Archives par étiquette : Comédie Française

Les Démons

D’après Fiodor Dostoïevski, adaptation Erwin Mortier, traduction Marie Hooghe – mise en scène Guy Cassiers, avec la troupe de la Comédie-Française, à la Comédie-Française/Richelieu.

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française.

Avec la mise en scène de l’immense roman écrit par Fiodor Dostoïevski en 1869, Guy Cassiers signait en 2021 sa première création à la Comédie-Française et l’entrée au Répertoire de l’œuvre, aujourd’hui reprise.

L’auteur en débute l’écriture alors qu’il est en exil et que la Russie est secouée par l’assassinat d’un étudiant insoumis, provoqué par l’activiste révolutionnaire Serge Nétchaïev. Publié sous forme de feuilleton entre 1871 et 1872, Les Démons raconte l’histoire de jeunes révolutionnaires qui sous l’emprise d’un séducteur-manipulateur, projettent de renverser l’ordre établi. Elle alerte en même temps sur le risque de dérive de toute idéologie. Les dangers du totalitarisme au XXe siècle pointent déjà à l’horizon, avec le culte de la personnalité et le populisme à la clé.

La vie de Dostoïevski s’inscrit en filigrane dans l’oeuvre – l’alcoolisme et la violence du père, le départ de la mère quand il a neuf ans puis sa mort quand il en a seize, la formation puis la brève carrière militaire, l’engagement politique, le jeu, le bagne, les difficultés financières, les sentiments de colère, de culpabilité et de remords, en même temps que la découverte de la littérature, sont autant de postulats qui nourrissent l’œuvre. Tous les personnages du roman sont possédés par un démon, qu’il s’appelle socialisme athée, nihilisme révolutionnaire ou superstition religieuse. L’œuvre est sous certains angles un pamphlet politique contre les agitateurs de l’époque ; Dostoïevski l’écrit alors qu’il avait lui-même été partisan de théories révolutionnaires avant de changer de cap, après un séjour de quatre ans dans un bagne de Sibérie. « Je prône le réveil de la Russie » dit l’un. « Buvons à la réconciliation universelle » dit l’autre. « Quels sont les projets de votre génération de fils de militants ? » pose l’auteur. C’est aussi une sorte de méditation sur Dieu et le suicide, sur le crime et la volonté de domination, sur le bien et le mal, la souffrance et la rédemption, autant de thèmes qu’on retrouve dans l’œuvre entière de Dostoïevski. Albert Camus avait adapté Les Démons et présenté l’œuvre au Théâtre Antoine, en janvier 1959, sous le titre Les Possédés, reprenant l’incarnation des doutes et des angoisses de l’auteur sur l’avenir de l’homme et de la Russie.

Sur scène, une femme puissante, Varvara Pétrovna Stavroguina (Dominique Blanc), dans toute son autorité et sa cruauté, rassemble des invités dans son domaine, pour fêter l’arrivée de son fils, Nikolaï Stavroguine (Christophe Montenez) saisi d’un élan pour sa patrie après une vie de débauche à Saint-Pétersbourg, puis à l’étranger. Séduisant et mystérieux jeune homme, dont s’amourachent les femmes – entre autres Daria, sœur de Chatov (Claïna Clavarov), Nicolaï au petit rire nerveux et de perversion arrive en compagnie d’un ami, Piotr Verkhovenski (Jérémy Lopez), conspirateur et inspirateur idéologique d’une cellule révolutionnaire secrète rassemblant des jeunes de toutes croyances. Il est le fils de Stépane Trofimovitch Verkhovenski (Didier Sandre) ancien professeur d’université, ami intime de Varvara Stavroguina, installé chez elle depuis plus de vingt ans.

Autour de Nikolaï les commentaires vont bon train. Alors que sa mère prévoit de le marier à la riche héritière Lizavéta Nikolaïevna Touchina (Liza), amoureuse de lui (Jennifer Decker) il lui annonce qu’il n’est pas disponible puisqu’il a épousé en secret Maria Timoféievna Lébiadkine (Suliane Brahim) sœur de l’officier alcoolique Lébiadkine. Piotr raconte : « Nikolaï a eu une tocade avec Maria, la boiteuse, et l’a secrètement épousée. Elle vaut plus que nous tous réunis. Elle a une vie émotionnelle supérieure. Il lui donne une pension. »  La scène où Nicolaï rend visite à Maria est puissante. Dans sa poche, un couteau. Une petite flamme se consume. « Que devenons-nous sans le secret ? lui demande-t-il ? « Je ne suis pas des leurs, dit Maria. J’ai observé tout le monde… Pourquoi êtes-vous venu ? »  Et dans une intensité claudélienne elle ajoute : « Je veux que vous me regardiez… Mon homme est un prince… Je n’ai pas peur de ton couteau… » Le duo Nikolaï-Maria est magnifiquement porté par Christophe Montenez et Suliane Brahim.

© Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française.

Tout s’obscurcit derrière les projets machiavéliques des uns et des autres, des meurtres se programment comme celui d’Ivan Pavlovitch Chatov (Stéphane Varupenne), tiraillé entre mépris et admiration pour Stavroguine et qui sera tué au coin d’une forêt de bouleaux alors que sa femme vient de lui annoncer qu’elle était enceinte ; puis celui de Maria avec cet incendie criminel qui embrase le ciel. « J’accepte la main de Lisa » décrète alors Nikolaï. Mais Lisa a compris l’incendie, elle en perd la raison. Serguéi Lipoutine un fonctionnaire (Christian Gonon), déclare à  Nikolaï : « c’est ici que nos routes se séparent… Nous détruirons l’État. » Stépane Trofimovitch se brouille avec sa bienfaitrice, il devient alors pathétique, pleure et rit. « Pourquoi me tourmentes-tu ainsi, lui demande-t-il… J’ai la visite de démons dans mes rêves. » Varvara n’entend pas et le chasse. « Vingt ans d’amour propre… Vous êtes un styliste, pas un ami ! Je ne veux plus rien de vous » répond-elle. Il quitte la ville mais s’écroule en chemin. Varvara le recherche. Avant qu’il meure, ils s’avouent leur amour réciproque. Autant de fils tendus dans l’œuvre, à côté de l’engagement politique où deux générations se font face, où de petites anecdotes émaillent le récit, où des histoires de famille avec leurs mécanismes de destruction, sont à l’œuvre.

Le dispositif scénographique formé d’une grande verrière où glissent la pluie et la neige, et de trois grands panneaux-écrans qui tombent des cintres, permettent les changements de lieux et de registres, et de suivre le parcours de chacun des personnages dans la complexité rapportée par les images, réalisées in situ. Au départ, on est dans un espace vide, le Crystal Palace, structure d’acier et de verre construite à Londres pour l’exposition universelle de 1851. Les murs pivotent, la vision est fragmentée.  Sur écran les acteurs sont face à face et dialoguent, ils sont de dos ou en solo sur scène, le montage se combine dans la juxtaposition des personnages et la révélation des images. Il y a une sorte de polyphonie sur scène où vérité et mensonge se mêlent derrière vitres et miroirs, transparence et opacité. Il y a des reflets dans les arbres à travers les verrières. Il neige sur l’écran. La scénographie et les costumes XIXème légèrement décalés et patinés de glace sont signés Tim Van Steenbergen ; les contre-jours et crépuscules, les lumières créant une atmosphère de conspiration, sont de Fabiana Piccioli ; la vidéo et ses contre-vérités, de Bram Delafonteyne. Le travail est admirable.

L’œuvre nous entraîne dans l’abîme au plan collectif par les divergences et empoignades entre les pseudo-révolutionnaires et leur cause dite commune. Serguéi Lipoutine ne manque pas de rappeler à ses camarades – dont Chigaliov (Alexandre Pavloff), Virguinski (Clément Bresson), son épouse (Edith Proust), Tolkatchenko (Dominique Parent) – « ici, c’est moi qui tiens les rênes. Je n’attends plus rien de la Russie… » « Tire… » lui répond Nikolaï. Au plan individuel tout est consommé. Le final montre en gros plans noir et blanc le visage dédoublé, fragmenté et déformé de Nikolaï, aussi mal en point que le pays. « Pourquoi être quelqu’un ? L’homme qui n’a plus aucun lien avec sa terre natale, n’a plus de Dieu, n’a plus de but…  Être à nouveau rien, ni personne… Quel calme ! La paix ! » Et Nikolaï d’ajouter : « La plaie, c’est la Russie mais le malade guérira. Nous nous précipiterons dans l’abime… »  Il commence à faire froid.

Brigitte Rémer, le 5 juin 2024

Dramaturgie Erwin Jans – scénographie et costumes Tim Van Steenbergen – lumières Fabiana Piccioli – vidéo Bram Delafonteyne – son Jeroen Kenens – assistanat à la mise en scène Stéphanie Leclercq – assistanat à la scénographie Clémence Bezat – assistanat aux costumes Anna Rizza – assistanat aux lumières François Thouret.

Avec la troupe de la Comédie-Française : Alexandre Pavloff Chigaliov, intellectuel et théoricien – Christian Gonon Serguéï Vassilitch Lipoutine, fonctionnaire – Stéphane Varupenne Ivan Pavlovitch Chatov, étudiant, fils d’un serf de Varvara Stavroguine – Suliane Brahim Maria Timoféievna Lébiadkina, sœur du Capitaine Lébiadkine, secrètement mariée à Nikolaï Stavroguine – Jérémy Lopez Piotr Stépanovitch Verkhovenski, fils de Stépane Verkhovenski, agitateur – Didier Sandre Stépane Trofimovitch Verkhovenski, ancien professeur d’université, ami intime de Varvara Stavroguina – Christophe Montenez Nikolaï Vsévolodovitch Stavroguine, fils de Varvara Stavroguina – Dominique Blanc Varvara Pétrovna Stavroguina, propriétaire terrienne, soutien et amie de Stépane Verkhovenski – Jennifer Decker Lizavéta (Liza) Nikolaïevna Touchina, riche héritière, amoureuse de Nikolaï Stavroguine – Clément Bresson Virguinski, fonctionnaire – Claïna Clavaron Daria (Dacha) Pavlovna Chatova, sœur d’Ivan Chatov, protégée de Varvara Stavroguina, amoureuse de Nikolaï Stavroguine – Dominique Parent Tolkatchenko, intellectuel – Edith Proust Arina Prokhorovna Virguinskaïa, épouse de Virguinski – et avec les comédiennes et comédiens de l’Académie de la Comédie-Française / Femmes et Hommes en noir : Pierre-Victor Cabrol, Alexis Debieuvre, Viktor Kyrylov, Élodie Laurent, Elrik Lepercq, Marianne Steggall.

