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Plenum / Anima

Musiques de Johann Sebastian Bach, Alexandre Borodine, Igor Stravinski – chorégraphies de Benjamin Millepied, Jobel Médina, Idio Chichava / Compagnie Converge +, L.A. Dance Project –  Orgue, Olivier Latry et Shin-Young Lee – à la Philharmonie de Paris/Grande Salle Pierre Boulez.

© Ondine Bertrand

L’orgue est à l’honneur dans cette grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris et résonne en majesté sous les doigts de deux musiciens : Olivier Latry, organiste titulaire de Notre-Dame de Paris à l’âge de vingt-trois ans et organiste émérite de l’Orchestre national de Montréal, invité des plus grands orchestres et qui se produit dans les salles les plus prestigieuses du monde ;  Shin-Young Lee, née en Corée du Sud dans une famille de musiciens, qui commence le piano dès son plus jeune âge, puis l’orgue, et qui se  produit dans les lieux les plus prestigieux. Ils jouent Stravinski à quatre mains dans la seconde partie du spectacle.

© Ondine Bertrand

Deux musiciens, trois pièces/trois chorégraphes et les danseurs des compagnies L.A. Dance Project de Benjamin Millepied et Converge + de Idio Chichava, tous remarquables, qui conversent avec la noblesse de cet instrument à vent. On est dans la danse à l’état pur, virtuosité au rendez-vous pour ce Plenum/Anima autour du souffle – celui de l’instrument et celui des danseurs – de l’âme et de la psyché, autant dire de la vie.

La première partie se compose de deux chorégraphies relativement courtes. La première, sur la Passacaille et fugue BWV 582 de Johann Sebastian Bach (1685-1750) – seule pièce du programme écrite pour orgue, les deux autres étant des transcriptions – sur une chorégraphie de Benjamin Millepied. Huit danseurs pour sept motifs musicaux et trois variations au centre de néons délimitant l’espace de la danse (Masha Tsimring, lumières).  Inspirée de la vie du Christ, l’oeuvre date du début du XVIIIème, moment où le jeune JS. Bach reçoit l‘enseignement d’un grand organiste de l’époque, Dietrich Buxtehude installé à Lübeck, ville active sur le plan musical et qui composait autant pour le public local que pour les liturgies. Le mot Passacaille a pour source espagnole les mots pasar/marcher et calle/rue, même si cette forme musicale est d’abord apparue en Italie au XVIIème siècle. Elle est née comme danse populaire et était jouée par des musiciens ambulants, avant que la noblesse ne l’accapare. Dans une esthétique globalement néo-classique où dialoguent d’autres styles de danses et signes gestuels, les danseurs se glissent dans un mouvement lent, plein de douceur au son de la basse sur laquelle s’appuie toute passacaille. Vêtus de longues robes ou tuniques comme pour une liturgie profane, vêtements fluides jouant du noir et du blanc (costumes d’Alessandro Sartori, pour Ermenegildo Couture) ils inventent toutes sortent de marches, courses, rencontres, travail au sol ou dans les airs dans différentes configurations et géométries, avec suspension parfois des mouvements sur la musique qui inlassablement se poursuit.

© Ondine Bertrand

La seconde pièce de cette première partie est signée du chorégraphe Jobel Médina, qui a collaboré au spectacle de Benjamin Millepied présenté l’automne dernier, Grace-Jeff Buckley Dance. en hommage au musicien très tôt disparu. Six danseurs interprètent les Danses Polovtsiennes, d’Alexandre Borodine (1833-1887), à l’origine un ensemble accompagné d’un chœur, dans le deuxième acte de l’opéra Le Prince Igor, œuvre inachevée. Michel Fokine en avait créé la chorégraphie pour les Ballets Russes, au Théâtre du Châtelet, à Paris, en 1909. Pour Plenum/Anima, Shin-Young Lee prend place devant le majestueux orgue aux quatre claviers et nombreuses pédales, côté cour du plateau là d’où je suis située, elle a la charge d’interpréter la vaste palette des cinq danses populaires, les Polovtsiennes dans un corps à corps absolu avec l’instrument, troublant pour le spectateur. Les danseurs du L.A. Dance Project en donnent les variations, entre solos, duos, marches dans la ville, étirements et rencontres urbaines, on a un peu de mal à trouver le cœur du sujet, on se laisse porter. Philippin d’origine, Jobel Médina vit et travaille à Los Angeles et croise différentes disciplines comme la danse, la performance, l’art contemporain, la photographie et le cinéma.

