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Requiem(s)

Pièce pour dix-neuf danseurs, chorégraphie Angelin Preljocaj – à la Grande Halle de la Villette, dans le cadre d’une programmation Chaillot/Théâtre national de la Danse.

© Didier Philispart

C’est un chant pour les morts, un geste chorégraphique puissant, élaboré par Angelin Preljocaj avec dix-neuf danseurs et une multiplicité de moments musicaux – matières sonores instrumentales et vocales – qui s’enchaînent. Toutes les époques, de la Renaissance au XXIème siècle ont célébré la mort et mis en musique les rites funéraires l’accompagnant. Le chorégraphe tisse une succession d’adieux à ceux qu’il aime en cette messe profane et universelle qu’il propose, avec le s de Requiem(s) transgressant l’invariable et la minuscule de l’Académie française, qui a décidé de l’écrire comme un nom commun masculin.

Viennent immédiatement les représentations visuelles comme autant de Pietà(s), ces vierges de pitié dont la référence suprême mène à La Pietà en marbre de Michel-Ange datant de 1499, ou appelant La Descente de Croix de Rubens, datant de 1616/17. On en retrouve les signes et symboles dans l’imagerie de la lamentation avant résurrection, interprétée par Angelin Preljocaj dans sa pièce, Requiem(s), dense et luxuriante.

© Didier Philispart

Le chorégraphe nourrit sa réflexion autour de la pensée d’Émile Durkheim, père de la sociologie moderne qui, dans son travail sur Les formes élémentaires de la vie religieuse, évoque la relation au sacré et sa pluralité, s’interrogeant sur le mystère, l’extraordinaire et l’imprévu comme matrices des religions. « L’idée de civilisation a démarré le jour où on a commencé à enterrer nos morts » écrit-il. Il s’appuie aussi sur le philosophe Gilles Deleuze dans son Abécédaire qui, à la lettre R comme Résistance fait référence à Primo Lévi : « Je crois qu’à la base de l’art, il y a cette idée ou ce sentiment très vif d’une certaine honte d’être un homme qui fait que l’art, ça consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée. »

Dix-neuf danseurs en scène c’est comme une fête, et la célébration en ses nombreuses séquences est pleine de vie, de profondeur, de grâce et de beauté. La première image montre… est-ce le purgatoire ou les limbes… trois danseurs en suspension comme dans une bulle de savon, prisonniers d’un magma dont ils s’extirperont, aidés du collectif qui les accueille. Première descente de croix avec le Requiem de György Ligeti citant les mots de Dante qui dans La Divine Comédie écrivait au fronton de son Enfer : « Toi qui entres ici abandonne toute espérance », thème repris par Rodin dans sa Porte de l’Enfer.

© Didier Philispart

Pourtant aucun désespoir dans la chorégraphie. De la douleur, de la colère, de l’ironie parfois, l’évocation de certaines sociétés qui célèbrent la mort accomplissant des rites inconnus de nos sociétés – comme le font les Malgaches dans les cérémonies de retournement des morts. Les danseurs composent et décomposent leurs figures en quatuor, trios et duos, selon les scènes. Peu d’échappées en solo, la mort s’inscrit comme un fait social sous le regard de tous. On traverse des images de pétrification, des rythmes mesurés suivis d’accélérations, le lyrisme des violons, la montée de la musique, le mouvement qui s’accélère et les cercles qui s’affolent. Des demi-groupes tournent dans un sens puis dans l’autre, et s’inversent, des éclairs traversent l’écran de fond de scène. Il y a les gisants, les mains jointes, le sablier car le temps est compté.

Les images de Pietà se succèdent, visages pudiques derrière un voile-résille. Les hommes portent des corps sans vie. Il y a des vêtements de deuil, des personnages chromos sortis de leur siècle et portant collerette et habit qui scintille, des résurrections d’un autre âge. Un sublime lamento les accompagne. Deux hommes portant le camail des guerriers du Moyen-Âge et tuniques courtes, sont en lutte, légers comme des plumes dans un contraste qui saisit. Une explosion, de la neige, des ruines au sol, des pleureuses. Les temps se mélangent.

© Didier Philispart

Un chant venant de l’Est s’élève, suivi d’une envolée de cloches et d’un rouge incendie avant que la musique se brouille. Des duos se succèdent : l’un s’engage avec une danseuse portant tunique blanche – le blanc dans certains pays étant couleur de mort ; l’autre, place deux femmes dans un rond de lumière avant qu’elles rejoignent les nuages projetés sur écran, au son du piano ; un couple en noir, des robes blanches se croisent, lentement ; duos rejoints par d’autres danseurs et danseuses arrivant par grappes. Des fleurs roses s’affichent sur écran, comme une offrande.

De nombreuses figures se déclinent, belles et porteuses de sens : le collectif au sol, sur un remarquable travail des bras, deux danseurs au centre sur un solo de clarinette, suivi d’un mouvement vif et répétitif des danseurs portant avec élégance des jupes noires. Le texte de Deleuze s’avance sur fond de barbelés suivi de chants puissants et d’une basse continue. Puis un chœur de femmes monte dans les aigus. Un crâne s’affiche mais la danse est joyeuse. Deux grands prêtres et leurs diacres habillés de blanc signent le croisement du sacré, du religieux, du magique et du profane. Le travail musical remarquablement hétéroclite nous mène de Bach à Messien passant par le vocal médiéval et jusqu’au groupe rock américain de System of the Down.

Le rideau se baisse à l’arrière-scène. Au son des trompettes et guidé par les fumées on emporte un corps vêtu de blanc au royaume d’Hadès, sur fond de battements de cœur. Pas de barque solaire, trois juges sur écran s’appliquent à faire le tri. On pense à Jérôme Bosch en son Jugement dernier. Deux danseuses en robe de satin rouge écartent le rideau. Des arbres se projettent en une forêt sombre. Derrière, un voile et une résurrection, des duos d’hommes, l’un en grande tunique noire, sculptural. Tour à tour apparaît et disparaît l’ensemble du groupe portant jupes noires, torses nus pour les hommes, brassières pour les danseuses, pour témoigner de la plus douloureuse des morts, celle d’un enfant. La mère raconte. Les hommes tournent comme des derviches. Des poupées de chiffon sont accrochés au paravent et nous regardent. Des gestes de consolation sont esquissés. Les cercles se referment.

© Didier Philispart

Composé de trente danseurs magnifiquement formés, le Ballet Preljocaj travaille au Pavillon noir d’Aix-en-Provence et tourne dans le monde. En avril 2019 Angelin Preljocaj est nommé à l’Académie des Beaux-Arts dans la nouvelle section Chorégraphie. Il crée cette même année Winterreise/Le Voyage d’hiver de Schubert pour la Scala de Milan, ainsi que Soul Kitchen avec les détenus du centre pénitencier des Baumettes, à Marseille, après plusieurs mois d’ateliers au sein de la prison. Il présente aussi Gravité à Chaillot dont nous rendions compte dans un article du 19 février 2019. Il crée Le Lac des Cygnes en 2020, Deleuze/Hendrix en 2021, l’opéra Atys de Lully pour le Grand Théâtre de Genève en 2022. En juillet de cette même année il crée Mythologies avec les danseurs de son Ballet et ceux de l’Opéra de Bordeaux, suivi, en 2023 de Birthday Party pour des interprètes seniors, présenté à Chaillot. La même année, il donne à voir Torpeur au Festival Montpellier Danse.

Avec Requiem(s), Angelin Preljocaj nous place au cœur des ténèbres et des apocalypses. « Mon espoir le plus grand, c’est que le spectacle soit à la fois pour les danseurs et pour les spectateurs, une façon de se réunir autour de l’idée de la perte, de la mort, et de ce miracle qu’est le fait d’exister » dit-il. C’est aussi une fête de la vie, magnifiquement portée par les danseurs.

Brigitte Rémer, le 12 juin 2024

Danseurs :  Lucile Boulay, Elliot Bussinet, Araceli Caro Regalon, Léonardo Cremaschi, Lucilla Deville, Isabel García López, Mar Gómez Ballester, Paul-David Gonto, Béatrice La Fata, Tommaso Marchignoli, Théa Martin, Víctor Martínez Cáliz, Ygraine Miller-Zahnke, Max Pelillo, Agathe Peluso, Romain Renaud, Mireia Reyes Valenciano, Redi Shtylla, Micol Taiana. Lumières Éric Soyer – costumes Eleonora Peronetti – assistant, adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch – assistante répétitrice Cécile Médour – choréologue Dany Lévêque. En tournée, du jeudi 4 au samedi 6 juillet 2024, au Corum de Montpellier, dans le cadre du Festival Montpellier Danse – Vendredi 12 juillet 2024, à l’Opéra de Vichy.

Du 23 au 31 mai 2024, mardi, vendredi à 20 h Samedi18 h, dimanche 16 h, relâche le 27 mai. Grande Halle de La Villette, espace Charlie Parker, 211 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin.

Le chemin du wombat au nez poilu

Spectacle tout public – chorégraphie et mise en scène Joanne Leighton – narration et danse Flore Khoury et Marie Tassin – au Centre national de la danse/CND, à Pantin – avec Chaillot/Théâtre national de la Danse.

© Patrick Berger

Le conte fantastique que nous sommes invités à entendre et à voir emmène le spectateur au cœur de la faune et de la flore, en Australie, pays d’origine de la chorégraphe et pédagogue belge, Joanne Leighton dont la compagnie, WLDN est installée en Ile-de-France. La narration, la danse et la vidéo sont à l’œuvre pour créer une pièce des plus poétiques.

Le parcours débute dans le cosmos, avec la naissance du monde, dans le presque noir au plateau, pour se construire autour du rêve et s’éclairer de reliefs géographiques et climatiques qui ne nous sont pas forcément familiers, sauf autour de la problématique des enjeux écologiques, qui s’inscrit en filigrane.

Deux conteuses-danseuses, (Flore Khoury et Marie Tassin), font appel au récit, aux couleurs, à l’air, au son – vents, pluies, crépitements… (de Peter Crosbie), aux images sur grand écran (de Flavie Trichet-Lespagnol), avec un formidable naturel en même temps qu’une savante précision. Elles puisent dans différents vocabulaires tels que mime, danse, attitudes et signes et libèrent une gestuelle libre, fluide et imagée qui accompagne le texte, porté avec humour et finesse.

© Patrick Berger

La scénographie (de Romain de Lagarde, qui signe aussi la lumière) à peine suggérée par un amas de plastiques repliés, gris poubelle, qui au final, représenteront les montagnes et serviront de caverne protectrice quand les éléments se déchaîneront et que les incendies feront rage. L’environnement physique du pays passe par le texte et l’image et nous plonge dans la forêt tropicale et les fleurs sauvages des hauts plateaux, les déserts du centre du pays, les forêts d’Eucalyptus et de sorbiers, les mangroves des régions côtières, les buissons épineux de la savane.

Le texte, issu des légendes et traditions orales du pays, sert de fil narratif à ce voyage et fait vivre les animaux. Nous sommes au pays des koalas et des kangourous, figures totems d’Australie qui abrite de nombreuses espèces de marsupiaux, et nous découvrons une sorte de ferme des animaux à la Orwell. Ici ni pouvoir ni révolte sauf celle de la nature, maltraitée par les hommes. On y croise entre autres Lady Souris, Serpent Arc-en-ciel, Dingo – les dingos sont comme des chiens sauvages – et le Wombat, de son nom aborigène, sorte d’ourson brun dont il existe une espèce à nez poilu, d’où le titre du spectacle, Le chemin du wombat au nez poilu. Il habite les forêts montagneuses et creuse de vastes terriers qu’il défend contre les intrus. Dans le spectacle, il se fera protecteur des animaux menacés et leur ouvrira grand sa porte, transformant son terrier en Arche de Noé.

© Patrick Berger

La chorégraphe-metteuse en scène qui s’est toujours impliquée dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle, ne déplie pas seulement un livre d’images en mouvement mais questionne aussi les enjeux écologiques actuels. Joanne Leighton réussit à trouver un savant équilibre entre les différents éléments du spectacle, mêlant une part du réel à la fantaisie. « Avec Le chemin du wombat au nez poilu, je cherche à raconter autant qu’à danser les récits, les histoires, les rêves de mon pays natal » dit-elle.

Ce voyage solaire, minéral et végétal est aussi, par le biais des animaux, un superbe récit de l’aventure humaine. Les deux interprètes le traduisent avec beaucoup d’inventivité et de délicatesse. La complémentarité qu’elles ont su trouver, créant, au-delà des mots, une gestuelle complice et en écho, sert magnifiquement le spectacle.

Brigitte Rémer, le 3 mars 2024

© Patrick Berger

Avec Flore Khoury et Marie Tassin, collaboratrice artistique Marie Fonte – textes Marie Fonte, Flore Khoury, Joanne Leighton, Marie Tassin – création sonore et musique Peter Crosbie – Images Flavie Trichet-Lespagnol – lumière et scénographie Romain de Lagarde – régie générale François Biet – administration Anna Erbibou – production, communication Lola Bizeau.

Du 27 février au 2 mars 2024 – Centre National de la Danse, 1 rue Victor Hugo, 93500. Pantin – métro Hoche – tél. : 01 41 83 27 27 – site : cwww.cnd.fr et magazine.cnd.fr – Chaillot/Théâtre national de la Danse www.theatre-chaillot.fr

Extra Life

© Estelle Hanania

Conception, chorégraphie, mise en scène et scénographie, Gisèle Vienne créé en collaboration et interprété par Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick – MC93 / maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, avec Chaillot / Théâtre national de la Danse hors-les-murs – dans le cadre du Festival d’Automne.

On est d’emblée plongés dans une atmosphère amniotique, quasi irréelle. Un flou recouvre le sous-bois dans lequel s’est échouée une voiture, immobilisée phares allumés. Tout oscille entre le vert émeraude et le bleu outremer. Une fin de nuit, un petit matin. On se croirait sous l’eau, en plongée. À l’intérieur du véhicule, un homme et une femme, Félix et Clara, frère et sœur, écoutent la radio, se parlent, par bribes et par codes, elle, craque des chips, « T’es sûr qu’on est en vie ? » Ils reviennent a priori de loin. L’atmosphère s’alourdit de minute en minute, le temps passe, on comprend que quelque chose plane, comme un aigle noir. On partagera plus tard ce secret de famille, cet inavoué entre eux car inavouable. Petit à petit apparaît une ombre, dévorante, d’abord au lointain et qui se rapproche dans une montée dramatique plaçant le spectateur sous emprise. Car Félix et Clara ont vécu le même traumatisme, un viol, par l’oncle de la famille.

