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La Langue de mon père

Texte de Sultan Ulutaş Alopé, éditions L’Espace d’un instant, collection Sens Interdits. Préface de Timour Muhidine.

Première de couverture

La collection Sens Interdits des éditions L’Espace d’un instant s’est donnée pour mission de permettre à un texte présenté sur scène, de dépasser l’éphémère de la représentation et d’exister, dans une petite éternité. Comme la douleur. Celle d’être ou de ne pas être. Car c’est un texte de douleur, celle d’une jeune femme à l’identité incertaine – turque et kurde par son père – qui comprend très tôt la part obscure de cette double appartenance. « J’ai porté cette honte pendant une bonne partie de ma vie parce que mon père était de ce peuple. »

Ce père, le grand absent de sa vie, a délaissé sa mère quand Sultan avait une petite poignée d’années. Une mère dessinée en creux qui se bat pour élever ses trois filles dans un contexte patriarcal et qui, pour avoir épousé un Kurde en revendique sa culture, au grand dam de ses filles. Sulṭān, qui signifie souverain et pouvoir, et qui d’un pas de côté fait penser à l’éminent sultan, Soliman le Magnifique, à la tête de l’Empire Ottoman, au XVIe siècle. Un prénom que sa mère ne souhaitait pas pour elle, mais sous lequel son père avait déclaré la naissance, car c’était le prénom de sa grand-mère qu’il adorait. Il appelait donc souvent sa fille « Mamie Sultan », une lourde charge.

Mais c’est ici une Sultan(e) qui se bat contre ses fantômes et lance son adresse au père dans une langue qu’il ne connaît pas, le français, langue apprise en exil, encore fragile pour elle. Son parcours de vie se calque sur le texte, se métamorphose en histoire et devient matière théâtrale. Elle-même se fait personnage, seul son prénom demeure. Alors qu’elle attend sa carte de séjour, en France où elle était d’abord venue étudier avant de vouloir y travailler, pour tuer le temps, elle décide d’apprendre la langue kurde, avec le désir de se rapprocher du père pour mieux le comprendre, et de percevoir les zones d’ombre de son passé. Première phrase apprise au cours : « Tu ji ku derê yî ». D’où tu viens ? De quel peuple es-tu ? » question immédiatement entendue quand on rencontre quelqu’un, en Turquie.

La famille vit au rythme des va-et-vient du père « Au bout d’un certain temps nous avons arrêté de compter les jours, les semaines et les mois où tu t’absentais » si bien que « le mot famille ne t’inclut pas… Tu es simplement hors de ce mot » confesse Sultan. Les échanges téléphoniques se font rares et douloureux, comme ce jour où elle retrouve sa trace après de longues années de silence et l’appelle au Kazakhstan où il s’est installé et a refait sa vie, un père qui lui dit pourtant qu’il l’aime – « Seni seviyorum » en turc – et qui lui envoie le lien d’une chanson traditionnelle kurde, Le Figuier.

Photo du spectacle © Jeanne Garraud

Sultan reconstruit le parcours du père, par bribes, à travers la mémoire de la mère, lui qui ne disait jamais mot lors de ses brefs passages en famille : son village, situé à l’extrême Est de la Turquie près de la frontière arménienne ; sa beauté quand il était jeune et son envie de devenir une star de cinéma ; le saut dans l’inconnu quand il sèche le collège à l’âge de treize ans et part pour Istanbul ; les petits jobs d’Istanbul. Le passé se mêle au présent et à certains moments la violence affleure puis se précise. L’auteure se souvient d’un danger au sein du couple et de menaces sur la mère, de la mort qui rôde. « Tu sais, un enfant peut aussi perdre la raison », écrit Sultan qui un jour va jusqu’à cauchemarder que le père la viole, et en culpabilise. « Quand j’avais sept ans tu nous avais déjà quitté pour la première fois… »

« Assumer d’être kurde, ça veut dire aussi que ton existence fait partie de la mienne…Nos existences sont mêlées et elles le resteront toujours » lui déclare Sultan avec émotion. Le texte se termine sur un pardon. « Je te pardonne en français, en turc, en kurde et dans toutes les autres langues du monde. » Cette lettre au père se ferme sur une question : « Qu’est-ce que tu en penses ? » lance-t-elle, espérant une réponse qui peut-être ne viendra pas, sauf si elle-même l’écrivait un jour.

