Archives par étiquette : Bernard-Marie Koltès

Combat de nègre et de chiens

© Gilles Le Mao

Texte Bernard-Marie Koltès – création collective, compagnie Kobal’tmise en scène Mathieu Boisliveau, vu à la Maison des Arts de Créteil.

Quelques gradins sur scène ferment l’arène où se déroule l’action, un chantier de travaux publics. On est dans un pays d’Afrique de l’Ouest, sorte de lieu indéfini, dans une cité « entourée de palissades et de miradors, où vivent les cadres et où est entreposé le matériel » où tournent les ventilateurs. L’ambiance est FrançAfricaine, même si l’objet de la pièce n’est pas de parler de néocolonialisme ni de question raciale, comme le précise l’auteur. Bernard-Marie Koltès (1948/1989) met en jeu de façon métaphorique la révolte, la violence, la confrontation avec l’autre, l’altérité, et se situe du côté de Conrad ou de Faulkner « au point de jonction entre la langue française et le blues. » La pièce est écrite et publiée en 1979, Koltès en a déjà une huitaine à son actif, il a voyagé les années précédentes au Nigéria, au Mali et en Côte d’Ivoire. Créée en 1982, au théâtre de La Mama de New York dans une mise en scène de Françoise Kourilsky, elle est mise en scène en 1983 au Théâtre des Amandiers de Nanterre par Patrice Chéreau – qui montera les principales pièces de Koltès –  dans une impressionnante distribution : Sidi Bakaba, Myriam Boyer, Philippe Léotard et Michel Piccoli.  Parlant de Koltès, Chéreau disait : « Il a été une météorite qui a traversé notre ciel avec violence dans une grande solitude de pensée et avec une incroyable force, à laquelle il était parfois difficile d’avoir accès. »

Combat de nègre et de chiens met en jeu quatre personnages : Horn (Pierre-Stefan Montagnier), âgé de soixante ans, chef d’un chantier qui doit bientôt fermer, travaille, boit des whiskys et joue pour de l’argent avec Cal (Thibault Perrenoud), ingénieur de trente ans. Passionné de feux d’artifice, Horn vient d’accueillir Léone (Chloé Chevalier), anciennement femme de chambre dans un hôtel, appelée à devenir son épouse. Drôle d’ambiance, plutôt beauf, jusqu’à ce que le jardin frissonne. Un Noir, Alboury (Denis Mpunga) –  portant le nom d’un roi de Douiloff (Ouolof) qui s’opposa à la pénétration blanche, au XIXème siècle – s’est introduit dans l’espace européen et vient réclamer le corps de son frère Nouofia – qui signifie conçu dans le désert – ouvrier journalier, mort sur le chantier. « Souvent les petites gens veulent une petite chose, très simple… » justifie-t-il. Il reviendra à plusieurs reprises, mais en vain. Des échanges entre Horn et Cal on apprend de ce dernier qu’il a tué l’ouvrier pour raison, plaide-t-il, d’arrogance, son corps jeté dans les égouts : « Moi, je flingue un boubou s’il me crache dessus, et j’ai raison, moi, bordel… »

Quand Léone entre en piste, elle brasse la légèreté du stéréotype européen et décline mollement la proposition grossière de Cal avant de croiser amoureusement Alboury qui lui transmet un peu de sa chaleur et de sa sagesse. Chacun parle sa langue dans une première scène, elle, lui déclare son amour – devant Horn – dans une seconde scène, puis elle se fait violemment éconduire quand elle propose un compromis pour acheter la paix, jusqu’à recevoir d’Alboury le même crachat que celui que Nouofia avait jeté au contremaître et qui lui avait valu d’être tué. Se met alors en place, entre Horn et Cal, une machination machiavélique de mise à mort visant à effacer définitivement Alboury et sa demande. Contre toute attente, la révolte d’Alboury sera plus forte et c’est Cal qui se fera tirer dessus par les gardes, du haut du mirador. Léone disqualifiée de tous se scarifie le visage avec un tesson de bouteille, à l’image des marques tribales d’Alboury et sera raccompagnée là d’où elle vient.