© Estelle Hanania

Déconstruction de l’histoire familiale et solitude respective, le geste se ralentit à l’extrême et l’écoute de l’un envers l’autre est totale. Au milieu de la nature on s’enfonce dans la terre et l’eau. Des mondes basculent et tout est extrême, exacerbé : les quelques mots, le silence, la nature, les couleurs, la beauté et l’horreur. Dans les brumes du petit matin vont se rejouer les scènes d’enfance par des superpositions et le dédoublement des personnages, dans un brouillage de tout l’environnement menant à la perte des repères. Des fils rouges laser s’entrecroisent, formant des figures comme autant d’énigmes et dessinent ce qui pourrait être la cage de l’abuseur et la prison mentale de l’abusé. Tout vire au rouge, jusqu’à l’intérieur de la voiture et la violence du souvenir.

Une petite fille-mannequin – comme Gisèle Vienne excelle à les représenter – va faire revivre la scène primitive et fondamentale. Le plateau est d’étrangeté et la peur monte, ponctuée par les bruitages de la bande son qui soulignent la tension. « Mais qu’est-ce que tu fais ? » dit Clara dans la décomposition de l’acte et la synchronisation des mouvements. Une seconde Clara est à la manœuvre, réplique de la première et sa psyché dans un espace quadrillé d’autres lasers. Le mannequin porte un masque de mort et poursuit Félix qui s’échappe et grimpe sur le toit de la voiture. « Ils nous détruisent » dit-il. L’oncle monnayait son geste contre un dessin animé. Des interférences extérieures tels que sifflements, signaux et rires nerveux traduisent les ondes de choc. L’oncle repart et revient. « Arrête ! » entend-on. Le cri des mouettes déchire l’air tandis que les deux Clara se ferment comme des feuilles mortes et s’enfoncent dans la terre jusqu’à se minéraliser. Le son s’organise en strates par le synthétiseur de Caterina Barbieri, qui signe la musique originale et les rythmes qui l’accompagnent. Puis une danse s’ébauche à trois d’abord, Félix et Clara se répondent ensuite par des gestes en miroir. Tout s’étire et se ralentit. Sous l’anorak réfléchissant, ironie et rage cohabitent dans ce constat de déni d’une génération abusant de la jeunesse et érigeant le viol comme système. Le travail de la lumière construit une architecture de l’image mentale.

© Estelle Hanania

Artiste associée à plusieurs structures dont Chaillot / Théâtre national de la Danse, MC2 Grenoble / Maison de la Culture, Le Volcan / Scène nationale du Havre, Théâtre National de Bretagne / Rennes, Gisèle Vienne poursuit sa réflexion théorique en même temps que visuelle. Elle dit avoir rencontré l’univers de la jeune philosophe Elsa Dorlin, auteure notamment de Se défendre. Une philosophie de la violence. Comme toujours la clé de ses spectacles réside sur la rencontre entre chorégraphe-metteure en scène et interprètes, ici Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick, pour construire avec eux, au plateau, les errances et le désarroi des personnages ainsi que les éléments de scénographie qu’elle conçoit elle-même, de lumière (création lumière Yves Godin) et de son (création sonore Adrien Michel). Sa palette est très large et toujours elle expérimente dans un contexte traumatique où se mêlent les temps – passé, présent, futur – et où le souvenir reconstruit porte un effet réparateur. Chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, Gisèle Vienne est habitée d’images puissantes et singulières, et travaille sur la perception, nous en parlions dans nos précédents articles.* Avec son équipe, elle traduit visuellement la violence d’une manière sensible et personnelle. Ses spectacles ont une grande densité, mais quand la violence se convertit en beauté n’y a-t-il pas danger ?

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2024

Avec : Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick – musique originale, Caterina Barbieri – création sonore, Adrien Michel – création lumière, Yves Godin – textes, Adèle Haenel, Theo Livesey, Katia Petrowick et Gisèle Vienne – costumes, Gisèle Vienne, Camille Queval et FrenchKissLA – fabrication de la poupée, Etienne Bideau-Rey – régie plateau, Antoine Hordé et Philippe Deliens – régie son, Adrien Michel – régie lumière, Samuel Dosière, Iannis Japiot et Héloïse Evano – remerciements à Elsa Dorlin, Etienne Hunsinger, Sandra Lucbert, Romane Rivol, Anja Röttgerkamp, Sabrina Lonis et Maya Masse – assistante, Sophie Demeyer – direction technique, Erik Houllier – production et diffusion, Alma Office Anne-Lise Gobin, Camille Queval et Andrea Kerr – administration, Cloé Haas et Giovanna Rua – Le spectacle a été créé du 16 au 20 août à la Ruhrtriennale d’Essen (Allemagne) – * cf. vwww.ubiquité-cultures.fr sur L’étang, d’après l’œuvre originale Der Teich, de Robert Walser, article du 31 décembre 2022 et sur This is how you will disappear, d’après un texte de Denis Cooper, article du 13 janvier 2023.

© Estelle Hanania

Vu en décembre 2023 à la MC93/maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, avec Chaillot/Théâtre national de la Danse, dans le cadre du Festival d’Automne – En tournée : 18 et 19 janvier 2024, au Tandem-scène nationale de Douai – 31 janvier et 1er février à la MC2 Grenoble – 21 au 24 février, à la Comédie de Genève (Suisse) dans le cadre du festival Antigel – 1er et 2 mars, Tanzquartier Wien, Vienne (Autriche) – 7 au 9 mars, Printemps des Comédiens, Domaine d’O à Montpellier – 16, 17 mars, Triennale Milano Teatro, Milan (talie) – 27 et 28 mars, Le Volcan/scène nationale, Le Havre – 12 au 16 juin, Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse).

Tout-Moun

© Laurent Philippe

Conception Héla Fattoumi et Éric Lamoureux – chorégraphie en collaboration avec les interprètes – composition musicale et saxophone Raphaël Imbert – à Chaillot / Théâtre national de la Danse.

Le fil conducteur du spectacle se tisse avec la notion de Tout-Monde que défend l’écrivain Martiniquais Edouard Glissant (1928-2011) et titre d’un de ses romans. Héla Fattoumi et Éric Lamoureux ont découvert ses écrits en 2007 à travers l’appel qu’il avait lancé avec son confrère et compatriote Patrick Chamoiseau, en réaction à la mise en place d’un ministère de l’identité nationale. Tout-Moun signifie en créole tout un chacun, toute personne, tout le monde. A travers des essais, romans et textes poétiques, l’auteur analyse la notion de créolisation, qu’il traduit par l’imprévisible du monde, celle de confluence et de mise en relation des identités culturelles. A trois reprises on entend sa voix dans le spectacle.

Avec les chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, la mise en relation des imaginaires se danse sur le plateau. L’équipe de danseuses et danseurs qu’ils avaient rassemblée en 2020 pour leur spectacle, Akzak, venant de différents points du monde, est la même. Ils font groupe et cheminent ensemble. Une danseuse de Martinique les a rejoints. Ce collectif est à la base du travail proposé par les chorégraphes et leur construction d’une nouvelle manière de regarder le monde à partir de cultures chorégraphiques très diverses. Dans Tout-Moun, il y a le geste et la parole chantée, l’image scénographiée, la musique et l’espace.

© Laurent Philippe

 Le vocal est introduit à partir des spécificités rythmiques des huit langues maternelles des danseurs, et travaillé dans leurs sonorités singulières avec le saxophoniste Raphaël Imbert. Présent sur scène ce dernier signe la création musicale, et, à un moment du spectacle, devient chef d’un chœur polyphonique, permettant à ces voix et langages disparates, de constituer un Ensemble, faisant entendre, entre autres, comme un chant de travail. Imprégné de soul, blues, folk, chants populaires et free jazz, Raphaël Imbert travaille sur le rapport entre improvisation et nouvelles technologies. Il a mis au point et développé à l’IRCAM, avec Benjamin Lévy, le logiciel OMax, qui traite en temps réel les improvisations du saxophone joué en direct, qu’il capte. C’est autour d’un projet sur John Coltrane que la rencontre entre le musicien et les chorégraphes a eu lieu. Placé côté jardin, Raphaël Imbert se mêle aussi aux danseurs et donne souffle, voix, stridences ou notes graves, au cours des pièces jouées et de ses improvisations.

Différentes séquences forment le tableau chorégraphique d’ensemble. On commence par une séquence qui ressemble à des fonds sous-marins, des cordages tombent des cintres, cordages qui sont en fait des étoffes habilement roulées et qui, plus tard, deviendront filets de pêche puis voiles et à la fin, sculptures. Les danseurs entrent un à un et prennent des formes animales. Le grand écran tendu à l’arrière-scène donne le reflet de lumières sourdes éclairant comme une mission d’archéologie sous-marine à la conquête de mondes engloutis. Puis l’écran passe au rouge, et les styles des chorégraphies déclinent leurs variations, tout au long du spectacle, dans une impressionnante montée dramatique.

© Laurent Philippe

D’autres séquences se déploient, dont l’une où la végétation luxuriante des Antilles recouvre le plateau, les danseurs et l’écran, où l’on croise l’arbre du voyageur, l’alpinia et l’oiseau de paradis. Une autre, la séquence finale, magique, où le sol découvre son atlas, écrit et dessiné comme sur un tableau noir sur fond de chant polyphonique, avec une voile-sculpture, qui elle aussi danse. Les costumes aux brillances plus ou moins prononcées, déclinés du gris clair au noir profond, sont très réussis à la fois tous différents et dans une belle unité (création costumes Gwendoline Bouget, assistée de Corto Tremorin). Le travail des lumières (création lumières Jimmy Boury) et de la scénographie vidéo (Éric Lamoureux et Stéphane Pauvret, collaborateur artistique, plasticien) qui montrent l’eau en mouvement, les braises du feu qui se dispersent et la végétation,  apporte à chaque séquence un environnement particulier et sert le propos.

Tous ces alphabets se fédèrent et forment un spectacle profond et sensible où beaucoup d’énergie se partage, où le ludique est présent, même si le thème de créolisation et de Tout-Monde n’a rien de nouveau et a beaucoup évolué. L’énergie est à la fois spontanée et canalisée pour servir l’ensemble. Il y a du rythme, du swingue – ça balance – de la technicité et de la grâce. Il y a de l’originalité, de la diversité dans la partition de chaque danseur, une grande liberté en même temps que beaucoup de précision.

Les chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, qui co-dirigent le Centre chorégraphique national de Belfort, poursuivent en tandem leur route, qui a débuté en 1990. La quête d’altérité est au cœur de leurs recherches et ils se nourrissent des textes d’auteurs qui les inspirent. Ce furent au fil des spectacles Nathalie Sarraute, Clarisse Lispector, Antonio Ramoz Rosas, Roberto Juarroz, Adonis. Avec Tout-Moun, c’est Edouard Glissant, entre réflexion théorique et textes poétiques. Les danseurs avec qui ils travaillent et s’interrogent – et qui représentent si bien le métissage des arts et des langages – viennent de partout, des Caraïbes, d’Égypte, de France, du Maroc et de Tunisie : Sarath Amarasingam, Meriem Bouajaja, Juliette Bouissou, Mohamed Chniti, Chourouk El Mahati, Mohamed Fouad, Mohamed Lamqayssi, Johanna Mandonnet, Yaël Réunif, Angela Vanoni. Saluons ici leur virtuosité et leur énergie.

Brigitte Rémer, le 11 janvier 2024

© Laurent Philippe

Conception : Héla Fattoumi – Éric Lamoureux – chorégraphie en collaboration avec les interprètes : Sarath Amarasingam, Meriem Bouajaja, Juliette Bouissou, Mohamed Chniti, Chourouk El Mahati, Mohamed Fouad, Mohamed Lamqayssi, Johanna Mandonnet, Yaël Réunif, Angela Vanoni – composition musicale et interprétation : Raphaël Imbert (saxophone) et Benjamin Lévy (logiciel OMax) – collaborateur artistique, plasticien : Stéphane Pauvret – création lumières Jimmy Boury – création costumes Gwendoline Bouget, assistée de Corto Tremorin – direction technique Thierry Meyer – régie son Valentin Maugain – régie lumière Manon Bongeot – régie costumes Hélène Oliva. Production : Viadanse Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort / Direction Fattoumi-Lamoureux – coproduction : Chaillot/Théâtre national de la Danse, Scène nationale du Sud-Aquitain, Compagnie Nine Spirit. Tout-Moun a été créé en septembre 2023 pour le Festival Le Temps d’Aimer la danse, à la Scène nationale du Sud-Aquitain, à Bayonne.

Du 10 au 12 janvier 2024 à 19h30, à Chaillot-Théâtre national de la Danse, 1 Place du Trocadéro, 75116 – métro : Trocadéro – tél. : 01 53 65 30 00 – site : www.theatre-chaillot.fr

Relative Calm

© Lucie Jansch

Concept, lumière, vidéo, scénographie et direction Robert Wilson – chorégraphie Lucinda Childs – compagnie MP3 Dance project/direction Michele Pogliani – musique Jon Gibson, Igor Stravinsky, John Adams – Chaillot/Théâtre national de la Danse, à la Grande Halle de La Villette.

 Relative Calm est construit comme une architecture, en trois séquences. Quarante ans après sa création, la pièce renaît dans une toute nouvelle version. Elle fut créée cinq ans après le très emblématique opéra Einstein on the Beach, qui fondait en 1976 la rencontre entre deux icônes de la scène américaine, Robert Wilson, metteur en scène et Lucinda Childs, chorégraphe. Au cœur du spectacle et de cette nouvelle collaboration, Igor Stravinsky et sa célèbre suite, Pulcinella, composée en 1920 pour les Ballets Russes, entouré de deux pièces d’un tout autre style, l’une de John Adams et l’autre de Jon Gibson. Entre chaque acte, Lucinda Childs lit des extraits du Journal de Nijinski, datant de la période où Pulcinella se créait, sans lui.

© Lucie Jansch

Une image éblouissante ouvre le spectacle où tout est blanc, presque transparent. L’écran en fond de scène, les costumes et maquillages, les lumières, l’immobilité. Quand ils se mettent en mouvement et se retournent, les danseurs ont une barre noire verticale à la Op art imprimée sur le justaucorps, qui apporte le contraste. Des néons en une ligne de lumière posée à l’avant-scène et de discrets projecteurs de chaque côté du plateau dessinent le paysage visuel et ses contrejours. Une sorte de Pendule semblable à celui du physicien Foucault descend et traverse inlassablement la scène sur un fil, allers et retours, se dirigeant vers les étoiles.