© Ondine Bertrand

Après l’entracte, interprété à quatre mains par les deux organistes – Olivier Latry et Shin-Young Lee, mari et femme à la ville – le Sacre du Printemps, tableau de la Russie païenne en deux parties composé par Igor Stravinski (1882-1971) ouvre son chant poétique à la compagnie Converge + de Idio Chichava travaillant entre la France et le Mozambique, certains de ses danseurs se mêlant aux danseurs du L.A. Dance Project. Nous avions vu de lui en 2024, Vagabundus présenté à l’Atelier de Paris et en avions rendu compte dans notre article du 9 juin 2024.

La partition est d’une richesse, d’une complexité rythmique et harmonique, d’une puissance et d’une sauvagerie, nouvelles dans l’œuvre de Stravinski, composée pour orchestre symphonique. « J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, en observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps » écrivait-il. L’orgue doit ici rendre compte des cuivres et des bois avec ses différentes clarinettes, du basson et des percussions, des rythmes saccadés et des chants plus aériens, quatre mains ne sont pas de trop. Stravinski, pianiste lui-même en avait écrit l’adaptation pour piano à quatre mains. Lorsque Debussy entendit cette version quelques temps avant la création, il lui écrivit : « Votre Sacre me hante comme un beau cauchemar, et j’essaye vainement d’en retrouver la terrible impression… C’est pourquoi j’en attends la représentation comme un enfant gourmand auquel on aurait promis des confitures. »

Dirigée par Pierre Monteux, l’œuvre a été créée dans une chorégraphie de Vaslav Nijinski par les Ballets russes de Diaghilev au théâtre des Champs-Elysées, le 29 mai 1913. Elle a provoqué un véritable scandale artistique et l’une des plus grandes controverses de l’histoire de la musique. Le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez la décrit comme « une sorte de barbarie très bien étudiée, qui a tout l’air d’une barbarie, mais qui, en fait, est un produit extrêmement élaboré. » La première partie, des Augures printaniersdanses des adolescentes et Rondes printanières, à L’Adoration de la Terre où tout est joie et où l’on danse la Terre, se développe avec légèreté et insouciance. La seconde partie, Le Sacrifice, depuis les Cercles mystérieux des adolescentes à L’Action rituelle des ancêtres suivie de la Danse sacrale finale, offre une montée dramatique vertigineuse. Tous les grands chorégraphes ont affronté l’oeuvre de Stravinski, pour n’en citer que quelques-uns Maurice Béjart en 1959, Pina Bausch en 1975, Martha Graham en 1984, Angelin Preljocaj en 2001. Certaines versions ont fait date.

© Josh S. Rose

L’aspect rituel de l’œuvre s’inscrit entre l’orgue, sobre ou qui se déchaîne, et les concepts chorégraphiques de Idio Chichava. Converge + travaille entre le traditionnel et le contemporain, conduit les danseurs à faire corps, corps global, organique et social où chacun à tour de rôle est un potentiel leader. Ici, la rencontre entre les danseurs de la compagnie et ceux du L.A. Dance Project est d’autant plus intéressante que, malgré des techniques différentes, elle crée de l’horizontalité et du partage. Les costumes (de Coline Omasson) sont de couleur chaude et minérale, blanc, terre, ocre, rouille. Une folle énergie s’empare du plateau, quatre hommes et quatre femmes avec des solos éblouissants, des sauts, le travail des jambes, la mobilité. On s’ancre dans la terre. Il y a l’appel par la voix et les incantations qui affleurent, la transe, la course, le saut, le tribal, les mouvements d’ensemble. Il y a des élu(e)s, le souffle et la prière expiatoire. Le rythme des danseurs épouse le tremblé et les sinuosités du grand-orgue blanc où ils stationnent à certains moments, assis sur une marche autour des organistes hyper-concentrés, faisant le pont entre la musique et la danse.

Fondé en 2012 à Los Angeles, le L.A. Dance Project de Benjamin Millepied, directeur artistique, table sur la contamination des cultures au sens le plus positif du terme et selon le concept de l’ethno-sociologue Jean Duvignaud, tout en gardant le cap sur l’excellence. Plenum / Anima en cela est une réussite et un pas en avant vers l’expérimentation de la rencontre. Entre la France et les États-Unis, Benjamin Millepied poursuit avec détermination sa quête des ailleurs.

Brigitte Rémer, le 10 février 2025

Programme : Johann Sebastian Bach, Passacaille et fugue BWV 582- Alexandre Borodine, Danses Polovtsiennes – Igor Stravinski, Le Sacre du printemps (version pour piano quatre mains du compositeur) – Orgue : Olivier Latry, Shin-Young Lee – Chorégraphes : Benjamin Millepied, Jobel Medina, Idio Chichava – Danseurs/euses, L.A. Dance Project : Lorrin Brubaker, Jeremy Coachman, Daphne Fernberger, David Adrian Freeland Jr., Shu Kinouchi, Audrey Sides, Hope Spears, Nayomi Van Brunt – Danseurs/euses, Compagnie Converge+ : Osvaldo Passirivo, Paulo Inacio, Cristina Matola.

