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Caligula

Texte Albert Camus – conception, mise en scène et jeu Jonathan Capdevielle – au T2G Théâtre de Gennevilliers, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Marc Domage

Camus s’empare du mythe de la violence et de l’absurde pour écrire en 1941 Caligula qui le plonge dans l’Antiquité, à Rome. Il s’est inspiré de Sétone, haut fonctionnaire romain de la fin du Ier siècle et auteur de nombreux ouvrages dont La Vie des douze Césars. Camus remanie la pièce en 1958 et lui donne un tour plus politique, entretemps la guerre est passée, démontrant toute son horreur. Jonathan Capdevielle en présente aujourd’hui une adaptation qui fait la synthèse des deux versions et place l’action au présent. Il interprète lui-même le rôle-titre, un empereur romain tyrannique à la recherche d’absolu donc de l’impossible, qui louvoie entre le jeu, l’amour de l’art, une soi-disant liberté pour ne pas dire licence, et la démesure.

Caligula est entouré d’une cour qu’il manipule, masculine et féminine, de patriciens-sénateurs comme Senectus, Metellus, Lepidus, Octavius, Mereia, Mucius, qui, s’ils s’opposent, passent à la trappe, d’Hélicon, ancien esclave qu’il a affranchi (Jonathan Drillet), de Cherea, cheffe de la conjuration (Anne Steffens), de Caesonia, ancienne amante, témoin actif des atrocités (Michèle Gurtner), de Scipion-fils, figure romantique du jeune poète plein d’ambivalence entre amour et haine à l’encontre de Caligula, qui a tué son père (Dimitri Doré).

© Marc Domage

La pièce commence sous le soleil et les jeux d’eau avec le bourdonnement d’un essaim d’abeilles, à moins que ça ne soit celui d’une colonie de mouches – peut-être une allusion provocatrice au texte de Sartre « Les Mouches » plongeant dans l’histoire grecque, petit clin d’œil à l’antagonisme Camus-Sartre…- Un avion passe. L’imposant dispositif scénique est d’une efficacité redoutable, sorte de pyramide à degrés dans laquelle sont taillées des marches formant comme des alvéoles, une aire de jeu spectaculaire (conception Nadia Lauro). La haute société romaine y prend ses bains de mer et de soleil. Caligula y apparaît et disparaît autant que de besoin. On y vit, on y palabre, on y meurt, l’ensemble est comme un mastaba au fond duquel les sarcophages des détracteurs  doivent être nombreux. Les personnages apparaissent principalement par une sorte de tunnel-labyrinthe menant au pied de l’édifice par une porte jaune. Les époques se superposent, des traités se rédigent comme Le Glaive, un grand traité sur le pouvoir.

© Marc Domage

Caligula, l’imprévisible empereur de Rome, a disparu peu de temps après la mort de sa sœur et amante Drusilla. On le recherche dans toute la ville, l’inquiétude monte. Quand il ré-apparaît, sur scène émergeant de derrière un rocher, il s’adresse à la lune. Puis confie à Hélicon avoir « un besoin d’impossible. La lune… le bonheur, l’immortalité… » Hélicon de répondre : « À quoi puis-je t’aider ? » La réponse tombe sans appel : « À l’impossible ! » Caligula fait alors penser à Louis II de Bavière au sommet de son extravagante demeure et de sa folie, douce au départ, ici, déconnectée ensuite et sanguinaire très vite, tout en semblant ignorer les complots dont il fait l’objet. Il se déguise en Vénus, déesse de l’amour, de la séduction et de la beauté féminine, Aphrodite chez les Grecs, avant de surjouer sa mort. Il est, selon Camus – dans l’édition américaine de Caligula and Three Other Plays, en 1957 – un homme qui « récuse l’amitié et l’amour, la simple solidarité humaine, le bien et le mal. Il prend au mot ceux qui l’entourent, il les force à la logique, il nivelle tout autour de lui par la force de son refus et par la rage de destruction où l’entraîne sa passion de vivre. » Et plus loin : « On ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. »