Du 2 mai au 21 juillet 2024, matinées à 14h, soirées à 20h30, à la Comédie Française, Place Colette. 75001. Paris – métro : Palais Royal – site : www. comedie-francaise.fr – tél. : 01 44 58 15 15

L’Opéra de Quat’sous

Texte Bertolt Brecht – Musique Kurt Weill – adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier – direction musicale Maxime Pascal – avec la collaboration d’Elisabeth Hauptmann – à la Comédie Française, Salle Richelieu.

© Jean-Louis Fernandez

Inspiré de The Beggar’s Opera de John Gay (1700), l’Opéra de Quat’sous a été créé le 31 août 1928 au Schiffbauerdammtheater de Berlin dans une mise en scène de Bertolt Brecht lui-même et fut l’un des plus grands succès théâtraux de la République de Weimar. La pièce fut ensuite représentée à Paris en 1930 dans des décors et costumes de Gaston Baty. Brecht avait investi ce thème qu’il reprit dans son premier roman en 1934, intitulé Le Roman de Quat’sous. Né en 1898, il avait tout juste trente ans quand il écrivit l’Opéra de Quat’sous. Il avait entrepris, à partir de 1917, des études de philosophie, puis de médecine, à l’Université de Munich avant d’être mobilisé comme infirmier, à la fin de la Première Guerre mondiale. Il publia successivement Tambours dans la nuit, couronné du prix Kleist en 1922, Spartacus et Dans la jungle des villes, devint conseiller littéraire dans les années 20, puis rejoignit le Deutsches Theater de Max Reinhardt avec l’actrice Helene Weigel, qui deviendra sa femme. L’Opéra de Quat’sous, comme Homme pour homme un an plus tôt, propose une forme théâtrale inédite qui puise dans l’opérette, le jazz et les chansons de cabaret. Brecht, qui se trouve entre sa période expressionniste et l’époque de ses pièces didactiques, travaille en compagnonnage avec le compositeur Kurt Weil, et la pièce est écrite avant son engagement dans le marxisme. Plus tard il théorisera le théâtre épique et mettra au point son concept de distanciation. Contraint à l’exil, à l’arrivée des nazis, Brecht parcourt l’Europe, s’installant au Danemark, puis en Suède et en Finlande, avant de rejoindre la Californie en 1941. Ces années d’errance furent néanmoins fécondes, il écrit alors La Vie de Galilée, Mère Courage et ses enfants, et La Résistible Ascension d’Arturo Ui. Contraint de quitter les États-Unis en 1947 pour raison de maccarthysme, Brecht rejoint la République Démocratique Allemande où il fonde le Berliner Ensemble en 1949. Il meurt en 1956, quelques mois après avoir assisté à la reprise de L’Opéra de Quat’sous monté par Giorgio Strehler, au Piccolo Teatro de Milan.

Le travail de Brecht avec Kurt Weil, compositeur de théâtre et d’opéra emblématique,  né deux ans après lui, est essentiel dans l’œuvre de l’écrivain. Kurt Weill marque l’effervescence musicale et culturelle de la République de Weimar et l’essor de la comédie musicale à Broadway dans les années 1940. Il travaillera avec différents dramaturges et imprimera sa marque de fabrique, mêlant le jazz et les musiques populaires teintés d’une certaine mélancolie. Le prélude de la pièce, ici nommée La complainte de Mac-la-Lame deviendra un standard de jazz interprété, entre autres, par Louis Armstrong et Ella Fitzgerald.

Il y a de l’utopie dans l’Opéra de Quat’sous, pièce qui tient une place à part dans le paysage théâtral. Sur des panneaux, ici sorte de journaux lumineux, s’inscrivent les titres des chapitres et des chansons, rendant très lisible l’ensemble. Ils s’affichent et coulent comme un ruisseau à travers le plateau. Au-delà des titres, sur des écrans de différents formats s’affichent des dessins et des commentaires, sorte de superpositions et de collages « Wanted, Employed » ou de slogans politiques : « Grâce à qui, les congés payés ? » ou « Engagez-vous ! » (vidéo Sébastien Dupouey). Le scénario : Macheath, chef de bande mafieux, dévalise les passants, entretient des relations courtoises et même amicales avec les représentants de l’ordre, maltraite les malfrats de son cercle et consolide ses affaires en se mariant. Sa bipolarité liée à ses intérêts lui permet de travailler sur une large palette d’attitudes et d’humeurs, et il sait se montrer tantôt insolent, tantôt séducteur, traqué, présomptueux, avisé etc.

© Jean-Louis Fernandez

La mise en place du décor, escaliers, plate-forme et passerelles, qui n’est pas sans rappeler le constructivisme du début du XXème, (scénographie Magdalena Willi) se réalise à vue et fait partie de la démarche de mise en scène, jusqu’à la première chanson brillamment interprétée par Lucy, fille de Brown (Claïna Clavaron) qui disparaît par les airs. « On va faire Brecht » dit une sorte de recruteur au jeune homme qui se présente à lui et qui a l’air un peu largué : il est recruté sur le champ pour la surveillance du district. Cigare, veste de cuir… Une sorte de duo introductif, humoristique, se met en place, à la manière d’un sketch, ou d’un intermède. « Brecht, il aimait vraiment les voitures de course ? » Et le recruteur demande à son assistante d’apporter le vêtement du nouvel employé. L’assistante, personnage direct et plutôt déluré, n’est autre que Mme Peachum qui se met à chanter (Véronique Vella) : « Qui lave ?… Qui ?… Qui… ? »

Macheath, ou Mac-la-Lame (Birane Ba), le fiancé de Polly, fille unique des Peachum et bandit de grands chemins apparaît au milieu des écrans comme un vrai crooner, sur la passerelle haute. Il surplombe et contrôle la situation. La rencontre avec Polly (Marie Oppert) est des plus romantiques, la jeune femme se montre très amoureuse. Leur noce se tient – surprise pour elle qui pourtant fait bonne figure – dans une écurie. Elle porte le voile de la mariée. Mac-la-lame une splendide veste argentée, chapeau et gants coordonnés (les costumes sont de Florence von Gerkan). Il est accompagné de ses compères et acolytes, gouailleurs, provocateurs, hors la loi sous sa coupe et ses ordres : la Découpe, Saul dit Saule-pleureur, Matthias dit Matt-la-Mitraille, Jacob dit Coco-la-Pince, qui règleront leurs comptes, raconteront leurs derniers larcins, offriront leurs cadeaux à la mariée (dont une magnifique chemise de nuit…) pousseront la chansonnette et se livreront à une partie de lancement de tartes à la crème, osée et savoureuse. Arrivés débraillés, ils étaient revenus pour la noce, portant d’impeccables vestes blanches. Polly leur donne le change et, à son tour leur offre un numéro à sa manière, se transformant en parfaite animatrice.

Jenny la flibuste apparaît à son tour, superbe voix de soprano (Elsa Lepoivre), puis le chef de la police de Londres, Brown, grand ami et complice de Macheath, en apparence, mais qui a plusieurs visages : l’homme privé et le fonctionnaire et qui vient lui souhaiter tout le bonheur du monde (deux acteurs en alternance tiennent le rôle de Brown, Stéphane Varupenne et Benjamin Lavernhe). La noce permet une démonstration d’affection, vraie ou fausse, un joli duo Polly-Macheath. À l’étage, sur la passerelle, se tient ensuit une séquence chez les Peachum, Madame est en peignoir nylon rose, Jonathan Jeremiah Peachum son époux (Christian Hecq) est en short, à la recherche de sa seconde chaussette bleue. Célia Peachum apprend à son mari le mariage de leur fille « Et que fait-on quand on est marié ? » demande-t-il et il apporte sa réponse : « On divorce ! » Tous deux réaffirment leur affection pour Polly, le père, chef d’une bande de mendiants avec laquelle il fait son beurre, pense la faire changer d’idée et plier. Quelques images de type revue défilent sur les écrans.

© Jean-Louis Fernandez

Dans la séquence suivante, Polly annonce à son mari que le chef de la police veut le coffrer, elle tient à la main la page sur laquelle sont listés les crimes et délits qu’il a commis et en égrène la  longue litanie. Elle découvre ses mensonges, sa lâcheté même si elle en est toujours amoureuse. On est à la veille du couronnement de la reine, Macheath confie à Polly les rênes de son entreprise ; elle, décide d’apurer les comptes en réglant les dettes. Macheath lui fait de grandes déclarations avant de s’enfuir, pour se cacher dit-il. Grande scène d’adieux, comme un mélo. « Adieu Mac, garde-toi des femmes » lui dit-elle. Suit la Balade de l’obsession sexuelle. Macheath s’en va et rencontre une femme qui lui lit les lignes de la main et lui annonce les pires catastrophes à venir. C’est Jenny, la tripoteuse, une de ses ex, qui se rappelle de quelques bons moments. Jenny sort discrètement, le téléphone à la main et informe le chef de la police. Macheath est arrêté, on le retrouve en prison. La rencontre avec le chef de la police, son ami, est pathétique, Brown est en larmes avant de prendre congé et Macheath se moque éperdument de lui et fait, une fois de plus, rebondir la situation : il soudoie le gardien, se fait retirer les menottes, et se retrouve libre…  Suit la Balade de la vie à l’aise et l’arrivée de Lucy, fille de Brown (Claïna Clavaron) qui se déclare être la femme de Macheath. Lui se joue de la situation et renie l’une et l’autre. Quand Polly débarque, les deux femmes s’entredéchirent et le journal lumineux annonce le Duel de la jalousie. Macheath s’enfuit avec Julie tandis que Mme Peachum ramène sa fille à la maison. M. Peachum fait un grand discours sur l’Histoire.

