Archives par étiquette : Dieudonné Niangouna

À nos combats

Conception et chorégraphie Salia Sanou – texte Dieudonné Niangouna – lumière Marie-Christine Soma – musique live Séga Seck – maître de cérémonie Soro Solo – compagnie Mouvements perpétuels, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

© Nadège Le Lezec

Le public est assis de chaque côté d’un ring monté pour l’occasion dans le grand hall du Théâtre de la Ville. Le spectacle commence au son du chant Indépendance cha cha, rumba congolaise qu’interprétait Grand Kallé en 1960, et du tour de piste que fait Soro Solo, maître de cérémonie de haut vol, chemise jaune et casquette sur la tête, avant de prendre place devant un micro, au niveau du public. Il sera le narrateur et disons l’ambianceur de ce moment partagé.

Le concept de la soirée dont s’inspire Salia Sanou, figure importante de la danse franco-africaine, part du légendaire combat The Rumble in the Jungle qui opposa les boxeurs Muhammad Ali et George Foreman en 1974 à Kinshasa, et sa réinterprétation ici par deux femmes, l’une boxeuse l’autre danseuse : la tigresse noire « qui a livré son premier combat dans le ventre de sa mère » et qui a remporté cent cinquante victoires en cent cinquante combats, contre la panthère blanche, toutes deux entourées de leurs coachs (Ousséni Dabaré, Marlène Guivier, Marius Sawadogo, Fatou Traoré). Une trentaine de figurants bénévoles disséminés dans le public interviennent épisodiquement et les soutiennent par leurs proclamations et leurs danses.

© Nadège Le Lezec

Au début de À nos combats, poing levé, chacun s’enroule un ruban de couleur autour de la main, comme un bandage boxe préparant le passage du gant. Surgi de nulle part, le batteur percussionniste Séga Seck, originaire de Saint-Louis du Sénégal, rejoint ses instruments – grosse caisse, caisse claire, toms, cymbale charleston – à l’étage du théâtre. Selon l’endroit où l’on est situé, il est difficile de le voir mais il garantit le tempo et donne le rythme tout au long du spectacle. En Afrique « les combats de boxe s’accompagnent toujours de musique » entend-on. Outre la batterie, la musique se diversifie et se mêle entre autres aux gospels, à d’autres citations musicales ainsi qu’au texte poétique de Dieudonné Niangouna : « Il faut boxer, dans l’extrême misère, dans le ghetto, dans les Townships, dans les favelas, dans la pauvreté parfaite du tiers-monde, il faut boxer pour sa survie, pour sa liberté ! Boxer ! Boxer la situation !  Le corps sait faire ce qu’on ignore toujours. »

Les deux boxeuses-danseuses s’élancent après un rituel de préparation – soins, massages et encouragements du coach. Elles construisent leur gestuelle à partir de jeux de jambes, de corps-à-corps, d’uppercuts et d’esquives, entre le centre du ring et les cordes qui le bordent. Elles se jaugent et s’approchent, lentement, sur des cris guerriers repris par l’ensemble de la troupe. Quand la cloche retentit le combat se suspend, une minute de répit, avant que les coachs ne reviennent et se toisent du regard, qu’ils dansent et que le combat ne reprenne. Des quadrilles se mettent en place, shorts en  satin jaune ou orange, gants de même couleur, beaucoup de finesse chorégraphique derrière l’aspect sportif, avant que s’enchaînent d’autres rounds. Puissance et fragilité, gestes à distance ou gestes rapprochés, fluidité, l’engagement des danseurs est entier dans ce combat transcendé, plein de passion.

© Nadège Le Lezec

Salia Sanou inscrit sa démarche dans une proximité entre l’art de la danse et la lutte, comme il l’a fait il y a quelques années avec La Clameur des Arènes (cf. notre article du 21 février 2015). Les sports de combat le fascinent, ils sont très populaires au Sénégal car emblématiques de la position sociale autant que du combat pour la vie. « Les règles légitimes du combat étant le contrat moral entre les deux adversaires, fondé uniquement sur des motivations sportives ». Le spectacle transmet cette ferveur et ouvre sur des mouvements d’ensemble sur le ring. Rythmé par la batterie, des diagonales se mettent en place. « Je ne joue pas, j’essaie. Le monde est un coup de poing. J’engage » dit le texte. » Et dans les Townships on danse aussi pour sa dignité.

