Pièce pour dix-neuf danseurs, chorégraphie Angelin Preljocaj – à la Grande Halle de la Villette, dans le cadre d’une programmation Chaillot/Théâtre national de la Danse.
C’est un chant pour les morts, un geste chorégraphique puissant, élaboré par Angelin Preljocaj avec dix-neuf danseurs et une multiplicité de moments musicaux – matières sonores instrumentales et vocales – qui s’enchaînent. Toutes les époques, de la Renaissance au XXIème siècle ont célébré la mort et mis en musique les rites funéraires l’accompagnant. Le chorégraphe tisse une succession d’adieux à ceux qu’il aime en cette messe profane et universelle qu’il propose, avec le s de Requiem(s) transgressant l’invariable et la minuscule de l’Académie française, qui a décidé de l’écrire comme un nom commun masculin.
Viennent immédiatement les représentations visuelles comme autant de Pietà(s), ces vierges de pitié dont la référence suprême mène à La Pietà en marbre de Michel-Ange datant de 1499, ou appelant La Descente de Croix de Rubens, datant de 1616/17. On en retrouve les signes et symboles dans l’imagerie de la lamentation avant résurrection, interprétée par Angelin Preljocaj dans sa pièce, Requiem(s), dense et luxuriante.
Le chorégraphe nourrit sa réflexion autour de la pensée d’Émile Durkheim, père de la sociologie moderne qui, dans son travail sur Les formes élémentaires de la vie religieuse, évoque la relation au sacré et sa pluralité, s’interrogeant sur le mystère, l’extraordinaire et l’imprévu comme matrices des religions. « L’idée de civilisation a démarré le jour où on a commencé à enterrer nos morts » écrit-il. Il s’appuie aussi sur le philosophe Gilles Deleuze dans son Abécédaire qui, à la lettre R comme Résistance fait référence à Primo Lévi : « Je crois qu’à la base de l’art, il y a cette idée ou ce sentiment très vif d’une certaine honte d’être un homme qui fait que l’art, ça consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée. »
Dix-neuf danseurs en scène c’est comme une fête, et la célébration en ses nombreuses séquences est pleine de vie, de profondeur, de grâce et de beauté. La première image montre… est-ce le purgatoire ou les limbes… trois danseurs en suspension comme dans une bulle de savon, prisonniers d’un magma dont ils s’extirperont, aidés du collectif qui les accueille. Première descente de croix avec le Requiem de György Ligeti citant les mots de Dante qui dans La Divine Comédie écrivait au fronton de son Enfer : « Toi qui entres ici abandonne toute espérance », thème repris par Rodin dans sa Porte de l’Enfer.
Pourtant aucun désespoir dans la chorégraphie. De la douleur, de la colère, de l’ironie parfois, l’évocation de certaines sociétés qui célèbrent la mort accomplissant des rites inconnus de nos sociétés – comme le font les Malgaches dans les cérémonies de retournement des morts. Les danseurs composent et décomposent leurs figures en quatuor, trios et duos, selon les scènes. Peu d’échappées en solo, la mort s’inscrit comme un fait social sous le regard de tous. On traverse des images de pétrification, des rythmes mesurés suivis d’accélérations, le lyrisme des violons, la montée de la musique, le mouvement qui s’accélère et les cercles qui s’affolent. Des demi-groupes tournent dans un sens puis dans l’autre, et s’inversent, des éclairs traversent l’écran de fond de scène. Il y a les gisants, les mains jointes, le sablier car le temps est compté.
Les images de Pietà se succèdent, visages pudiques derrière un voile-résille. Les hommes portent des corps sans vie. Il y a des vêtements de deuil, des personnages chromos sortis de leur siècle et portant collerette et habit qui scintille, des résurrections d’un autre âge. Un sublime lamento les accompagne. Deux hommes portant le camail des guerriers du Moyen-Âge et tuniques courtes, sont en lutte, légers comme des plumes dans un contraste qui saisit. Une explosion, de la neige, des ruines au sol, des pleureuses. Les temps se mélangent.
Un chant venant de l’Est s’élève, suivi d’une envolée de cloches et d’un rouge incendie avant que la musique se brouille. Des duos se succèdent : l’un s’engage avec une danseuse portant tunique blanche – le blanc dans certains pays étant couleur de mort ; l’autre, place deux femmes dans un rond de lumière avant qu’elles rejoignent les nuages projetés sur écran, au son du piano ; un couple en noir, des robes blanches se croisent, lentement ; duos rejoints par d’autres danseurs et danseuses arrivant par grappes. Des fleurs roses s’affichent sur écran, comme une offrande.