Sur l’écran s’inscrit la mathématique de Robert Wilson par des barres, obliques, verticales et horizontales argentées. La musique est circulaire et les repères musicaux complexes, une basse continue s’invite. La danse très structurée évolue en quatuor hommes et quatuor femmes qui se déplacent selon de savantes figures classiques, se rapprochent en quadrille. Les mouvements sont ininterrompus et marquent parfois des accélérations. Il y a quelque chose d’enfantin et tout est réglé comme une boîte à musique. Les traits se transforment en contenants, les danseurs entrent dedans, évoquant l’univers du peintre et scénographe Oskar Schlemmer dans un même souci d”immobilité hiératique, de rigueur géométrique et de pureté des contours face à la vivacité des formes et la mobilité de l’espace.

Et soudain l’écran passe au noir. Apparaît Lucinda Childs, vêtue de noir et cheveux argent, qui, sur quelques notes de violon, prononce en anglais et en français les mots de Nijinski. Un guépard au galop traverse l’écran : « Je veux danser. J’aime les vêtements chers, on a l’impression que je suis riche… Je suis Nijinski. » Puis s’avancent les notes des hautbois et violon et sur écran un petit rond comme un soleil au centre qui, petit à petit se remplit de soleils et de pois. Assis de dos sur un praticable, en fond de scène, Méphistophélès au féminin, crâne lisse et vêtu de noir est assisté de deux serviteurs rouge vermeil, aux larges épaules et jabots (costumes de Tiziana Barbaranelli). Sur l’écran, la même mathématique wilsonienne dessine à gros traits rouges, qui se transforment en symboles japonais, avant qu’un œil n’apparaisse, issu d’un dessin de Nijinski. « Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles » dirait Baudelaire. Puis arrivent deux quadrilles de cosaques qui se croisent, six femmes et deux hommes, dans un jeu de rouge et de noir. Sur l’écran devenu incendie quelques images d’un mimodrame guerrier en même temps que d’un univers burlesque.

© Lucie Jansch

Lucinda Childs revient, sur des images de troupeaux de bisons ou autres mammifères, au galop. « Je suis la terre. Je n’ai peur de rien. Je ne suis pas Christ » poursuit le texte qui ouvre sur la troisième partie. Il fait plein soleil. Des bruissements de forêt et pépiements d’oiseaux dans des sous-bois envahissent le théâtre, apaisants. Les danseurs arrivent par deux, haut et pantalon blanc, souple. Jeux féminin et masculin. Des rangs de ronds roulent et s’enroulent sur l’écran, certains deviennent soleil. Il y a beaucoup d’élégance dans ce silence, du bien-être, une lumière immobile qui monte ensuite par les projecteurs latéraux et joue de ses variations et déclinaisons du spectre des lumières. Les mouvements d’ensemble, deviennent légers.

Par ce Relative Calm Robert Wilson et Lucinda Childs apportent avec brio et dans leur complémentarité tout le vocabulaire qui sert le théâtre comme la danse : musique, costumes, maquillages, gestuelle, univers graphique et pictural, lumière qui définit l’espace. Les motifs répétitifs, les glissements et déplacements au cordeau des personnages dans leurs apparitions et disparitions, les symétries et la création vidéo révèlent une maitrise presque trop parfaite des techniques du spectacle. « Pour moi, tout théâtre est danse. Et tous les éléments font corps » dit Robert Wilson. Le Beau est là, dans sa construction savamment élaborée, qui mène à l’idéal, à la contemplation. « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre » poursuit Baudelaire dans son poème La Beauté.

Brigitte Rémer, le 18 décembre 2023

Avec Agnese Trippa, Giovanni Marino, Irene Venuta, Sara Mignani, Nicolò Troiano, Asia Fabbri, Mariagrazia Avvenire, Mariantonietta Mango, Giulia Maria De Marzi, Xhoaki Hoxha, Cristian Cianciulli, Gerardo Pastore. Collaborateur à la scénographie Flavio Pezzotti – collaborateur à la lumière Cristian Simon – collaborateur à la vidéo Tomek Jeziorski  – costumes Tiziana Barbaranelli – son Dario Felli – maquillage Claudia Bastia – directeur technique Enrico Maso – régisseur de scène Petra Deidda – assistant à la lumière Fabio Bozzetta – assistant à la vidéo Michele Innocente – assistante aux costumes Flavia Ruggeri – direction de projet Marta Delbona – production et communication Martina Galbiati – assistant personnel de Robert Wilson Aleksandar Asparuhov.

Du jeudi 30 novembre au dimanche 3 décembre 2023, Grande Halle de La Villette, 211 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro Porte de Pantin – tél. :  01 40 03 75 75  – site : www. lavillette.com – Avec Chaillot/Théâtre national de la Danse – site : theatre-chaillot.fr – tél. : 01 53 65 30 00

This is how you will disappear

© Christophe Raynaud de Lage

Conception, mise en scène, chorégraphie et scénographie Gisèle Vienne, texte Dennis Cooper,  création musicale Stephen O’Malley et Peter Rehberg – créé en collaboration avec et interprété par Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – au Théâtre de la Colline, en coréalisation avec Chaillot/Théâtre national de la Danse.

On se trouve dans une forêt de sapins, flamboyante et inquiétante, quelques arbres d’autres familles et de diamètres divers y ont pris place, certains décharnés mais fiers comme des figures-totems. Dans ce décor tourmenté, au milieu d’un tapis de feuilles mortes, une jeune gymnaste en juste-au-corps blanc s’entraîne, (remarquable Nuria Guiu Sagarra) à la recherche de la perfection : grands écarts, de face, de profil, figures acrobatiques, torsions extrêmes. L’entraînement se fait sous le regard d’un coach en survêtement blanc, inscription France au dos (Jonathan Capdevielle).

© Christophe Raynaud de Lage

L’ambiance est étrangement malsaine, les deux personnages ont d’ailleurs surgi du dessous des feuilles, d’emblée on se pose la question : l’a-t-il violée, quel est le deal entre eux ? L’entraînement est rude, exigeant, froidement effectué froidement accompagné, plus proche de l’acte de torture que d’un entrainement bienveillant. Le dialogue ajoute à la tension ambiante. L’homme évoque l’idée de la jeter à la rivière… L’entraînement doit être parfait, exige-t-il et il la menace avant de la lâcher avec violence et de disparaitre. Blessée, elle en reste un instant comme pétrifiée, et le temps se suspend. Puis elle attrape son sac à dos, qui restera suspendu à une branche tout au long du spectacle, y prend quelques gâteaux, ôte ses tennis comme si elle sortait du gymnase, et se rhabille. Dans l’ombre, une silhouette noire, à peine perceptible et le bruit d’un torrent qui descend la montagne. Silence. Pesanteur.

Restée seule, ce sont les éléments qui se lèvent, quelques feuilles mortes commencent à doucement voltiger, elle, exécute une sorte de danse obscure, puis le vent se lève de plus en plus violemment et la terre se soulève formant comme des nuages bruns qui s’enroulent avec force en spirales. Le spectacle est d’une grande beauté. D’autres nuages bruns tombent aussi du ciel. C’est la tourmente. À travers ces épais nuages nous sommes comme projetés au fond de la rivière où le corps de la jeune femme qu’on devine par le point blanc de son juste-au-corps à peine perceptible est roulé dans les flots. Les images sont impressionnantes, d’une grande beauté picturale et la bande son de forte intensité insiste sur l’inhospitalier par ses grincements, crissements, grésillements, froissements, claquements, sons continus et grandes orgues, chuchotements, nous propulsant dans l’au-delà et le fantasme. Les sons de la forêt sont amplifiés. Un long temps s’écoule où le noir est quasi absolu et où, imperceptiblement, se poursuit le déplacement des nuages.

© Christophe Raynaud de Lage

Entre alors en piste ce personnage d’ombre à peine entrevu et qui se trouve à son tour sur le devant de la scène (Jonathan Schatz). Un musicien, un junkie qui raconte en balbutiant avoir poignardé une jeune fille. Le coach vient lui régler son compte et le tue. La scène est rejouée dans la forêt par des mannequins représentant les personnages. L’hallucination est totale. Puis le coach s’arme d’un arc sophistiqué. Un oiseau traverse la scène de cour à jardin, puis un rapace, buse, circaète ou effraie, se pose sur une branche. Très détachée la jeune gymnaste rapporte la flèche qu’elle tient dans la main.

Avec This is how you will disappear, le spectateur traverse une expérience sensorielle, écologique, géologique et climatique, physique et mentale, des plus singulières. Il entre dans la poussière du tableau entre l’incarné et le désincarné des personnages, la jeune athlète et les  éléments scénographiques servant de fil conducteur à la narration. Le temps, la mémoire, l’espace mental, le trouble et la perception, les rapports de force et la violence sourde, s’inscrivent au générique de la démarche de la talentueuse Gisèle Vienne, chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, férue de philosophie et de musique. (cf. notre article sur L’Étang, du 28 décembre 2022).

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2023

Avec Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – création musicale Stephen O’Malley, Peter Rehberg- remix, interprétation et diffusion live Stephen O’Malley – texte et paroles de la chanson Dennis Cooper – lumières Patrick Riou –  sculpture de brume Fujiko Nakaya – vidéo Shiro Takatani – stylisme et conception des costumes José Enrique Oña Selfa – fauconnier Patrice Potier/Les Ailes de l’Urga – remerciements pour leurs conseils Anja Röttgerkamp et Vilborg Àsa Gudjónsdóttir – conception des poupées Gisèle Vienne – construction des poupées Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak, Gisèle Vienne – reconstitution des arbres et conseils Hervé Mayon/La Licorne Verte – vidage et reconstitution des arbres François Cuny/O Bois Fleuri, les ateliers de Grenoble – création maquillages, perruques, coiffures Rebecca Flores – programmation vidéo Ken Furudate – ingénierie brume Urs Hildebrand – réalisation des costumes Marino Marchand – réalisation du sol Michel Arnould et Christophe Tocanier – traduction des textes de l’anglais (États-Unis) au français Laurence Viallet – This is how you will disappear a été créé le 8 juillet 2010 au Festival d’Avignon.

Du 6 au 15 janvier 2023, du mercredi au samedi à 20h30, mardi à 19h30 et dimanche à 15h30, à La Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – Sites : www.colline.fr et www.theatre-chaillot.fr – En tournée les 2 et 3 mars 2023 à la MC2/Maison de la Culture de Grenoble.

Neighbours

© Julien Benhamou

Chorégraphie et danse Brigel Gjoka et Rauf “Rubberlegz” Yasit en collaboration avec William Forsythe – musique Ruşan Filiztek/Accords Croisés – à Chaillot/Théâtre national de la danse, dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est un duo virtuose entre deux hommes, d’origine et de techniques différentes qui s’élancent tout d’abord dans le silence, pendant un long temps, avant que le compositeur et instrumentiste Ruşan Filiztek ne s’introduise dans leurs univers, les accompagne et les appelle.

Brigel Gjoka a été formé à la danse classique en Albanie, son pays d’origine, avant de développer son travail autour de la danse contemporaine et de collaborer avec William Forsythe pendant onze ans. Rauf « RubberLegz » Yasit participait aux fêtes familiales kurdes dans l’enfance il en a appris les figures de la danse populaire avant de se passionner pour le hip hop, en Allemagne où il a grandi. Il est actuellement basé à Los Angeles. Son expérience de street dancer a été mise à l’épreuve au moment où il est entré dans la danse de William Forsythe pour le spectacle A quiet Evening of Dance. C’est là qu’il a rencontré Brigel Gjoka, en 2019, autour de l’emblématique chorégraphe.

Ensemble et sous le regard de l’ancien directeur du Ballet de Francfort, ils ont amorcé un premier travail à partir de leurs différences et se sont lancés dans la création, sans musique, d’un duo de trente minutes. Ils l’ont ensuite élargi et ouvert à la présence du compositeur et musicien traditionnel et contemporain, Ruşan Filiztek.

Ils présentent aujourd’hui Neighbours, une pièce originale et singulière élaborée à trois, les danseurs en signent aussi la chorégraphie. Dans la première partie du spectacle, silencieuse, Brigel Gjoka et Rauf « RubberLegz » Yasit sont amarrés l’un à l’autre et inventent un langage à partir du récit de leurs corps et parcours de vie. A géométrie variable, leur danse est pleine de trouvailles et d’énergie, ils font de leurs différences une richesse. Leur écriture chorégraphique est ludique, radicale et sophistiquée.

Dans la seconde partie se construit un dialogue avec le musicien. Pour Ruşan Filiztek, compositeur, c’est une première expérience et rencontre avec la danse. Il les a observés pour leur apporter des univers sonores sensibles et diversifiés, à partir de ses instruments traditionnels et électroniques. Né au sud de la Turquie de parents Kurdes, Ruşan Filiztek s’est initié au oud, au kumbust – un instrument à cordes kurde, mélange de banjo et de oud – et au daf kurde. Entouré de ses instruments, il officie depuis le fond de scène côté jardin, concentré sur la danse, envoie avec subtilité ses appels, imprécations et mélodies portés aussi par la flûte, le vocal et le chant choral auxquels répondent les danseurs dans leur gestuelle et leur fluidité. Le tambour scande les pas traditionnels de la danse aux foulards rouges et lui donne énergie et grâce. Les figures sont imprégnées d’enfance, de souvenirs personnels, de complicité et de liberté. Les interactions entre danseurs et musicien dessinent un paysage rare et paradoxal (mis en lumière par Zeynep Kepekli), en symbiose avec le spectateur. L’ensemble est d’une belle virtuosité.

Brigitte Rémer, le 28 novembre 2022

Chorégraphie et Danse : Brigel Gjoka et Rauf « Rubberlegz » Yasit – composition et musique Ruşan Filiztek – lumières Zeynep Kepekli – costumes Ryan Dawson Laight – régie générale et lumières Dan ‘DJ’ Johnson – régie son Patrick Dell.

Du 17 au 24 novembre 2022, mardi, mercredi et vendredi à 19h30 – jeudi à 20h30 – samedi à 17h, à Chaillot-Théâtre national de la Danse, 1 Place du Trocadéro, 75116. Paris – site : theatre-chaillot.fr – tél. : 01 53 65 30 00 – En tournée : 29 novembre à 20h30 à Beauvais, Théâtre du Beauvaisis/scène nationale – 3 décembre à 19h, à Tremblay-en-France, Théâtre Louis Aragon, Scène conventionnée d’intérêt national Art et création/danse

We wear our wheels with pride and slap your streets with color

© Jérôme Séron

We said bonjour to satan in 1820… Conception et chorégraphie Robyn Orlin et la compagnie Moving into Dance Mophatong –  à Chaillot-Théâtre national de la Danse, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

C’est un hommage rendu par Robyn Orlin aux Zoulous d’Afrique du Sud qui tiraient les rickshaws dans les rues de Durban, ces pousse-pousse personnalisés et hauts en couleurs, où prenaient place les maîtres blancs au temps de l’apartheid, dans les années 70.