2nde finale de Quat’sous avec la Chanson de Macheath et le défilé de la misère sous l’impulsion des Peachum, Célia Peachum en tête, « En avant ! » clame-t-elle. En haut de la passerelle, Jonathan Jeremiah Peachum s’entretient avec le chef de la police et ses sbires, qui cherchent à contrôler le mouvement car le couronnement de la Reine est proche, fil rouge de second plan tout au long de la pièce et qui passe au premier plan, à la fin. Les miséreux forment une haie d’honneur devant le Palais. « Interdiction d’envoyer des clochards sur la voie publique » clame le porte-voix. Peachum ouvre la barrière et la foule des miséreux se répand. « Ils seront des milliers ! » prévient-il. Ils dévalent le grand escalier. La Chanson de la grande inutilité est suivie de la Chanson de Salomon. Julie pour la seconde fois dénonce Macheath.

© Jean-Louis Fernandez

On retrouve notre héros attablé, un gardien pour serviteur et on partage avec lui son dernier repas, car cette fois il n’échappera pas à la police… Il est sur la passerelle, l’atmosphère est lourde. Une référence à la Balade des Pendus de François Villon passe. De la parole au chant, l’acteur change alors de fonction, à moins que ça ne soit de stratégie. Brown arrive, délabré, sans uniforme, dévasté, puis Polly vient donner à son mari des nouvelles de l’entreprise : « Notre affaire marche très bien ! » dit-elle. « Tu pourrais me tirer de là ? » lui demande-t-il. « Je n’ai pas d’argent, adieu Macky » répond-elle. Suit une longue séquence d’adieu où se mêlent amour et argent, tentative d’échafauder des plans pour Macheath. Tous chantent déjà leur deuil. Polly, blême, est en haut de l’escalier. Pas un geste tendre de la part de Macheath qui voudrait comprendre d’où vient la flèche et qui l’a dénoncé. Deux événements se font face à la fin de la pièce : la pendaison prochaine de Macheath et le couronnement de la Reine. Balade de Macheath. Le ténébreux, converti, demande pardon à chacun et la scène se remplit de tous les miséreux venant assister à son exécution. Dernier retournement de situation : « Qui va là ? » C’est le messager du Roi, porteur d’une d’une nouvelle : « Pour célébrer son sacre, la Reine a décrété la réhabilitation et la promotion du condamné. Il sera décoré et touchera une rente à vie. » Les derniers mots reviennent à Macheath qui s’exclaffe en disant : « Je suis sauvé… C’était écrit ! »

Vu dans cette version de 1928, L’Opéra de Quat’sous est une majestueuse pièce de Music-Hall qui se déroule à la manière d’une comédie musicale ou d’une succession de numéros de cabaret. Thomas Ostermeier fait faire des ricochets à l’Histoire et les acteurs, tous excellents, s’en donnent à coeur joie, la direction musicale est menée de mains de maître par Maxime Pascal . Ne boudons pas notre plaisir !

Brigitte Rémer, le 7 octobre 2023

Avec : Véronique Vella Celia Peachum, épouse de Jonathan Jeremiah Peachum – Elsa Lepoivre Jenny, dite la Tripoteuse, une prostituée – Christian Hecq Jonathan Jeremiah Peachum, chef d’une bande de mendiants – Nicolas Lormeau Robert, dit la Découpe, homme de Macheath et Smith, premier officier de police – Stéphane Varupenne* Brown, chef de la police de Londres – Benjamin Lavernhe* Brown, chef de la police de Londres – Birane Ba Macheath, chef d’une bande de malfaiteurs Claïna Clavaron Lucy, fille de Brown – Nicolas Chupin Jacob, dit Coco-la-Pince, homme de Macheath – Marie Oppert Polly Peachum, fille de Celia et Jonathan Jeremiah Peachum – Sefa Yeboah Filch, un des mendiants de Peachum et Saul, dit Saule-pleureur, homme de Macheath – Jordan Rezgui Matthias, dit Matt-la-Mitraille, homme de Macheath- et le chœur – Marie-Claude Bottius*, Scarlett Cabrera-Bernard*, Jean-Claude Calif*, Alexandra Christodoulides*, Alain David*, Simine David*, Alain Derval*, Arnaud Destrel*, Jeanne Guinebretière*, Laurent Lederer*, Cécile Leterme*, Isabelle Mazin*, Thamzid Mohamad*, Tatiana Rahan*, Félix Reichenbach*, Edith Renard*, Yann Salaün*, Thibault Saint-Louis* (* en alternance) et l’orchestre Le Balcon.

Dramaturgie et collaboration artistique Elisa Leroy – scénographie Magdalena Willi – costumes Florence von Gerkan – lumières Urs Schönebaum – vidéo Sébastien Dupouey – son Florent Derex – chorégraphie Johanna Lemke – conseil à la diversité Noémi Michel – assistanat à la mise en scène Dagmar Pischel – assistanat à la direction musicale Alphonse Cemin – assistanat à la scénographie Ulla Willis – assistanat aux costumes Mina Purešić Assistanat aux lumières François Thouret – assistanat à la vidéo Romain Tanguy – assistanat à la chorégraphie Rémi Boissy – chef de chant Vincent Leterme – Ce spectacle a été présenté au Festival d’Aix-en-Provence du 4 au 24 juillet 2023,

En alternance, du 23 septembre au 5 novembre 2023, à la Comédie Française, salle Richelieu, matinées à 14h, soirées à 20h30 Salle Richelieu, Place Colette, 75001. Paris – métro Palais Royal – Tél. :  01 44 58 15 15 – site : www.comedie-francaise.ff

Médée

© Vincent Pontet (1)

D’après Euripide, traduction Florence Dupont – adaptation et mise en scène Lisaboa Houbrechts – avec la troupe de la Comédie-Française /Salle Richelieu.

Surgissant de la salle, Bakary Sangaré, dit La Nourrice, amorce le récit. Il n’a de Nourrice que le nom, fait fonction de narrateur et sera plutôt, au cours de la pièce, une sorte de témoin prostré et chiffonné face à ce qu’il voit. Première inversion du féminin-masculin. Au centre du plateau, est posé un tissu bleu qui pourrait ressembler à une tente de laquelle émergera Médée en effigie juste après, quand on le montera dans les cintres. Un long, très long cri se fait entendre, laissant penser que l’action se déroule après le sacrifice des enfants et que l’on va remonter le temps.

Apparaît Médée (Séphora Pondi), fille du roi de Colchide et épouse de Jason, à l’opposé de tout archétype. Sur sa robe noire s’écrase un gros cœur rose, illustrant le propos de la metteure en scène : « Médée est pour moi une histoire d’amour », interprétation un peu courte. Prêtresse d’Hécate et descendante du Soleil, mortelle et déesse à la fois, Médée détient des pouvoirs magiques. Certes, par amour elle avait aidé Jason à conquérir la Toison d’or par sa magie, mais elle avait trahi son père et tué son frère avant de s’enfuir avec les Argonautes et de se réfugier en terre corinthienne. Là, Créon les avait accueillis, Jason l’avait épousée, deux enfants étaient nés. Mais les amours avaient tourné et Jason allait convoler en secondes noces avec Creüse, fille de Créon. Dans la tragédie d’Euripide la violence de Médée est au paroxysme et la vengeance s’exprime dans toute sa crudité et son horreur. Bannie de la cité, c’est au cours du délai négocié – un jour – que Médée accomplit ses gestes meurtriers : elle tue le nouvel amour de Jason et emporte Créon dans le même geste, avant d’accomplir, comme châtiment ultime et acte le plus barbare, celui de tuer ses enfants, pour priver le père de leur présence.

Dans ce Médée adapté et mis en scène par Lisaboa Houbrechts, les personnages se succèdent, dans leur singularité : Créon (Didier Sandre) qui, avant de marier sa fille, enjoint Médée de quitter le pays « Je n’arrive pas à te faire confiance. » Le Chœur, synthèse de trois chœurs qui se mélangent, celui de Colchide, de Corinthe et d’Athènes et qui glisse de manière fantomatique dans des costumes raides et peu seyants. Aphrodite, déesse de l’amour en robe rose, (Léa Lopez) rôle ajouté au spectacle pour surligner l’amour-passion de Médée envers Jason, morceaux de textes greffés à la belle traduction de Florence Dupont. Jason, en femme, (Suliane Brahim) brûlante étreinte avec Médée dans un reste de tendresse et fausse réconciliation, seconde inversion du féminin-masculin. Égée, stérile roi d’Athènes (Anna Cervinka) en est la troisième inversion, face à Médée tenant le rôle d’Oracle de Delphes et qui s’engage à le/la rendre fertile. Créüse (même actrice qu’Aphrodite) qui fait un bref passage pour raconter sa mort et celle de Créon.

