordinaires, ouvrage subversif avec des textes au vitriol et des clichés saisissants qui dressent le portrait d’une Amérique impérialiste controversée.

Partant de ces deux parcours chargés, dans le contexte américain des années 1950, Elise Vigier et Kevin Keiss ont bâti un scénario-portrait des artistes à partir d’entretiens imaginaires. Marcial Di Fonzo Bo, argentin d’origine, interprète Avedon, Jean-Christophe Folly, originaire du Togo est Baldwin. Amis d’enfance dans un lycée du Bronx, ils se retrouvent dans un éclat de rire, posent ensemble devant l’appareil photo de Richard et imaginent un projet de livre. On les suit dans l’élaboration de leur œuvre commune, rassemblant photos et textes, chacun avec sa personnalité et son identité. Les deux acteurs habitent magnifiquement leur personnage, tissant une belle complicité et faisant émerger une créativité pleine de tendresse et d’humour. Richard Avedon demande à James Baldwin : « Comment s’est passé le moment où quelqu’un t’a expliqué que tu étais noir ? » Réponse de Baldwin : « On m’a pas expliqué que j’étais noir. J’étais en train de me bagarrer avec des blancs parce que eux, ils savaient que j’étais noir mais moi je savais pas. Et comme tous les garçons noirs on demande aux parents, à sa mère, son père. On demande pas pourquoi on m’appelle nègre on demande qu’est-ce que ça veut dire sale nègre. »

Le concept du Portrait a été mis en place par Marcial Di Fonzo Bo à son arrivée à la direction de la Comédie de Caen en 2015, l’idée étant de concevoir des entretiens imaginaires entre deux artistes, intellectuels ou figures majeures de notre temps. Plusieurs propositions ont ainsi été faites, plusieurs spectacles réalisés. Letzlove-portrait(s) Foucault mis en scène par Pierre Maillet ; Portrait de Raoul de Philippe Minyana mis en scène par Marcial Di Fonzo Bo ; Ludmilla en Nina Simone écrit et mis en scène par David Lescot ; Portrait d’Amakoé de Souza/salade, tomates, oignons écrit et mis en scène par Jean-Christophe Folly, ici acteur et qui monte en puissance sur les plateaux, à juste titre ; Portrait Bourdieu écrit et mis en scène par Guillermo Pisani. Autant de portraits autant de démarches et d’entretiens imaginaires, tous aussi riches les uns que les autres.

© Giovanni Cittadini Cesi

Dans ce Portrait Avedon-Baldwin c’est Élise Vigier qui met en scène une heure pétillante de spectacle. Après avoir été formée à l’Ecole Nationale de Bretagne, de 1991 à 1994 elle fut de l’aventure des Lucioles – tout comme Marcial Di Fonzo Bo – collectif qu’elle co-fonda en 1994. Artiste associée à la direction de la Comédie de Caen, elle a mis en scène en 2020 une adaptation du roman de Baldwin réalisée par Kevin Keiss, Just above my Head, écrit en 1979 et traduit sous le titre de Harlem Quartet, elle connaît donc bien l’auteur. Elle prépare pour le Festival d’Avignon un nouveau portrait, Anaïs Nin au miroir, sur un texte d’Agnès Desarthe.

Dans une grande complicité les deux acteurs, Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly, dessinent ici le portrait de deux artistes chaleureux, sensibles, créatifs et extravagants chacun dans son domaine artistique, s’inscrivant entre l’intime et le politique, nous plongeant dans l’univers de ségrégation et d’intolérance de l’Amérique des années 50, en pleine crise identitaire. De l’univers de la mode dans lequel il fut longtemps investi, Avedon s’éloigna pour photographier notamment les militants investis dans la défense des droits de l’homme ; Baldwin, du sud de la France, s’interrogea sur la défense des droits civiques et la difficulté de vivre. Leur amitié est un précieux cadeau. Le scénario se termine par la visite d’Avedon au réalisateur Jean Renoir, qui travaillera aux États-Unis de 1941 à 1949.

Un spectacle sensible et intelligent, judicieusement mis en scène, conduit et porté de mains de maîtres !