Robyn Orlin se souvient. Avec leurs tuniques multicolores et leurs coiffes ornées de cornes de vache, signe de puissance autant que d’asservissement, ces hommes noirs « semblaient danser, le corps suspendu dans les airs. » Quelques images projetées à la fin du spectacle les montrent dans leur technique magistrale, leur grâce et leur dignité, marchant au trot comme les chevaux, – leur surnom en zoulou, amahashi -. Quand il est dit que leur espérance de vie ne dépassait pas trente-cinq ans, on se glace.

© Jérôme Séron

Née à Johannesburg, la chorégraphe met en récit les Zoulous – dont le nom vient de l’expression amaZulu, le Peuple du ciel – l’urbanisation en avait attiré un grand nombre vers les villes au cours du XXe siècle. Traités comme des bêtes de somme ils ont des pouvoirs magiques, et par la médiation d’un sorcier et de leurs rituels de divination, communiquent avec le monde spirituel et invoquent leurs ancêtres. On les trouve ici sur scène avec leurs emblématiques masques d’animaux.

Les jeunes danseurs de la Moving into Dance Mophatong leur donnent corps et les font vivre au rythme des propositions musicales et vocales inventives et puissantes du duo uKhoiKhoi composé du musicien et compositeur Yogin Sullaphen et de l’éblouissante chanteuse Anelisa Stuurman, à la tessiture vocale de grande amplitude. Pour saluer ces héros anonymes, les danseurs déploient une incroyable vitalité et construisent un alphabet qui, par moments, fait penser à un opéra bouffe ou à la Commedia dell’arte.

Ils convoquent Molière et les esprits, invitent le public à bouger et chanter, plaisantent avec Jean-Marc, à la lumière. C’est ludique, plein de vie, de couleurs et de talent. En même temps ils frappent fort et sans grands discours par de petits mots lancés en cœur de cible, colonisateurs, entre autres…  Sur scène, une rampe avec des canettes en métal de différentes couleurs marque une frontière… Les costumes sont de teintes vives, de splendides tissus traditionnels circulent. Une natte virevolte, telle un fouet. Des chants de révolte se lèvent.

© Jérôme Séron

Danseuse et chorégraphe sud-africaine de danse contemporaine, Robyn Orlin évoque ici un thème qui lui est cher et comme toujours lié aux drames et injustices sociales de son pays, l’Afrique du Sud, dont elle se fait la chambre d’écho. A travers la chorégraphie elle apporte une théâtralité teintée d’humour et de gravité, mêle musique, vocal, théâtre, vidéo, arts plastiques et interactivité des spectateurs. La France la connaît bien, elle avait ouvert la saison sud-africaine en 2013 avec Beauty remained for just a moment then returned gently to her starting position puis en 2018, repris la mise en scène de Pygmalion de Rameau à l’Opéra de Dijon où elle était en résidence, avec Emmanuelle Haïm à la direction musicale.

© Jérôme Séron

Des Zoulous, elle disait :« Quand nous allions à Durban sur le front de mer il y avait ces hommes qui avaient une allure incroyable. Je les prenais toujours pour des anges, je me demandais constamment pourquoi les anges s’envolaient ainsi et réatterrissaient, et ne se contentaient pas de courir comme les gens normaux… Cela a été une expérience très importante pour moi… » De son regard et de son inventivité est né ce spectacle de grande intensité.

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2022

Avec Sunnyboy Motau, Oscar Buthelezi, Eugene Mashiane, Lesego Dihemo, Sbusiso Gumede, Teboho Letele. Vidéo Eric Perroys – costumes Birgit Neppl – lumières Romain de Lagarde – musique uKhoiKhoi, avec Anelisa Stuurman et Yogin Sullaphen.

Du 9 au 12 novembre 2022 – Chaillot-Théâtre national de la Danse, 1 place du Trocadéro. 75116. Paris.  Tél. : 01 53 65 30 00 – site : theatre-chaillot.fr – métro : Trocadéro.

Programme Stravinski – Malandain Ballet Biarritz

L’Oiseau de feu © Olivier Houeix

L’Oiseau de feu chorégraphie de Thierry Malandain, Le Sacre du printemps chorégraphie de Martin Harriague, par le Malandain Ballet Biarritz – Musique Igor Stravinski. Au Théâtre National de la Danse/Chaillot.

C’est une soirée Stravinski construite en deux temps à laquelle Thierry Malandain, directeur du Malandain Ballet Biarritz nous convie après avoir proposé à Martin Harriague, artiste associé à la Compagnie depuis 2018, de signer une création pour une programmation à quatre mains. Ce dernier a choisi Le Sacre du printemps, Thierry Malandain revisite, en première partie, L’Oiseau de feu. Superbe programme !

Ces deux œuvres emblématiques avaient placé le compositeur sous le projecteur en même temps que dans la polémique. C’est en 1910 que Les Ballets russes de Serge Diaghilev présentaient L’Oiseau de feu sous la direction musicale de Gabriel Pierné, dans une chorégraphie de Michel Fokine et des décors d’Alexandre Golovine et Leon Bakst, à l’Opéra de Paris. L’oeuvre avait fait l’objet d’arrangements pour piano et ensemble de chambre, et de trois suites pour orchestre en 1910, 1919 et 1945. C’est celle de 1945 qu’a choisi Thierry Malandain. Après L’Oiseau de feu, était présenté trois ans  plus tard, en 1913,  Le Sacre du Printemps dans une chorégraphie originelle de Nijinski. Depuis, tous les grands chorégraphes se sont intéressés à l’œuvre qu’ils ont chorégraphiée, chacun avec son style : Maurice Béjart (1959), Martha Graham (1984), Pina Bausch (1997), Angelin Preljocaj (2001), Emmanuel Gat (2004), Jean-Claude Gallotta (2012), Sacha Waltz (2013).

L’Oiseau de feu est issu de contes traditionnels russes : Alors qu’il se promène dans la forêt mystérieuse du sorcier Kastcheï, Ivan Tsarévitch, fils du tsar de Russie, voit un oiseau merveilleux, tout d’or et de flammes ; il le poursuit, le capture et accepte de le délivrer contre une de ses plumes, scintillante et magique, et le serment que l’oiseau lui sera fidèle. Plus loin, il tombe amoureux d’une princesse entourée de douze compagnes, avant d’être capturé par le sorcier Kastcheï. C’est la plume magique qui le délivrera et lui permettra, après avoir endormi les monstres, de retrouver son élue. Ainsi est le libretto qui avait aussi intéressé Balanchine dès 1949. Thierry Malandain prend le parti de l’épure. Pour lui « les oiseaux symbolisent ce qui relie le ciel et la terre » mettant quelque chose de mystique et de sacré dans le regard qu’il porte sur l’œuvre, en référence à François d’Assise. L’oiseau serait ce « passeur de lumière portant au cœur des hommes la consolation et l’espoir. »

La chorégraphie commence par un tableau d’ouverture où danseurs et danseuses portant des robes noires tournoient, tels les sujets infernaux de Kastcheï et jusqu’à l’arrivée de l’oiseau rouge et or, superbement interprété par le danseur Hugo Layer qui entre dans l’histoire. Sa rencontre avec Ivan et la princesse est pleine de grâce et d’une grande précision. Les magnifiques costumes de Jorge Gallardo – réalisés par Véronique Murat et Charlotte Margnoux  – signent les différents épisodes de l’histoire, avec ces robes noires du début du spectacle, suivies de robes blanches, puis d’autres, orangé et jaune comme des flammes virevoltantes dans leur fluidité et poétique des formes et des tissus. Le Malandain Ballet Biarritz tient sa force des vingt-deux danseurs de la Compagnie et de la notion de ballet qu’elle place au cœur de son travail. Le chorégraphe célèbre le corps et sa sensualité dans un style où s’équilibrent les aspects classique et contemporain de la danse. Les mouvements collectifs s’inspirent des danses populaires où les danseurs se croisent et forment des chaînes humaines, des rondes, et ondulent en des mouvements continus de flux et de reflux.

Le Sacre du Printemps © Olivier Houeix

Le Sacre du Printemps, sous-titré tableaux de la Russie païenne en deux parties, met en exergue le rythme et l’harmonie. C’est à cette œuvre mythique de Stravinski que Martin Harriague, artiste associé au Malandain Ballet Biarritz depuis plus de quatre ans a choisi de se confronter. Après avoir été l’un des lauréats du premier Concours de Jeunes Chorégraphes classiques et néoclassiques à Biarritz en 2016, il a créé trois chorégraphies : Sirène en 2018, imprégné de l’Océan auprès duquel il a grandi ; Fossile en 2019, pièce dans laquelle il développe l’art du duo ; La Serre en 2020 qui place l’homme face au changement inattendu de sa vie qu’est le confinement. La première partie, L’Adoration de la terre, commence avec la glorification du printemps et la danse à laquelle se livrent hommes et femmes, piétinant le terre. Sage parmi les sages, L’Aïeul prend part à cette glorification et doit s’unir à la terre abondante. La seconde partie, Le Sacrifice, met en scène les Adolescentes et leurs jeux mythiques. Parmi elles est choisie l’Élue qui sera sacrifiée pour la renaissance du printemps. Le rythme et les changements de mesure de cette danse sacrée créent une impressionnante montée dramatique avant le coup de timbale final.

Martin Harriague prend pour référence le commentaire de Stravinski décrivant le rite païen comme « la sensation obscure et immense à l’heure où la nature renouvelle ses formes, et c’est le trouble vague et profond d’une pulsion universelle. » Il évoque, dans une première scène et avec un certain humour, le compositeur, faisant sortir du piano, les uns après les autres, les vingt danseurs qui bientôt le submergent avant de crapahuter au sol. La vitalité du collectif, les sauts, les pulsations et vibrations se déploient avant qu’une certaine inquiétude ne s’invite. Un énorme projecteur brutalement dévoilé en ses rayons accusateurs lâche prise avant de progressivement s’éloigner et disparaître. Martin Harriague fait danser le collectif avec élégance et talent, avant que deux clans ne s’affrontent et que les Anciens ne désignent l’Élue – Petit bémol, on se serait passé de l’illustration réaliste de la vieillesse qui quitte le champ symbolique et force le trait – Cette mise à mort de l’Élue est une immense ronde où les danseurs s’asseyent autour d’Elle, tendus en des équilibres instables dans le tempo scandé de Stravinski. Debout sur une pierre, l’Élue lance ses invocations gestuelles et rituelles. Le Sacre du Printemps est blanc et léger en ses costumes (signés Mieke Kockelkorn), shorts et hauts qui se gonflent comme des voiles propulsées par la force de l’énergie de chacun, et du collectif.

Fondé en 1998 par Thierry Malandain et installé dans l’ancienne Gare du Midi, à Biarritz, le Malandain Ballet Biarritz – Centre chorégraphique national mène un travail rigoureux avec ses vingt-deux danseurs permanents. Formés à la technique classique, ils sillonnent les scènes française et internationale pilotés par le chorégraphe qui a su impulser un style personnel à ce bel Ensemble. La soirée Stravinski voulue par Didier Deschamps avant son départ comme directeur de Chaillot-Théâtre national de la Danse est une belle proposition.

Brigitte Rémer, le 18 novembre 2021

Avec les danseuses et danseurs : Alejandro Sánchez Bretones, Alessia Peschiulli, Allegra Vianello, Claire Lonchampt, Clémence Chevillotte, Frederik Deberdt, Giuditta Banchetti, Guillaume Lillo, Hugo Layer, Irma Hoffren, Ismael Turel Yagüe, Jeshua Costa, Julen Rodriguez Flores, Julie Bruneau, Laurine Viel, Loan Frantz, Marta Alonso, Mickaël Conte, Noé Ballot, Patricia Velázquez, Raphaël Canet, Yui Uwaha

L’Oiseau de feu, chorégraphie Thierry Malandain, lumières François Menou, costumes Jorge Gallardo, réalisation costumes Véronique Murat et Charlotte Margnoux, maîtres de ballet Richard Coudray et Giuseppe Chiavaro –  Le Sacre du printemps chorégraphie et scénographie Martin Harriague, assisté de Françoise Dubuc et Nuria Lopez Cortés, costumes Mieke Kockelkorn, lumières François Menou et Martin Harriague, réalisation costumes Véronique Murat, assistée de Charlotte Margnoux, réalisation décor/accessoires Frédéric Vadé.

Du 4 au 12 novembre 2021, au Théâtre National de la Danse/Chaillot. Place du Trocadéro, 75016. Paris – site : theatre-chaillot.fr – tél. : 0153 65 30 00 – Le 16 novembre à 20h30, au Théâtre L’avant-Seine de Colombes – Vendredi 10 décembre 2021 de 20h30 à 21h45, samedi 11 décembre 2021 de 19h à 20h15, Théâtre des Salins, à Martigues, du 16 au 18 décembre, au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines, du 22 au 26 décembre, à la Gare du Midi, à Biarritz – Site : www.malandainballet.com

Urgence

© Romain Tissot

Sur une idée de Antoine Colnot, metteur en scène et Anne Rehbinder, auteure, de la Compagnie HKC, ainsi que du chorégraphe Amala Dianor – à Chaillot Théâtre national de la Danse.

Cinq hommes jeunes, acteurs-danseurs venus de Lyon et issus du hip-hop, racontent leur histoire de vie dans un tourbillon plein d’énergie : récits de vie individuels et collectifs par le mouvement et par les mots, lutte contre les discriminations et le déterminisme social et culturel par la scène, recherche d’identité et de visibilité, de reconnaissance.

Au cœur du sujet, l’Urgence de dire et d’exister, la bataille du quotidien, du choix du métier et l’envie d’être reconnus pour ce qu’ils sont dans leur contexte familial, culturel et religieux.  Je suis…. est suivi de la litanie si négative de celui qui n’ose se regarder dans un miroir, de la souffrance d’être dévalué. Ma mère…  et tous parlent à la fois, il y a tant à dire. Un chant soudain surgit et apaise.

La bande son aux tonalités électroniques métissées, passerelles entre orient et occident (Olivier Slabiak), les lumières et la scénographie (Laïs Foulc) les portent et nous font parvenir leurs voix singulières. La parole est sans détour, radicale, la dynamique des corps, brûlante, à fleur de peau, l’élan est vital.

Antoine Colnot, metteur en scène, et Anne Rehbinder, auteure, avec le concours du chorégraphe Amala Dianor, ont croisé leurs disciplines, à l’écoute des interprètes. Anne Rehbinder a collecté, au cours d’actions artistiques menées, la parole des participants, et l’a organisée. Antoine Colnot, metteur en scène ouvert aux autres disciplines – et qui s’est formé auprès de Claire Lasne, Gildas Milin, Sylvain Maurice, Olivier Py – a pensé la colonne vertébrale du spectacle en fonction des personnalités des interprètes. Né au Sénégal, imprégné de culture hip-hop et de street danse, Amala Dianor, formé aussi à la danse contemporaine au CNDC d’Angers – et qui a travaillé entre autres avec Régis Bouvier, Emanuel Gat, Georges Momboye et Abou Lagraa – a creusé le syncrétisme des styles. On le lit dans le spectacle.