© Vincent Pontet (2)

L’imagerie proposée ici ne sert guère le propos : les fils à linge où sèchent tee-shirts et pantalons des enfants, démultipliés par leurs ombres sur l’écran orange du fond de scène, n’est qu’un effet plaqué, non exploité donc inutile (lumières de Fabiana Piccioli) ; celle des enfants représentés par deux ballons de couleur noire – ces ballons qu’on nous donnait chez les marchands de chaussures et qui très vite s’envolent – est une idée des plus ridicules, même si l’actrice fait ce qu’elle peut pour faire passer ce mauvais moment dans un simulacre d’accouchement. Les ballons se crèvent, l’un après l’autre, suivis des pleurs d’un bébé qui surgissent, au cas où le public n’aurait pas compris. Le tableau final convoque une sculpture grecque, massive, à moitié détruite et scindée en deux, à la manière de David Bobée, sculpture autour de laquelle le chœur devise. C’est la représentation probable du char céleste au sommet duquel est montée Médée, qui semble s’être absentée, avant de rejoindre Égée à Athènes, dans l’errance sans fin qui l’attend (scénographie de Clémence Bezat). À retenir, un moment de grâce et d’émotion en cette scène finale, le magnifique chant en arménien interprété par Serge Bagdassarian.

© Vincent Pontet (3)

Dans ce traitement de la pièce, dès le départ une musique nous environne qui très vite plafonne et devient bruit de fond (musique originale de Niels Van Heertum). Aucun acteur ne peut donner sa pleine mesure, pas même Médée, figure paradoxale s’il en est, qui derrière son énergie n’est pas vraiment guidée. Les origines camerounaises de Séphora Pondi auraient pu d’autant nous mener dans une vengeance distillée sur les chemins de l’irrationnel, des croyances, de la jeteuse de sorts et de la sorcellerie, sinon à quoi bon choisir l’excellente actrice ?

La lecture proposée par Lisaboa Houbrechts, égérie de la nouvelle scène flamande, est une version très simplifiée de Médée : ses inversions du masculin-féminin sont sans-objet si ce n’est surligner la fin de règne du masculin et prendre Médée comme prototype de la femme trahie et répudiée, victime de ce pouvoir masculin ; diversité sur les plateaux ô combien légitime mais n’est pas Peter Brook qui veut. La metteure en scène coche toutes les cases des clichés d’aujourd’hui, avec effets et artifices. C’est bien décevant !

Brigitte Rémer, le 20 mai 2023

© Vincent Pontet. 1/ Séphora Pondi (Médée), Suliane Brahim (Jason) – 2/ Séphora Pondi (Médée), Léa Lopez (Aphrodite) – 3/ Anna Cervinka (Égée), S. Pondi (Médée) – 4/  Didier Sandre (Créon), Séphora Pondi (Médée).

© Vincent Pontet (4)

Avec la troupe de la Comédie-Française :

Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Suliane Brahim, Didier Sandre, Anna Cervinka, Élissa Alloula, Marina Hands, Séphora Pondi, Léa Lopez et les comédiennes de l’académie de la Comédie-Française, Sandra Bourenane, Yasmine Haller, Ipek Kinay. Dramaturgie : Simon Hatab – scénographie : Clémence Bezat – costumes : Anna Rizza – lumières : Fabiana Piccioli – musique originale : Niels Van Heertum – chants : Jérôme Bertier- son : Jeroen Kenens – travail chorégraphique : Tijen Lawton – maquillages : Céline Regnard – assistanat à la mise en scène : Céline Gaudier -assistanat à la scénographie : Nina Coulais de l’académie de la Comédie-Française – assistanat aux costumes : Clément Desoutter de l’académie de la Comédie-Française.

Du 12 mai au 24 juillet 2023, Comédie-Française, salle Richelieu, Place Colette. 75001. Métro Place Colette – spectacle joué en alternance selon le calendrier à consulter sur le site : www.comedie-francaise.fr – tél. : 01 44 58 15 15.

La Mort de Danton

© Christophe Raynaud de Lage

Texte de Georg Büchner – traduction Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil – mise en scène et scénographie Simon Delétang – à la Comédie Française/Richelieu, avec la troupe de la Comédie-Française, les comédiens et comédiennes de l’académie de la Comédie Française.

On entre de plain-pied dans le sujet, par la phrase de Saint-Just inscrite sur le rideau de fer transformé en un immense drapeau tricolore : « Tous les arts ont produit des merveilles, l’art de gouverner n’a produit que des monstres. »

La pièce en quatre actes se déroule sur une semaine, le titre en porte l’aboutissement : la mort. L’écrivain et dramaturge, également médecin et scientifique allemand, Georg Büchner (1813-1837) l’écrit en cinq semaines et la publie en 1835, deux ans avant sa mort, frappé par le typhus. Il a vingt-quatre ans. Elevé dans le sud-ouest de l’Allemagne, le Grand-Duché de Hesse-Darmstadt marqué par les révolutions de 1789 et par celle de juillet 1830, il fut étudiant en médecine à Strasbourg. Là, il entra en contact avec les groupes d’opposition républicains. Il fut ensuite nommé professeur-adjoint à la faculté de médecine de Zürich, en 1836, où il tissa des liens avec d’autres réfugiés politiques. C’est un homme engagé, un révolutionnaire, qui produit en sa courte vie, une œuvre majeure : outre La Mort de Danton, il écrit la même année une nouvelle, Lenz, sur la souffrance de l’écrivain Jakob Lenz, poète à l’âme malade et suicidaire ; l’année suivante, en 1836, une comédie satirique, Léonce et Léna et il débute l’écriture de Woyzeck, drame qui restera inachevé. Il avait auparavant, en 1834, écrit un pamphlet, Le Messager de Hesse et traduit Lucrèce Borgia et Marie Tudor, de Victor Hugo.

L’action de la pièce se passe du 30 mars au 5 avril 1794 quand Robespierre, assisté de Saint-Just, s’en prend aux modérés, au Club des Jacobins. Il ira jusqu’à faire exécuter Danton, ses amis et partisans, qui déjà ne croient plus à la Révolution, le peuple restant dans la même misère après, qu’avant : la révolution sociale n’a pas eu lieu. Révolutionnaire de la première heure, Danton est las et se laisse aller à une vie facile et délictueuse. Tel est le portrait qu’en brosse Büchner et sur lequel insiste Simon Delétang, metteur en scène, qui, plutôt que la mort des idéologies ou le peuple et des scènes de rue, développe le volet des mœurs libres de Danton, permettant à l’implacable Robespierre de justifier l’élimination de celui qui est devenu son adversaire. L’intrigue est assez linéaire et on est en vase clos, ce que souligne la scénographie (de Simon Delétang) qui place l’action dans un salon-écrin du XVIIIe siècle, se transformant ensuite en prétoire puis en prison, sous le sceau du tableau de Jacques-Louis David, La Mort de Socrate et sous celui de la Méduse telle que représentée par Caravage, gorgone qui a le pouvoir de pétrifier tout mortel. Les lumières de Mathilde Chamoux, remarquables, et les costumes d’époque de Marie-Frédérique Fillion accompagnent la part sombre de la lutte fratricide avec une certaine préciosité. Le tombeau est somptueux.

© Christophe Raynaud de Lage

Plus près de la bourgeoisie que des cris de la rue, on a peine à croire ici que Danton ait été meneur de la Révolution : « Ce n’est pas nous qui avons fait la Révolution, c’est la Révolution qui nous a faits » déclare-t-il à Lacroix. Il sait qu’il va mourir et trouve la parade : « Nous sommes des pantins manœuvrés par des forces inconnues. » La pièce de Büchner est précise et documentée, certains fantômes de Shakespeare et de Goethe y rôdent et le mythe Danton-Robespierre s’effondre, le premier, effrontément grivois – Loïc Corbery dans le rôle-titre, un rien désabusé, fauve désespéré peu avant la mort – le second, Clément Hervieu-Léger, parfaitement rigide dans celui de Robespierre. Ils sont entourés d’une douzaine de comédiens dont Guillaume Gallienne – en alternance avec Julien Frison – en Saint-Just, Gaël Kamilindi en Camille Desmoulins, Marina Hands en grisette et de jeunes interprètes de l’académie de la Comédie Française.

Après avoir dirigé le Théâtre de Bussang, dans les Vosges, Simon Delétang est depuis peu à la tête du Centre dramatique national de Lorient. Il signe l’entrée de La Mort de Danton au répertoire de la Comédie-Française qui suit, à vingt ans d’intervalle celle de deux autres textes de Georg Büchner mis en scène par Mathias Langhoff, Léonce et Léna et Lenz. Pour Simon Delétang « il y a un véritable vertige à croiser l’histoire de ce lieu – la Comédie Française – et l’Histoire de France, d’autant que la troupe du Roi avait à l’époque été sauvée in extremis de la guillotine par un bienfaiteur. » Jean Vilar avait mis en scène La Mort de Danton, présentée pour la première fois en France en 1948, au Festival d’Avignon.

La modernité de la pièce, dans le rapport au pouvoir, dans l’échec des idéaux et les déchirements entre deux frères ennemis, dans la destinée humaine et le rapport à la mort, nous parle d’aujourd’hui, à travers le regard de Büchner.

Brigitte Rémer, le 27 février 2023

Avec : Guillaume Gallienne, Saint-Just, membre du Comité de salut public (en alternance) – Christian Gonon Barrère, membre du Comité de salut public et Legendre, député – Julie Sicard Julie, femme de Danton – Loïc Corbery – Georges Danton, député – Nicolas Lormeau, Lacroix, député – Clément Hervieu-Léger Robespierre, membre du Comité de salut public – Anna Cervinka Lucile, femme de Camille Desmoulins – Julien Frison Saint-Just, membre du Comité de salut public (en alternance) – Gaël Kamilindi Camille Desmoulins, député – Jean Chevalier Collot d’Herbois, membre du Comité de salut public et Hérault-Séchelles, député – Marina Hands, Marion, une grisette – Nicolas Chupin Billaud Varennes, membre du Comité de salut public et Philippeau, député

© Christophe Raynaud de Lage

L’académie de la Comédie Française : Sanda Bourenane une femme – Vincent Breton, un monsieur, deuxième citoyen, un lyonnais, un député et un bourreau – Olivier Debbasch un monsieur, premier citoyen, un député, Herrmann, président du Tribunal révolutionnaire et un géôlier – Yasmine Haller, une dame et Rosalie, une grisette – Ipek Kinay, une dame, Adélaïde, une grisette et une femme – Alexandre Manbon, un jeune homme, un député, Paris, ami de Danton et un prisonnier. Costumes Marie-Frédérique Fillion – lumières Mathilde Chamoux – musiques originales et son Nicolas Lespagnol-Rizzi – assistanat à la scénographie Aliénor Durand. Avec le soutien de la Fondation pour la Comédie-Française.

