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Le Cadavre encerclé

Texte de Kateb Yacine – mise en scène Arnaud Churin – scénographie Léa Jezequel et Elsa Markou – composition musicale Jean-Baptiste Julien – compagnie La Sirène tubiste, à L’Échangeur, Théâtre de Bagnolet.

© Alain Rauline

Kateb Yacine est un immense poète, qui a vécu et pensé en trois langues, l’arabe, le tamazight et le français. Il est issu d’une famille berbère chaouie lettrée, de la wilaya de Guelma – appelée Kbeltiya ou Keblout, à l’est de l’Algérie et appartient à la tribu de Nador imprégnée des récits populaires et de la geste hilalienne, ce très ancien poème de tradition orale ; entourée de symboles comme les sacrifices de coqs ou de moutons et la figure du vautour ; de pouvoirs surnaturels, d’un important patrimoine poétique et mythique où le lyrisme se grave dans la langue de tous les jours. Kateb Yacine est lié à cette oralité, même s’il écrivait en français, la langue du colonisateur, qu’il qualifiait de « butin de guerre pour les Algériens », il s’en servait comme d’une arme, ou d’un cri.

© Alain Rauline

Né en 1929 à Constantine, mort en 1989 à Grenoble, ni musulman ni arabe, mais Algérien, Kateb Yacine fut aussi journaliste, auteur d’essais, de poèmes – dont les premiers, Soliloques, ont été publiés en 1946 quand il avait seize ans à Bône, près d’Annaba, puis, deux ans plus tard, en 1948, Nejma ou le poème et le couteau au Mercure de France – auteur de romans, dont Nedjma, son roman emblématique publié en 1956. Dramaturge et metteur en scène, il fut aussi directeur d’une troupe itinérante en Algérie dans les années 1970, où il revint après dix ans d’exil, sillonnant le pays et défendant un théâtre en langue vernaculaire, Le Théâtre de la mer, qui deviendra l’Action Culturelle des Travailleurs (ACT). Il tourna notamment avec Mohamed prends ta valise, La Voix des femmes, La Guerre de deux mille ans et avec La Palestine trahie, pièce écrite en 1977 qui lui valut quelques tracas, où il mêlait à la forme théâtrale des chants et des danses.

Le Cadavre encerclé fut publié en deux parties en décembre 1954 et janvier 1955, dans la revue Esprit, puis en 1959 au Seuil sous le titre Le Cercle des représailles, englobant trois autres textes – La Poudre d’intelligence, Les Ancêtres redoublent de férocité et Le Vautour, avec une introduction d’Édouard Glissant. C’est un réquisitoire contre le colonialisme alors que l’Algérie est département français. Quand Jean-Marie Serreau la met en scène en 1958, Gilbert Amy, compositeur et chef d’orchestre en signe la musique scénique, la pièce est aussitôt censurée. Le tragique est au cœur du sujet – au sens de Sophocle, Euripide ou Eschyle dans leurs récits mythologiques – indissociable de la vie de Kateb Yacine et de la guerre d’indépendance pour l’Algérie dans laquelle la France colonisatrice a fait de nombreux morts. Ici, il s’agit de la réalité du politique et de l’Histoire longtemps passée sous silence, de la vie et de la mort d’un peuple. La pièce est à la fois populaire et universelle, chaque personnage apporte sa contribution au récit.

© Alain Rauline

Nous sommes le 8 mai 1945 à Sétif, dans le département de Constantine là où commence la pièce, quand la répression fait rage face aux manifestations anticolonialistes. C’est jour de marché, la foule est dans les rues, femmes, paysans, tous. Le massacre est immense et durera trois semaines. Kateb Yacine a seize ans, quatorze membres de sa famille sont tués. Lui est arrêté et emprisonné pendant deux mois, à la prison de Sétif, puis dans un camp. Là, il dit qu’il a appris à connaître le peuple. Sa mère en perd la raison. Il fait écho dans la pièce à ce qu’il a vécu, aux coups de feu, à la panique, aux interrogatoires, à la torture et à la répression par le récit épique de Lakhdar, le personnage central, magnifiquement interprété dans ses imprécations, son combat et sa souffrance par Mohand Azzoug, son double. Il évoque la terreur des mères cherchant leurs fils et fait apparaître la figure de Nedjma, femme idéale et grande figure de l’Algérie qui traverse toute son œuvre, ici incarnée avec intensité par Emanuela Pace. « Je suis né quand j’avais seize ans, le 8 mai 1945. Puis, je fus tué fictivement, les yeux ouverts, auprès de vrais cadavres et loin de ma mère qui s’est enfuie pour se cacher, sans retour, dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Elle vivait dans une parenthèse, qui, jamais plus, ne s’ouvrira. Ma mère, lumière voilée, perdue dans l’infini de son silence… » écrit-il.