Urgence, spectacle de théâtre et de danse né de la collaboration entre trois artistes de disciplines différentes, fédéré par la parole à l’état brut des danseurs, et par le geste et le cri organiques qu’ils lancent, mène à une écriture chorégraphique singulière et puissante qui déborde du cadre de la scène et nous renvoie à l’altérité, à la tolérance et à la vie.

Brigitte Rémer, le 28 juin 2021

Avec : Marwan Kadded, Freddy Madodé, Mohamed Makhlouf, Elliot Oke, Karym Zoubert – création musicale Olivier Slabiak – scénographie et lumières Laïs Foulc – régie générale Daniel Ferreira – assistant chorégraphe Alexandre Galopin – costumes Sonia Bosc – administration Anne Jeanvoine – production et diffusion La Magnanerie.

Du 24 au 26 juin 202, à Chaillot Théâtre national de la Danse, Place du Trocadéro. 75016. Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – site : www.theatre-chaillot.fr

Une maison

© Marc Domage

Chorégraphie, scénographie, costumes, objets lumineux Christian Rizzo – musique Pénélope Michel, Nicolas Devos (Cercueil/Puce moment) – ICI/Centre Chorégraphique National de Montpellier – au Théâtre national de la Danse / Chaillot, dans le cadre du Théâtre de la Ville Hors-les-murs.

Un danseur seul en scène sous le toit de la maison, anonyme car portant un masque neutre, ouvre le spectacle. Ce toit, structure mobile, aux arêtes de polyèdre faite de néons, tombe des cintres et pourrait tout aussi bien évoquer la coupe du cerveau – espace physique, espace mental – ou symboliser la voûte céleste. Le danseur se déplace de manière lancinante et répétitive dans une mathématique tracée au cordeau jusqu’à ce qu’arrivent petit à petit, des quatre coins de la scène, les treize autres interprètes qui, avec lui, dessinent l’histoire. A l’arrière du plateau blanc se trouve un tumulus de terre rouge, qui, le temps venu, deviendra personnage et troublera l’environnement.

La danse se fond dans un univers plastique très élaboré entre une éblouissante composition musicale, des couleurs éclatantes et les lumières qui les accompagnent, un plafond de verre qui envoie ses courants alternatifs jusqu’au ciel étoilé final, des danseurs aux gestes fluides qui se déploient avec élégance et précision, chacun dans son parcours.

La maison, espace du quotidien et espace sacré, est ce lieu symbolique et de l’intimité où se jouent les émotions et s’impriment les rêves, où la mémoire s’enracine, où chacun construit sa propre histoire. Maison rêvée et protectrice, lieu pour habiter, univers des nostalgies, cosmos, réalité physique ou représentation mentale, l’être intérieur s’y apaise. Peu avant les répétitions du spectacle Christian Rizzo perdait son père, le contexte est chargé. Maison-mère, maison-père, maison d’enfance et de secrets, le conscient et l’inconscient y voyagent.

Le chorégraphe nous entraine dans sa rêverie à travers une certaine abstraction, de solos à duos, tissant des parcours aux géométries variables. Dans le dernier tiers du spectacle, il construit une sorte de conte, naïf et inattendu, avec chapeaux pointus de fées et de sorciers et masques divers de faucons, de chevaux et de mort. Derrière ces rondes et ces moments « choral » apparaît la mort en grand drapé blanc. Exorcismes, rituels de vie et de mort… La maison en même temps se décale par la terre tumulus, étrangement fine et magnifiquement rouge que les danseurs répandent en nuages à grands coups de pelletées, faisant régner comme un épais brouillard ou dessinant comme un rideau des songes déchirés. Le sol devient rouge et les pas laissent traces, jusqu’à ce que la terre fasse disparaître le tapis blanc.

Luc Rizzo est un chorégraphe au parcours atypique issu du rock, de la mode et des arts plastiques, venu à la danse plus tardivement, et qui dirige depuis cinq ans l’Institut Chorégraphique International ICI/centre chorégraphique national de Montpellier. Son précédent travail était une trilogie comprenant D’après une histoire vraie (2013), Ad noctum (2015) et Le sindrome Ian (2016), spectacles basés sur le souvenir. Une Maison a ouvert la 39ème édition du Festival Montpellier Danse et confirme la collaboration de Christian Rizzo avec le groupe électro-rock expérimental Cercueil, Pénélope Michel et Nicolas Devos. Ils travaillent ensemble depuis plus de huit ans, les recherches que font les musiciens notamment à travers leur projet Puce Moment, ouvre ici sur une magnifique partition à laquelle répondent les danseurs dans leurs parcours sensibles et géométriquement habités.

 Brigitte Rémer, le 3 mars 2020

Avec : Youness Aboulakoul, Jamil Attar, Lluis Ayet, Johan Bichot, Léonor Clary, Miguel Garcia Llorens, Pep Garrigues, Julie Guibert, Ariane Guitton, Hanna Hedman, David Le Borgne, Maya Masse, Rodolphe Toupin, Vania Vaneau – Création lumière  Caty Olive – création médias Jéronimo Roé – création musicale de Pénélope Michel et Nicolas Devos (Cercueil / Puce Moment) – assistante artistique Sophie Laly – costumes  Laurence Alquier – assistant scénographie, programmation multimédia Yragaël Gervais – direction technique Thierry Cabrera – régie lumière en alternance Yannick Delval, Thierry Cabrera, Nicolas Castanier – régie son et led mapping en alternance Jeronimo Roé, Marc Coudrais, Antonin Clair – régie plateau en alternance Shani Breton, Jean-Christophe Minart, Rémi Jabveneau –

Du 27 au 29 février 2020 – Théâtre national de la Danse / Chaillot, 1 place du Trocadéro, 75116. Paris – métro : Trocadéro – tél. : 01 53 65 30 00 – www. theatre-chaillot.fr – En tournée : 25 au 26 mars 2020, Dansens Hus, Stockholm (Suède) – 30 au 31 mars 2020 Théâtre de Hautepierre, Strasbourg, dans le cadre du festival Extradanse / Pôle Sud CDCN Strasbourg – 3 avril 2020 Maison de la Culture, Amiens – 15 au 16 avril 2020, La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène nationale – 27 au 29 mai 2020, Dansens Hus – Nasjonal scene for dans, Oslo (Norvège).

On s’en va

@ Magda Hueckel

D’après Sur les valises, comédie en huit enterrements, de Hanokh Levin – mise en scène Krzysztof Warlikowski – traduction en polonais Jacek Poniedzialek – adaptation Krzysztof Warlikowski et Piotr Gruszczynski – à Chaillot/Théâtre national de la Danse – spectacle en polonais surtitré en français et en anglais.

Dans le quartier populaire d’une ville non identifiée, les habitants désenchantés rêvent d’un ailleurs, forcément meilleur, mais se piègent eux-mêmes dans leur incapacité à agir et leur immobilité. Pour vivre, ils se construisent quelques mirages, leur destin ne s’accomplit jamais, ils n’ont aucune perspective d’avenir. La mort devient alors leur seul mode d’expression, ou leur dernière utopie. Huit enterrements rythment les trois heures trente de spectacle duquel humour et sexualité ne sont pas absents, dans un jeu grinçant entre Eros et Thanatos.

Une vingtaine d’acteurs du Nowy Teatr de Varsovie, fondé par Krzysztof Warlikowski en 2008, s’emparent des personnages de cette pièce radicale et cynique comme l’est l’ensemble de l’écriture théâtrale de Hanokh Levin (1943-1999). Né en Palestine sous mandat britannique, de mère polonaise, l’auteur a publié différentes formes littéraires comme des poèmes, récits, chansons, etc. mais s’intéresse particulièrement au théâtre. Il est aussi metteur en scène, a écrit une cinquantaine de pièces et en a monté un certain nombre. « Mon avis est que le théâtre est plus séduisant. Plus interpellant parce que vous voyez les choses se passer devant vous… » disait-il. Métaphore de la société, l’ensemble de son écriture dramatique est centré sur la famille et la vie d’un quartier, et met en scène les aspirations de personnages étriqués et coincés dans leur vie. Hanokh Levin excelle dans la satire politique et les propos subversifs. On le connaît en France par sa pièce Kroum l’ectoplasme, mise en scène à Avignon en 2005 par Krzysztof Warlikowski, et en 2018 au TGP de Saint-Denis par Jean Bellorini, avec la troupe du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, pièce qui décrit un univers de ratage et de conformisme.

On s’en va s’ouvre sur un grand espace central dont le plancher ressemble à celui d’une salle de bal, avec en fond de scène des portes vitrées de ce qui se révélera être un funérarium. Une rangée de chaises y sont alignées. Au-dessus, un écran pour projection de vidéos. Côté cour quelques chaises de skaï rouge et tables bistrot alignées devant des portes et fenêtres donnant sur une salle de bains/WC carrelée de blanc et fermée d’un grillage, dont on ne devine qu’une partie. L’espace se transforme en toilettes publiques signalées par lettres lumineuses, Lady d’un côté, Gentleman de l’autre. À jardin, le drapeau d’Israël, bicolore blanc et bleu, portant l’étoile de David, s’agite sur fond de coupes sportives, canapé et fauteuil pour intérieur banal. La scénographie dessine les différents espaces que sont les lieux de vie des personnages, assez insignifiants, (scénographie de Malgorzata Szczesniak). La retransmission à la radio de Diva, chanson de l’artiste israélienne trans, Dana, gagnante de l’Eurovision 1998, débute le spectacle et dans la playlist du metteur en scène, on entendra Madonna et Michelle Gurevitch.

Mais que racontent ces personnages qui se croisent, se décroisent et se convoitent ? Ils parlent de leurs tribulations et de leurs désirs, de leurs attentes, échangent de petites conversations en tout genre et s’enterrent les uns après les autres. Les femmes sont pimpantes, extraverties et « faciles » et les hommes de ridicules chasseurs, tout le monde est border line, chacun sur sa trajectoire. Une touriste américaine soudain tombe du ciel et occupe l’espace médiatique du quartier, très préoccupée à se « selfier ». Un mirage de plus pour ceux du quartier dont le nombre fond à vue d’œil puisqu’on les célèbre, un à un, dans leur passage de vie à trépas.

Du stylo au plateau l’humour noir devient caricature, le mauvais goût calculé, vulgarité. Cette galerie de portraits grinçante et acide offre des récits discontinus et serait une métaphore de la société israélienne d’où est issu Hanokh Levin et/ou métaphore de la Pologne, pays de Warlikowski où l’antisémitisme n’est jamais loin et où les orientations politiques d’aujourd’hui conduisent à la restriction des libertés. « L’œuvre théâtrale de Hanokh Levin est imprégnée d’une critique virulente de la réalité politique, sociale et culturelle de l’État d’Israël. Avec une acuité hors du commun, Levin n’a cessé d’interpeller ses concitoyens contre les conséquences nuisibles d’une occupation durable des territoires conquis » analyse Nurit Yaari, professeur à l’Université de Tel-Aviv.

Krzysztof Warlikowski emboite le pas à Hanokh Levin et nous entraîne, par les arcanes du tragi-comique, dans un monde décadent qui semble le fasciner et nous tétanise. Règlements de comptes, transposition, déconstruction et effets scéniques nous plongent dans le néant. Les acteurs mènent avec talent leur partition jusqu’au-boutiste entre sensualité, érotisme et férocité, composantes de ce qui devient le système Warlikowski à base de transgression, de provocation et de crépusculaire. Élève de Krystian Lupa et formé à l’École nationale supérieure du théâtre de Cracovie il enchaîne les mises en scène de théâtre depuis plus de vingt-cinq ans, de Shakespeare à Sarah Kane, de Racine à Gombrowicz, et depuis une dizaine d’années met en scène l’opéra, de Verdi à Glück et de Berg à Wagner. Remémoration et désintégration sont devenus ses maîtres-mots, dans un monde fragmenté et féroce où l’humour noir se teinte de ressentiment. Les ambiguïtés historiques polonaises non réglées se superposent à la cruauté des textes de Hanokh Levin et, dans le langage artistique de Krzysztof Warlikowski explosent, entre discordance et perturbation. Dans sa radicalité, tout espoir s’est absenté. Ne reste que la dérision, bien empaquetée dans une enveloppe théâtrale lointaine et froide.

 Brigitte Rémer, le 23 novembre 2019

Avec : Agata Buzek, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dalkowska, Bartosz Gelner, Maciej Gasiu Gosniowski, Malgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Dorota Kolak, Zygmunt Malanowicz, Monika Niemczyk/ Dorota Pomykala, Maja Ostaszewska, Jasmina Polak, Piotr Polak, Jacek Poniedzialek, Magdalena Poplawska, Maciej Stuhr. Scénographie et costumes Malgorzata Szczesniak – musique Pawel Mykietyn – lumières Felice Ross – mouvement Claude Bardouil – animations et vidéo Kamil Polak – assistance à la mise en scène Katarzyna Luszczyk, Adam Kasjaniuk – dramaturgie Piotr Gruszczynski, assisté de Adam Radecki – maquillages et perruques Monika Kaleta – régie plateau Lukasz Luszczyk – direction technique Pawel Kamionka – traduction française Margot Carlier – traduction anglaise Arthur Zapalowski – surtitrage Zofia Szymanowska.

Du 13 au 16 novembre 2019, 19h30 – Chaillot/Théâtre national de la Danse, 1 place du Trocadéro 75116 Paris – tél. : 01 53 65 30 00 – site : www.theatre-chaillot.fr

Bon voyage, Bob

© Mats Backer

Texte, mise en scène et chorégraphie de Alan Lucien Øyen avec le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, à Chaillot/Théâtre national de la Danse, dans le cadre de la programmation hors-les-murs du Théâtre de la Ville.