Équipe technique : Masha Tsimring, lumières – Alessandro Sartori, pour Ermenegildo Couture, costumes de Passacaille et fugue BW 582 – Coline Omasson, costumes des Danses Polovtsiennes et du Sacre du Printemps Équipe administrative : Sebastien Marcovici, directeur artistique associé – Nathan Shreeve-Moon, directeur de production – Alisa Wyman, production et manager tournée – Venus Gulbranson, éclairagiste – Elisabeth Herst, manager de scène – Silvana Pombal, productrice Compagnie Converge+ – Coproduction L.A. Dance Project, Philharmonie de Paris.

Présenté le samedi 8 février à 20h et le dimanche 9 févier à 15h et 20h – Philharmonie de Paris/ Cité de la musique/Grande Salle Pierre Boulez, 221 avenue Jean Jaurès. 75019 Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : 01 44 84 44 84 – site : www.philharmoniedeparis.fr

Vagabundus

Concept et chorégraphie de Idio Chichava, pour 13 interprètes – Compagnie Converge + (Mozambique) – dans le cadre du Festival June Events, au Théâtre de l’Aquarium.

@ Mariano Silva

Avec June Events Anne Sauvage, directrice de l’Atelier de Paris, a mis cette année la focale, avec son équipe, sur les questions de post et de néo-colonialisme, qui ouvrent sur la problématique de la mémoire individuelle et de la mémoire collective, sur l’altérité.

Parmi de nombreux autres spectacles elle a invité Vagabundus, du danseur et chorégraphe mozambicain Idio Chichava qui après une quinzaine d’années passée en France est rentré au pays. « Ce retour au Mozambique, c’était pour moi la possibilité d’être avec la communauté de danseurs et d’inventer avec eux une dynamique assez frénétique d’entraînement, de rencontres, de réflexion, de création » explique-t-il. « Il s’agissait aussi de répondre aux besoins de la danse au Mozambique en réfléchissant aux possibilités de l’institutionnaliser, de structurer le chemin d’un danseur professionnel. »

Les thèmes qu’il appelle regardent du côté du social, de l’économique et du politique, du côté de l’actualité. Est-ce un temps de la convalescence où il regarde l’Afrique en mouvement et inscrit son travail au cœur de la tradition chantée et dansée, au Mozambique ? Est-ce une métaphore de la migration en Afrique du Sud où partent travailler dans les mines de chrome, d’or, de manganèse ou de platine nombre de mozambicains ? Vagabundus, qu’il créé en 2022, signifie Errances et parle de la figure du vagabond, du migrant. Plus qu’une pièce c’est un processus de création à partir de chants et de musiques traditionnelles. ll y a un entremêlement de musiques, de corps, de couleurs, il y a quelque chose de félin, beaucoup d’énergie, de puissance, d’émotions, d’expressivité et d’humanité. Corps social, collectif, syncrétisme en sont les mots-clés.

Les treize interprètes forment un tout, un corps global comme aime à le dire Idio Chichava, ce qui entraîne solidarité et synergies dans la chorégraphie. Ils sont danseurs autant que chanteurs, leurs chœurs et psalmodies en décalés rythment leurs gestes. Ils portent des shorts en satin de couleurs, les femmes des brassières et chacun s’empare d’un objet symbolique et fétiche, d’un élément du quotidien comme tissu, panier, sac, corde, bout de bois, pneu. Une vieille femme, la Sage, est dans un caddy qui fait fonction de fauteuil roulant, avant d’entrer dans la danse avec énergie. Il y a des leaders qui déclenchent des mouvements d’ensemble, chacun à tour de rôle est un potentiel leader. Il y a des élu(e)s, il y a le souffle, la prière expiatoire, la compassion, l’imploration, la théâtralisation. Il y a la transe, l’appel, la perte de la parole, la course, la lutte. Il y a des mouvements d’ensemble qui évoquent comme des embarcations.