© Alain Rauline

Le jeu, la troupe, la mise en scène d’Arnaud Churin, dans une économie de moyens mais une ardeur de tous, nous plongent dans la rue de Sétif, mise à sac par les forces coloniales, comme dans d’autres villes de l’Est algérien, comme Guelma et Kherrata. Les acteurs ouvrent la pièce par la chanson Douce France quelque peu ironique, à l’origine écrite et interprétée par Charles Trenet, donnant un petit caractère brechtien à l’ensemble. Chants et piano reviennent de manière récurrente dans une composition musicale de Jean-Baptiste Julien, et portés par la troupe qui, au-delà des deux protagonistes, se compose de Marie Dissais, Hassan – Arnaud Churin, Tahar, beau-père de Lakhtar avec qui les relations sont difficiles – Shannen Athiaro-Vidal, Marguerite, la Parisienne – Mathieu Genet, Mustapha – Noé Beserman, Ali, Marchand d’orange et pianiste, tous militants dans la même cellule du Parti du peuple.

La scénographie est ouverte : au centre, dans une sorte d’abri précaire, un piano arrangé autour duquel la troupe fait chœur, un espace tantôt local, tantôt bistrot où on lit le journal, on joue aux cartes ou aux dominos, on boit, on discute, où Lakhdar rencontre un avocat, autre trait biographique, car le vrai père de Kateb Yacine, disparu en 1950, était avocat. « Je pense à cet homme qu’on vient de condamner. Lui aussi est inscrit au barreau pour vingt ans, mais de l’autre côté du prétoire… » lui lance Lakhdar ; dans un coin, un vieux poste de télévision pour quelques images d’actualité ; la rue comme personnage principal (scénographie de Léa Jézéquel et Elsa Markou, lumières de Gilles Gentner). Lakhdar, blessé et comme un revenant, témoigne et raconte : « Ici est la rue des Vandales. C’est une rue d’Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca. Ah ! L’espace manque pour montrer dans toutes ses perspectives la rue des mendiants et des éclopés, pour entendre les appels des vierges somnambules, suivre des cercueils d’enfants, et recevoir dans la musique des maisons closes le bref murmure des agitateurs. Ici je suis né… »

© Alain Rauline

Nedjma enjambe les cadavres à la recherche de Lakhdar et tous essaient de la retenir. « Ici est la rue de Nedjma mon étoile, la seule artère où je veux rendre l’Âme. C’est une rue toujours crépusculaire, dont les maisons perdent leur blancheur comme du sang, avec une violence d’atomes au bord de l’explosion. » La figure de cette femme qu’il sublime – une cousine – un amour d’enfance, une quête inaccessible, la femme-patrie, poursuivra Kateb Yacine toute la vie. Dans la pièce, les amoureux viennent de se brouiller le matin même de la manifestation, c’est un arrachement. La douleur de Nedjma est cinglante. « Jamais tu n’as voulu achever ma conquête. Souviens-toi du matin où tu m’as quittée, avec des sarcasmes en guise d’adieu » chuchote-t-elle. Sur scène, Nedjma et Lakhdar, blessé, se rencontrent. Elle l’adosse à un oranger avant de disparaître. L’oranger, dont la fleur tressée en couronne ornait les cheveux de la mariée, jadis. Ici repris avec le marchand d’oranges, homme du peuple, pragmatique dans sa philosophie de vie. Un messager-narrateur à certains moments commente l’action. Les didascalies donnent le climat et ce qui se traduit en langage scénique : « Un temps. Ténèbres. Silhouettes de Lakhdar et de Nedjma. Coups de feu. Ordres, gémissements. Hurlements de la foule grisée par son propre massacre. Bagarres. Mêlée. » Marguerite, la Parisienne, fille d’un officier, prête main forte à Lakhdar tout en anéantissant ses espoirs : « N’espérez pas que Paris désavoue l’armée. » Hassan exécute le père qui fait soudain irruption, à bout portant, Marguerite fuit avec Lakhdar et ses compagnons.