Brigitte Rémer, le 15 avril 2022

Spectacle créé à la Comédie de Caen le 13 juin 2019, production Comédie de Caen/CDN de Normandie – Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 17 avril 2022, avenue Franklin D. Roosevelt. 75008. Métro : Rond-Point des Champs-Élysées – site : theatredurondpoint.fr – site Comédie de Caen : comediedecaen.com

Harlem Quartet

© Tristan Jeanne-Valès

D’après le roman Just above my head de James Baldwin – Traduction, adaptation, dramaturgie Kevin Keiss – Adaptation et mise en scène Élise Vigier, Les Lucioles/collectif d’acteurs – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/ Manufacture des Œillets

L’écrivain américain James Baldwin est né en 1924 dans le quartier de Harlem à New York. Il vient en Europe dans les années de l’après-guerre, puis s’installe à Saint-Paul de Vence en 1970. Aîné de neuf enfants, fils de pasteur, son père l’envoie prêcher dès l’âge de quatorze ans. A quinze, il rencontre l’artiste peintre Beauford Delaney, qui devient pour lui une figure emblématique et incarne l’espoir : « Beauford était pour moi la première preuve vivante, ambulante, qu’un homme noir pouvait être un artiste. » Baldwin écrit des essais – dont Chronique d’un pays natal – des poésies, du théâtre – entre autres La Prochaine fois, le feu, mis en scène par Bakary Sangaré au Théâtre des Bouffes du Nord – des nouvelles et des romans.

Écrit en 1979, son roman Just above my head est publié en France sous le titre Harlem Quartet, en 1987. Dans ses écrits, Baldwin questionne les inégalités raciales et sociales à l’égard des Noirs, les pressions psychologiques envers les homosexuels, l’altérité. Il est proche des luttes pour les droits civiques dont les figures phares sont Martin Luther King, Malcolm X, côtoient les artistes qui, comme lui, sont engagés pour les libertés, dont Nina Simone, Sidney Poitier, Harry Belafonte. Avec Harlem Quartet, James Baldwin rend hommage à son jeune frère, mort à l’âge de trente-neuf ans. « L’œuvre provient de la même profondeur qui voit surgir l’amour, le meurtre, le désastre. Elle provient de choses quasiment impossibles à exprimer. C’est là que se situe l’effort de l’écrivain » dit-il.

Sur scène, Hall Montana raconte la mort de son jeune frère, Arthur, et assure la transmission auprès de son fils pour lui signifier que son oncle était quelqu’un de bien. Il dit toute l’affection et l’admiration qu’il lui portait, parle de leur enfance, montre la communauté noire américaine vivant à Harlem – haut lieu du jazz et de la contestation dans les années 1950 – dont la meilleure arme était le chant. Autour de lui ses amis, Julia la prêcheuse et le quatuor de gospels qu’ils forment. Le roman suit la trame et les drames de la vie de l’auteur, avec précision et pudeur. Hall remonte le temps et erre dans le labyrinthe de la mémoire. Arthur chantait et était amoureux d’un musicien, et si « la musique peut devenir une chanson, elle commence par un cri et ce cri est partout. »

C’est ce cri qu’Elise Vigier fait entendre, signant l’adaptation et la mise en scène de Harlem Quartet, à partir du travail sur la langue, réalisé par Kevin Keiss. Elle met des visages sur les noms en projetant des images familiales de type super 8, dans l’espace privé et l’intimité où elle nous convie auprès de Hall et d’Arthur. Elle place le spectateur dans Harlem, au cœur de la ville et de la culture afro-américaine. L’équipe d’acteurs est dirigée avec maestria et se glisse tout en fluidité et sensibilité dans la situation et dans l’époque – 1949 à 1975 – si loin si près de la nôtre. Des repères temps s’inscrivent sur écran par le trouble des dates, acteurs et musiciens donnent le rythme. La musique, personnage à part entière, signée du poète, écrivain et rappeur américain Saul Williams et des musiciens français Manu Léonard et Marc Sens, entre gospels et soul, envahit l’espace et donne une grande intensité au propos.

Les mots de James Baldwin sont puissants, le voyage proposé par Elise Vigier et son équipe l’est tout autant. « Il chantait pour Crunch – pour protéger Crunch et le faire revenir, et il chantait pour moi, pour me protéger et me faire revenir : il chantait pour sauvegarder l’univers. Et dans sa voix pénétra alors une douceur solitaire d’une telle puissance d’émotion que les gens en demeuraient pétrifiés, métamorphosés » écrit-il, dans son roman.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2018

Avec : Ludmilla Dabo, William Edimo, Jean-Christophe Folly, Nicolas Giret-Famin, Makita Samba, Nanténé Traoré et les musiciens, Manu Léonard et Marc Sens – assistante et collaboration artistique Nanténé Traoré – scénographie Yves Bernard – création images Nicolas Mesdom – création musique : Manu Léonard, Marc Sens, Saul Williams –  création lumières Bruno Marsol – création costumes Laure Mahéo – maquillages et perruques Cécile Kretschmar – régie générale et plateau Camille Faure.

Du 22 au 30 mars 2018 – Théâtre des Quartiers d’Ivry-CDN du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – tél. : 01 43 90 11 11.