De nombreuses figures se déclinent, belles et porteuses de sens : le collectif au sol, sur un remarquable travail des bras, deux danseurs au centre sur un solo de clarinette, suivi d’un mouvement vif et répétitif des danseurs portant avec élégance des jupes noires. Le texte de Deleuze s’avance sur fond de barbelés suivi de chants puissants et d’une basse continue. Puis un chœur de femmes monte dans les aigus. Un crâne s’affiche mais la danse est joyeuse. Deux grands prêtres et leurs diacres habillés de blanc signent le croisement du sacré, du religieux, du magique et du profane. Le travail musical remarquablement hétéroclite nous mène de Bach à Messien passant par le vocal médiéval et jusqu’au groupe rock américain de System of the Down.
Le rideau se baisse à l’arrière-scène. Au son des trompettes et guidé par les fumées on emporte un corps vêtu de blanc au royaume d’Hadès, sur fond de battements de cœur. Pas de barque solaire, trois juges sur écran s’appliquent à faire le tri. On pense à Jérôme Bosch en son Jugement dernier. Deux danseuses en robe de satin rouge écartent le rideau. Des arbres se projettent en une forêt sombre. Derrière, un voile et une résurrection, des duos d’hommes, l’un en grande tunique noire, sculptural. Tour à tour apparaît et disparaît l’ensemble du groupe portant jupes noires, torses nus pour les hommes, brassières pour les danseuses, pour témoigner de la plus douloureuse des morts, celle d’un enfant. La mère raconte. Les hommes tournent comme des derviches. Des poupées de chiffon sont accrochés au paravent et nous regardent. Des gestes de consolation sont esquissés. Les cercles se referment.
Composé de trente danseurs magnifiquement formés, le Ballet Preljocaj travaille au Pavillon noir d’Aix-en-Provence et tourne dans le monde. En avril 2019 Angelin Preljocaj est nommé à l’Académie des Beaux-Arts dans la nouvelle section Chorégraphie. Il crée cette même année Winterreise/Le Voyage d’hiver de Schubert pour la Scala de Milan, ainsi que Soul Kitchen avec les détenus du centre pénitencier des Baumettes, à Marseille, après plusieurs mois d’ateliers au sein de la prison. Il présente aussi Gravité à Chaillot dont nous rendions compte dans un article du 19 février 2019. Il crée Le Lac des Cygnes en 2020, Deleuze/Hendrix en 2021, l’opéra Atys de Lully pour le Grand Théâtre de Genève en 2022. En juillet de cette même année il crée Mythologies avec les danseurs de son Ballet et ceux de l’Opéra de Bordeaux, suivi, en 2023 de Birthday Party pour des interprètes seniors, présenté à Chaillot. La même année, il donne à voir Torpeur au Festival Montpellier Danse.
Avec Requiem(s), Angelin Preljocaj nous place au cœur des ténèbres et des apocalypses. « Mon espoir le plus grand, c’est que le spectacle soit à la fois pour les danseurs et pour les spectateurs, une façon de se réunir autour de l’idée de la perte, de la mort, et de ce miracle qu’est le fait d’exister » dit-il. C’est aussi une fête de la vie, magnifiquement portée par les danseurs.
Brigitte Rémer, le 12 juin 2024
Danseurs : Lucile Boulay, Elliot Bussinet, Araceli Caro Regalon, Léonardo Cremaschi, Lucilla Deville, Isabel García López, Mar Gómez Ballester, Paul-David Gonto, Béatrice La Fata, Tommaso Marchignoli, Théa Martin, Víctor Martínez Cáliz, Ygraine Miller-Zahnke, Max Pelillo, Agathe Peluso, Romain Renaud, Mireia Reyes Valenciano, Redi Shtylla, Micol Taiana. Lumières Éric Soyer – costumes Eleonora Peronetti – assistant, adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch – assistante répétitrice Cécile Médour – choréologue Dany Lévêque. En tournée, du jeudi 4 au samedi 6 juillet 2024, au Corum de Montpellier, dans le cadre du Festival Montpellier Danse – Vendredi 12 juillet 2024, à l’Opéra de Vichy.
Du 23 au 31 mai 2024, mardi, vendredi à 20 h Samedi18 h, dimanche 16 h, relâche le 27 mai. Grande Halle de La Villette, espace Charlie Parker, 211 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin.
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