© Alain Rauline

De retour à Paris en 1947, dans la gueule du loup disait-il, Kateb Yacine avait prononcé dans la Salle des sociétés savantes, cercle d’érudits et de scientifiques, une conférence qui avait fait date, sur l’émir Abdelkader, savant soufi qui au milieu du XIXe siècle, menait déjà la lutte contre la conquête de l’Algérie par la France. Il avait adhéré au Parti communiste algérien. Le Cadavre encerclé est aussi une pièce métaphorique qui met en jeu les revenants, Lakhdar à la lisière de la folie, Nedjma au bord du désespoir, chaque personne de la rue, comme une ombre, raconte sa tragédie. « Qu’est-il advenu de Nedjma ? » demande une Femme, au marché. « Autrefois c’était la Grande Ourse. Après cela j’ai dormi. Comment la distinguer en plein jour ? » répond Lakhdar. Tous les personnages du Cadavre encerclé apparaissent et disparaissent comme dans le révélateur surgit soudain la photo. On flotte entre réalisme et illusion à travers la langue puissante de Kateb Yacine, qui par sa poétique rejoint la sensibilité des Nerval et Rimbaud, la puissance de l’écriture de Büchner.

Tué par Tahar, Lakhdar, qui sacrifie tout pour la libération de son peuple meurtri,  son amour pour Nedjma comme sa vie, jette : « Adieu, camarades ! Quelle horrible jeunesse nous avons eue ! » Les didascalies finales suivent et sont enregistrées : « A ce dernier mot Lakhdar s’écroule devant l’oranger foudroyé… son cadavre disparaît peu à peu sous un nuage de feuilles mortes. Ali est assis à califourchon au sommet de l’oranger. Il taille une branche fourchue pour en faire une fronde… » Et malgré les injonctions de Nedjma l’invitant à descendre, « Ali ne descend pas. Il puise des oranges dans ses poches, les place dans sa fronde, et vise en direction du public. Pluie d’oranges dans la salle. Le rideau tombe, criblé de coups de fronde, tandis que la voix du chœur murmure dans le lointain Militants du Parti du peuple. Ne quittez pas vos refuges. Noir. Lumière. Coups de gong prolongés. »

© Alain Rauline

Le Cadavre encerclé, ce chant profond et originel d’un peuple et de sa destinée, entre Histoire et autobiographie, a valeur de prophétie. Arnaud Churin et les acteurs portent avec justesse cette langue dense et impétueuse de Kateb Yacine dans son souffle poétique hors du commun et l’esprit du Diwan. Ses textes sont étrangement peu montés en France. Jean-Marie Serreau dans les années 60/70 les avait portés sur le devant de la scène en présentant en 1963 au théâtre Récamier, La Femme sauvage, incarnation de la Résistante algérienne ; en 1967, Les ancêtres redoublent de férocité à Chaillot et L’Homme aux sandales de caoutchouc sur la guerre du Viêt-Nam. Alain Olivier avait mis en scène La Poudre de l’intelligence et obtenu le Prix des Jeunes compagnies d’Arras, Kateb Yacine avait présenté en 1972/73 au Théâtre de la Tempête, dans sa propre mise en scène, Mohamed, prends ta valise, en kabyle.

Signataire d’un théâtre populaire, épique et satirique, Kateb Yacine n’eut de cesse de rechercher un nouveau langage entre les deux rives de la Méditerranée. Son imagination métaphorique dans une langue à la fois réaliste, à la fois pure poésie, trace une ligne de partage entre son engagement militant et l’art théâtral. Arnaud Churin s’est emparé de cette langue pour faire revivre l’Histoire, ses douleurs et ses fantômes. Formé au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, Il a travaillé avec de nombreux metteurs en scène, entre autres Olivier Py et Éric Vigner, Stuart Seide et Éric Lacascade, Alain Olivier. Il a monté les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, ainsi que plusieurs projets avec D’ de Kabal, auteur metteur en scène issu du mouvement hip pop, dont Agamemnon d’Eschyle en 2014 puis Orestie Opéra hip hop en 2018. Artiste associé à la Scène Nationale 61 d’Alençon, il  s’est emparé des fantômes de l’Histoire qu’il a fait sienne – son propre père étant marqué par la guerre d’Algérie, où il est parti en appelé – et mis en scène avec générosité ce grand texte sous haute tension.

Brigitte Rémer, le 31 octobre 2024

Avec : Shannen Athiaro Vidal, Mohand Azzoug, Noé Beserman, Arnaud Churin, Marie Dissais (en alternance avec Melanie Malgorn), Mathieu Genet, Emanuela Pace.Dramaturgie Emanuela Pace. Son Amélie Polachowska – lumières Gilles Gentner – costumes Sonia Da Sousa – assistantes à la mise en scène Mélanie Malgorn et Suzanne Traup – regard extérieur Bertrand Cauchois – régie générale Nicolas Martinez Sanchez – régie son Marc Rousseau

Du 9 au 19 octobre, à 20h30 du lundi au vendredi (sauf jeudi 17 octobre) à 18h le samedi, à 14h30 le jeudi 17 octobre, relâche le dimanche – à l’Échangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle, 93170 – métro Galliéni – site : www.lechangeur.org – tél. : 01 43 62 71 20.