© Gilles Le Mao

La pièce débute presque comme un drame petit-bourgeois et la première partie s’interprète ici au premier degré. Passé la surprise du jeu néo-réaliste des personnages européens, on s’enfonce petit à petit dans le doute et l’ambiguïté, dans la densité poétique du texte où dialogues et monologues se succèdent, dans un art du récit et de la conversation propre à Koltès. Comme dans toutes ses pièces, le personnage Noir, ici Alboury, est au centre, dans tout son mystère, sa force d’attraction et sa pulsion de vie. S’opère alors, comme le dit Hervé Guibert, « un glissement entre la lutte des classes et une lutte des races. »

Fondée en 2010 par Mathieu Boisliveau, Thibault Perrenoud et Guillaume Motte, la compagnie Kobal’t a traversé les grands classiques dont Molière, Tchekhov et Shakespeare, avant d’affronter Koltès, monté par Mathieu Boisliveau. La mise à distance des personnages n’y est pas toujours, notamment dans la première partie mais leur volte-face, celle de Léone notamment – qui, de couleur fuchsia ressemble aux bougainvilliers du plateau dans les costumes de Laure Mahéo – ouvre sur la profondeur du texte. La scénographie de Christian Tirole sert bien ce propos de l’enfermement et les signes du contexte africain, éclairée par Claire Gondrexon. On s’enfonce petit à petit dans la solitude et le silence, le meneur de jeu devenant le personnage le plus secret, Alboury, dans sa vengeance accomplie par la mort de celui qui a tué.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2022

Avec Chloé Chevalier, Pierre-Stefan Montagnier, Denis Mpunga et Thibault Perrenoud – Collaboration artistique Thibault Perrenoud et Guillaume Motte – assistant à la mise en scène Guillaume Motte – dramaturgie Clément Camar-Mercier – scénographie Christian Tirole lumière Claire Gondrexon – costumes Laure Mahéo – régie générale et son Raphaël Barani – régie plateau Benjamin Dupuis.

Vu à la Maison des Arts de Créteil le 6 octobre 2022. Prochaines représentations : 8 novembre au 2 décembre 2022, Théâtre de la Bastille, Paris – site : theatre-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14 – En tournée : 27 et 28 mars 2023, Halles aux Grains, scène nationale de Blois – 25 au 29 avril 2023, Théâtre des Célestins à Lyon, 4 et 5 mai 2023, MCB / Scène nationale de Bourges – 10 au 12 mai 2023, Théâtre Sorano, scène conventionnée de Toulouse – 16 mai 2023, ACB/Scène nationale de Bar-le-Duc.

 

La nuit juste avant les forêts

© Jean-Louis Fernandez

Texte Bernard-Marie Koltès, mise en scène Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly, au Théâtre des Quartiers d’Ivry.

Bernard-Marie Koltès (1948-1989) écrit la pièce en 1977, c’est l’un des auteurs dramatiques les plus importants de la fin du XXe siècle. La nuit juste avant les forêts précède la série de ses pièces les plus connues, les plus jouées : Combat de nègre et de chien (1979), Quai Ouest et Dans la solitude des champs de coton (1985), Le Retour au désert et Roberto Zucco (1988). Il désavouait les précédentes.

La nuit est son thème central, là où se perdent les références et ce qui pour lui, accompagne la nuit : la solitude, l’inconnu, la marginalité, l’étranger, la confrontation avec l’autre, la peur, l’échange et le troc, la difficulté de communiquer. Les lieux, dates, langue, temps sont les stigmates de sa nuit radicale. Patrice Chéreau, à partir de 1983, donnait lecture de ses textes et créait au théâtre Nanterre-Amandiers dont il assurait la direction, la plupart de ses pièces.

« Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé… » Il cherche du feu pour allumer sa cigarette, puis une chambre, parlant à ce tu imaginaire, à s’étourdir et se noyer. Il  évoque le travail, l’usine, la ville, les mères, les syndicats, les airs d’opéra, le social et le politique, les filles, les cafés et le verre de bière, les tueurs, l’amour, les flics, le temps qu’il fait, les cons, le Nicaragua, le métro. Il esquisse quelques personnages, dans l’ombre de la nuit. La violence intérieure monte, la solitude est vertigineuse et l’imaginaire travaille : « Les colombes s’envolent au-dessus de la forêt et les soldats les tirent… »

Jean-Christophe Folly, cet acteur de la nuit dans la mise en scène de Matthieu Cruciani colle au texte avec une évidence et une justesse ténébreuse et incandescente. Il trace la topographie des lieux, son territoire, accompagné du violon de Carla Pallone qui tire ses accords vers l’infini. : « Ici les mecs gueulent beaucoup, mais ils mettent du temps à se taper sur la gueule, – chez moi on se tape tout de suite, sans gueuler, on n’est pas le genre timide, alors qu’ici on te pose des kilomètres de questions… » Au-delà de la musique, le metteur en scène s’est entouré de talentueux compagnons pour la scénographie et la lumière (Nicolas Marie et Kelig Le Bars), pour les costumes en couches successives et ce jaune dans la nuit (Marie La Rocca). Il a aussi accompagné l’acteur dans ses intempéries, traçant avec lui quelques lumineux sentiers dans les sous-bois d’un monologue-fleuve et d’un texte mythique. La rythmique intérieure donnée par Jean-Christophe Folly reflète ainsi toute l’intensité et la pensée de l’auteur à travers la violence de la langue, le poème.