© Marc Domage

Jonathan Capdevielle aime à sortit du cadre et piétiner les codes, ce qu’il fait ici allègrement et jusqu’à la lassitude voire l’épuisement du spectateur, tant dans son jeu que dans sa conception de l’ensemble. Son personnage flirte entre Éros et Thanatos, sexe et solitude. Tout y est excès, provocation, radicalité et tyrannie, avant de se déliter dans un kitsch débridé. Tantôt cynique tantôt exubérant, désabusé et ambivalent, un brin psychopathe, Caligula-Jonathan Capdevielle surjoue jusqu’à sa propre mort. Techniquement, le metteur en scène travaille sur la dissociation et la désynchronisation des sons qui se chevauchent et s’évadent entre le corps et la voix imprimant par moments un côté marionnettique aux acteurs, (son Vanessa Court). La fin se joue en langue italienne. Le metteur en scène ajoute un univers musical original live réalisé et interprété par Arthur Gillette et Jennifer Eliz Hutt, à certains moments présents sur scène et qui portent la voix des acteurs dans un subtil travail organique. Les costumes (conception Colombe Lauriot Prévost, atelier Caroline Trossevin) vont et viennent entre les époques : toges, tuniques serrées à la taille et descendant jusqu’au genou, tuniques courtes semblables à une jupe, maillot de bains XXIè siècle dernier cri, sénateurs en costumes cravates comme il se doit, Caligula en grand débraillé, souvent short et pieds nus. Quand Cherea, la cheffe de la conjuration arrive en costume militaire, Caligula ruse. « Couvrons-nous de masques, utilisons nos mensonges… » dit-il au cours d’une joute philosophique qui les oppose : « Tu es nuisible et cruel » lui dit-elle. « La sécurité et la logique n’ont rien à voir ensemble ! » réplique-t-il.

Au fil des deux heures de tyrannie l’esthétique devient de plus en plus kitsch et queer, le chaos s’installe et tout se délite. On passe de la tentative d’empoisonnement aux meurtres les plus vains, du pèlerinage sacrilège à la sculpture adorée avec ex-votos, avant de la casser. « Tu crois donc aux dieux, Scipion ? » lui demande Caligula. Hélicon dénonce à l’empereur le projet de complot et se fait massacrer. La scène est de bruit et de fureur. Les éléments se déchainent, allant crescendo. Des fumées l’envahissent. « Il faut en finir, le temps presse « jette Caligula qui chante sa mort.

© Marc Domage

Jonathan Capdevielle s’est formé à l’École nationale supérieure des arts de la marionnette, et a collaboré avec Gisèle Vienne depuis ses premières mises en scène. Il a joué sous la direction de différents metteurs en scène et dans ses propres productions. Il travaille depuis quelques années sur l’élaboration d’un roman familial à partir de son autobiographie. Il a présenté plusieurs spectacles dans le cadre du Festival d’Automne dont À nous deux maintenant (2017), Rémi (2019) et Music all (2021). Il est artiste associé au T2G Théâtre de Gennevilliers où il a présenté en 2023 Saga et Sinistre et Festive, en collaboration avec Jean-Luc Verna et travaille sur la perception du monde et le rôle de l’art, dans des formes éclatées et hors cadre. Il fait de Caligula une lecture politique, poétique, analytique et ironique puissante et provocante dont on sort KO debout. « À quoi sert le pouvoir si je ne peux changer les choses ? » lance son insaisissable et cruel personnage.

Brigitte Rémer, le 5 octobre 2023

Avec : Adrien Barazzone, Jonathan Capdevielle, Dimitri Doré, Jonathan Drillet, Michèle Gurtner, Anne Steffens, Jean-Philippe Valour. Assistanat à la mise en scène Christèle Ortu – musiciens live et musique originale Arthur B. Gillette, Jennifer Eliz Hutt – son Vanessa Court – lumière Bruno Faucher – costumes Colombe Lauriot Prévost – telier costumes Caroline Trossevin – scénographie Nadia Lauro – chorégraphie Guillaume Marie – égie générale Jérôme Masson

Du 28 septembre au 9 octobre, au T2G Théâtre de Gennevilliers, 41 avenue des Grésillons – site : www.theatredegennevilliers.fr tél. : 01 41 32 26 26 et www.festival-automne.com tel. : 01 53 45 17 17 – En tournée : Théâtre des 13 vents, CDN de Montpellier, du 17 au 19 octobre – Les Quinconces/L’Espal, Scène nationale du Mans, les 7 et 8 novembre – Le Maillon, Scène européenne, Strasbourg, les 7 et 8 décembre – CDN de Besançon Franche-Comté, les 13 et 14 décembre – L’Onde Théâtre/Centre d’Art, Vélizy-Villacoublay, le 19 décembre 2023 – Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, du 14 au 16 mai 2024 – Comédie de Béthune, CDN, les 23 et 24 mai – L’Arsenic, Centre d’art scénique contemporain, Lausanne, du 6 au 8 juin 2024.