Dans les chorégraphies de Salia Sanou se trouve toujours un thème, explicite ou caché. Ici, la boxe au féminin et, dans la vie, le combat quotidien des femmes. Être femme en Afrique – mais on pourrait dire dans n’importe quel pays du monde – demande d’être combattante et combative pour honorer ses différents cahiers des charges, le patriarcat ayant semé le trouble, les abus et la désolation. Salia Sanou questionne la place des femmes dans ce sport, la boxe, et son spectacle parle de fierté. Il se termine par un mouvement d’ensemble vif et joyeux, engagé, poing levé. Le chorégraphe prend la boxe comme « métaphore de la relation du Je et du Nous. »  Il mêle le chant, la musique, l’ardeur du chœur amateur qu’il convoque autour des danseurs, le quatuor des combattantes accompagnées de leurs mentors, dans leur beauté cachée.

À nos combats tourne depuis deux ans entre la France et le Burkina Faso. Les Zébrures-Francophonies de Limoges, parmi d’autres, l’avaient accueilli. Le spectacle est aujourd’hui au Théâtre de la Ville qui développe tout un programme de danse intérieur et extérieur, et poursuit sa route. Prochaine étape, les Cévennes.

Brigitte Rémer le 4 juillet 2024

© Nadège Le Lezec

Avec : Ousséni Dabaré, Marlène Guivier, Jérôme Kaboré, Fatou Traoré et les amateurs et amatrices Gabriela Aranguiz, Valérie Arbib, Louise Barzilay, Florine Bernardin, Nadia Charikhi, Sija Chen, Rosa Cisse, Édith Clavel, Amadou Diaby, Esther Ebbo, Nina Gonzalez, Olena Havrylchyk, Amir Kerkour, Élodie Leconte, Anne-Marie Lescastreyres, Sophie Mariez, Delphine Mayeko, Nour Noomane, Dominique Padeau, Michaël Pedreny, Monica Prada, Gilles Renaud, Jacqueline Samulon, Aida Sarr, Michèle Treillet, Aref Yasen. Musique : Losso Keita, Macéo Parker, Valentin Stip, Victor Démé, Fela Kuti, Manu Dibango, Grand Kalle – lumières Marie-Christine Soma – régie générale Rémy Combret – régie lumières Raphaël De Rosa.

Du 21 au 23 juin 2024 à 19h, le 24 juin 2024 à 20h, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet, 75004. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com. Prochaines représentations les 5 et 6 juillet 2024 à Alès, dans le cadre du Festival Cratère Surfaces, Place de Belgique.

Et Dieu ne pesait pas lourd

© Pascal Gely

Texte Dieudonné Niangouna, mise en scène et interprétation Frédéric Fisbach

Un homme seul, en colère, sur un grand plateau de théâtre. C’est Anton. Comme Sisyphe, il pousse son rocher. Il philosophe, règle ses comptes et brouille les pistes. Il se pense acteur. Son raisonnement est volatile, comme sa pensée. Des bribes nous parviennent de l’homme aux prises avec l’humanité, en lutte avec lui-même. « Chacun dans sa solitude est un roc » dit-il.

Ce bavard décalé, quasi retiré du monde, par choix, ou par obligation, a le verbe haut. Il lance une adresse au public avec véhémence, organise son espace, et déplace ce qui pourrait ressembler à une cage de but en football crachant une lumière qui contraste avec la pénombre dans laquelle il se trouve. Est-il ballon, gardien de but, spectateur, arbitre, ou simple joueur ? Contre qui ce match, le monde qui danse sur une jambe, la terre bleue comme une orange, comme le dit Eluard ? Au fil d’une conversation débridée et plutôt abstraite il convoque des rencontres et provoque Dieu, les services secrets américains, des geôliers djihadistes, la banlieue, les totalitarismes, la mondialisation, et tout ce qui ne tourne pas rond. « Je cherche à vous donner des raisons de ne pas me tuer… »

Ce texte, Et Dieu ne pesait pas lourd, est né de la rencontre entre Dieudonné Niangouna, auteur, acteur et metteur en scène travaillant entre le Congo Brazzaville son pays et la France, et Frédéric Fisbach, concepteur de spectacles, ici acteur et metteur en scène. Il dit leur colère partagée du monde d’aujourd’hui, avec insolence, sarcasme et provocation. Il est comme la lave sortant du volcan. « On ne peut pas parler de démocratie avec vous. Je dis ce que je pense »

Le texte est rugueux, le regard de Dieudonné Niangouna sur le monde ressemble à un dessin à la Charlie. Frédéric Fisbach dans sa rencontre avec l’auteur parle de ce qui l’a séduit : la matière de l’écriture. Il porte avec vérité et passion un texte qui parle de la dérive du monde, dans lequel Dieu ne pèse vraiment pas lourd.

Brigitte Rémer, le 30 janvier 2018

Dramaturgie Charlotte Farcet – collaboration artistique Madalina Constantin – scénographie Frédéric Fisbach et Kelig Le Bars – lumière Kelig Le Bars – son John Kaced – vidéo John Kaced et Etienne Dusard.