Puis le rythme des pieds prend le relais de la voix. Le corps se défait, se déconstruit. L’un s’échappe et danse en solo sous le regard des autres et porté par eux. Ils s’inspirent de la danse du peuple Makonde vivant au nord du Mozambique où se trouvent des membres de diverses ethnies ayant fui les famines, les guerres incessantes, où l’expression passe par d’autres médiums comme la sculpture. Le dialecte est bantou, la société matriarcale. Il y a la religion et ses rites de passage, ses masques, les cultes des ancêtres, la définition de l’appartenance et d’affiliation. Au nord se trouve une partie de la richesse comme les gisements de gaz et de pétrole, là où ont eu lieu en 2021 des attaques terroristes. Le spectacle est aussi une longue plainte exprimant souffrance et tension.

@ Mariano Silva

A certains moments le corps devient instrument de musique et le mouvement n’a pour but que de produire du son. Quand tous s’immobilisent l’un reste et lance le rythme. Suspension, respiration, gospels et motifs baroques se mêlent. Il y a des moments plus gymniques, de grands écarts, des chants dans les aigus, des gestes guerriers, des signes d’exorcisme portés par tous, des chants répétitifs et polyphonies sombres, des travaux des champs. Ils frappent dans les mains. L’un s’élance dans une danse hip hop l’autre joue une séquence digne d’un intermède de la commedia dell’arte. La femme porte l’homme. Un chant lancinant traverse. Ils repartent le panier sur la tête, chacun retrouvant son objet favori, quotidien et sacré.

@ Mariano Silva

Idio Chichava Idio commence la danse en 2000 dans un groupe de danse traditionnelle, et fonde la compagnie Amor da noite en 2001, année où il rencontre la danse contemporaine avec la compagnie CulturArte et Danças na Cidade. Il suit également les ateliers de la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues. En 2002, il participe aux workshops de Georges Khumalo (Afrique du Sud), Riina Saastamoin (Finlande) et Thomas Hauert (Suisse). Il est interprète de ce dernier dans la pièce HaMais, et tourne en Europe en 2003. Lors d’un séjour en Belgique, il assiste aux cours de l’école de Parts, (Performing Arts Research and Training Studios), école de danse contemporaine fondée à Bruxelles en 1995, par Anne Teresa De Keersmaeker, participe aux cours de David Zambrano (Vénézuela), Mat Voorter (Pays-Bas), Elisabeth Coorbett (USA).

En 2003, il interprète les pièces créées par Panaibra Gabriel, fondateur de la première compagnie de danse contemporaine du Mozambique, et Cristina Moura, rejoignant la compagnie CulturArte. Il poursuit en parallèle sa formation et suit les trainings de chorégraphes invités – Sandra Martinez (France), Betina Hozhausen (Suisse) ainsi que les cours de théâtre de Maria Joao (Portugal) et Panaibra Gabriel. En 2005, il rejoint la compagnie Kubilai Khan investigations et est interprète dans la création franco-mozambicaine Gyrations of barbarous tribes – chorégraphiée par Frank Micheletti  – qui se questionne sur les identités, les différences, l’appartenance à un groupe. En 2008, il danse dans Geografía, création présentée à la Biennale de la danse de Lyon, puis poursuit sa collaboration avec Kubilai, en dansant dans de nombreuses pièces.

Autant dire que Idio Chichava, leader de Converge +, a une solide expérience et un regard à 380°. Parallèlement à ses interprétations, il est très investi dans le travail de transmission. Avec les danseurs-chanteurs de la compagnie qui déploient une grande énergie et un langage corporel qui leur est propre, il évoque, dans Vagabundus, ce qui lui tient le plus à cœur, les questions de migrations, de métissage et d’altérité.

Brigitte Rémer, le 4 juin 2024

Interprètes : Açucena Chemane, Arminda Zunguza, Calton Muholove, Cristina Matola, Fernando Machaieie, Judite Novela, Mauro Sigauque, Martins Tuvanji, Nilégio Cossa, Osvaldo Passirivo, Patrick Manuel Sitoe, Stela Matsombe, Vasco Sitoe. Assistant chorégraphe et directeur de répétitions Osvaldo Passirivo – lumière Phayra Baloi – Responsable de tournée Silvana Pombal – Production : Yodine Produções – Partenaires : Companhia Nacional de Canto e Dança (CNCD), KINANI – Plataforma Internacional de Dança Contemporânea, One Dance Week.

Mercredi 22 et jeudi 23 mai · 21h, Théâtre de l’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes, dans le cadre de June Events – En tournée – 17 au 19 mai 2024 : Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles, Belgique – 25 mai 2024 : Passages Transfestival, Metz – 5 juin 2024 : Théâtre de la Ville du Luxembourg, Luxembourg – 7 et 8 juin 2024 : Paris Dance Project, Paris – 10 juin 2024 : Générations, Théâtre Paris-Villette, Paris – 14 juin 2024 : Rencontres à l’échelle, Marseille.