Archives par étiquette : Danse Butô

“Medea fiam”

© Espace culturel Bertin Poirée

Je deviendrai Médée, d’après Sénèque – conception, interprétation danse, costume, Elizabeth Damour – conception et chorégraphie, Denis Sanglard – création musicale, René Huysmans – à l’Espace culturel Bertin Poirée, dans le cadre de l’événement Dance Clip#2.

Succédera à Medea fiam/Je deviendrai Médée, Medea nunc sum/maintenant, je suis Médée, au moment où l’héroïne tragique passera à l’acte et assassinera ses enfants, dans le dénouement de sa vengeance. Les poètes se sont penchés sur le mythe de Médée, reine, étrangère, femme, mère et amante, les metteurs en scène et chorégraphes cherchent entre lecture psychanalytique, philosophique ou historique.

Avec Elizabeth Damour, danseuse butô, sous le regard de Denis Sanglard, chorégraphe, le corps est narrateur et par ses tensions montre la montée de la déraison : pied, doigts, mains, visage sculpté, paysage intérieur. Les mots s’effacent mais la tragédie demeure autour de la mer Égée, attendant le retour de Jason et de la Toison d’or.

Porté par une musique lancinante qui l’environne mais jamais ne l’étouffe, Elizabeth Damour traduit la souffrance et l’ombre de la folie qui s’impriment sur les murs de pierre. Sa concentration et son imperceptible mobilité appellent les formes d’un expressionnisme menant au Cri du peintre norvégien Edvard Munch. Tremblements, sifflements, spasmes et souffle, la portent, menant jusqu’à la perte des réalités.

Pourtant, la montée du rituel quand elle se lève comme une résurrection, transmet une grande intensité et des émotions. Le vêtement noir d’officiante qu’elle passe et lambeaux de tissu rouge affirment une féminité féroce et une lutte intense du personnage avec elle-même, dans sa transfiguration. Étendue au sol comme une novice prenant l’habit, bras, mains, doigts étirés, illuminations… L’enfer selon Rimbaud : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère… » Le corps-matrice frémit, l’enfant est bercé, réminiscences et obsessions reprennent le dessus. On entend le meurtre, moment de vérité, vitres brisées. Le temps et l’espace se dispersent. L’ordre cosmique n’est plus et Médée, ni sorcière ni pleureuse ni Erinnye, a accompli son destin.

Danseuse butô et psychothérapeute, formée à la London School of Contemporary Dance, Elizabeth Damour rencontre à Osaka Kim Manri, directeur de la troupe Taihen et découvre le butô qu’elle développe avec de nombreux danseurs avant de créer ses propres soli. Pour Medea fiam, Denis Sanglard, comédien et danseur butô formé entre autres auprès de Léone Cats-Baril, l’accompagne dans la chorégraphie, et René Huysmans qui vit et travaille à Amsterdam et Berlin et qui compose de la musique électro-acoustique depuis 2011, a écrit spécifiquement une partition pour le spectacle.

Le butô, cette danse du corps obscur qui rejoint l’invisible, apporte au mythe de Médée tout son mystère et son épaisseur. Son vocabulaire dépouillé et à vif, sa relation au cosmos et le versant conceptuel du langage ouvrent, par une économie de mouvements, des mondes abyssaux et moments de vérité.

Brigitte Rémer, le 5 novembre 2022

Conception et chorégraphie Denis Sanglard – conception, danse et costume Elizabeth Damour – musique René Huysmans – lumières Margot Olliveaux.

Vu le 11 octobre, à 20h30, Espace culturel Bertin Poirée, 8/12 rue Bertin Poirée, 75001. Métro : Châtelet – tél. : 01 44 76 06 06 – site : www.tenri-paris.com

Arc / Chemin du jour

© Ushio Amagatsu – Sankaï Juku

Spectacle de la Compagnie Sankaï Juku – Conception, mise en scène et chorégraphie Ushio Amagatsu – Au Théâtre des Champs-Élysées, dans le cadre de la programmation Hors les Murs du Théâtre de la Ville.

C’est une collaboration exemplaire qui s’est tissée entre le Théâtre de la Ville et la Compagnie Sankaï Juku au fil des créations de Ushio Amagatsu dont les premières mondiales ont presque toujours eu lieu à Paris, depuis 1982. Poursuivant l’action engagée par Jean Mercure puis Gérard Violette, ses prédécesseurs, Emmanuel Demarcy-Motta directeur du Théâtre de la Ville, accueille Hors les Murs en première européenne sa création dernière-née, Arc/Chemin du jour. Fondée en 1975 et exclusivement masculine, la Compagnie Sankaï Juku – qui signifie Atelier de la montagne et de la mer – s’est développée autour de la technique butô, une danse des ténèbres née des suites de la seconde guerre mondiale au Japon et de l’impact des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.

Le premier spectacle signé de Ushio Amagatsu en 1977 s’intitulait Amagatsu Sho/Hommage aux anciennes poupées ; il y eut ensuite, en 1978, Kinkan Shonen/Graine de kumquat – le rêve d’un jeune garçon sur les origines de la vie et de la mort, recréé en 2005 au Théâtre de la Ville et dans lequel « un homme remonte le temps jusqu’à son enfance, entre eau, sable et ciel. » Ushio Amagatsu a, à son actif et avec les Sankaï Juku, une vingtaine de spectacles dont les deux derniers sont Umusuna/L’endroit où nous sommes nés, présenté à la Biennale de la Danse de Lyon en 2012 et Meguri/Cycle, au Kitakyushu Performing Art Center, en 2015.

