Trafic d’acteurs et d’engins, racontés par Bertrand Dicale et Michel Peraldi. Édition Deuxième Époque. Auteur(e)s : Bertrand Dicale, Michel Peraldi, Cathy Avram, Pierre Berthelot, Sara Vidal.
À travers ce geste éditorial puissant s’inscrit en filigrane toute une époque, politique et sociale, philosophique et artistique. Le ton est donné par la préface de l’ethno-sociologue Michel Peraldi, Jouer, penser sur les décombres. Il s’agit bien des décombres d’un monde qui se défait et des tentatives de réponses qu’apporte Générik Vapeur – compagnie de théâtre de rue fondée en 1983 par Cathy Avram et Pierre Berthelot – dans sa réinvention du quotidien et sa recherche de nouveaux manifestes artistiques.
Le livre est construit en deux parties. Dans la première, Bertrand Dicale, auteur, chroniqueur et documentariste, observateur des artistes et des mouvements artistiques, met en exergue le parcours de ces deux artistes-artisans, les fondations de la compagnie au sens architectural du terme, les idées et concepts qui sous-tendent leur démarche, les réflexions, digressions, évolutions pour ne pas dire révolutions qui deviennent leur marque de fabrique, se précisent, s’affirment et s’affinent au fil du temps.
Ils ont traversé mai 68, sont imprégnés des univers du Bread and Puppet de Peter Schumann, du Grand Magic Circus de Jérôme Savary, de La Fura dels Baus, troupe catalane née avec le retour de la démocratie en Espagne, tous inventeurs de formes poétique, contestataire, sarcastique et empathique avec des publics qui font cercle autour d’eux comme autour du conteur. Avant de se rencontrer, Cathy fait partie de l’aventure du Zéro de conduite – troupe et lieu d’expérimentation créé par Dominique Zay en 1973 et référence au film de Jean Vigo, pamphlet libertaire de 1933 interdit de diffusion pendant plus de douze ans, Pierre est de l’aventure du Royal de luxe fondée en 1979 par Jean-Luc Courcoult.
Bertrand Dicale fait la synthèse de quarante années de création, exercice improbable qui ouvre sur des pans d’expérimentation et de rencontres ayant permis des partenariats multiples, des synergies singulières et des extravagances, des pays et continents traversés. La recherche de multidisciplinarité (théâtre, danse, musique, vidéo, image), les projets sur mesure comme Urbains pour répondre à la demande de certaines villes, sont à la clé de leur imaginaire toujours en mouvement. Une éclosion possible grâce aussi au doublement du budget de la culture par Jack Lang, ministre en 1981 et à la dynamique des acteurs régionaux et locaux, moments et actions de grâce ; la structuration du secteur avec notamment Hors les Murs centre ressources et de promotion des arts de la rue, en 1994, première reconnaissance du secteur par le ministère de la Culture, suivi en 1997 de la création de la Fédération, association professionnelle pour les arts de la rue à Aurillac sont autant de marqueurs qui ont permis de hisser les arts de la rue au même rang que d’autres arts du spectacle – comme théâtre, danse, opéra, musique live, arts de la marionnette et arts du cirque – en tant qu’art majeur.
Installés à Marseille dès 1986, au début et pendant trois ans dans les marges de l’immobilier, avant que la ville ne leur propose de s’installer dans les anciens abattoirs Saint-Louis puis qu’elle ne leur attribue un lieu aux Aygalades, partagé avec d’autres structures, dans l’ancienne huilerie Abeilles, aux portes de Marseille nord et de ses anciens faubourgs industriels. Le récit de Bertrand Dicale met le projecteur sur les différentes formes de spectacles développées en France et à l’international par Générik Vapeur, à partir de la déambulation et de l’utilisation de grosses machines, dans un concept qu’ils nomment « trafic d’acteurs et d’engins. »
Cathy Avram et Pierre Berthelot décident en 1983 quand ils se rencontrent de fédérer leurs énergies et leurs désirs, leur lecture du monde et fondent Générik Vapeur. Ils prennent la parole dans la seconde partie du livre intitulée 1983-2023, 40 ans de théâtre de rue : Pierre parle de Millésime ! « Une compagnie a une couleur, une écriture spécifique, un son, une griffe, une odeur, des manies, des obsessions, un vocabulaire, son almanach, ses encyclopédies, ses idoles, ses références… son astrolabe, son sextant, sa boussole, son compas et ses petits cailloux blancs… » Cathy évoque Les Années Lumière « 1983. Nous y étions arrivé.e.s à égalité dans la mixité, en bandes, en groupes, en couples, en troupes, les performances, les actes éphémères, canulars philosophiques, désobéissance civile… Nommer Générik Vapeur Trafic d’acteurs et d’engins c’était inventer le nom puis tout le reste. Piñata géante truffée de savoirs, de sons d’homo sapiens, de passions de toutes sortes, des objets et gestes du petit quotidien… »
Passionnée d’écritures, créatrice et animatrice de Lectures du monde, impliquée dans la vie de l’association à partir de 1989, Sara Vidal prend à son tour la parole avec 40 ans et remonte le temps. Les titres des spectacles et expériences s’égrènent De Duodénum présenté en 1984 au festival Avignon-Off à Délit de sale gueule en 1990 ; de La Petite Reine en 1994 à Kronos Cortège en 1997 ; des Topos de Valladolid, une des résidences de création du spectacle Pass’Partout en 2002 à Opéra Poubelle en 2009 ; de La Photo communale en 2015 dans le cadre d’un projet de territoire à La Marche des clameurs à Marseille, marche-concert avec Alain Damasio et Palo Alto, dans le cadre de la biennale des écritures du réel en 2022.