Et si l’on parlait d’abord d’elle, Pina Bausch, l’absente, née en 1940, disparue en 2008 ? Elle qui donnait un rôle déterminant aux danseurs/danseuses pendant l’acte de création et dialoguait avec eux/elles pour bâtir ses chorégraphies. Elle qui commença sa formation à la Folkwang-Hochschule d’Essen, source de la danse-théâtre, auprès de Kurt Joos puis la poursuivit à la prestigieuse Juilliard School of Music de New-York, et auprès de chorégraphes comme José Limon et Antony Tudor. Elle qui fut soliste chez ce dernier et dans la Compagnie Paul Taylor, qui travailla avec Paul Sanasardo et Donya Feuer au sein de la Dance Company, puis au Metropolitan Opera de New-York et au New American Ballet. Elle qui revint danser en Allemagne comme soliste du Folkwang-Ballett en 1962 et travailler avec Kurt Joos auprès de qui elle fit très vite fonction d’assistante. Elle qui se produisit au Festival de Salzbourg en 1968 en compagnie du danseur chorégraphe Jean Cébron, puis qui devint directrice artistique de la section danse à la Folkwang-Hochschule d’Essen jusqu’en 1973 – avant de le re-devenir entre 1983 et 1989 -. Elle qui fut invitée par Arno Wüstenhöfer, directeur du centre artistique Wuppertaler Bühnen à donner des cours de danse moderne dès 1972, puis à rejoindre la troupe l’année suivante, lui laissant une grande marge de manœuvre pour faire venir de jeunes danseurs, ce qu’elle fit en invitant Dominique Mercy, rencontré aux États-Unis à qui elle confia les premiers rôles. Elle qui, en 1975, monta Orphée et Eurydice de Glück et l’emblématique Sacre du Printemps de Stravinsky auquel s’affrontent les plus grands chorégraphes. Elle qui donna son nom au Tanztheater Wuppertal Pina Bausch et qui prit la décision, en 1976, lors d’une soirée consacrée aux Sept péchés capitaux sur un texte de Bertolt Brecht et une musique de Kurt Weil, d’expérimenter d’autres langages artistiques en rompant avec les formes traditionnelles de la danse. Elle qui introduisit en Allemagne comme sur la scène internationale, le concept de danse-théâtre qu’elle développera tout au long de son travail et qui, au départ, fera face à de nombreuses critiques, avant qu’elles ne s’estompent jusqu’à l’inversion de la courbe et la manifestation d’une ferveur généralisée.

Dans ce contexte, le partenariat noué avec le Théâtre de la Ville dès 1978, fut une plateforme pour le Tanztheater Wuppertal qui lui donna, en France, une belle visibilité. La fidélité de son directeur, Gérard Violette, à l’égard des artistes, permit à la troupe de présenter à Paris plus d’une trentaine de spectacles, créations mondiales pour beaucoup d’entre eux dont les plus emblématiques comme Café Müller en 1981/82 et Kontakthof dans sa première version en 1986/87, dans une seconde version en 2000, avec des dames et messieurs de 65 ans et plus, recrutés par annonces, et dans une troisième version en 2008, avec des jeunes de plus de 14 ans pour laquelle elle acceptera, une fois n’est pas coutume, la présence d’une caméra qui suivra l’évolution des jeunes. * Invitée au Festival d’Avignon en 1983 avec Nelken/Les Œillets, elle débute une fructueuse collaboration avec le scénographe Peter Pabst dont l’originalité du langage s’emboîte merveilleusement à la sienne puis avec la créatrice de costumes Marion Cito. Avec la troupe, Pina Bausch est souvent sur les routes, en tournées dans différents pays, s’imprègne de l’esprit des lieux et y puise l’inspiration pour ses chorégraphies futures.

Emmanuel Demarcy-Mota, actuel directeur du Théâtre de la Ville, reprend le flambeau dans le cadre de la Pina Bausch Foundation et invite aujourd’hui le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch avec trois spectacles : Cristiana Morganti qui a travaillé pendant vingt-deux ans avec la chorégraphe, présente au Théâtre des Abbesses Moving with Pina ; le partenariat avec Chaillot-Théâtre National de la Danse et avec La Villette/Parc et Grande Halle permet de présenter dans le premier lieu, Bon voyage, Bob, chorégraphie de Alan Lucien Øyen et dans le second, Since She, chorégraphie de Dimitris Papaioannou. Une nouvelle étape pour la troupe qui, pour la première fois, fait appel à des chorégraphes extérieurs. Atelier, conférence, projections et présentation du livre Danser Pina* sont par ailleurs proposées.

Chorégraphe, écrivain et metteur en scène originaire de Bergen, en Norvège, artiste en résidence à l’Opéra de sa ville et dirigeant sa propre compagnie, Winter Guests, créée en 2004, Alan Lucien Øyen est un jeune artiste déjà très repéré. Il a approché les danseurs/danseuses du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch avec beaucoup de doigté pour entrer en connaissance, observer, écouter, faire raconter, découvrant que sa manière de travailler n’était pas si loin de celle de la chorégraphe allemande. Il a collecté les paroles et histoires venant des interprètes, amassé des matériaux, conçu le scénario et écrit le texte de Bon voyage, Bob. Le spectacle est théâtral et chorégraphique, avec un texte en bilingue français/anglais sur-titré dans l’une ou l’autre langue (traduction et sur-titrage Harold Manning). On y parle de deuil et de mort tout en étant dans l’exact esprit Pina, dans ses esthétiques : une longue soirée (trois heures) qui permet de développer un propos, des idées, la place de chaque danseur/danseuse dans la chorégraphie où se mêlent ceux/celles qui avaient travaillé avec elle ainsi que de nouveaux venus, des actions en solo et/ou collectives, l’importance de la scénographie – praticables qui, en une valse incessante, composent et décomposent les espaces de vie et de l’inconscient, comme le serait un défilé d’images projetées ouvrant sur des passages, des labyrinthes et des dédales, et comportant de nombreuses portes d’où surgissent les danseurs acteurs (scénographie Alex Eales ) – L’invention sobre et pleine de grâce des costumes (réalisés par Stine Sjøgren, assisté d’Anna Lena Dresia), la fluidité des corps.

Le spectacle s’est construit à la manière d’un montage de films ou de collages, séquence après séquence dans un entremêlement d’histoires pleines d’étrangeté, qui font voyager nos imaginaires. On pourrait être dans un studio de cinéma avant et pendant le tournage – il y a d’ailleurs à un moment, une caméra sur scène -. Les quinze danseurs/danseuses exécutent des gestes en apparence banals, dans une atmosphère à la Edward Hopper, avec le réalisme du quotidien et pourtant le mystère, avec un côté cinématographique et la capacité de suggestion, comme dans l’œuvre picturale. Derrière les praticables aux papiers à fleurs, qui s’encastrent et s’écartent parfois à peine, la scène se poursuit, on ne peut que l’imaginer. On est dans un temps décalé, arrêté, dans le dedans dehors, dans l’illusion et l’abandon, dans une atmosphère partagée entre vide et trop-plein, dans des rencontres, dans la poésie. Sous la houlette de Alan Lucien Øyen la troupe cultive la poésie et la théâtralité avec la même puissance d’évocation et comme elle l’a toujours fait, forte du passage de relais et de la transmission entre générations, par la force des images : les cheveux dans le vent (du ventilateur) ; le petit foulard qui se soulève ; le manteau de satin rose gonflé comme une montgolfière ; le cheval bais dans la cuisine, poétique à la Chagall ; un ange qui passe, sorti de nulle part ; une douche de sable. Il y a de la force et de la folie, de l’étrangeté et de l’onirisme.

Le voyage comme métaphore et la mort en écho forment la trame du spectacle, exorcisée par la parole, le geste et le dessin à la craie – disparition du frère, de la grand-mère, du père et jusqu’aux funérailles finales sous la neige, dignement orchestrées -. Tout parle de Pina, jusqu’au mouvement d’ensemble qui ferme le spectacle et célèbre la vie. Et comme une vague qui revient sur le sable, la scène dernière se superpose à la première comme le passé recouvre le présent. Il y a dans Bon voyage, Bob, l’énergie et la plénitude du geste dans un rapport musique/corps très réussi. Il y a de l’émotion et de la gravité. Quand tombe le rideau de fer, seule une chaise vide reste sur le devant de la scène, hautement symbolique.

Brigitte Rémer, le 5 juillet 2019

Avec :  Regina Advento, Pau Aran Gimeno, Emma Barrowman, Rainer Behr, Andrey Berezin, Çagdas Ermis, Jonathan Fredrickson, Nayoung Kim, Douglas Letheren, Nazareth Panadero, Helena Pikon, Julie Shanahan, Christopher Tandy, Stephanie Troyak, Aida Vainieri, Tsai-Chin Yu – scénographie Alex Eales – costumes Stine Sjøgren, assisté d’Anna Lena Dresia – collaborations artistiques Daniel Proietto, Andrew Wale – son Gunnar Innvær – lumières Martin Flack – traduction et surtitrage Harold Manning – direction de répétition Daphnis Kokkinos, assisté de Bénédicte Billiet.

Du 29 juin au 3 juillet 2019 –  Théâtre de Chaillot, place du Trocadéro. 75016 –  01 53 65 30 00 ou www.theatre-chaillot.fr – www.pinabausch.org – Du 8 au 11 juillet Since She, conçu et dirigé par Dimitris Papaioannou, à La Villette – Site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

*Les Rêves dansants – Sur les pas de Pina Bausch, film de Anne Linsel et Rainer Hoffmann, DVD édité en 2011, par Jour2fête (www.jour2fête.fr) – * Danser Pina, photos de Laurent Philippe, texte de Rosita Boisseau.

Le Lac des Cygnes

© Agathe Poupeney

Chorégraphie Radhouane El Meddeb – Musique Piotr Ilitch Tchaïkovski – Pièce pour 32 danseurs, Ballet de l’Opéra national du Rhin, Compagnie de Soi – Orchestre Philharmonique de Strasbourg, à Chaillot/Théâtre national de la Danse – en collaboration avec le Printemps de la danse arabe.

Reprenant le scénario de l’intemporel Lac des Cygnes, évocation purement romantique liée à la danse classique pendant de nombreuses années, il est intéressant de réentendre le conte pour en comprendre les adaptations : Venant de fêter sa majorité, le jeune prince Siegfried se voit contraint par sa mère de se choisir une épouse au cours d’un grand bal qu’elle organise. Mécontent, il erre la nuit dans la forêt et admire une passée de cygnes qu’il croise. Il s’apprête à tirer sur l’un d’eux mais apparaît devant lui, comme par magie, une belle jeune femme couverte de plumes blanches. Le coup de foudre est réciproque et Odette lui raconte l’histoire du sorcier von Rothbart qui lui a jeté un sort, la transformant en cygne le jour et lui permettant de redevenir femme la nuit. Le lac est fait des larmes de ses parents, morts au même moment. Siegfried, fou amoureux voudrait récupérer la belle et élucubre des plans. Le jour du bal, se présentent le sorcier et sa fille Odile, tous deux métamorphosés. Odile est le sosie d’Odette et Siegfried tombe dans le piège, promettant à celle qu’il prend pour son aimée, des noces prochaines. Au moment de la célébration apparaît Odette en majesté. Devant sa terrible erreur, Siegfried court vers le lac des cygnes. Plusieurs versions clôturent dans un climat de pur romantisme, douleur et mort à la clé.

Noureev fut la figure phare du Prince, il avait monté le ballet en 1984 à l’Opéra de Paris. Il expliquait sa vision du ballet en ces termes : « Le lac des cygnes est pour moi une longue rêverie du prince Siegfried… Celui-ci, nourri de lectures romantiques qui ont exalté son désir d’infini, refuse la réalité du pouvoir et du mariage que lui imposent son précepteur et sa mère…  C’est lui qui, pour échapper au destin qu’on lui prépare, fait entrer dans sa vie la vision du lac, cet « ailleurs » auquel il aspire. Un amour idéalisé naît dans sa tête avec l’interdit qu’il représente. Le cygne blanc est la femme intouchable, le cygne noir en est le miroir inversé. Aussi, quand le rêve s’évanouit, la raison du prince ne saurait y survivre. »

Une toute autre vision, non moins romantique et d’une grande beauté est proposée aujourd’hui, celle de Radhouane El Meddeb qui créé ce Lac des Cygnes avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin dirigé par Bruno Bouché. Il déconstruit le mythe et les actes tels qu’écrits, y ajoute l’humour et la liberté, tout en rappelant la tradition : derrière un voile, un lustre imposant tombe en fond de scène côté jardin et un tutu géant est suspendu côté cour. Des portants de chaque côté du plateau sur lesquels sont accrochés des tutus blancs, font aussi référence au ballet classique et à ses conventions (scénographie de Annie Tolleter). Les trente-deux danseurs sont quasiment présents sur scène pendant tout le ballet. « Je fais du Lac un réservoir d’espoir, un lieu de renouvellement contre la perte et l’oubli » dit le chorégraphe. Les costumes (de Celestina Agostino) sont sublimes et parlent aussi de tradition par la noblesse des tissus, les broderies et dentelles, ils sont en même temps d’une grande invention et contemporanéité, donnant une impression de fragilité et d’unité dans leur diversité.

En s’attaquant à ce monument, Radhouane El Meddeb, homme de théâtre avant d’être chorégraphe, travaillant entre la Tunisie et la France, en fait une lecture fine et pertinente qui l’éclaire, dans une interprétation personnelle et singulière. Il s’approprie le mythe et parle d’altérité. Ici pas de solistes, tous les danseurs sont à un moment le prince, et les danseuses Odette, les protagonistes se démultiplient. Même si la dramaturgie ne privilégie pas la relation entre Odette et le Prince, on remarque le charisme de Riku Ota, prince du début avant de redevenir cygne et le magnétisme de Céline Nuningé en Odette. La question du genre est aussi posée par le chorégraphe se donnant toute liberté d’inverser le féminin et le masculin. Ainsi les solos et variations se répartissent entre les danseurs et danseuses, dont l’excellence est à saluer.

Dans sa réinterprétation chorégraphique du Lac des cygnes, Radhouane El Meddeb croise l’imaginaire et invite la grâce de manière hybride et loufoque, dépouillée et harmonieuse. Le symbolique y est en action dans un mouvement de balancier entre forme classique et liberté d’invention. Ainsi, le geste, individuel d’abord, puis collectif, de délacer les chaussons et les pointes, et de les jeter dans un coin du plateau, peut être compris comme un clin d’œil à l’abandon du langage académique. Ainsi le dernier tableau comme un retour au mythe, par la mort de Siegfried après la disparition de sa bien-aimée, le cygne blanc.

Les lumières d’Éric Wurtz irisent le délicat rideau de fond. Une grande expressivité et une puissante Intensité émotionnelle habitent le spectacle.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2019

Avec les danseurs du Ballet de l’Opéra national du Rhin : Monica Barbotte, Érika Bouvard, Susie Buisson, Marin Delavaud, Pierre Doncq, Ana-Karina Enriquez-Gonzalez, Hector Ferrer, Brett Fukuda, Eureka Fukuoka, Thomas Hinterberger, Misako Kato, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Renjie Ma, Stéphanie Madec-Van Hoorde, Francesca Masutti, Céline Nunigé, Riku Ota, Alice Pernão, Maria-Sara Richter, Marwik Schmitt, Wendy Tadrous, Alexandre Van Hoorde, Hénoc Waysenson, Dongting Xing. Scénographie Annie Tolleter – lumières Eric Wurtz – costumes Celestina Agostino – direction artistique Bruno Bouché – maîtres de ballet Claude Agrafeil, Adrien Boissinnet – direction technique Jérôme Duvauchelle – régie générale Boyd Lau – pianiste Maxime Georges – machinerie Jérôme Neff – régie lumières Aymeric-Cottereau – accessoires Régis Mayot – habillement Kali Fortin – régie son David Schweitzer.

