Archives par étiquette : éditions Le Passage

Sfumato, de Xavier Durringer

DU

© Vincent Eudeline

Connu comme dramaturge, metteur en scène, scénariste et réalisateur, le premier roman de Xavier Durringer, Sfumato, sort aux éditions Le Passage.

Après une formation d’acteur dans les années 80, Durringer écrit et publie une trentaine de pièces et signe de nombreuses mises en scène avec sa Compagnie La Lézarde. Son parcours théâtral est remarqué, ses spectacles présentés dans des lieux prestigieux comme au Théâtre de la Colline et au Théâtre de la Ville, au Festival d’Avignon. Il écrit aussi des synopsis et scénarios pour le cinéma et la télévision, réalise des films de courts et longs métrages, dont le célèbre La Conquête en 2011, présenté à la sélection officielle du Festival de Cannes, qui évoque à la manière d’un thriller l’ascension au pouvoir de Nicolas Sarkozy.

Ambitieux et prometteur, son premier roman vient d’être présenté au Livre sur la place de Nancy. Dans le cadre d’un partenariat avec la manifestation, Le L.E.M. – charmant petit théâtre en cœur de ville, dirigé par Laurent Michelin – organisait un P’tit déj. carte blanche à l‘auteur autour d’un café-croissants, lui permettant de dialoguer avec le public.

Sfumato propose un voyage auquel on ne s’attend pas. Le roman est construit en cinquante quatre chapitres et se structure en deux parties de facture différente, la première ne laissant pas présager la seconde. Un avant-propos d’apocalypse sous un orage de bruit et de fureur ouvre le livre en noir et blanc. Puis le narrateur conduit son lecteur dans le quotidien et l’absurde de la vie, de façon cocasse, décousue et agitée : l’achat d’un studio Passage de la Main d’Or – une belle arnaque – avec l’héritage que lui a laissé sa mère ; la découverte d’un voisinage très particulier ; le café du coin ; l’amitié avec Simon, franco de port « C’est un copain d’enfance – rencontré à 15 ans en banlieue nord, virés tous deux du même bahut… De la banlieue, on avait fait de Paris une grande salle de jeux interactive, avec ses boîtes et ses recoins fumeurs, ses labyrinthes et ses coins perdus » ; et le serment d’amitié « Être ami c’est être la mémoire de l’autre.» On suit les coups de cœur de l’un et de l’autre, leur dérive affective, les collections de filles de conquête en conquête, leurs 400 coups adolescents, les combines et péripéties, légères et ludiques.

Le narrateur conduit le lecteur de cours de théâtre en amours déçus, de fumette en défonce. Le workshop d’un professeur de théâtre américain au Théâtre Marie Stuart est sans appel : « Être acteur, c’est un métier, comme d’être architecte, ça s’apprend, on ne déboule pas ici pour suivre une psychanalyse de groupe et j’en vois ici qui se la coulent douce, ceux-là n’ont rien à faire dans cette école, ils ont mieux à faire à l’extérieur. Gagnez du temps, cassez-vous ! Et ceux qui veulent être beaux, inscrivez-vous dans une agence de mannequins. Ce sont vos défauts qui sont vos qualités, si vous n’avez pas compris ça, vous n’avez rien compris, travaillez vos défauts ! » Le narrateur interroge aussi l’écriture quand un auteur célèbre, père de son amie, lui déclare « Le seul conseil que je puisse vous donner, c’est : l’imagination toute seule, c’est de la matière fécale, s’il n’y a pas un fond de vécu et de vérité derrière. Et là c’est valable pour tous les sujets et pour tous les genres. Vous imaginez un homme qui vous parlerait d’un trésor pendant 300 pages sans le trouver à la fin, ce serait n’importe quoi ? Comment voulez-vous parler d’amour si vous ne savez pas à quoi ça ressemble ? Et de violence si vous ne vous êtes jamais battu ? »

La seconde partie emmène le lecteur sur les chemins de la connaissance, par la rencontre avec Viktor. Juif russe, anciennement immigré aux Etats-Unis, ancien batteur de jazz à la grande époque Coltrane et Monk, conseiller politique à la Maison Blanche, ce vieil homme distingué, figure emblématique du quartier, entre en résonance avec le narrateur. Là le ton change radicalement. « C’est ainsi que j’ai rencontré celui qui allait devenir pour moi une sorte de mentor, de maître à penser, mon guide alpin. » Chaque rencontre avec Viktor, virtuose des mondes perdus va donner lieu à un bouleversement magistral du narrateur, avide d’apprendre et qui suit avec passion le chemin initiatique proposé. « Il me fascinait. Le champ de ses connaissances me paraissait infini » dit-il. Ils parlent d’Atlantide et du Mont Analogue, de la quête de soi et d’ésotérisme. Viktor est détenteur d’une immense culture, qu’il va partager et transmettre. « Si vous voulez comprendre le monde, il ne faut pas vous arrêter à l’actualité, mais analyser ce qui s’est passé depuis 5000 ans et même encore plus loin, sinon vous ne comprendrez rien à rien de ce qui se passe aujourd’hui. » Et il parle de signes et de symboles, de science, d’écritures saintes, de langues et de topographie : « Certains endroits sont pour moi comme de vieilles maîtresses m’ayant accompagné une grande partie de ma vie. Des lieux obsessionnels. »

L’initiation faite par Viktor passe par la compréhension de la célèbre Joconde de Vinci. Sfumato le titre de l’ouvrage, vient de là. C’est une technique picturale – sur laquelle Léonard de Vinci a théorisé – qui produit un effet vaporeux et donne au sujet des contours imprécis. Combiné avec le clair-obscur, il rend la réalité de manière illusionniste. La réflexion sur le tableau mène Viktor à provoquer le narrateur, lui demandant d’identifier la région peinte à l’arrière-plan du tableau. Tous deux ouvrent les cartes et cherchent à décoder les réponses : « Vous avez changé ma façon de percevoir le monde » dit le narrateur à Viktor. Quand celui-ci disparaît, le narrateur désorienté se demande s’il n’a pas rêvé : « Et si tout cela n’avait été qu’une énorme farce, ou juste un jeu, un grand jeu où je m’étais définitivement perdu ? » Sa propre quête le mène au stade ultime du dénuement.

Durringer reconnaît que son roman porte une forte part d’autobiographie. « J’avais noté dans mon carnet noir, avec son petit crayon vert… Il y a deux sortes d’écrivains, ceux qui chiadent la première phrase et ceux qui s’en foutent complètement » début de ce premier roman au style brut et direct, où par les chemins de la connaissance l’auteur affine sa réflexion jusqu’au lyrisme. Un livre labyrinthe où se perdre.

Brigitte Rémer

Sfumato – éditions Le Passage – 350 pages – 19 euros – site : www.lepassage-editions.fr – mail : contact@lelem.fr