Une troisième partie Documentaire rappelle, outre la bibliographie, tous ceux et celles qui sont passé(e)s par la troupe, montre quelques maquettes des costumes, énonce le répertoire des spectacles, les partenaires et compagnonnages, et la compagnie telle qu’en elle-même en 2023.
Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue – Trafic d’acteurs et d’engins, contient de nombreuses photos et dessins, les témoignages d’artistes qui ont fait un bout de chemin avec eux, c’est un vrai défi que d’avoir reconstitué le puzzle des spectacles et de leurs géographies avec les reprises et les vagabondages, les inspirations et les révélations, les embûches et les combats, les partenariats. Ainsi les différentes versions de Bivouac, Parcours émotionnel pour 102 bidons, 3 musiciens, 15 comédiens dont le concept évolue en permanence avec, pour concept et image de départ le passage, la transhumance, puis la création d’un bestiaire et le développement de toutes les formes du feu, de la lueur à l’incendie présentées dans de nombreuses villes de France – du Carnaval de Nice en 1997 au Familistère de Guise en 2015, et dans de nombreux pays, du Brésil au Liban, de Corée du Sud au Burkina Faso.
40 ans de parcours, dans une énergie folle et beaucoup de courage, une troupe qui invente des mondes, étape après étape, où beaucoup de grands noms du théâtre de rue et de formes artistiques liées aux territoires sont au générique, entre tant d’autres Culture Commune de Chantal Lamarre ; Lieux Publics-Centre national de création des arts de la rue de Michel Crespin, fondateur en 1986 du Festival international de théâtre de rue d’Aurillac ; Ilotopie compagnie aînée crée en 1979 par Bruno Schnebelin avec qui Générik Vapeur parcourt l’Europe tout en développant la compagnie. La base du théâtre de rue repose sur la notion de collectif et rien n’est jamais gagné. « Au commencement, l’association a des contours très nets : Pierre se penche prioritairement sur les scénographies et les engins, Caty sur la musique, le jeu et les costume, le théâtre de rues définissant les personnages, l’écriture se pratiquant à deux, écrit Bertrand Dicale. De là date la signature collective de Générik Vapeur, dont le partage génétique ne sera connu que d’eux seuls ».
« La rue est la pince monseigneur des territoires de l’art… Le théâtre de rue comme un transport en commun » est-il écrit par Générik Vapeur au détour des pages. Autrement dit salutaire et nécessaire. On peut feuilleter l’ouvrage comme un livre d’images, derrière il est une histoire de vies et d’expérimentation des langages artistiques, un récit de société, des utopies, une réalité.
Brigitte Rémer, le 7 juillet 2024
Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue. Trafic d’acteurs et d’engins. Auteur(e)s : Bertrand Dicale, Michel Peraldi, Cathy Avram, Pierre Berthelot, Sara Vidal. Direction éditoriale de l’ouvrage Claudine Dussollier. Édition Deuxième Époque, collection « Domaines » grand format, 232 pages, format20 x 26 cm, prix : 30 euros. Montpellier, 2023.
Visuels : (1) Générik Vapeur à Monterrey (Mexique), 2008, © Pierre Berthelot – (2) Jamais 203. La folle histoire des arts de la rue avec Karwan. Salon de Provence, 2008 © Augustin Le Gall – (3) Bivouac 25+2 de la compagnie Ex-Nihilo, La Cité des Arts de la rue, Marseille 2021, © Caroline Genis.
Présentation de l’ouvrage : le jeudi 11 Juillet à 16h, Villeneuve-Lez-Avignon (84) librairie de la Chartreuse, en présence de Bertrand Dicale et Claudine Dussollier – le samedi 13 juillet à 18h30, Saint-Armand de Coly (24), en présence de Pierre Berthelot, Caty Avram et Claudine Dussollier – le samedi 10 août à 14h, Libourne (33), en présence de Caty Avram et Pierre Berthelot à la Centrale/Médiathèque Condorcet.
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