Du 13 janvier au 4 juin 2023 en alternance, Comédie-Française, Salle Richelieu, Place Colette, 75001 – métro : Palais Royal – tél. : 01 44 58 15 15 – site : comédie-francaise.fr

Les cinq fois où j’ai vu mon père

© Nathania Périclès

Texte et mise en scène Guy Régis JR, avec Christian Gonon de la Comédie Française – à Théâtre Ouvert, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Assis côté jardin l’acteur-conteur regarde le public s’installer avant d’entrer dans le vif du sujet, un récit où l’auteur part à la recherche de sa propre histoire. Il énonce : « La cinquième fois où j’ai vu mon père, ce fut la dernière… » Bruitage des étals de marché et chant du coq. Cette cinquième fois, l’enfant avait douze ans et taraude sa mère : « Cet homme à la valise, sur le marché, c’était lui ? C’était lui, je le sais. Pourquoi ne réponds-tu pas ? » L’enfant raconte l’absence, les apparitions et disparitions, le chagrin de sa mère et le sien, de nature différente, l’incompréhension. Le récit fait le compte à rebours des quatre rencontres précédentes avec ce père aimé, l’absent, qui un jour, a quitté son île natale, Haïti. Parti pour les États-Unis, il ne s’est pas retourné, sauf, de loin en loin, sur son fils. Il a quitté un pays « sans-dessus dessous » comme finit par le lui dire sa mère. Elle, fière et décidée, ne le quittera pas. « Comment effacer un pays ? Un pays ne s’efface pas… » dit-elle.

La quatrième fois, « il était venu pour me dire qu’il m’aimait ». Le père-ombre semblable à un oiseau noir est représenté sur l’écran situé côté cour et en même temps habité par le conteur. « La troisième fois, j’avais 9 ans, il est venu pour ma communion, et on a posé dans le studio photo de Magic Photos ». Un flash traverse la salle et éblouit le public, souvenir d’un moment qui se grave au plus profond. La seconde fois, « j’avais 6 ans. Ma mère m’a demandé de me faire beau, je ne savais pas pourquoi, j’ai cru qu’on allait à l’église. Je pleurais toute la pluie » ajoute-t-il, quand il comprit. La première fois, « j’avais un an et je pleurais » ; « Arrête… Arrête… » lui disait-on. Et il apprit à dire « papa… » Le Père était parti dans l’espoir d’une vie meilleure. « Depuis, l’enfant l’avait cherché partout, dans tous les visages, dans toutes les moustaches, dans tous les visages d’hommes. »

Depuis ce départ, il/le narrateur/ Guy Régis JR – car l’œuvre est autobiographique – avait cherché ce Père. « J’ai si soif de te voir… » il aurait aussi voulu connaître « la recette de l’oubli » ne plus voir, ne plus souffrir en même temps qu’il se chargeait d’énergie. « J’aurais voulu manger le soleil, être le soleil… »  À Haïti la nature est présente, soleil et pluie,  comme l’art, par les peintres et les écrivains, mais l’envie de partir souvent est plus forte, pour vivre mieux. Les pères partent et laissent un grand vide. C’est le récit que fait Guy Régis JR de sa vie, à la recherche de sa propre histoire. « Aujourd’hui, à l’âge où je suis vieux, je me surprends à le chercher encore… je le cherche sans répit » ajoute-t-il.

Écrivain, réalisateur et metteur en scène Guy Régis JR fonde sa compagnie, Nous Théâtre, en 2001 et pose un acte fondateur avec son premier spectacle Service Violence Série, créé en 2005. Il est également actif dans le développement des arts vivants en Haïti, et a créé le Festival 4 Chemins à Port-au-Prince, moment important de la vie culturelle de la capitale haïtienne. Réalisateur de courts métrages expérimentaux, il est actuellement en résidence à la Villa Médicis où il mène un projet d’écriture. Ses textes – théâtre, romans et poésie, sont traduits en plusieurs langues.

Avant d’être un récit-scène, Les cinq fois où j’ai vu mon père est un récit-roman. L’écriture, sensible, évidente et poétique, est ici comme une petite musique teintée de la mémoire. Avec intensité et sans artifice Christian Gonon, acteur de la Comédie Française, porte magnifiquement ce monologue intérieur. Il habite l’enfance et parle des chagrins, entre le silence de la mère et l’absence du père comme un arrachement. A côté de lui l’écran se peuple des dessins naïfs de Raphaël Carloone ponctuant le récit. Ils mettent le projecteur sur l’identité haïtienne de l’auteur et traduisent l’environnement et le climat, la violence de la pluie à certaines périodes, en lien avec le désarroi de l’enfant.

Derrière le chagrin il y a la vie et les cris d’enfants. Il y a un grand lyrisme de l’auteur qui avec pudeur parle de départ et d’exil dans un pays, Haïti – premier pays au monde né d’une révolte d’esclaves comme le fut la révolution haïtienne, en 1804  – où 70 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Pays qui avait inspiré à Césaire La Tragédie du Roi Christophe, montée pour la première fois par Jean-Marie Serreau, en 1964. C’est un travail de mémoire qui traverse tous les pays, toutes les enfances.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2022

Avec Christian Gonon, de la Comédie-Française – assistanat à la mise en scène Kim Barrouk, Hélène Lacroix – création sonore Hélène Lacroix – images Raphaël Carloone – régie générale Sam Dineen – Le roman, Les cinq fois où j’ai vu mon père est publié aux éditions Gallimard, collection Haute Enfance.

17 au 29 janvier 2022, Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta 75020 Paris – tél. :01 42 55 55 50 – site : theatre-ouvert.com – En tournée : 25 et 26 mars 2022 : Tropiques Atrium, Fort de France, Martinique – 1er et 2 avril 2022 : L’Artchipel, Basse-Terre, Guadeloupe – à venir : Théâtre de Liège, Belgique

Fanny et Alexandre 

© Brigitte Enguerand

Texte Ingmar Bergman, traduction Lucie Albertini, Carl Gustaf Bjurström – Mise en scène Julie Deliquet avec la troupe de la Comédie-Française – Captation La Compagnie des Indes, avec la participation de France Télévisions. Diffusion Culturebox, le 15 février 2021.

On est au début du XXème siècle, en Suède. C’est Noël et la famille Ekdahl se réunit pour la fête. Le ton est au badinage et à la grivoiserie, aux aimables provocations. On dresse la table. Oscar, acteur et metteur en scène (Denis Podalydès) introduit la famille et l’accueille, tous en ce jour sont les personnages de la crèche, de la Vierge Marie à l’agneau. Bougies, coupes de champagne, chants de l’enfance, farandole. Fils d’Helena Ekdahl, actrice (Dominique Blanc), Oscar a pris la relève de sa mère à la direction du théâtre et devise sur son art. « J’aime tous ceux qui travaillent dans ce petit monde, le théâtre. » La galerie de portraits est au complet, avec les extravagances de chacun : Émilie, actrice, épouse d’Oscar (Elsa Lepoivre), leurs deux enfants : Fanny (Rebecca Marder), Alexandre (Jean Chevalier) et Maj leur préceptrice (Julie Sicard) ; arrivent le premier frère, Carl (Laurent Stocker) et son épouse, Lydia (Véronique Vella) qu’il ne cesse de dégrader : « Pourquoi je te hais ? Parce que tu me renvoies un reflet » ; puis l’autre frère, Gustav Adolf (Hervé Pierre), prompt aux bons mots légèrement graveleux, avec son épouse, Alma (Florence Viala) accompagnée de son fils (Gaël Kamilindi). Isak Jacobi, antiquaire (Gilles David), les rejoint, suivi de son neveu, Aron (Noam Morgensztern) qui les regarde tous, éberlué et décalé. Il se met au piano et raconte : « Mes parents avaient un petit théâtre de magie. Un jour, un véritable spectre est arrivé sur scène… » Il évoque les fantômes, ces âmes errantes… les gens perdus, les anges et les diables… Il est habité d’un certain pouvoir d’exorcisme et de divination.

Dès le départ le spectateur flotte, d’illusion à réalité, entre la famille Ekdahl, qui fête Noël à sa façon, et le théâtre dans le théâtre illustré par Oscar qui, au centre de la scène, répète Hamlet et nous entraine dans ses visions. Fanny et Alexandre sont du spectacle comme ils le souhaitaient, ils apparaissent, costumés, avant de disparaître par la trappe située au centre du plateau. Les femmes se regroupent dans le rôle du souffleur.

En pleine répétition, Oscar meurt, subitement. Un monde bascule. « Il y a quelqu’un dans la salle ? » Reste la servante, petite lumière qui brille sur scène quand le théâtre est plongé dans le noir. On entre alors dans la seconde partie du spectacle où, de la salle, les acteurs qui font office de spectateurs, semblent s’éveiller d’un rêve étrange…

Quelque temps plus tard Émilie annonce son projet d’épouser l’évêque luthérien, Bishop Edvard Vergerus (Thierry Hancisse) dont elle est amoureuse, et s’éloigne du théâtre. On assiste à son arrivée chez lui, accompagnée des enfants. L’atmosphère y est austère et ascétique et les règles de bonne conduite dans la maison leur sont dictées par l’autoritaire Henrietta, sœur de l’évêque (Anne Kessler). On entre dans le monde de la simulation et de l’affabulation. Fanny retient ses larmes. Alexandre reçoit son premier sermon sur le mensonge. « L’imagination est un don de Dieu… » rend grâce l’évêque, imposant à tous la prière à genoux. Émilie est sous emprise, comme hypnotisée.

