Spectacle d’Angelica Liddell, en espagnol, français, suédois, surtitré en français et en anglais, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.
Un cor de chasse lance la traque. Le pape flambant blanc aux chaussures vernis rouge sur tapis rouge fait le compte des fauteuils roulants déposés en file indienne, côté cour. Lève-toi et marche ! pense-t-on, le pape, ou Angelica Liddell, feront-t-ils un miracle ? Un chant aigu semblable à un cri strident passe la transparence des rideaux qui ferment les espaces de part et d’autre du plateau. On entre chez les revenants, par l’entremise du metteur en scène, scénariste et réalisateur suédois Ingmar Bergman (1918/2007) et de ses démons dans lesquels la metteure en scène se reconnaît. « Le théâtre est la porte de l’enfer » lance -t-elle, comme une dämone.
Une bande son au rythme autoritaire accompagne le personnage de petite taille qui traverse le plateau d’un pas décidé, porteur d’un blason-tête de mort et de lunettes noires, avant de s’arrêter au centre du plateau. Serait-ce la mort ? Des croque-morts viennent le chercher et l’on entend quelques phrases sorties du carnet de travail de Bergman, en juin 1964 : « Quand je mourrai tu porteras mon cercueil jusqu’à ma tombe… » Ce carnet noir sera le fil rouge du spectacle pour une Angelica Liddell toréadore.
Seule en scène, elle entre, socquettes blanches et talons noirs, nuisette transparente ouverte sur un corps nu, s’empare d’un broc d’eau et d’un bidet posé en fond de scène et se lave les parties intimes, en prenant son temps. Elle poursuit son rituel, remplissant d’eau souillée un goupillon, en bénit la foule avant de ranger ses accessoires. Lecture de la lettre de Saint-Paul aux Corinthiens, issue du carnet noir de Bergman. Liddell achète ses lettres d’indulgence.
Elle écorche ensuite avec brutalité la critique, en nommant les signataires de papiers incendiaires et cite, pour chacune et chacun, les extraits incriminés. Polémique à Avignon où le spectacle a été créé, liberté d’expression, pour tous ? Suit un texte au micro « Nous nous sommes éloignés comme deux mouettes sur deux mers… » puis une danse, avant qu’elle ne se jette dans une harangue des plus violentes, sur le thème Je plains les gens, quelle est cruelle la vie des gens – dont on comprendra plus tard la référence à August Strindberg, que Bergman admirait – logorrhée qui montera en puissance pendant une quinzaine de minutes comme un océan démonté sur fond d’orgues solennelles. Insultes, menaces, apostrophes et vociférations se déclinent dans les différents registres de sa voix, entre psalmodies et litanies. C’est l’Armageddon, avec une Érinye dans sa toute-puissante, s’attaquant aux trahisons conjugales et hypocrisies morales, aux comportements, à l’image sociale. Dans sa conversation, Dieu n’est jamais très loin, celui à qui « on parle quand il n’y a plus personne avec qui parler » dit-elle, repris par une chambre d’écho. Elle dégaine Artaud dans sa folie et son poème, la vieillesse dans les zones blanches du cerveau, le réel et l’irréel, la mort qu’elle interroge et le royaume des morts qu’elle habite. Un chant solo perce.
Arrivent les anciens qui s’installent dans la file des fauteuils roulants, les croque-morts portant nez rouge guidant un brancard avec roulettes qui fait des tours de plateau où une ancienne, souffrante, est allongée, sous l’égide de l’Évangile selon Saint-Jean (21.18), « En vérité, en vérité, je te le dis : quand tu étais plus jeune, tu te ceignais toi-même, et tu allais où tu voulais, mais quand tu seras devenu vieux, tu étendras tes mains, et un autre te ceindra, et te mènera où tu ne voudras pas. » Elle se met à courir à contre-courant, s’enfuyant peut-être d’elle-même, avant de monter sur ce lit à roulettes. Drôle de vision d’un monde en décomposition, où les thanatopracteurs nus disjonctent et se fouettent, semblant prêts, eux aussi, à passer du côté des enfers.
