Texte de Bertrand Belin, mise en scène et adaptation Laure Hirsig, Compagnie du Squale, à la Maison des Arts de Créteil.
Un jour dans un vide grenier Laure Hirsig tombe sur un livre qui l’intrigue et la capte, c’est Requin, de Bertrand Belin. La lecture du récit la capture, la poursuit, elle ne le lâche plus. Elle décide d’adapter le texte et le crée avec la compagnie du Squale, qu’elle a fondée en octobre 2021 à Genève. « Comme le requin fend l’horizon de son aileron, la Compagnie du Squale taille une incise dans la réalité, pour se glisser dans les eaux troubles de la psyché, là où l’on n’a pas pied » écrit-elle. Cela définit exactement le travail qu’elle présente.
Trois personnages sont sur scène. L’Homme, le naufragé, au moment de la noyade au fond de ce lac – le contre-réservoir de Grosbois-en-montagne, près de Dijon – dans son combat et sa solitude absolue, oscillant entre survie, humour, dérision et désespoir (Vincent Coppey). Il ne quitte pas la scène. Les deux autres personnages font des apparitions et accentuent le mystère et la singularité de l’ensemble : Le Garçon, pourrait représenter l’adolescence et le souvenir, dans sa vertigineuse présence-absence (Eliot Sidler) ; Le Nixe, ce génie des eaux dans les mythologies germanique et nordique, est ici joueur de guitare électrique et chanteur, de loin en loin (François Revaclier). Rôdeur énigmatique et marécageux, il glisse, sans paroles, autour de L’Homme, prêt à l’enfoncer plutôt qu’à l’aider, image de la part sombre du personnage et de la mort qui guette.
La proposition scénique porte le texte avec une grande finesse et intelligence, elle s’inscrit sobrement dans un paysage visuel suffisamment explicite pour nous conduire dans les tréfonds de la mémoire et du lac où sombre L’Homme. « On se croirait dans la grotte ornée du littoral européen » décrit-il. Le plateau est recouvert d’un plastique noir, on se croirait dans la vase et une tenture noire et brillante, ressemblant à une vitre cassée, transmet ses reliefs et sa réverbération, en donnant de la profondeur de champ (scénographie Davide Cornil).
Sorte de confession, ce récit est introspectif et nous mène jusqu’au subconscient de L’Homme luttant contre la convulsion qui anéantit ses efforts, et qui reste pourtant en prise directe avec la vie. À deux pas, Alan, son fils, resté sur la rive avec Peggy, sa femme. « Pour mourir il suffit souvent d’un rien… » De cette baignade, apparemment banale, L’Homme ne reviendra pas. « Aujourd’hui, je me noie… J’ai raté mon entrée dans la vie, vais-je rater ma sortie ? » se demande-t-il. Il passe en revue l’enfance avec sa collection de fossiles qu’il avait aimé rassembler, à l’âge de huit ans ; les fouilles effectuées et son métier de topographe à défaut, mêlant fossiles et archéologie préventive ; le premier baiser donné à Peggy ; la famille avec qui il règle ses comptes évoquant entre autres les onze litres de lait repêchés dans le port de Dieppe que son ectoplasme de père avait absorbé tout d’une traite, image qui revient au fil du spectacle. Pourtant la vie rôde encore en images mentales décalées, avec le supermarché, le compteur d’électricité à relever, la salle de bains à refaire… « Je n’ai jamais su vivre » dit-il en se ré-inventant des morceaux de vie.
Sur une passerelle située au-dessus du plateau, côté jardin, comme sur un navire, apparaît Le Garçon à l’anorak orange, s’éclairant à la lampe tempête. On revoit le port de Dieppe cette nuit-là. Il fait le récit le plus cruel des cygnes qui l’attaquent, et de celui qu’il décapite et qui se noie, il devient Cygne lui-même. Tout est mystère, cosmologie, dédoublement. Des lumières, stroboscopiques parfois arrivent de plein-face. Crues à certains moments, rouges plus tard, d’autres lumières forment le toit de la scène et accompagnent le délire sensuel et les rêves de douceur qui surgissent aussi (création lumières David Kretonic). Et le noyé reprend, « Je ne réussis qu’à retomber en moi », glissant de plus belle. Dans ses visions, il perçoit un requin-labyrinthe, puis Peggy et Alan dans un carré de lumière, qui se désarticulent, traduisant sa perte de conscience. Accident, suicide ? Délire… Comme un Christ re-crucifié, il est accroché aux deux filins d’acier qui le soulèvent, on ne sait plus s’il nage ou s’il vole. Des voix se croisent, des gestes s’ébauchent, vainement. On assiste à une danse macabre, aquatique et chorégraphiée. Le Nixe – qui gère la bande son du spectacle (composition sonore et musicale Fernando de Miguel) – s’approche de L’Homme et orchestre l’ode funèbre. Il pleut sur le toit du théâtre, la pluie s’intègre à la bande-son. À la fin, L’homme se balance, à plat ventre, au centre du plateau, on entend comme en écho, le rire de la mort.
On connaît Bertrand Belin comme musicien, auteur, chanteur, compositeur, on ne sait pas forcément qu’il a aussi écrit plusieurs romans. Requin est son premier. Laure Hirsig s’en empare et compose un texte métaphorique pour la scène, nous faisant partager l’émotion ressentie à sa lecture. L’histoire se passe dans et au fond de l’eau, ce lac artificiel. À défaut de requin il y a la mort au lac, la mort en face. Cette étreinte et baiser de la mort sont donnés par Le Nixe, ce personnage en noir et sorte de double.
La mise en scène que propose Laure Hirsig de ce texte aux messages codés et aux incursions dans le subconscient, donne un sens infini au parcours, révélant un puissant talent de conception et de direction d’acteurs – dont les trois sont à féliciter, chacun à son niveau. Sa formation passe par la gravure, qu’elle apprend à l’École Estienne à Paris où déjà elle creuse son sillon entre technique et création. Elle s’installe à Genève, en 2003 et s’immerge dans le milieu théâtral, participant à différentes aventures théâtrales comme auteure, dramaturge et metteure en scène. Elle a présenté Requin en avril dernier, au Théâtre Saint-Gervais de Genève, l’espace méditatif qu’elle élabore, derrière cette mort en direct, est magnétique.
Brigitte Rémer, le 17 mai 2023
Avec Vincent Coppey (L’Homme), Eliot Sidler (Le Garçon), François Revaclier (Le Nixe) – scénographie Davide Cornil – création lumières David Kretonic – composition sonore et musicale Fernando de Miguel – coiffure et maquillages Arnaud Buchs – costumes Éléonore Cassaigneau – complice Bogdan Nunweler – assistante Charlotte Chabbey – régie son Jean Keraudren – administration Cristina Martinoni – training Marcela San Pedro.
Du 10 au 12 mai, Maison des Arts de Créteil, Pl. Salvador Allende, 94000 Créteil – tél. : 01 45 13 19 19 – site : www.maccreteil.com – email de la compagnie : cie_du_squale@hotmail.com
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