Photo du spectacle © Jeanne Garraud

La Langue de mon père est un texte sobre et sensible, le style en est simple et clair, Sultan resserre la focale photographique à la recherche de plus de netteté sur les événements familiaux et ce père fantasmé. Le texte a été sélectionné pour le Prix Sony Labou Tansi des Lycéens 2025. L’auteure, metteure en scène et actrice en avait présenté une première lecture en 2022 au Théâtre L’Elysée, à Lyon, dans le cadre du Festival Contre-Sens qu’a fondé Patrick Penot, directeur de la collection Sens Interdits aux éditions L’Espace d’un instant – avec Olivier Neveux qui assure la présidence de l’association portant le même nom. Elle en a ensuite montré une première étape de travail en avril 2023 à Lyon, au Théâtre des Clochards Célestes – lieu qui soutient la jeune création et appartient au réseau Scènes Découvertes – avait présenté la pièce au Festival Mythos de Rennes, puis l’a créée au Théâtre de La Manufacture dans le cadre du Festival Avignon-Off, avant de la jouer en janvier 2024 au Théâtre National de Strasbourg. Jeanne Garraud, auteure et metteure en scène que Sultan avait rencontrée à son arrivée en France, en 2017, l’a accompagnée, en collaborant à la mise en scène.

Née à Istanbul en 1988, Sultan Ulutaş Alopé a d’abord obtenu un diplôme d’ingénierie avant de suivre quatre années de formation en art dramatique dans sa ville puis de s’inscrire en master cinéma et art dramatique. C’est dans ce cadre qu’elle a obtenu une bourse et construit un échange avec l’ENS de Lyon où elle a passé un an, suivi d’une année au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris – dans la classe de Nada Strancar. L’auteure situe son travail entre la pratique de l’écriture et le jeu théâtral. La Langue de mon père est son premier texte de théâtre écrit en français, sa langue de liberté. C’est un texte de résilience, sans haine ni rébellion à l’égard du père, comme une petite musique de nuit où elle a glissé quelques phrases en kurmanjdi – la langue kurde du nord, confirmant son identité retrouvée devenue aujourd’hui sa fierté.

Brigitte Rémer, le 31 août 2024

Texte de Sultan Ulutaş Alopé, éditions L’Espace d’un instant, collection Sens Interdits – Ouvrage publié avec le soutien du cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient – Deuxième tirage, juin 2024, 51 pages (10 euros).

La Langue de mon père sera repris en tournée : le 3 octobre 2024, au Festival Les Théâtrales de Mourenx (64) – le 8 octobre 2024, à l’Université de Lyon (69) – les 23 et 24 novembre 2024, au Festival International Théâtre Action de Grenoble – le 25 février 2025, à l’Université de Rouen – du 19 au 23 mars 2025, au Théâtre des Quartiers d’Ivry – le 12 avril 2025, au théâtre ambulant de la Compagnie Autochtone – le 22 mai 2025, au Festival des arts du récit d’Eybens (38).

La Porte de Fatima / بوابة فاطمة

La Porte de Fatima, publication 2023

Pièce de Roger Assaf, traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – Suivi de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une Pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient.