Entrent quatre jeunes femmes, accompagnées d’un garçon d’une dizaine d’années, yeux bandés portant la jupe rouge du sacrifice, suivis du pape en fauteuil roulant, soutane retroussée, sexe bien visible qu’elle viendra provoquer. Un ancien, nu, porte au bras un ruban de deuil, fantasme d’un enterrement, celui du pape ou celui de Bergman. Une musique électro-acoustique accompagne le rituel de transgression et de provocation et les anciens placent leurs fauteuils en ligne, face au public et s’installent dedans. Tout s’affole au son de la sirène. Passent devant eux les jeunes femmes, nues, telles des nymphes qui effleurent leurs visages, images de ce qu’ils furent dans une jeunesse éloignée. Un aveugle, nu et peint en rouge passe avec son guide, tous montent du fond de la scène marquant un geste d’offrande, une danse par couple s’organise, une procession de fauteuils se prépare au son d’une fanfare. On ne sait plus si on est chez Fellini ou chez Bergman, le pape semble sur le déclin.
Et l’on égrène quelques-uns des films réalisés par Bergman dont Persona, en 1966, l’année de la naissance d’Angélica Liddell comme elle le fait remarquer, Cris et Chuchotements en 1972, Saraband en 2003, son dernier film. L’auteur de La Danse de mort, du Songe et d’Inferno entre autres, August Strindberg, inspira le réalisateur dans ses plongées vertigineuses sur les thèmes de l’incommunicabilité, de la difficulté du couple et de la folie. Puis l’instant solennel arrive, celui du cercueil de Bergman porté par quatre personnes accompagnées d’une pasteure et d’une violoncelliste, cercueil de bois inspiré de celui du pape. Des sirènes, puis des avions, des bruits de guerre, guerre intérieure peut-être, couvrent la voix qui célèbre l’ode funèbre et la musique du violoncelle. Le personnage du début de la pièce porteur du blason-tête de mort, repasse, oiseau de mauvais augure. Portant l’habit de deuil, Angélica Liddell prend place près du cercueil et redevenue petite fille, ou nonne en prise d’habit, se propose comme dernière épouse. Le spectacle se ferme avec une réflexion sur le temps assassin et sans échappatoire, sur la peur de la mort.
Dans sa radicalité, Angélica Liddell – entourée des acteurs du Dramaten/Théâtre Dramatique Royal de Suède que Bergman avait dirigé un temps, et des collaborateurs de sa compagnie – explore l’idée de la mort et Dämon en est le second volet. Le premier, Vaudou, célébrait ses propres funérailles. L’idée de la référence à Ingmar Bergman lui est venue après avoir vu comment le réalisateur avait planifié ses funérailles, s’inspirant de celles du Pape Jean-Paul II, en 2005. « Lorsque j’ai su qu’Ingmar Bergman avait écrit le scénario de ses funérailles, j’ai considéré qu’il s’agissait là de sa dernière œuvre » dit-elle. Étranges noces entre Bergman dans son silence et son intimité et Liddell dans ses rêves et excès, dans ses extravagances et ses ruptures fondamentales, dans ses extrêmes.
Brigitte Rémer, le 10 octobre 2024
Texte, mise en scène, scénographie, costumes, Angélica Liddell – lumière Mark Van Denesse – son Antonio Navarro – assistanat à la mise en scène Borja López – traduction pour le surtitrage Christilla Vasserot (français), 36caracteres (anglais) – régie plateau Nicolas Chevallier – direction technique André Pato – production Gumersindo Puche.
Avec : Ahimsa, Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Electra Hallman, Elin Klinga, Angélica Liddell, Borja López, Tina Pour-Davoy, Sindo Puche, Daniel Richard, Nemanja Stojanovic – et la collaboration de l’habilleuse du Dramaten, Erika Hagberg, et de David Abad – et les figurants : Patricia Burkhalter, Francine Billard, Paule Coste, Jean-Luc Couton, Léa Delaporte, Annette Ecckhout, Christian Ecckhout, Louise Greggory, Jeanne Heuclin, Pierre Hoffmann, Dominique Houdart, Manon Hugny, Daphné Lanne, Françoise Loreau, Perrine Mechekour, Julia Pal, Kenza Vannoni – la violoncelliste Laura Meilland – les enfants en alternance Axel Delage, Adam Ghosn-Sordet, Ange Tomasini – et la voix de Jonas Bergström –Dämon, les funérailles de Bergman, trilogie des funérailles / tome 2, de Angélica Liddell, traduit par Christilla Vasserot est publié aux Solitaires intempestifs/ Domaine étranger. Le spectacle a été créé au Festival d’Avignon le 29 juin 2024.
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