Dans Arc/Chemin du jour sa nouvelle création, on entre dans une scénographie épurée – signée de Natsuyuki Nakanishi – dominée par un sol de sable presque blanc recouvrant un tatami carré, qui délimite l’espace ritualisé de la danse. Deux immenses demi-cercles de métal, s’élancent jusqu’au ciel côté cour et côté jardin, qui se rapprocheront imperceptiblement et se croiseront en une grâce silencieuse et infinie, un geste sculpté entrant dans le concept d’ensemble. Du gril, sont suspendus aux quatre coins de la scène des mobiles, comme des plateaux de balances en recherche d’équilibre et discrète oscillation, et deux petits triangles qui réfléchissent la lumière. Le symbole est partout.

La pièce est construite en sept tableaux. Dans le premier, Il pleut sur mon étoile, une poudrée de voie lactée s’étend sur un ciel profondément noir. Vêtus d’écru, les danseurs entrent tour à tour, avec noblesse et lenteur, dans une nuit magique où l’espace devient cosmos. Flûtes et cordes les accompagnent. Concentrés et solitaires, ils glissent sur les diagonales. Le second tableau, Laisse de mer, ouvre sur un mouvement d’ensemble, avant que les danseurs ne deviennent d’élégants insectes se déplaçant au sol, sur une partition en accélération. Dans le troisième tableau, Croisement/Ton passé est mon avenir, deux danseurs se répondent en écho, dans un contexte d’orage ponctué de percussions, l’un drapé de rouge l’autre de vert, leurs traces laissées sur le sable. Étendue sereine au-dessus d’un océan de lave et Trois doubles V, sont les quatrième et cinquième chapitres. Quatre danseurs aux robes couleur sable décorées de quelques subtiles bandes de tissu mille fleurs, robes aux manches longues, se déplacent en demi-cercles. Ils entrent sur une partition de gongs, cloches, tintements, sifflements et cornes de brume. A la recherche de la lumière ils répondent au chant de la terre, par leurs imprécations et furtives échappées. Dans le sixième tableau, intitulé Croisement/Inverse, les deux danseurs aux drapés vifs, entrent dos à l’espace scénique et sortent en continu, apparaissant et disparaissant en effleurant le sable au son d’un tumultueux violoncelle, tous deux glissant sur leurs diagonales en des mouvements d’allers et retours très maîtrisés. Plusieurs niveaux de musique enveloppent la chorégraphie, avec une bande-son extrêmement élaborée et complexe – musiques de Takashi Kako, Yas-Kaz et Yoichiro Yoshikawa – dont la harpe, et les mouvements électro répétitifs d’instruments qui se succèdent, comme des vagues submergeant danseurs, plateau et public. Le dernier tableau, Atteindre le crépuscule, ouvre sur un moment suspendu et apocalyptique avec retour à la couleur naturelle. Les danseurs entrent, l’un après l’autre, et tournoient longuement sur eux-mêmes à la manière de derviches en quête de spiritualité. Le final ressemble au Jardin des délices, mi-enfer mi-paradis, où chacun s’isole dans son monde souterrain, créant sa propre danse.

Connus et appréciés dans le monde entier, les Sankai Juku ont parcouru plus de quarante-huit pays et sept cents villes du monde. Leur marque de fabrique, singulière, se distingue par le corps, le crâne et le visage, maquillés de blanc ; des boucles d’oreilles, plumes ou fleurs en référence à la nature, qui ressortent dans les contre-jours – les lumières sont de Genta Iwamura et Satoru Suzuki -. Les danseurs, souvent torses-nus, portent de longues jupes d’une coupe et tissu délicatement choisis, jouant de légèreté, comme s’ils avaient des ailes. Les ondulations des bras, semblables aux vagues et les mains attrapant l’infini, ou l’éternité, sont d’une remarquable grâce et maîtrise, à nulle autre pareille. Pour la première fois, Ushio Amagatsu – formé en danse classique et moderne à Tokyo, et en danses traditionnelles japonaises – a choisi de n’être pas présent sur scène, c’est lui qui ouvrait et fermait les spectacles dans ses solos méditatifs. Il a formé des danseurs de butô virtuoses qui prennent le relais et travaillent dans la même sensibilité. Il vient sobrement saluer au final, pour le plaisir de tous. Dans le langage qu’il construit aujourd’hui avec la Compagnie, la danse s’entremêle de plus en plus au pur butô. L’innocence, l’émerveillement, la peur et la mort se lisent dans les attitudes des danseurs et la force expressive des visages. La perfection du geste et la grâce, sont autant d’invitations au voyage.

Avec les Sankai Juku l’inspiration du mouvement de l’eau et de la lumière qui se répète à l’infini, offre une beauté visuelle et émotionnelle de pure poésie, qui mène symboliquement le spectateur de l’aube au crépuscule. Et le temps se suspend.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2019

Avec : Semimaru, Sho Takeuchi, Akihito Ichihara, Dai Matsuoka, Norihito Ishii, Shunsuke Momoki, Taiki Iwamoto, Makoto Takase – Musiques Takashi Kako, Yas-Kaz, Yoichiro Yoshikawa – assistant mise en scène Semiramu – régie générale Kazuhiko Nakahara – lumières Genta Iwamura, Satoru Suzuki – son Akira Aikawa – plateau Tsubasa Yamashita – réalisation costumes Masayo Iizuka assisté de Eiko Kawashima – assistant coordination technique Akira Ogata – coproduction Théâtre de la Ville Paris, France / Kitakyushu Performing Arts Center, Fukuoka Pref. Japon / Sankai Juku, Tokyo, Japon – la Première mondiale a eu lieu à Kitakyushu Performing Arts Center, en mars 2019.

Du 29 avril au 4 mai 2019, Première européenne, au Théâtre des Champs-Élysées, 15 avenue Montaigne. 75008. Paris – Tél. : métro Alma Marceau – site : www.theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77.