Jean-Christophe Folly s’est formé à l’école Claude Mathieu puis au Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Il travaille au théâtre depuis 2008, entre autres avec Jean Bellorini, Elise Vigier, Jean-René Lemoine et il a une belle filmographie. Acteur et metteur en scène formé à l’école du Théâtre national de Chaillot et à l’école de la Comédie de Saint-Étienne, Matthieu Cruciani co-dirige depuis 2019 la Comédie de Colmar avec Emilie Capliez avec qui il avait fondé huit ans auparavant la compagnie The Party. Il a depuis mis en scène en 2020 Piscine(s) de François Bégaudeau avant de créer La nuit juste avant les forêts. La rencontre entre les deux, par ce spectacle, hypnotise le spectateur.

Brigitte Rémer, le 3 avril 2022

Avec Jean-Christophe Folly – assistante à la mise en scène Maëlle Dequiedt – scénographie Nicolas Marie – création musicale Carla Pallone – costumes Marie La Rocca – création lumières Kelig Le Bars – Le texte est publié aux Éditions de Minuit.

Du 22 au 25 mars 2022, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1, place Charles Gosnat, Ivry-sur-Seine, site : theatre-quartiers-ivry.com – tél. : 01 43 90 11 11 – Prochaine représentation, le 3 mai 2022 /Les Scènes du Jura, à Dole.

Dans la solitude des champs de coton

© Cyril Isy Schwart

Texte de Bernard-Marie Koltès, mise en scène et scénographie David Géry, au Lavoir Moderne Parisien – Compagnie du PasSage.

C’est une pièce courte et sans artifice qui met face à face deux hommes, le dealer et le client. C’est une rencontre crépusculaire dans un espace indéterminé, quelque part à la périphérie, dans un espace de marginalité, sorte de hangar où ils se parlent mais ne s’entendent pas. C’est un échange basé sur l’offre et la demande, le licite et l’illicite, le monologue plutôt que le dialogue. Ce sont des silences, des ruptures, une attente. C’est un combat où du désir circule. C’est un duel.

La pièce de Bernard-Marie Koltès a été créée en février 1987 au théâtre Nanterre-Amandiers, dans une mise en scène de Patrice Chéreau, avec Laurent Mallet (le client) et Isaach de Bankolé (le dealer) acteur qui cette année-là reçoit le César du meilleur espoir. Emblématique, la pièce a fait date. Patrice Chéreau reprend le rôle du dealer, début 1988, puis à nouveau, dans une troisième version donnée à la Manufacture des Œillets d’Ivry en 1995, avec Pascal Greggory dans le rôle du client. Chéreau reçoit pour ce travail le Molière du metteur en scène, en 1996.

Dans la solitude des champs de coton consacre aussi la relation entre le metteur en scène et l’auteur, l’un des plus joués dans le monde. Koltès/Chéreau, les deux noms sont inséparables. De Koltès, Chéreau avait déjà monté Combat de nègre et de chiens en 1983, Quai Ouest en 1985. Il met en scène Le Retour au désert en 1988, La Nuit juste avant les forêts en 2013. Entre temps il aura monté les plus grands auteurs, une quinzaine d’opéras et tourné une douzaine de films. C’est une pièce à laquelle les metteurs en scène aiment s’affronter. Quiconque s’y risque n’échappe pas à la référence archétype. Œuvre littéraire plutôt que de théâtre elle offre un espace métaphorique puissant et incisif sur le thème de la solitude. A partir d’une transaction de négoce et de trafic, les personnages ne se répondent qu’en chassé-croisé, leurs paroles, philosophiques et poétiques, s’envolent dans la spirale du temps qui se suspend. Le mot repris par l’autre n’est pas porteur du sens premier et dérive, dans la limite et le labyrinthe de l’altérité.

Dans la mise en scène de David Géry, un immense lustre effondré occupe l’espace scénique, des morceaux de verre et de miroir jonchent le sol. Les personnages sont de ce fait éloignés l’un de l’autre, le dealer à l’avant-scène se positionne côté jardin, le client, en observateur et fond de scène côté cour. L’espace entre les deux ne se franchit pas, les quelques pas exécutés craquent sous les débris, monde brisé, monde qui se réfléchit dans ces morceaux empilés.