« Un jour j’ai découvert que le théâtre était la face cachée de l’Histoire. J’ai vu alors, sur une scène étroite habitée par des mots et des corps, les siècles se dévêtir et se démaquiller » dit l’auteur libanais et dramaturge se retournant sur son parcours. Également metteur en scène et acteur, Roger Assaf est connu pour son théâtre partisan, son engagement dans le tissu social et culturel, ses créations théâtrales au Liban et au Moyen-Orient. Fondateur du collectif Shams en 1999 puis de l’Espace Tournesol, à Beyrouth, en 2005, il fédère la jeune création théâtrale et participe de la transmission et de la réflexion sur les formes et écritures théâtrales. Francophone et francophile par sa mère, française, formé à l’École nationale supérieure de Théâtre de Strasbourg, il a d’abord mis en scène ses spectacles en versions arabe et française. Puis à l’écoute de la situation politique, économique et sociale libanaise, il a poursuivi en version originale et décentré son regard théâtral pour entièrement l’adapter à son contexte de vie et de création, à Beyrouth. Il déclarait en 2015 dans une interview – de Tarek Abi Samra à L’Orient-Le Jour – « C’est en enseignant le théâtre que j’ai pris conscience à quel point ce que nous apprenons aux étudiants est lacunaire, voire faux : nous leur imposons une vision du théâtre qui n’est pas la leur, qui ne correspond pas à leur propre culture. » Roger Assaf a, à son actif, plus de cinquante pièces de théâtre dans lesquelles il est acteur ou metteur en scène, ou les deux, quelques films et des émissions de télévision. Il est Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres, depuis 2013 et a reçu de nombreuses distinctions.

Écrite en 2006, La Porte de Fatima a été présentée la même année à Beyrouth, à l’espace Tournesol. Roger Assaf l’avait mise en scène et interprétait le rôle du Présentateur, sorte de metteur en scène et conteur qui donne le fil de la narration, comme le sont aussi à tour de rôle les autres personnages, interprétés par deux comédiennes. Certains passages du texte sont en arabe, sur scène ils sont soit surtitrés soit traduits par l’un des conteurs. Un écran en fond de scène permet la projection de quelques images intégrées au texte et servent de support au jeu dramatique.

La Porte de Fatima/Bawabet Fatmeh est un lieu hautement symbolique au Liban, point de passage entre la ville de Kfar Kila au Liban, et Israël. Au début de la guerre du Liban, en 1976, les Israéliens avaient ouvert la frontière pour aider les chrétiens qui s’opposaient à l’OLP (l’Organisation de libération de la Palestine). Fatima Mahbouba, une Libanaise blessée, fut convoyée jusqu’à l’hôpital israélien de Ramat Gan dans la banlieue de Tel-Aviv, où elle fut soignée. Ce fait a inspiré Roger Assaf. La pièce se déroule en huit séquences, dans un village du Sud-Liban et se rapporte à la guerre de juillet 2006.