Pour décompenser, Fanny et Alexandre jouent au fantôme avec la servante, Justina (Anna Cervinka) qui se met à raconter l’histoire lugubre de la maison : la mère, enfermée avec ses deux filles, celles-ci cherchant à s’enfuir par la fenêtre et tombant dans les eaux noires et glacées de la rivière. La mère, qui tente de les sauver et sombre à son tour. Le calme, qui n’est jamais revenu dans la maison. Et Alexandre compose la suite de l’histoire : « Cet homme que ma mère a épousé… Un soir. Le soleil brille. Je vois l’une des petites filles dans l’encadrement de la porte. L’autre, la grande, arrive, s’arrête, me regarde et me fait signe de me retourner. La mère alors raconte. Je veux que tu connaisses notre secret. » Alexandre mime et raconte les scènes érotiques qu’il a aperçues, entre l’évêque et sa mère. Les deux jeunes se déchaînent : « Si on se concentre tous les deux pour que l’évêque meure, ça marchera… ! » 1, 2,3…. Meurs, salaud ! Mais l’évêque arrive avec sa sœur, ils ont eu le récit de la servante et demandent à Alexandre de jurer sur la Bible. Celui-ci s’y refuse. L’évêque cogne de toutes ses forces, sa violence est inouïe : « Déshabille-toi… Enlève ta chemise… Baisse ta culotte ! » Maltraitance, sévices, torture, tel est le langage de l’évêque à l’égard d’Alexandre qui a osé se rebeller. On est au comble de la perversité quand tombe l’annonce de les enfermer. Apparaît le fantôme du père qui dialogue avec son fils, Alexandre… Reproches du fils : « Tu faisais l’obligeant, papa. Tu ne disais jamais ce que tu pensais. On avait honte de toi. Et maintenant tu erres. Tu es mort, papa. Pourquoi tu ne vas pas voir Dieu pour lui dire de tuer l’évêque ? Va-t’en, je ne veux plus te voir ! »

Retour à la scène du début, la réunion de famille, même ambiance. On regarde l’album des photos de famille, en s’esclaffant. « La vie n’est qu’une succession de rôles, certains sont amusants, d’autres moins… » dit avec philosophie la doyenne, Helena Ekdahl. Fanny et Alexandre sont attendus et l’inquiétude grandit. Arrive Émilie, seule, qui réussit à donner l’alerte et dit attendre un enfant. « Je hais cet homme. » A son retour à l’évêché elle découvre l’état de son fils et se déchaîne contre l’évêque. « Je maudis l’enfant que je porte. » Lui, menace, ses imprécations sont des plus hypocrites : « Nous traversons une vallée de larmes… Nous l’enrichissons de forces vives. » Fanny sombre dans une quasi-folie, accrochée aux barreaux du lit. Alexandre est en sang.

Isak Jacobi et son neveu Aron arrivent à l’évêché et disent venir rendre visite à Edvard Vergerus, l’évêque. Ils se font éconduire par sa sœur. Isak alors invente un stratagème. « Votre frère a des soucis d’argent…» Et le mur se soulève pour libérer Fanny et Alexandre. Arrive l’évêque, suivi de la famille Ekdahl. « J’ai la supériorité morale… » se défend-il. « Les enfants ne reviendront pas » lâche Émilie. Une tirade truculente d’insultes est lâchée par Gustav-Adolf à son encontre. « Charogne » hurle-t-il ! Émilie craque et dit vouloir rester. Elle prépare en fait sa vengeance et verse du poison dans le bol de l’évêque, qui se délite. Aron, en messager, raconte la mort de Vergerus, qu’il met en scène, en s’illuminant. Helena la Sage déclare à l’adresse d’Émilie : « Il ne faut pas hésiter au chemin final. Je suis ton ange gardien… » Émilie lui offre Le Songe de Strindberg en lui proposant un rôle. « Tout peut arriver. Temps et espace n’existent plus. L’auteur laisse libre cours à son imagination. » Gustav Adolf a le dernier mot en apostrophant le public. Épilogue. « Ben voilà… Cher public, merci d’être venu si nombreux… Voici la joie revenue dans nos cœurs. Soyons gentils et généreux…» Tous les acteurs sont à l’avant-scène.

Ce parallèle entre famille et théâtre, famille et troupe comme celle de la Comédie-Française, avec apostrophe au public, ce trouble entre réel et imaginaire, sont au cœur du sujet. La complexité de l’univers psychanalytique bergmanien l’est aussi : culpabilité, repentance, soumission à l’autorité, interdit, perversion, révolte, amour, rupture, enfance, famille et mort. Et le surnaturel est présent, comme un épais brouillard, du spectre shakespearien de la première partie, au retour du père rendant visite au fils, dans la seconde. La captation en restitue l’atmosphère avec virtuosité.

Dans sa lecture de Fanny et Alexandre, Julie Deliquet s’est appuyée non seulement sur le film d’Ingmar Bergman, tourné en 1982 – son dernier film, considéré comme œuvre testamentaire – mais aussi du roman de Bergman qui avait précédé, ainsi que de la série télévisée qu’il avait réalisée avant le film. Tous les acteurs habitent leur rôle et donnent vie à l’impensable, avec talent. La metteure en scène n’en est pas à son coup d’essai avec la Comédie Française elle avait monté Vania, d’après Oncle Vania d’Anton Tchekhov, avec les acteurs de la Troupe, au Vieux Colombier, en 2016. Auparavant, elle avait fondé sa compagnie, In Vitro, et présenté sa première pièce, Derniers remords avant l’oubli, de Jean-Luc Lagarce, en 2009. Elle a été nommée directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis en mars 2020, au début de la pandémie et de la fermeture des théâtres.

Brigitte Rémer , le 23 février 2021

Avec la troupe de la Comédie-Française : Dominique Blanc, Cécile Brune, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Gilles David, Thierry Hancisse, Gaël Kamilindi, Anne Kessler, Elsa Lepoivre, Rebecca Marder, Noam Morgensztern, Hervé Pierre, Denis Podalydès, Julie Sicard, Laurent Stocker, Véronique Vella, Florence Viala et les comédiennes de la promotion 2018-2019 de l’académie de la Comédie-Française, Noémie Pasteger, Léa Schweitzer – Version scénique Florence Seyvos, Julie Deliquet, Julie André – scénographie Éric Ruf, Julie Deliquet – costumes Julie Scobeltzine – lumière pour le théâtre Vyara Stefanova – musique originale Mathieu Boccaren – collaboration artistique Julie André – assistanat à la scénographie Zoé Pautet.

Spectacle créé Salle Richelieu et entré au Répertoire de la Comédie-Française en février 2019. Captation en mai 2019 – Réalisation Corentin Leconte. Une coproduction Comédie-Française, La Compagnie des Indes avec la participation de France Télévisions – La traduction est éditée par Gallimard – Prochaine diffusion au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, à une date indéterminée.

Électre / Oreste

© Jan Versweyveld

Texte Euripide – traduction Marie Delcourt-Curvers – version scénique Bart Van den Eynde et Ivo van Hove – mise en scène Ivo van Hove – Avec la troupe de la Comédie-Française, nouvelle production, entrée au Répertoire – Salle Richelieu.

Ivo van Hove a réuni deux pièces d’Euripide : Électre, écrite en 413 avant JC et Oreste, écrite cinq ans plus tard, en 408 avant JC, pour en faire un spectacle. Sept ans ont passé depuis le meurtre d’Agamemnon de la main de son épouse, Clytemnestre, assisté d’Égiste son amant, usurpateur du trône. Oreste et Électre, frère et sœur, ont été mis à l’écart par leur mère du centre névralgique du pouvoir : banni d’Argos, Oreste, digne héritier du trône, envoyé en exil à la cour de Phokis, exil doré où il se sent pourtant exclu et déclassé, attend la vengeance ; Électre, orpheline d’un père qu’elle adorait, donnée à un paysan bienveillant qui, face à sa noble origine, ne consomme pas le mariage et qui vit à la lisière de la ville, dans un extrême dénuement. Combative, elle s’installe dans la provocation et la rébellion, portée par le Chœur, s’insurge contre l’injustice des dieux, et espère désespérément le retour de son frère. Théâtralement, son humiliation est marquée par des vêtements déchirés, des cheveux très courts coupe habituellement réservée aux esclaves et une mer de boue autour d’elle.

Le spectacle commence là, dans le lieu de vie d’Électre dans lequel on pénètre par une étroite passerelle qui semble flotter dans les airs. La scénographie de Jan Versweyveld, qui est aussi créateur des lumières, conduit dans un premier paysage, ce sol recouvert de boue ; derrière, l’humble maison d’Électre, symbolisée par une porte noire et massive qui plus tard fera office de palais, sur lequel elle se hissera avec Oreste et Pylade, avant qu’il ne s’embrase, à l’arrivée d’Apollon ; un troisième espace, l’espace musical avec de superbes timbales placées côté cour et côté jardin, ainsi que divers gongs et percussions, guitares électriques et tuyaux harmoniques avec lesquels quatre musiciens ponctuent l’action et nourrissent le récit, tout au long du spectacle (Trio Xenakis). Les timbales ont une présence forte qui impriment à l’ensemble une noblesse certaine et une chaude tonalité de rituel. La musique originale et le concept sonore, mêlant instrumentation acoustique et électronique, sont signés Eric Sleichim.