Le dealer, Souleymane Sanogo, est un danseur malien, à coups sûrs un excellent danseur. De ce fait le metteur en scène le met en danse. Tout au long du spectacle il est en mouvement, sans raison particulière et le texte porté perd en intensité, notamment dans l’ambigüité de sa relation à l’autre. On a logiquement envie de le voir danser vraiment, comme il l’a fait dans sa chorégraphie La Danse ou le chaos. La mise en scène le place ici dans un monde aquatique qui atténue la brutalité de l’échange. « Dites-moi donc, vierge mélancolique, en ce moment où grognent sourdement hommes et animaux, dites-moi la chose que vous désirez et que je peux vous fournir, et je vous la fournirai doucement, presque respectueusement, peut-être avec affection ; puis, après avoir comblé les creux et aplani les monts qui sont en nous, nous nous éloignerons l’un de l’autre, en équilibre sur le mince et plat fil de notre latitude, satisfaits d’être hommes et insatisfaits d’être animaux… »  Le client, Jean-Paul Sermadiras, quasi immobile c’est écrit dans la pièce, lointain et détaché, donne peu le change dans ce jeu de séduction et d’intimidation réciproque où il est plus spectateur qu’acheteur. « Alors je ne vous demanderai rien. Parle-t-on à une tuile qui tombe du toit et va vous fracasser le crâne ? On est une abeille qui s’est posée sur la mauvaise fleur, on est le museau d’une vache qui a voulu brouter de l’autre côté de la clôture électrique ; on se tait ou l’on fuit, on regrette, on attend, on fait ce que l’on peut, motifs insensés, illégalité, ténèbres. »

On reste un peu sur sa faim dans ce match aux balles souvent perdues où les nocturnes de la géométrie du temps se distillent à travers les méandres et la poétique d’un texte aux multiples facettes et écueils.

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2020

Avec Souleymane Sanogo et Jean-Paul Sermadiras – collaboration à la mise en scène Laura Koffler – lumières Jean-Luc Chanonat – costumes Cidalia Da Costa.

Du 7 au 11 octobre 2020, du mercredi au samedi à 19h, dimanche à 15h – Le Lavoir Moderne Parisien, 35 Rue Léon, 75018 Paris – métro : Château Rouge – tél. : 01 46 06 08 05 – site : lavoirmoderneparisien.com

 

Roberto Zucco, de Bernard-Marie Koltès

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Mise en scène Richard Brunel – Spectacle créé le 12 novembre 2015 à la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche.

Roberto Zucco est la dernière pièce écrite par Bernard-Marie Koltès en 1988, un an avant sa mort. Il s’inspire de l’histoire bien réelle d’un jeune meurtrier et d’un fait divers qui s’est déroulé quelques mois auparavant. Au point de départ, placardé dans les lieux publics, un avis de recherche avec photo le fascine. Il se renseigne sur l’histoire de cet adolescent à la beauté troublante et suit sa trajectoire. Son nom est Roberto Succo. A quinze ans il a tué son père et sa mère, sans mobile apparent. Interné, il est ensuite rapidement libéré pour cause de normalité : on ne lui trouve aucun désordre psychologique. Dix ans plus tard l’homme récidive et tue six personnes en quelques jours. Arrêté, il fausse compagnie à ses gardiens de prison en montant sur les toits et passe deux mois en cavale. Repris, il est interné et se suicide.

Koltès s’empare de l’histoire et trace les contours de ce personnage ordinaire qui brûle sa vie de façon extra-ordinaire. « Je trouve que c’est une trajectoire d’un héros antique absolument prodigieuse » dit-il dans un entretien au journal Die Tageszeitung. Au cours de ses cavales  Zucco croise trois femmes : sa mère qu’il vient achever et qui fait un amer constat : « Un train qui a déraillé, on n’essaie pas de le remettre sur ses rails. » La Gamine qui tombe éperdument amoureuse de lui et rompt d’avec sa famille, aussi jusqu’au-boutiste et perdue que lui, elle qui le dénonce : « Il avait un très petit, très joli accent étranger. Je lui ai dit que je garderai ce secret quoi qu’il arrive. Il m’a dit qu’il allait faire des missions en Afrique dans les montagnes là où il y a de la neige tout le temps. Il m’a dit que son nom ressemblait à un nom étranger qui voulait dire doux, ou sucré… » La Dame élégante en quête d’une aventure et dont il tue le fils, presque par erreur : « Vous ne laissez à personne le temps de vous aider. Vous êtes comme un couteau à cran d’arrêt que vous refermez de temps en temps dans votre poche… »