Roger Assaf © bg.press

La première séquence, Sésame, ouvre-toi ! évoque le début de la guerre, comme un avant-propos : « Imaginez Fatima blottie contre sa mère, sa mère contre l’olivier et les balles qui sifflent de tous côtés. La mère est blessée, la fille court chercher de l’aide, quand elle revient, sa mère n’est plus là. » Dans la seconde séquence, Le Mariage de Zeinab, on assiste à l’immuable rituel social que représente l’institution du mariage, alors que le photographe choisi pour capter l’événement est très amoureux de la jeune femme : « Mes larmes diront des choses que personne ne comprendra, elles ne parleront qu’à toi…» lui déclare-t-elle. Ces images, sourdes, traverseront la pièce. La Pluie d’été, troisième séquence, porte le nom de l’opération militaire du 12 juillet 2006, celle qui « dévora l’espace libanais. » La scène se couvre des messages de solidarité envoyés du monde entier, du Liban et même d’Israël. Les comédiennes se métamorphosent, l’une en mère israélienne, l’autre en mère libanaise pour un échange vigoureux et un dialogue de sourd dans lequel le Présentateur tient le rôle d’arbitre et de chef d’orchestre. Les accusations réciproques pleuvent, la comptabilité des destructions et des morts se met en marche. « Au milieu des décombres, la mère libanaise chante une lamentation » dit la didascalie. La quatrième séquence, Le Téléphone d’Aytaroum, met en scène une conversation de la dernière chance entre un homme coincé sous les décombres de sa maison et un ami qui l’avait appelé, conversation rapportée par Le Présentateur qui se transforme en cet homme essayant de se dégager et de survivre. Dans la cinquième séquence, Les Tortues de Tyr, une mère, Madame Wardé, attend son fils au bord de la grève, c’était « le plus beau et le meilleur pêcheur de la région. » Elle lui transmet des messages par les tortues marines voyageuses avec lesquelles elle a noué amitié, jusqu’à en perdre la raison. Sa douleur et sa colère s’expriment par des imprécations sur la fin du monde qui déchirent le sable et l’air. Sixième séquence, La Porte de l’extase fait le récit d’une relation chaotique entre une jeune femme abusée par un homme jusqu’à son avortement, à travers une joute verbale entre Le Présentateur, rattrapé par le personnage, et La Femme. Une comédienne et une putain sont les héroïnes de la septième séquence, Le Rire de l’hyène où le Présentateur fait monter les enchères entre l’humain et l’animal. La laideur et le beau se superposent, et derrière la femme mutilée apparaît Zeinab la jeune mariée, en effigie dans le boitier du photographe qui traverse la pièce. Et la métaphore n’est jamais loin : « Pour moi, Beyrouth, c’est ça, c’est une femme défigurée par la guerre et qui a un visage qui n’est pas le sien. Elle essaie de rire et elle ne peut pas. » La Dernière porte, une courte séquence, ferme la pièce et résume le destin de Fatima Fawad – une autre Fatima – qui, le 12 juillet étant à Damas, est rentrée chez elle quelques jours plus tard pour retrouver sa famille décimée, leur grande et belle demeure, détruite.  « Si tu n’es pas pluie, mon aimé, Sois arbre, nourri de fécondité, sois arbre Et si tu n’es pas arbre, mon aimé, Sois pierre, nourri d’humidité, sois pierre Et si tu n’es pas pierre, mon aimé, Sois lune, dans le songe de l’aimée, sois lune » dit la lamentation.

Composée, à partir de récits, d’anecdotes et de témoignages collectés, de documents photos et vidéos, de poèmes et de chansons, la pièce évoque le conflit israélo-libanais qui s’est étendu sur trente-trois jours, et parle des villages du Sud du pays, anéantis par Israël en représailles aux attaques de fedayins. Le Présentateur-narrateur, qui est aussi l’auteur, Roger Assaf, raconte non seulement la guerre mais aussi son engagement, individuel et collectif, comme artiste et directeur du théâtre Le Tournesol et montre l’universalité de la résistance théâtrale et culturelle. La théâtralité s’imprime dans la superposition de son récit et sa métamorphose en personnages, adaptés à chaque situation.

Affiche du spectacle (Beyrouth 2006)

Le texte qui suit La Porte de Fatima et qui a pour titre Nous allons bien et vous ? publie les dix lettres envoyées par le Théâtre Tournesol de Beyrouth, entre le 13 juillet et le 13 août 2006 aux amis du monde entier. Commentaire politique des événements et témoignages, elles donnent aussi la clé des enjeux de la révolte et de l’indignation. Ces deux textes puissants et qui se complètent, nés d’événements tragiques dans une région, le Moyen-Orient, restée explosive, mériteraient d’être repris et montrés en France et dans le monde.

Brigitte Rémer, le 12 août 2023

La Porte de Fatima, de Roger Assaf, est traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – La pièce est suivie de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient. (13 euros) – site : parlatges.org – tél.: + 33 9 75 47 27 23

Une Rencontre avec Roger Assaf est programmée le samedi 16 septembre 2023, à 14h30, à l’Institut des Cultures Arabes et Méditerranéennes de Genève.