Du 27 au 30 mars 2019, à Chaillot-Théâtre national de la Danse, Place du Trocadéro, 75016 – métro : Trocadéro – tél. : 01 53 65 30 00 – site : www.theatre-chaillot.fr

Gravité

© Jean-Claude Carbonne

Chorégraphie Angelin Preljocaj – Musiques Maurice Ravel, Johann Sebastian Bach, Iannis Xenakis, Dimitri Chostakovitch, Daft Punk, Philip Glass, 79D – à Chaillot-Théâtre national de la danse.

« La gravitation est l’une des quatre forces fondamentales qui régissent l’univers. Elle désigne l’attraction de deux masses. Elle est invisible, impalpable, immanente. C’est pourtant elle qui crée ce qu’on appelle la pesanteur. Depuis des années, les notions de poids, d’espace, de vitesse et de masse ont traversé de façon intuitive ma recherche chorégraphique » dit Angelin Preljocaj qui inscrit son travail dans un mouvement de balancier. Tantôt il l’oriente vers le narratif, comme ses chorégraphies Blanche-Neige, Roméo et Juliette ou Le Parc, créé pour l’Opéra de Paris, en témoignent, tantôt il plonge dans des recherches fondamentales pour élaborer une écriture-matériau « comme on le fait avec la glaise » et se nourrit du narratif.

Gravité, un concept abstrait en même temps que concret pour le chorégraphe, fait partie de ses recherches laboratoires pour un langage chorégraphique nouveau. La pièce est construite en chapitres musicaux thématiques, mis en relation avec des oeuvres musicales de différents styles qui donnent à la chorégraphie et au public différentes saveurs : Johann Sebastian Bach, Maurice Ravel, Iannis Xenakis, Dimitri Chostakovitch, Daft Punk, Philip Glass, 79D. Le tout s’articule en un geste chorégraphique fort.

L’ouverture de Gravité se danse en relation avec le sol, on se croirait au centre de la terre : une douzaine de danseuses et danseurs, jambes nues et justaucorps noirs se déplacent en rampant et se mêlent en un flux et un reflux continus. Les jambes blanches attirent le regard qui suit les figures-hiéroglyphes. Le courant et l’impulsion musicale, comme par temps de grand vent, les incitent à se redresser. Chaque séquence repousse les limites du corps et travaille sur des tonalités de gravités. Les danseurs cherchent à se libérer de la pesanteur, par suspension ou par pulsions, et de l’idéal de la danse classique, en résistant à l’élévation. Le chorégraphe pourtant se promène avec virtuosité dans un vocabulaire néo-classique où la gravité est un poids qui redescend vers le sol, et les danseurs en solos, duos, trios ou mouvements collectifs en matérialisent les lois de l’attraction avec une grâce infinie.

La dernière partie du spectacle réserve une belle surprise et ouvre sur les premières notes du Boléro de Ravel qu’Angelin Preljocaj amène avec subtilité et naturel. Et le spectateur se laisse glisser dans ce trou noir musical, black hole au sens où Stephen Hawking – qui applique les lois de la physique quantique à la cosmologie – dont on entend quelques mots de l’aventure spatiale juste avant, l’entend. « L’idée du trou noir que l’on peut définir comme l’objet cosmologique le plus dense et qui engloutit tout ce qui l’approche » à l’origine de la quête du chorégraphe impose sa circularité, développe la notion de gravité où tout tourne autour d’un centre et mène à la transe. Partant de cette idée philosophique, le Boléro s’est imposé à Angelin Preljocaj comme texture idéale servant son propos. Avec les danseurs il s’est engouffré dans ce pari risqué de le danser, et c’est une pure merveille. Après Béjart il fallait oser. Cette masse blanche formée par les danseurs comme un magma ondulant puis bouillonnant est d’une force et d’une beauté sidérante. Et le solo final de la danseuse (Isabel Garcia Lopez) alors que tous sont au sol et ont rejoint le trou noir, offre, par sa majestueuse lenteur, une intense densité.

Né en France de parents albanais, Angelin Preljocaj s’est formé en France et aux États-Unis, a créé sa compagnie le Ballet Preljocaj en 1984, a chorégraphié une cinquantaine de pièces, du solo aux grandes formes. Preljocaj est ceinture noire de judo et reconnaît l’influence des arts martiaux dans sa démarche, par la connaissance de l’autre corps que cela lui a donnée, les portés, le contact. Depuis octobre 2006, il est directeur artistique du Pavillon Noir à Aix-en-Provence, centre chorégraphique national construit par Rudy Ricciotti, où il travaille avec les vingt-quatre danseurs permanents du Ballet. Il aime à créer des synergies avec d’autres artistes et s’ouvre à différentes disciplines comme la musique, les arts plastiques, le design, la mode et la littérature. Ses créations sont reprises au répertoire de nombreuses compagnies comme La Scala de Milan, le New York City Ballet et le Ballet de l’Opéra national de Paris. Il s’intéresse aussi au cinéma et a réalisé plusieurs films.

La puissance et la facture de ses ballets reposent aussi sur l’art de s’entourer. Les costumes d’Igor Chapurin, styliste de haut vol né en Russie, tombé dans la mode par hérédité, et qui tout jeune y a développé son imaginaire et ses talents de jeune créateur, sont pour Gravité de toute beauté et d’une grande simplicité. De l’ouverture en noir profond au dernier fragment blanc éclatant, ce collaborateur du Bolchoï, joue des transparences, plissés, cœurs croisés et lignes de fuite avec majesté. Éric Soyer, créateur lumières et d’espaces lumineux, a, dans sa palette, une belle expérience et une diversification des arts. Il conçoit des éclairages dans les domaines des arts de la rue, de la musique, de l’opéra, du théâtre et de la danse, en France et en Europe. Il accompagne subtilement le spectacle, créant des environnements lumières en dialogue avec le plateau, danseurs, costumes et musiques réunis.

C’est un grand plaisir de suivre le voyage en Gravité proposé par Angelin Preljocaj, à la recherche perpétuelle de l’épure et du Beau. Il fait bouger ses danseurs à l’unisson, dans des mouvements partagés, une même énergie et une respiration commune. Il crée ici un langage chorégraphique de la gravité et une grammaire des formes dans laquelle l’effet kaléidoscope enrichit le danser ensemble.  « J’aime la virtuosité dit-il, c’est pourtant très critiqué. » La virtuosité est artisanale et le fruit d’un long et magnifique travail.

 Brigitte Rémer, le 13 février 2019

Avec les danseurs : Baptiste Coissieu, Leonardo Cremaschi, Marius Delcourt, Mirea Delogu, Léa De Natale, Antoine Dubois, Isabel Garcia Lopez, Véronique Giasson, Florette Jager, Laurent Le Gall, Théa Martin, Victor Martinez Caliz, Nuriya Nagimova – chorégraphie Angelin Preljocaj – costumes Igor Chapurin – lumières Éric Soyer – assistant, adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch – assistante répétitrice Cécile Médour – choréologue Dany Lévêque – Gravité fut présenté dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon, en  2018.

Du 7 au 22 février 2019, à Chaillot-Théâtre National de la Danse, 1 place du Trocadéro – 75116 Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – Site : www.theatre-chaillot.fr

Wonderful One

© Jeanne Garraud

Chorégraphie Abou Lagraa, Compagnie La Baraka, à Chaillot-Théâtre national de la danse.

Deux parties composent le spectacle et s’enchaînent après une courte pause lumière. La première met en vis-à-vis un duo de danseurs, l’un grand et charpenté, l’autre plus petit et étroit. Une construction en pierre, blanche, de type cabane dimension jeux d’enfants ou semblable par son carré parfait à un socle évidé pour statue, défini le territoire que les deux hommes s’arrachent, comme deux fauves, dans une vive tension, une certaine ruse et un grand paroxysme. Combat autant que danse, la pièce construit ce dialogue entre désirs et contradictions, violences et provocations, en plusieurs phases.

Musique et chorégraphie s’interpénètrent sur l’œuvre de Claudio Monteverdi, Le Combat de Tancrède et Clorinde, dont la première représentation eut lieu lors du carnaval de Venise de 1624 et dans laquelle « Tancrède, prenant Clorinde pour un homme, veut se mesurer avec elle dans l’épreuve des armes » dit le livret. Le narrateur raconte le combat de Tancrède, preux chevalier, contre Clorinde, belle musulmane déguisée en soldat, dont il est amoureux. Seule connexion à l’histoire, ici, la différence de morphologie des danseurs qui appelle ce féminin-masculin. « Toi, qui mets tant d’ardeur à me poursuivre, que veux-tu ? » demande Clorinde. « La guerre et la mort » répond Tancrède. L’œuvre est théâtrale et les danseurs, Ludovic Collura et Pascal Beugré-Tellier, l’habitent, en toute liberté, dans un duo-duel de belle intensité. La notation chorégraphique suit de près la notation musicale, dans un travail de haute précision qui, à de courts moments, se glisse dans le mélodrame.

La fin du duo est marquée par l’entrée d’une femme qui prend place auprès des danseurs immobilisés, faisant le lien avec la seconde partie. Suspension quelques minutes, le temps de la mise en place d’éléments scénographiques : trois grands praticables, mobiles et en métal, représentation de moucharabiehs qui ont pour fonction de cloisonner les espaces et les mondes (scénographie Quentin Lugnier, créateur lumière Marco Giusti). Deux danseuses de l’autre côté, et un danseur, tracent leurs chemins à travers les interdits (Sandra Savin, Antonia Vitti et Ludovic Collura). Les femmes marchent, avec détermination. Jeux de séduction, regards, ressassement, observation, jalousies, réconciliation, déplacements des praticables qui enferment, changements de direction. Différentes couleurs musicales, toutes issues du Moyen-Orient, accompagnent ces rencontres et ruptures, provocations, incitations, excitations : le chant byzantin de Sœur Marie Keyrouz la Libanaise, les mélopées classiques de L’Astre d’Orient, l’Égyptienne Oum Kalthoum accompagnée de son grand orchestre, les Percussions de Fez qui entraînent les danseurs dans une transe finale fermant le spectacle.

Depuis ses premières pièces avec sa compagnie La Baraka qu’il a fondée en 1997, Abou Lagraa, chorégraphe et danseur, dialogue avec les artistes qui l’entourent et creuse son sillon. Il monte depuis plusieurs années des projets avec l’Algérie, revenant à la source, crée le Ballet contemporain d’Alger en 2010. Il y présente Nya, une première pièce et y puise son inspiration pour El Djoudour/Les Racines, spectacle montré pour l’ouverture de Marseille-Provence 2013, Capitale Européenne de la Culture, puis à Chaillot. Artiste associé dans plusieurs centres chorégraphiques, Abou Lagraa et sa compagnie habitent un nouvel espace dédié à la création, la Chapelle Sainte-Marie, à Annonay. Avec Wonderful One/Un Merveilleux, danseuses et danseurs passent de l’état guerrier à l’état amoureux avec beaucoup de flexibilité et de virtuosité, se croisant sur le thème du masculin-féminin.   

  Brigitte Rémer, le 20 janvier 2019

Avec Pascal Beugré-Tellier, Ludovic Collura, Sandra Savin, Antonia Vitti – scénographie Quentin Lugnier – lumières Marco Giusti – costumes Maïté Chantrel – crédits musicaux : Le Combat de Tancrède et Clorinde de Claudio Monteverdi, Sœur Marie Keyrouz, Oum Kalthoum, Percussions de Fez – Musique additionnelle et arrangements musicaux Olivier Innocenti.

16 au 24 janvier 2019, à Chaillot-Théâtre national de la danse, 1 Place du Trocadéro, Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – Site www.theatre-chaillot.fr

The Idiot

© Abe Akihito

De et avec Saburo Teshigawara et Rihoko Sato, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris et de  Japonismes 2018, à Chaillot/Théâtre National de la Danse.

A la base de l’inspiration pour cette pièce dansée intitulée The Idiot, le roman de Dostoïevski, dans un lointain arrière-plan. Nous ne sommes pas dans la vision du tableau du peintre Hans Holbein le Jeune qui avait tant ému l’auteur russe, Saburo Teshigawara chorégraphe et danseur, créateur lumières et costumes, concepteur du montage musical, donne son interprétation du prince Mychkine. Il est accompagné de la danseuse Rihoko Sato dans le personnage de Nastassia Filippovna, sa fiancée. Seuls liens visibles au texte, les crises d’épilepsie du Prince ainsi que la mort de Nastassia, dans le roman, assassinée par Rogojine. « Je savais qu’il était impossible de créer une chorégraphie tirée d’un tel roman, mais cette impossibilité a été la clef pour approcher et créer quelque chose de complètement neuf. Une danse qui existe seulement dans l’instant présent » dit le chorégraphe.

Dans la vision très personnelle du chorégraphe, tout est danse, mouvement, grâce et maîtrise. Il crée le trouble dès le début du spectacle dans un travail plasticien, accrochant sur écran en fond de scène, un astre blafard mi-lune, mi-soleil au coucher. La lumière qu’il compose vacille pendant toute la pièce, comme l’esprit du Prince et les duos succèdent aux solos, créant l’ambigüité du double. Troublant cette belle harmonie à un moment donné et comme un cauchemar du Prince, une silhouette au masque de rat traverse subrepticement le plateau.

Le travail du corps et la gestuelle chez Saburo Teshigawara sont éblouissants, ses mains sont volubiles comme des papillons, il sculpte l’air et décline tous les registres, de la danse au butō, de l’esquisse au mimodrame. Rihoko Sato, sa complice depuis plus d’une vingtaine d’années, apparaît et disparaît dans un tourbillon de la vie, vêtue de robes noires de toute beauté, voile, satin et coton ajusté, qu’il a réalisées. Rihoko Sato dégage une grâce dans ses déplacements arabesques, ses bras ondulent et cisèlent l’espace. Tous deux forment une sorte de Janus, jouent des équilibres et dialoguent avec sensibilité. « Nous sommes comme deux miroirs qui se renvoient la lumière » dit-il en parlant de leur collaboration. Et « chaque mouvement a sa raison d’être » ajoute le chorégraphe.

