Cinq récits portés par les acteurs d’El-Warsha Théâtre, du Caire, en langue arabe sous-titrée en français. Conception et réalisation de Hassan El-Geretly (Egypte), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.
Plusieurs mois après la Révolution égyptienne de janvier 2011, la démarche d’El-Warsha Théâtre fut de partir à la recherche de témoins et de collecter leurs récits liés aux dix-huit jours de la révolte – 25 janvier au 11 février -. Un spectacle est né en 2012, qui n’a cessé d’évoluer, tant au niveau du langage basé sur la remémoration, que dans le passage à la scène par le filtre de l’acteur dont la partition est d’être narrateur autant que personnage.
Ces témoignages ont été ré-écrits par le poète Shadi Atef, synthèse d’un croisement d’histoires. Hassan El-Geretly, fondateur d’El-Warsha Théâtre en 1987, première compagnie indépendante d’Egypte, concepteur et réalisateur des spectacles de la troupe, en a gardé cinq et choisi d’intituler la performance Zawaya, qui signifie angles. Il s’agit d’angles de vue ou dans le langage de la photographie d’angles de prises de vue – pourquoi pas de prises de vie – une invitation à la réflexion, à partir de témoignages divergents qui ont mené à la chute de Moubarak, le 11 février 2011 et fait de nombreux morts parmi les jeunes manifestants.
La puissance du verbe et l’intensité de la présence des acteurs face au public, appellent une mise en scène dépouillée. Cinq chaises sont alignées dans la pénombre, à mi-plateau, une sixième chaise à l’avant est le lieu de parole, chacun des acteurs tour à tour y prend place dans la lumière montante, pour porter son récit : le supporter du groupe des Ultras pour le club de football le plus populaire d’Egypte, Al-Ahly Le Caire, qui sait s’opposer aux forces de l’ordre et défendre la manifestation « l’asphalte était notre tribune » ; les provocations d’un Baltagui – voyou qui tantôt penche du côté du pouvoir tantôt de l’autre en vrai-faux repenti « la parole sage d’un repenti, celui qui parle trop et en fait peu » ; une représentante de l’ONG Human Rights Watch faisant l’inventaire des morts à Alexandrie, et qui dans la morgue où elle a fini par entrer, essaie de réconforter… « ne pas oublier » ; un soldat de l’armée égyptienne pour qui « le pays est une toile de jute qui crame au soleil depuis trente ans » et qui philosophe… « celui qui a vu est mieux que celui qui a entendu dire… » ; la mère d’un jeune tué lors des événements et qui fait figure de martyr, en attente d’un permis d’inhumer, la beauté du visage sur cette image offerte aux spectateurs : « depuis la mort d’Ahmed je me sens orpheline, j’ai laissé plein de choses comme il les avait laissées ».
Ces récits sont dépositaires de la mémoire collective et ont valeur de protestation et de résistance. Gramsci ne disait-il pas : « Une crise c’est quand le vieux monde se meurt, que le nouveau tarde à naître et que dans ce clair-obscur surgissent des monstres ». Pour détourner les monstres, El-Warsha s’engage, une façon d’affirmer citoyenneté et liberté. Les narrateurs-conteurs portent avec intensité leur rôle, apportant le trouble entre la réalité du récit et son incarnation. Les actrices – Arfa Abdelrasoul, Dahlia Al Gendy – et les acteurs – Hassan Abou Al Rous, Seif El Aswany, Ahmed Shoukry – passent de l’ombre à la lumière. La direction d’acteurs les mène vers ce trouble, même si l’un d’entre eux dit au cercle de spectateurs, comme le ferait un conteur : « Ne croyez pas tout ce que vous allez entendre, pas même ce que je vous raconte ». Pourtant, toute ressemblance avec des personnes ayant existé… ne serait pas ici fortuite.
Côté jardin, un chanteur accompagné de son oud – Yasser El Magrabi, compositeur – intervient entre chaque séquence, restituant les textes poétiques de Mohamed El Sayed, Shadi Atef et Wael Fathy qui permettent au spectateur de prendre un peu de distance avec l’âpre vérité des récits, et de reprendre souffle. Il rythme le spectacle : « La voix des arbres est enrouée. Le chant se languit des paroles. Clair de lune… » « Je suis la terre, constante, posée et digne. Egypte est mon nom ». « Je suis la douleur et la joie. Humanité ».
La conception du spectacle ouvrant sur ces révélations et la transmission de l’indicible, est signée Hassan El-Geretly, chef de troupe d’El-Warsha Théâre qu’il a fondé il y a près d’une trentaine d’années, après un parcours plus personnel notamment en Grande Bretagne et en France. C’est un parcours sans faute que fait le metteur en scène et en idées, qui n’a de cesse de remettre sur le métier l’ouvrage. Sa démarche vise à faire émerger les problématiques égyptiennes contemporaines et à re-penser les formes théâtrales en puisant dans les expressions populaires : l’approche du patrimoine égyptien traditionnel est son terrain d’inspiration et d’expérimentation pour établir des passerelles entre la tradition et la réalité contemporaine du pays, en tenant compte de l’épaisseur de l’Histoire.
El-Warsha Théâtre travaille sur les fragments, explore les légendes, les contes, les formes musicales et chantées, l’art du bâton et travaille en moyenne Egypte, dans les villages. La succession d’événements politiques en accéléré et la perte des repères, obligent à retenir le temps pour marquer les mémoires. C’est ce que à quoi contribue El-Warsha Théâtre sous différentes formes reliées à l’actualité. Ainsi la troupe s’est emparée du thème de la guerre et des femmes – la parole des vaincues – et depuis la révolte de 2011, des témoignages qu’elle met en scène. Dans ce dialogue permanent entre passé et présent, Hassan El-Geretly parie sur l’avenir et donne priorité au développement par le théâtre et à la formation. Il travaille au corps à corps avec les acteurs et les confronte à toutes les techniques théâtrales, du butô aux masques, et de la narration épique à la marionnette, à partir d’un travail quotidien, presque une ascèse. Son activité créatrice constitue un véritable instrument de critique sociale.
Avec Zawaya, Hassan El-Geretly ne fait pas une relecture des événements et ne les représente pas. Il les interroge par le filtre de la création. En cela, il ne s’agit pas d’une forme de théâtre documentaire, au sens où Peter Weiss le définit – « un théâtre de tension qui veut abolir l’ordre du tragique » – car dans les cinq récits qui nous sont présentés, le tragique est bien là. Et Jean Duvignaud par son regard de sociologue, éclaire les notions de mémoire individuelle et mémoire collective : «Ainsi la conscience n’est jamais fermée sur elle-même. Nous sommes entraînés dans des directions multiples, comme si le souvenir était un point de repère qui nous permet de nous situer au milieu de la variation continue des cadres sociaux et de l’expérience collective historique. Cela explique peut-être pour quelle raison, dans les périodes de calme, le souvenir collectif a moins d’importance que dans les périodes de tension ou de crise, et là, parfois, il devient mythe ».
brigitte rémer
Vu au Tarmac, le 25 mars 2015 – Production El-Warsha Théâtre, avec le soutien de TAMASI Performing Art Network, SIDA Swedish International Development Cooperation Agency, Hakaya / Union Européenne.
Tournée : 21 mars, L’Apostrophe, Cergy-Pontoise – 23 mars, Théâtre Monty, Antwerpen/Anvers – 25 au 28 mars, Paris, le Tarmac, dans le cadre de (D)rôles de printemps – 30 mars, Bozar Théâtre/Palais des Beaux-Arts, Bruxelles.
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