Autour d’Électre, puissamment interprétée par Suliane Brahim et sa force sauvage, dès l’entrée du spectacle, le chœur protecteur, chorégraphié jusqu’à la transe, par Wim Vandekeybus, se déploie moitié bacchantes moitié suppliantes. Il reviendra de manière récurrente en une chorégraphie légèrement décalée, un peu obligée. Arrive un inconnu, porteur de nouvelles au sujet d’Oreste, il est accueilli selon les lois de l’hospitalité par Électre et son laboureur mycénien, joliment interprété par Benjamin Lavernhe. C’est Oreste en personne qui se présente (Christophe Montenez) mais frère et sœur ne se reconnaissent pas, elle, couverte de boue, lui qu’elle n’a pas vu grandir. Il est accompagné de Pylade son éminence grise (Loïc Corbery), prince héritier empreint de discrétion et sans mission très définie. Quand Oreste et Électre se reconnaissent enfin, avec l’aide du vieil homme mycénien qui jadis les vit naître (Bruno Raffaelli), qu’ils expriment ensemble ressentiments et haine, des plans se mettent en place et les mécanismes de la vengeance se dessinent. L’usurpateur du trône, Égiste, est exécuté en premier (Peio Berterretche), moment de grande violence. Accusations et insultes d’Électre, imprécations du Choeur, émasculation. Mais la rage est telle qu’elle demande à son frère la tête de Clytemnestre et confie entre ses mains leur destin : « Si, vaincu dans la lutte, tu venais à tomber, je mourrais, moi aussi. Ne crains pas que je te survive. Une épée aiguë me frapperait au coeur. Je vais rentrer et la tenir à portée de ma main. Si donc il vient de toi une heureuse nouvelle, tout le logis se remplira de cris de joie, et de cris de deuil si tu meurs. J’ai tout dit. »

L’étreinte de serpent comme baiser de Judas, entre la mère (Elsa Lepoivre, superbe Clytemnestre) tentant de se disculper et qui trébuche, et sa fille, n’y change rien. La robe bleu électrique se tâche, le somptueux collier se détache, le piège se referme et ne laisse à Clytemnestre aucune chance. Oreste, remplit la mission malgré ses hésitations, le besoin de destruction est sans appel, « dernier désastre pour cette maison. »

Le sacrifice de la mère consommé, Oreste s’enfonce dans la culpabilité jusqu’au délire. Face au Palais d’Argos il semble comme avalé par la terre, loin de lui-même et « ne se nourrit plus. » Avec Électre il attend le verdict des habitants. La mort par lapidation est prononcée. Leur espoir se tourne alors vers Ménélas leur oncle (Denis Podalydès), de retour à Argos en compagnie de sa femme Hélène – sosie de Clytemnestre, interprétée par la même actrice, Elsa Lepoivre, toujours superbe – à qui ils demandent de plaider leur cause auprès des citoyens de la ville. De loi justement, il est question par la bouche de Tyndare, roi légendaire de Sparte (Didier Sandre), qui s’oppose à Ménélas sur le sort à réserver à Électre et Oreste. Pour faire pression davantage encore, Hélène sera exécutée et on prépare le sacrifice d’Hermione, leur fille (Rebecca Marder). Tout se radicalise à l’extrême et le palais s’enflamme. Au final paraît le dieu, Apollon, placide et tout puissant (Gaël Kamilindi) : « Mettez fin à vos querelles… » lance-t-il, ironiquement.

La difficulté de monter la tragédie grecque, archaïque et moderne, se retrouve ici et Ivo Van Hove opte pour l’excès et le côté démonstratif. On est parfois à la frange du grand spectacle, un peu Ben Hur un peu Dix commandements avec les visages couverts de sang et de terre et de plus en plus au fil de l’action, l’émasculation d’Égiste limite ridicule, la transe extravertie du Chœur, le déchaînement des émotions. Des trois grands tragédiens grecs, presque contemporains, – les deux autres étant Eschyle et Sophocle – Euripide est celui qui se penche davantage sur le côté psychologique des personnages et traite de ceux que l’on exclut et qui n’ont que la violence pour se faire entendre. Il se serait lui-même retiré du monde à la fin de sa vie dans une grotte de Salamine, et serait mort en Macédoine en 406 avant JC. Dans le choix de l’œuvre, Ivo Van Hove met en avant le processus de radicalisation d’Électre et d’Oreste comme noeud central de la mise en scène, et le lie aux problématiques d’aujourd’hui. La violence y est extrême et insistante et les contrastes soulignés. Même si la symbolique de la terre et de la boue, signes de la faillite familiale qu’on retrouve dans la scénographie et dans les costumes bruns intemporels d’Électre et du Chœur, font penser à la Medea de Pasolini, le bleu-roi électrique des costumes coupe moderne portés par Oreste et Pylade, et les robes du Palais, celles de Clytemnestre, d’Hélène et de leur fille Hermione, références au Palais, tranchent assez brutalement.

Ivo Van Hove avait monté Les Damnés d’après Visconti, avec les acteurs de la Comédie Française en 2017, une grande fresque très réussie. Il connaît la maison. Dans Électre / Oreste il table sur la force d’Électre, la fragilité d’Oreste, l’arbitrage de Pylade et, dans le sillage d’Euripide, conduit les personnages du crime à la vengeance et de la vengeance au crime. Les acteurs, tous à leur personnage dans la spirale de leur destin, sont d’une grande justesse dans le parti-pris de mise en scène, à commencer par Électre à l’état sauvage qui donne furieusement le tempo. Fin de partie avec Apollon. Les dieux veillent, retour au calme.

Brigitte Rémer, le 3 mai 2019

Avec la troupe de la Comédie-Française : Claude Mathieu, Cécile Brune, Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Bruno Raffaelli, Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Loïc Corbery, Suliane Brahim, Benjamin Lavernhe, Didier Sandre, Christophe Montenez, Rebecca Marder, Gaël Kamilindi – Avec les comédiens de l’Académie de la Comédie-Française : Peio Berterretche,  Pauline Chabrol, Olivier Lugo, Noémie Pasteger, Léa Schweitzer – Percussions Trio Xenakis, en alternance : Adélaïde Ferrière, Emmanuel Jacquet, Rodolphe Théry, Othman Louati, Romain Maisonnasse, Benoît Maurin. Traduction Marie Delcourt-Curvers – version scénique Bart Van den Eynde et Ivo van Hove – scénographie et lumières Jan Versweyveld – costumes An D’Huys – musique originale et concept sonore Eric Sleichim – travail chorégraphique Wim Vandekeybus – dramaturgie Bart Van den Eynde – assistanat à la mise en scène Laurent Delvert – assistanat à la scénographie Roel Van Berckelaer – assistanat aux costumes Sylvie Lombart – assistanat aux lumières François Thouret – assistanat au son Pierre Routin – assistanat au travail chorégraphique Laura Aris.

Du 27 avril au 3 juillet 2019, en alternance, matinées à 14h, soirées à 20h30 – Comédie Française, salle Richelieu, Place Colette. 75001. Paris – Site : www.comedie-francaise.fr – Tél. : 01 44 58 15 15 – Au cinéma Pathé Live, spectacle diffusé en direct dans plus de trois cents salles de cinéma en France et à l’étranger, Jeudi 23 mai 2019 à 20h15. Reprises au cinéma le 16 juin à 17h, les 17 et 18 juin à 20h – En tournée internationale : Festival d’Athènes et d’Épidaure, au Théâtre antique d’Épidaure (Grèce), les 26 et 27 juillet 2019.

Le Testament de Marie

© Ruth Walz

Création en coproduction Comédie-Française, Odéon-Théâtre de l’Europe. Texte de Colm Tóibín – mise en scène Deborah Warner – avec Dominique Blanc, de la Comédie-Française

C’est une image de paradis terrestre où se consument de nombreuses bougies, qui saisit le spectateur entrant dans le théâtre. Invité à monter sur le plateau avant le début du spectacle, il peut constater le miracle de l’apparition. Car l’apparition est, en la personne de l’actrice Dominique Blanc incarnant une image de la Vierge Marie digne des plus pures représentations saint-sulpiciennes et jouant avec les codes. Dans une magnifique robe rouge sang, elle divague dans cette scénographie, belle et baroque. Puis elle se place dans une structure de verre, met un voile bleu et prend la pause. Les spectateurs vont et viennent autour d’elle, comme s’ils se promenaient dans une exposition. Un olivier déraciné et suspendu dans les cintres le long d’un arbre mort, élancé et privé de ses branches qui ressemble à un mât, est signe d’inquiétude. Dans ce prologue magnétique se trouvent aussi un oiseleur et son rapace, quelques objets du quotidien, un robinet d’eau.

Le cliché de Marie s’arrête là, ce qui suit est le contraire d’une théâtralisation sophistiquée : le récit de la Passion nous est fait, porté par une femme humble et ordinaire en jean et tee-shirt, qui accomplit dans la maison les travaux de tous les jours et souffre dans sa chair, comme toute mère parlant de ses enfants. Dominique Blanc, éblouissante et modeste, livre ses confidences avec justesse et précision, comme des évidences. Elle s’appelle Marie. Elle est fragile et forte. Elle a vu son fils mourir, supplicié sur la croix, puis ressusciter. Les mots de l’auteur Irlandais Colm Tóibín sont simples, ils parlent d’humanité et de vérité. Auteur de neuf romans et de deux recueils de nouvelles, son œuvre est traduite dans une trentaine de langues, dont en français. Ce texte, Le Testament de Marie, fut nommé en 2013 aux Tony Awards dans la catégorie Meilleure pièce.

La metteuse en scène Deborah Warner adapte son style aux textes qu’elle monte et passe du spectacle shakespearien à l’opéra ou au solo, avec la même intelligence et la même précision. Elle a créé à l’Odéon King Lear de Shakespeare en 1990 et Une Maison de poupée d’Henrik Ibsen en 1997 où Dominique Blanc interprétait magnifiquement le rôle de Nora. Elle présenta en 2013 à Broadway, puis au Barbican de Londres Le Testament de Marie, avec l’actrice Fiona Shaw. Dans sa simplicité, le spectacle reste théâtral, à la lisière de la technicité du conteur et de l’apostrophe au public. Le spectateur reconstitue le puzzle du récit et s’enfonce dans l’histoire ré-écoutée, petit à petit. Marie refait le parcours à l’envers et veut comprendre ce qui a mené son fils à cette mise en croix, avant de ressusciter. Il s’entourait d’une drôle de bande, dit elle. Elle parle des miracles, de la résurrection de Lazare, du malade à qui l’on dit « lève-toi et marche », des noces de Cana. C’est une femme, une mère qui parle, avec l’extrême douleur des clous qu’on enfonce et qui déchirent son cœur, avec la souffrance d’un fils, humain trop humain, qui n’a rien de désincarné. Un moment théâtral dépouillé, de grande intensité.