Peintre et sculpteur, Saburo Teshigawara a fondé sa compagnie, Karas – qui signifie Corbeau –  en 1985 et s’inscrit dans le mouvement de la danse contemporaine de manière forte et singulière. Sa danse est incandescente et hypnotique même si l’assemblage des musiques enregistrées faisant alterner voix, musique classique et rythmes contemporains manque ici de couleur et sature, malgré la valse n°2 de Chostakovitch. Ses œuvres précédentes, Flexible Silence avec l’Ensemble Intercontemporain, Glass Tooth ou Miroku, témoignaient déjà de sa créativité. Le Festival d’Automne l’invite cette année et Chaillot-Théâtre National de la Danse l’accueille, dans le cadre de Japonismes 2018. Saburo Teshigawara a créé plusieurs pièces pour le Nederlands Dans Theater, le Ballet de l’Opéra de Paris, le Ballet de Frankfurt à l’invitation de William Forsythe et bien d’autres. Il nous introduit ici dans son Empire des signes, chargé de signifiants à décoder, notamment dans son rapport à Dostoievski.

Brigitte Rémer, le 6 octobre 2018

Avec Saburo Teshigawara et Rihoko Sato – direction, lumières, costumes, collage musical, Saburo Teshigawara – collaboration artistique Rihoko Sato – coordination technique, assistant lumières Sergio Pessanha – assistant lumières Hiroki Shimizu – habilleuse Mie Kawamura.

Du 27 septembre au 5 octobre 2018, à Chaillot/Théâtre National de la Danse, 1 place du Trocadéro. 75116 Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – www.theatre-chaillot.fr

 

The Keeper

© Antoine Repesse

Chorégraphie de Samar Haddad King et Amir Nizar Zuabi – répétitions ouvertes dans le cadre du dispositif la Fabrique Chaillot et du Printemps de la Danse Arabe de l’Institut du Monde Arabe.

La chorégraphe américano-palestinienne Samar Haddad King, poursuit son travail de recherche sur The Keeper/Le Gardien, travail engagé en collaboration avec le dramaturge Amir Nizar Zauabi. Elle présente le résultat de ce work in progress après un mois de résidence avec son équipe, dans le cadre de la Fabrique Chaillot. Sa réflexion touche aux relations qu’entretiennent tout homme et toute femme, à leur terre, à la notion d’identité et d’appartenance.

Quand on entre dans le Studio Maurice Béjart de la salle Firmin Gémier, l’ambiance est au travail : danseurs et acteurs s’échauffent. Deux trois fleurs blanches dans des pots, une armoire, un lit. Samar Haddad King et Amir Nizar Zuabi présentent le contexte de leur travail où deux disciplines se mêlent, la danse et le théâtre, deux mondes et processus différents.

Le spectacle s’ouvre sur un couple perdu dans une ville pleine de bruit et de fureur, au rythme d’un battement de cœur. Tout est affolé, les voitures, les travaux, il y a quelque chose de mécanique et de déshumanisé dans ce chaos. Ils arrivent dans une chambre où l’homme est contraint de s’étendre, souffrant. On est transporté dans le contexte d’un d’hôpital où le mot incurable est énoncé, où le couple se sépare. Il la remercie, elle est anéantie. Apparaît l’équipe médicale qui prend en charge le patient et le teste. Il résiste. On est dans le jeu et le geste contrasté, entre mobilité et immobilité – mobilité des gens du ménage et de leur phobie du propre, immobilité de l’homme et de la femme au charriot, comme pétrifiés. On ne sait ce qui est du fantasme ou de la réalité. Déformation, agitation, accélération, décélération se succèdent. Des fleurs blanches arrivent dans la chambre. Le symbole de la terre se met en marche.

La terre se renverse, à partir des fleurs d’abord, puis se déverse et se brise sous le lit comme une vague. L’un se couche et se recouvre de terre, s’enfouit, signe d’une mort annoncée. Imaginaire, visions, mirages, illusions ? Quatre personnes rampent comme des vers de terre. Lui, se recroqueville et s’efface, dans sa camisole chimique. Solos, duos et mouvements de groupe se succèdent dans ce contexte hospitalier fantasmé, entre fusion et dévoration. Dans le dialogue, celui qui écoute est comme possédé, celui qui s’adresse voudrait garder la maitrise. L’un parle, l’autre danse. L’élue, devenue autre, s’approche de lui en une danse érotique. Il reste sans réaction. Elle le recouvre de terre avec rage. Il se dégage.

S’ensuit une dernière séquence, celle de la mort. Des fleurs blanches se mêlent à la terre qui recouvre presque tout le plateau. Il se relève, prend une pelle sous son matelas et tient le rôle du fossoyeur. Il creuse sa tombe et raconte l’histoire de sa grand-mère : « On a enterré ma grand-mère j’avais quinze ans. Elle avait dix-sept ans de plus que moi… » Le texte arabe, sous-titré en anglais, s’inscrit en fond de scène. L’une des danseuses l’incarne et danse, comme désarticulée. Il jette sur elle de grandes pelletées de terre, comme il l’a fait peut-être sur la tombe de cette grand-mère bien aimée. Il la jette compulsivement et recouvre la danseuse, comme une emmurée vivante. Le geste est fort. Puis il agonise sur son lit, six personnes autour de lui, comme des âmes mortes. L’élue tente de le réanimer, prend son souffle au plus profond et respire longuement pour et avec lui, mais l’homme s’enfonce et disparaît, spectateur des derniers instants de sa vie.

Le jeu subtil qui se tisse entre danseurs et acteurs venant de tous les points du monde, dans ce travail encore en recherche, mène du réalisme à l’abstraction, du tragique au burlesque, du romantisme à l’excès. Très concentrés ils s’inscrivent dans ce mouvement perpétuel de la vie et de la mort où le geste parle et le mot divague, aux frontières de l’impuissance et de l’absurde. La terre est leur emblème en même temps qu’elle devient étrangère. « La terre nous est étroite » disait Mahmoud Darwich, « elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer. »

Danseuse et chorégraphe, Samar Haddad King fonde et dirige la compagnie Yaa Samar ! Danse Theatre (YSDT), basée entre New York et la Palestine, depuis 2005. Diplômée en chorégraphie du programme Ailey/Fordham Bachelor of Fine Arts de New York, sous la tutelle de Kazuko Hirabayashi elle s’est produite dans de nombreux lieux prestigieux aux États-Unis en même temps qu’elle travaille au Moyen-Orient. Elle a notamment présenté Catching the Butterflies pour Zakharif in Motion en Jordanie en 2010, et travaille en Palestine depuis 2012 où elle a présenté au Festival International de Danse Contemporaine de Ramallah From Dust, puis Bound en 2014, Playground pour le Festival international d’art vidéo et performance si:n en 2013 ; not/tob pour la Biennale Qalandiya Internationale de Palestine, en 2014. Elle développe des programmes d’éducation à la danse en Palestine et soutient le travail de jeunes danseurs palestiniens. Sa démarche à travers les pièces qu’elle présente est transdisciplinaire et trans-nationale elle se tisse étroitement au contexte social dans lequel elle vit. Sa collaboration avec Amir Nizar Zuabi, se développe depuis plusieurs années. Lui est auteur, dramaturge, metteur en scène et directeur du ShiberHur Theater Company. Il travaille entre autres au Young Vic et à la Royal Shakespeare Company de Londres, a présenté ses mises en scène au Festival d’Edimbourg et à Paris au Théâtre des Bouffes du Nord. Il est engagé dans les réseaux européens de théâtre dont United Theaters Europe for artistic achievement.

La Fabrique Chaillot est un dispositif qui offre aux artistes un espace de recherche et un temps de réflexion, un nouveau programme, une belle initiative. Samar Haddad King et Amir Nizar Zuabi s’en sont emparés pour développer un projet ambitieux et explorer un langage qui, entre théâtre et danse, pousse les limites du fond et de la forme pour porter leurs messages. L’Institut du Monde Arabe et sa première édition du Printemps Arabe de la Danse s’inscrit à point nommé comme partenaire.

    Brigitte Rémer, le 20 juin 2018

Chorégraphie : Samar Haddad et Amir Nizar Zuabi
- Avec Khalifa Natour, Samaa Wakeem, Mohammad Smahneh, Fadi Zmorrod, Ayman Safieh, Zoe Rabinowitz, Yukari Osaka

14 et 22 juin 2018, à la Fabrique Chaillot, Chaillot/Théâtre National de la Danse, 1 Place du Trocadéro. 75016. Paris – Métro : Trocadéro. Tél. : 01 53 65 31 00 – Site : www.theatre-chaillot.fr

 

Le Printemps de la danse arabe # 0

© Caroline Tabet

Faire-part de naissance à l’Institut du Monde Arabe, avec le lancement le 18 avril d’une première Biennale de la Danse voulue par son Président Jack Lang, en partenariat avec plusieurs institutions culturelles prestigieuses : Chaillot-Théâtre national de la Danse, l’Atelier de Paris-Centre de développement chorégraphique/Festival June Events, le CentQuatre, le Centre national de la Danse.

En ouverture sont projetés des extraits de comédies musicales égyptiennes des années 50, comme une invitation à entrer dans la danse. Des stars comme Samia Gamal, Fifi Abdou ou Taheya Carioca y sont à l’honneur, séduisantes et sensuelles sous les broderies et voiles, brocarts, lamés, damas brochés et batistes de lin moirés,  dans des palais des mille et une nuits. L’orchestre domine, figure principale, masculine, placé sur un podium. C’est kitch à souhait.

La performance-déambulation du danseur chorégraphe libanais Alexandre Paulikevitch, Tajwal, donne ensuite la liberté de ton. Dans ses voiles rouges incandescents, tantôt vestale et derviche, tantôt éclair et incendie, tantôt momie s’enroulant dans le vocabulaire de l’interdit, il théâtralise avec impertinence le paradoxe de sa vie « entre exaltation et frustration ». Né à Beyrouth, il étudie la danse à Paris – danse folklorique et traditionnelle, ballet classique, danse orientale – et travaille dans la capitale libanaise depuis une douzaine d’années autour de la danse Baladi appelée communément danse du ventre, un fait rare pour un homme du Proche-Orient.

Le programme de ce Printemps de la danse arabe mélange les genres. Wild Cat présenté le 20 avril dans une chorégraphie de Saïdo Lehlouh, travaille un des styles fondateurs de la danse hip hop, le bboying. Quatre hommes, et une femme bondissent avec la détente des félins, s’observent, échangent des signaux et cherchent leurs points d’appui avec une précision d’horlogerie, tout en légèreté et dans la virtuosité de figures acrobatiques. Ils construisent une chorégraphie en contact avec le sol qu’ils frôlent de leurs agilités, se passent le relais et tracent leurs territoires dansés de façon chorale.

Danseur et chorégraphe tunisien, Imed Jemaa fête ses trente ans de danse avec Omda Show, retrace sa carrière et se remémore, sous forme de mimodrame. De l’écoute d’Oum Kalthoum, bien calé dans un fauteuil, à la lecture de son manifeste sur les relations entre l’art et le prince, il joue de zapping et nous emmène dans ses univers-labyrinthes. Les images qu’il propose défilent à toute allure et digressent sur les sentiers de ses interrogations et de son esthétique. Il est une synthèse entre les arts martiaux et la danse contemporaine et profère, par le corps, ses postures appliquées et théâtralisées. Il est entouré d’accessoires et manie l’humour autant que la dérision, la marche sur place comme les entrechats, la bande son cinéma et les écrans de publicité dans lesquels il déborde du cadre.

Dans ce Printemps de la danse arabe, l’IMA annonce aussi pour le 22 avril deux chorégraphies : La première, Heroes, prélude, de Radhouane El Meddeb, artiste associé au CentQuatre jusqu’en 2017, qui s’inspire de l’observation des danseurs s’entraînant librement dans ces espaces ouverts. Il propose une danse sous haute tension, rythmée par les vagues répétitives de la musique de Ravi Shankar et Philip Glass. La seconde, Mother Tongue, premier spectacle solo de Pierre Geagea, danseur et chorégraphe libanais, sur le monde des malentendants. Le 19 juin, sera présenté dans le cadre du Festival June Events, Al-Hakoumou Attakathourou/Fausse couche, qui tend un miroir de la société tunisienne en transition.

Ce premier Printemps de la Danse permet la réflexion sur la place du corps dans les sociétés du Proche et du Moyen-Orient et témoigne de l’actualité artistique dans le monde arabe, de manière ouverte et citoyenne. La manifestation allie différents lieux et institutions emblématiques de la danse à Paris qui s’engagent auprès de l’Institut du Monde Arabe et se fait la chambre d’écho de l’actualité du monde dans lequel nous vivons. Une belle idée qui se construit collectivement, révèle un état d’esprit convivial et exigeant, et des esthétiques très prometteuses à découvrir.

 Brigitte Rémer, le 25 avril 2018

Du 18 avril au 23 juin 2018 : Institut du Monde Arabe, 1, rue des Fossés-Saint-Bernard. 75005. Métro : Jussieu – Toutes informations sur le site : www.imarabe.org

Vu les 18 et 21 avril : Tajwal – chorégraphie et mise en scène Alexandre Paulikevitch – musique Jawad Nawfal – voix Yasmine Hamdan – costumes Krikor Jabotian – lumière Riccardo Clementi  – Wild Cat – chorégraphie Saïdo Lehlouh / Cie Black Sheep, avec Ilyess Benali, Evan Greenaway, Samir el Fatoumi, Timothée Lejolivet, Hugo de Vathaire – création musicale Awir Léon – Omda show – chorégraphie, mise en scène, danse Imed Jemaa – texte Monique akkari – scénographie Souad Ostarcevic – régie plateau et assistant Fethi Ferah – régie et création vidéo Houssem Bitri – régie lumière Sabri Atrous – régie son Walid Walid – A voir :  le 22 avril, à l’IMA Heroes, prélude, conception et chorégraphie Radhouane El Meddeb
-  Mother Tong, chorégraphie Pierre Geagea – le 19 juin, dans le cadre du Festival June Events/ Atelier de Paris-CDCN, Al-Hakoumou Attakathourou/ Fausse couche.

Et aussi, soirée cinéma le 20 avril, à l’IMA : Le feu au cœur de Danielle Arbid – Manta de Valérie Urréa, dans une chorégraphie de Héla Fattoumi et Éric Lamoureux – Electro  Chaâbi de Hind Meddeb – Tables rondes : le 19 avril à 20h30, La danse comme geste citoyen, suivi du film Unstoppable, de Yara Al Hasbani, à l’IMA – le 22 avril à 17h, Le corps libre et entravé, à l’IMA, suivi du film d’Alexandre Roccoli, Hadra  – le 12 juin, 19h, La création chorégraphique dans le monde arabe, au Centre National de la Danse, suivi du film de Blandine Delcroix, Je danserai malgré tout !