Du jeudi 11 au dimanche 28 janvier – MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Métro ligne 5 – Station Bobigny Pablo Picasso. En tournée : du 4 au 6 avril 2018, Comédie de Saint-Etienne, CDN – Automne 2018 Théâtre Joliette-Minoterie, Marseille – Automne 2018 Théâtre de l’Union, CDN du Limousin.

Nkenguegi

© Samuel Rubio

© Samuel Rubio

Texte et mise en scène Dieudonné Niangouna – Spectacle présenté au TGP/CDN de Saint-Denis, avec la MC93 – en partenariat avec le Festival d’Automne.

On voudrait bien prendre le fleuve avec Dieudonné Niangouna comme on prend la mer et parfois sans retour. Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault – image emblématique née d’un réel naufrage en 1816 – est affichée côté jardin comme référence aux drames d’aujourd’hui en Méditerranée. Le spectacle s’ouvre sur une marche lente et chorégraphiée de deux groupes de personnes – hommes et femmes – errant sans but, l’exode comme moyen de survie malgré le danger car « mourir pour mourir dans son pays ou sur les routes, mieux vaut tenter quelque chose. » Un homme perdu en mer, figure emblématique longue et maigre, dérive sur un radeau et s’inscrit dans le cours de l’Histoire, un homme abandonné, exilé et sans identité, sorte de Christ recrucifié.

Le voyage est ponctué de séquences festives qui reviennent et s’intercalent aux séquences d’agonie et de mort, comme des brise-lames : dans un loft une bande de jeunes de différentes origines boit, danse, parle et visionne des images de naufrage. Dieudonné Niangouna y tient son propre rôle, celui du metteur en scène. Il surgit de la salle pour diriger les acteurs. Il est donc question aussi de théâtre dans le théâtre et l’on se trouve face à une troupe de comédiens interprétant une pièce intitulée Le Radeau de la Méduse.

Auteur, metteur en scène et comédien, Dieudonné Niangouna présente Nkenguegi comme la dernière partie d’une trilogie – les deux premières étant Le Socle des vertiges et Shéda –. Il travaille entre Brazzaville sa ville natale, la France et l’Europe et il est artiste associé au Künstlerhaus Mousonturm de Francfort. Pour appuyer sa proposition, des images vidéo donnent le contexte, sur écran, de géographies diverses et de drames dont l’actualité malheureusement démontre notre impuissance. Pourtant son message a du mal à nous parvenir car cette épopée contemporaine aride et longue (trois heures trente) avec ses digressions comme ligne de front et son tumulte poétique peine à donner de la clarté au propos théâtral.

Dix comédiens et trois musiciens servent cette métaphore de la survie, baroque et personnelle, ponctuée de sons venus d’Afrique qui veut témoigner du mouvement du monde. Chaque jour déjà ce tumulte du monde nous laisse en suspens face à la réalité abrupte du quotidien qui barre la route à tout lendemain. Chaos dedans, chaos dehors, on en sort vraiment KO.

Brigitte Rémer, le 27 novembre 2016

Avec Laetitia Ajanohun, Marie-Charlotte Biais, Clara Chabalier, Pierre-Jean Etienne, Kader Lassina Touré, Harvey Massamba, Daddy Kamono Moanda, Mathieu Montanier, Criss Niangouna et Dieudonné Niangouna – Création musicale et musiciens Chikadora, Pierre Lambla, Armel Malonga – scénographie Dieudonné Niangouna – collaboratrice artistique Laetitia Ajanohun – régie générale Nicolas Barrot – vidéastes Wolfgang Korwin et Jérémie Scheidler – lumière Thomas Costerg – son Félix Perdreau – régie plateau Papythio Matoudidi – costumes Vélica Panduru – création masques Ulrich N’toyo.

Du 9 au 26 novembre 2016, au Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 boulevard Jules Guesde, Saint-Denis – Métro : Saint-Denis Basilique. En tournée : 1er et 2 décembre, au Mousonturm de Francfort – 26 au 28 avril 2017 au Grand T de Nantes. Les pièces de Dieudonné Niangouna sont éditées aux Éditions Les Solitaires Intempestifs.

 

 

 

 

Machin la Hernie

©Pierre Van Eechaute

©Pierre Van Eechaute

Texte Sony Labou Tansi – mise en scène Jean-Paul Delore – Jeu Dieudonné Niangouna – musique sur scène Alexandre Meyer – Dans le cadre des Traversées africaines présentées au Tarmac.