Brigitte Rémer, le 12 mai 2017

Traduction française Anna Gibson – scénographie originale Tom Pyecollaboration à la scénographie Justin Nardella – lumière Jean Kalman costumes Chloé Obolensky  – musique, son Mel Mercier – assistante mise en scène Alison Hornus

Du 5 mai au 3 juin 2017 – Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006, métro : Odéon. Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

Les Damnés

© Jan Verswevyeld

© Jan Verswevyeld

D’après le scénario de Luchino Visconti, Nicola Badalucco, Enrico Medioli – Mise en scène Ivo van Hove – avec la troupe de la Comédie Française.

Oscar du meilleur scénario en 1969 et premier film de la trilogie allemande de Visconti – avant Mort à Venise tourné en 1971 et Ludwig, en 1972 – les Damnés est un film emblématique. Pour ce travail avec la troupe de la Comédie Française, Ivo Van Hove part du scénario écrit par Visconti lui-même en collaboration avec Nicola Badalucco et Enrico Medioli. Familier de l’univers du cinéaste, il avait réalisé le même exercice d’adaptation et de mise en scène avec le scénario de Ludwig, en 2012. Le défi est ici majeur car le spectacle ouvrait le Festival d’Avignon, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, sur un immense plateau, avant d’être repris salle Richelieu avec une ouverture de scène nettement plus réduite.

Et le metteur en scène pousse les murs, ouvrant le cadre de scène au maximum pour libérer le plateau en créant plusieurs niveaux de jeu et différents espaces où se déroulent les rituels infernaux et les jeux de massacre – l’espace du dedans et celui du dehors -. Les acteurs se préparent à vue côté jardin où les maquilleuses opèrent et où se déroule une partie de l’action. D’un praticable, ils peuvent suivre les autres acteurs et restent en état de veille. On est alors entre l’acteur et le personnage. Bien pensée, la scénographie – signée de Jan Versweyveld, également créateur lumières –  donne de la liberté. Le sol orange est évocateur du feu : le Reichstag, l’Allemagne, une famille, l’industrie sidérurgique, flambent.

Au début du spectacle, en une sorte de prologue, tous les personnages de la tragédie remontent du fond de la scène et s’immobilisent face aux spectateurs, la salle reste allumée. Ce mouvement est repris plusieurs fois au cours du spectacle, semblable au flux et au reflux, celui de l’Histoire. Il y a de moins en moins de personnages au fil des marées – éliminés les uns après les autres, systématiquement -. Sur l’échiquier du pouvoir, économique et politique, un fou – Friedich Bruckman (Guillaume Gallienne) – et une reine – Sophie von Essenbeck ( Elsa Lepoivre) – font alliance.

L’action se passe en Allemagne, en 1933, au moment où les nazis prennent le pouvoir. Le spectacle débute par une fête familiale pour l’anniversaire du Baron Joachim, patriarche de la famille Von Essenbeck, à la tête d’un empire sidérurgique (Didier Sandre). Tout est prêt pour que la fête soit belle, les femmes sont élégantes, les petites filles chantent. Côté jardin, le jeune Martin von Essenbeck, petit fils du Patriarche, se travestit (Christophe Montenez). Dans les mains d’une mère, ambiguë et vénéneuse, Baronne Sophie von Essenbeck, il développe paranoïa, perversité et crises de régression infantile. Quand le politique s’invite dans la discussion entre frères et beaux-frères, très vite le ton et la tension montent, et la fête familiale tourne court. A l’annonce de l’incendie du Reichstag, chacun se dévoile et la famille vole en éclats. Le Patriarche annonce vouloir faire alliance avec les nazis, son neveu, Herbert Thallman, directeur adjoint des usines et contre le national-socialisme (Loïc Corbery), l’affronte, il fait également face à Konstantin von Essenbeck, second fils du Baron et membre des SA (Denis Podalydès). Herbert conserve son intégrité et défend ses idées, seul contre tous. Il démissionne et quitte la maison, après avoir fait ses adieux à sa femme, Elisabeth (Adeline d’Hermy) et à ses filles. Quand il reviendra, elles auront été exécutées, comme tant d’autres de la lignée. Le rouleau compresseur du pouvoir, de l’argent, de la puissance, de l’arrogance et de la destruction, est en marche.

La chute de la famille et de l’empire industriel commence par le meurtre du Patriarche. Après lui de nombreuses exécutions intra familiales déciment les Eissenbeck. Les cercueils s’aligneront côté cour, repris en gros plan sur écran par une caméra qui commente l’action (vidéo  Tal Yarden). Celle qui tire les ficelles n’est autre que la Baronne Sophie von Essenbeck qui détourne les biens de son fils et impose son amant, Friedrich Bruckman, à la tête de l’empire sidérurgique. Le couple sera de tous les complots, aussi machiavélique que le couple Macbeth shakespearien. Quand Martin reprend ses droits dans l’entreprise et pousse sa mère dans ses derniers retranchements, il se convertit au nazisme, ainsi d’ailleurs que son cousin Gunther qui, au début du spectacle, joue de la clarinette basse (Clément Hervieu-Léger) et qui cherche à venger son père tué par Konstantin. De manipulé qu’il fut – par sa mère – Martin devient manipulateur, et la situation se retourne contre les comploteurs. Sophie von Essenbeck et Friedrich Bruckman sont à leur tour exécutés. Dans l’ombre, deux anges noirs, délateurs et collaborateurs avec les nazis, tirent aussi les ficelles, Konstantin von Essenbeck et le très trouble Wolf von Aschenbach (Éric Génovèse).

Puissance, pouvoir, trahison, érotisme, cynisme, totalitarisme, haine et solitude, telle est la substance d’un spectacle magnifiquement porté par chaque acteur de la troupe, à travers la théâtralité de la mise en scène. Ivo van Hove synthétise le propos sur les Damnés, reprenant ce que Visconti lui-même disait : « Pour moi, c’est la célébration du Mal. » La mort rôde en permanence derrière les conventions sociales et l’intime se superpose à la dérive collective. En cela, l’Histoire récente – les années trente – croise celle d’aujourd’hui, avec d’autres totalitarismes. Une caméra capte les acteurs et pose sur l’écran les gros plans de leur intimité, ou parfois les images viennent d’archives comme celles de l’incendie du Reichstag, des autodafés et de Dachau, le lieu où périt la femme d’Herbert. La musique est tantôt baroque, tantôt issue de compositeurs ambigus ou collabos, tantôt pur métal allemand, en référence à la sidérurgie (musique originale et concept sonore Eric Sleichim). Herbert, à son retour, tous les crimes achevés, sera le seul porteur de la mémoire, familiale et collective.

Visconti s’était inspiré de la réalité de la famille Krupp, propriétaire d’aciéries dans la Ruhr, dont l’enjeu résidait dans les armes et les intérêts économiques. Le scénario s’inspirait de Buddenbrook de Thomas Mann, des Possédés de Fiodor Dostoïevski et de L’Homme sans qualité de Robert Musil. Dirk Bogarde était Friedrich Bruckmann et Ingrid Thulin Baronne Sophie von Essenbeck, le couple diabolique. Helmut Berger interprétait le rôle de Martin von Essenbeck. Directeur artistique du Toneelgroep d’Amsterdam, Ivo van Hove  travaille les différentes disciplines des arts de la scène et du cinéma, son répertoire est vaste, de Sophocle à Shakespeare, Molière, Koltès, Cassavetes, Arthur Miller… Il conduit aujourd’hui la troupe de la Comédie Française sur des sentiers dont on ne sort pas indemne. Le public, inclut dans le spectacle et tétanisé par l’Histoire, non plus.

Brigitte Rémer, 25 octobre 2016

Scénographie et lumières Jan Versweyveld – costumes An D’Huys – vidéo Tal Yarden – musique originale et concept sonore Eric Sleichim – dramaturgie Bart Van den Eynde – assistanat à la mise en scène Laurent Delvert – assistanat à la scénographie Roel Van Berckelaer – assistanat aux lumières François Thouret – assistanat au son Lucas Lelièvre.

Avec la Troupe de la Comédie Française : Sylvia Bergé la Gouvernante et la mère de Lisa (jusqu’au 7 novembre) – Éric Génovèse Wolf von Aschenbach – Denis Podalydès Baron Konstantin von Essenbeck – Alexandre Pavloff le Commissaire et le Recteur – Guillaume Gallienne Friedrich Bruckmann – Elsa Lepoivre Baronne Sophie von Essenbeck – Loïc Corbery Herbert Thallman – Adeline d’Hermy Elisabeth Thallman – Clément Hervieu-Léger Günther von Essenbeck – Jennifer Decker Olga – Didier Sandre Baron Joachim von Essenbeck – Christophe Montenez Martin von Essenbeck – Sébastien Baulain Janeck. Avec les comédiens de l’Académie de la Comédie-Française : Marina Cappe, la Gouvernante (à partir du 11 novembre) – Amaranta Kun, la Mère de Lisa (à partir du 11 novembre) – Tristan Cottin, Pierre Ostoya Magnin, Axel Mandron et Basile Alaïmalaïs, Thomas Gendronneau, Tom Wozniczka six hommes en noir…

24 septembre 2016 au 13 janvier 2017, Comédie Française, salle Richelieu, Place Colette. 75001. Métro : Palais-Royal – Tél. : 01 44 58 15 15 – Site : www.comedie-francaise.fr