Métier : homme. Fonction : révolté, sa carte de visite. Né en 1947 au Congo Léopoldville (Kingshasa) mort en 1995 au Congo Brazzaville là où il vécut, Sony Labou Tansi est devenu le porte-flambeau d’une génération d’écrivains africains dès la publication de son premier roman, La vie et demie, en 1979. A son actif des récits, romans, poèmes et une quinzaine de pièces de théâtre qu’il a montées à Brazzaville avec sa troupe, le Rocado Zulu Théâtre et présentées en Afrique et en France, notamment au Festival International des Francophonies en Limousin. Il a reçu le Prix littéraire d’Afrique noire en 1983 pour son roman L’Anté-peuple et la Palme de la Francophonie en 1985, pour Les sept solitudes de Lorsa Lopez.

Il publie en 1981 L’Etat honteux, long roman touffu retrouvé quelque temps plus tard légèrement élagué sous le titre de Machin la Hernie, violente diatribe jusqu’à la transe et la folie, et dénonciation d’un état corrompu, dans un style subversif et flamboyant. Dieudonné Niangouna et Jean-Paul Delore se sont emparés du texte et le lancent avec la même force rebelle, le premier en et hors scène, le second mettant en scène le premier sur la base de leur complicité. Car pour Sony Labou Tansi le cadre de scène est étroit et la mégalomanie de ce dictateur à la Jarry qu’il met en mots, ne passe pas la porte : « Voici la vraie histoire de mon ex-colonel Martillimi Lopez, fils de Maman Nationale, commandant de sa hernie, la vraie histoire telle que se la racontent les gens de chez moi avec leur salive et leur goût du mythe, feu Lopez qui maintenant endort sa hernie historique au musée national pour l’éternité des éternités. » Son emblème, la braguette dont les reliefs « sa hernie », lui servent d’armoiries ; sa philosophie, l’arbitraire et la bêtise.

Le guitariste qui accueille les spectateurs et joue pendant une vingtaine de minutes seul en scène, fait monter la pression comme pour les préalables d’un important congrès. Il reviendra clôturer la représentation, ou… façon de parler car la représentation ne se clôture pas, l’acteur convoquant les spectateurs un à un, pour leur livrer en tête à tête un ultime message, repris sur écran dans le hall du théâtre ; à chacun sa vérité. Au début du spectacle il descend lentement du fond de la salle, la traverse, et prend possession du plateau comme le boxeur d’un ring. Tantôt capo-chef, tantôt opposant, tantôt haut fonctionnaire démissionnaire, il dialogue avec la figure figée qui apparaît sur l’écran, image d’une immobilité tronquée, et structure ses espaces de jeu et de paroles face aux trois micros sur trépieds qui font office de porte voix.

Avec Dieudonné Niangouna, on déboulonne la statue du commandeur, chef d’Etat semblable à tant d’autres, totalitaire, capricieux, roublard et sanguinaire. En tension montant crescendo et jouant de ses pulsions, il passe de l’insulte au mépris, du sarcasme à l’accusation d’un personnage peu recommandable dont la politique repose sur le culte de la personnalité, la torture et le meurtre, jusqu’à la transe finale, la paranoïa et le délire. Il y a du radicalisme dans le texte, comme dans le parti pris de Jean-Paul Delore mais après tout : toute ressemblance avec des personnes ou des événements existants ou ayant existé ne serait-elle que pure coïncidence ? Pour preuve cette Lettre ouverte à François Hollande adressée par l’équipe artistique, dénonçant les attaques criminelles contre les populations civiles en République du Congo, depuis la ré-élection de Sassou Nguesso à la Présidence, le 20 mars dernier.

De Sony Labou Tansi, Dieudonné dit, lors d’un échange avec Bernard Magnier : « C’est une sorte de féticheur en train de fabriquer quelques bizarreries dans son laboratoire derrière la case de sa grand-mère. Je ne sais si c’est un médicament, un filtre, une bombe, un sort ou une bénédiction » et il lui reconnaît la faculté de savoir bien « brouiller les pistes. » Pas facile de trouver les clés de lecture dans cette « forêt équatoriale » qu’est son écriture quand on n’est pas spécialiste de la question. Cette œuvre à la verve féroce participe du « sauvetage de l’espèce humaine » dit l’acteur, car « ce pays, nous le devons aux enfants de nos enfants, mais pas dans cet état honteux… » conclut l’auteur.

Brigitte Rémer, 20 avril 2016

Collaboration artistique et costumes Catherine Laval – création Lumière Jean-Paul Delore et Guillaume Pons – régies Bastien Lagier – artiste invité Sean Hart.

13 au 16 avril 2016, au Tarmac, la Scène internationale francophone – 159 avenue Gambetta. 75020. Tél. : 01 43 64 80 80 – site www.letarmac.fr