Quand la pièce débute, Zucco est en prison. « A peine emprisonné, il s’échappait des mains de ses gardiens, montait sur le toit de la prison et défiait le monde » raconte Koltés. Et il le suit dans sa cavale. La scénographie offre toutes les lignes de fuite permettant d’apparaître et de disparaître dans des jeux d’ombres et de lumières. Ce sont des passerelles en acier, entremêlées et placées à différentes hauteurs qui deviennent mirador et toit de la prison, qui délimitent le quartier et le no man’s land de rues ténébreuses, qui rejouent la maison de la Gamine. C’est bien vu, beau et efficace et cela crée une unité dans la pièce. Zucco glisse à travers ces zones d’ombre et ses rencontres mais rien n’arrête sa fuite en avant : « Je suis un garçon normal et raisonnable, monsieur… J’ai toujours pensé que la meilleure manière de vivre tranquille était d’être aussi transparent qu’une vitre, comme un caméléon sur la pierre, passer à travers les murs, n’avoir ni couleur ni odeur ; que le regard des gens vous traverse et voie les gens derrière vous, comme si vous n’étiez pas là ; c’est une rude tâche d’être transparent ; c’est un métier ; c’est un ancien, très ancien rêve d’être invisible… »

C’est Peter Stein qui, en 1990 à la Schaubühne de Berlin, signait la création mondiale de la pièce qui pose la question des limites entre la normalité et son contraire, et qui observe le moment de bascule où l’homme perd tout sens des réalités et construit sa propre logique destructrice. Koltès précise bien qu’il ne mène pas d’enquête : « Je ne veux surtout pas en savoir plus » dit-il, mais qu’il suit « une trajectoire d’étoile filante. » Son théâtre est plein d’ambivalence et d’obscurité même s’il précise « Mon rêve absolu est d’écrire des romans. Mon premier livre publié était un roman : La Fuite à cheval très loin dans la ville. » 

Robert Zucco dont le S du véritable personnage devient dans la pièce un Z est ici mis en scène par Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche depuis six ans, et qui se dédie à la mise en scène de théâtre et d’opéra. A la question que lui pose Marion Canelas : « Qu’est-ce qui distingue Roberto Zucco du reste du monde ? » Il répond : « Il a déraillé. La question est pourquoi… La pièce est une trajectoire sur la tentative de faire coïncider sa réalité avec son identité. » Des destins s’y croisent, le metteur en scène en donne la lisibilité et son anti-héros, Zucco – interprété avec intensité par Pio Marmaï – apparaît et disparaît comme un félin, dans un jeu qu’il mène avec ceux qu’il croise – le vieil homme, le frère et la sœur de la Gamine, sa mère et son père, des gens, les gardiens de prison – jusqu’au geste final, sa mort. Un beau travail porté par l’ensemble de l’équipe.

Brigitte Rémer, 9 février 2016

Avec Axel Bogousslavsky le vieux monsieur – Noémie Develay-Ressiguier la Gamine – Évelyne Didi la mère – Nicolas Hénault un homme – Valérie Larroque une pute – Pio Marmaï Roberto Zucco – Babacar M’Baye Fall gardien et flic – Laurent Meininger le père, un flic – Luce Mouchel la Dame élégante – Tibor Ockenfels une pute, un homme – Lamya Regragui la sœur de la Gamine – Christian Scelles gardien et inspecteur – Samira Sedira la mère de la Gamine – Thibault Vinçon le frère de la Gamine. Dramaturgie Catherine Ailloud-Nicolas  – scénographie Anouk Dell’Aiera  –  lumières Laurent Castaingt –  costumes Benjamin Moreau – son Michaël Selam – coaching vocal Myriam Djemour – conseil acrobatie Thomas Sénécaille – coiffures et maquillages Christelle Paillard – assistante à la mise en scène Louise Vignaud  – Le texte est édité aux Éditions de Minuit.

Du 29 janvier au 20 février 2016 au Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules-Guesde. Métro : Saint-Denis Basilique. www.theatregerardphilipe.com. Tél. : 01 48 13 70 00 – En tournée : 2 au 4 mars Théâtre de Caen – 10 au 12 mars CDN Orléans/Loiret/Centre – 17 et 18 mars Comédie de Clermont-Ferrand.

Le Retour au désert

@Sonia Barcet

@Sonia Barcet

Texte de Bernard-Marie Koltès, mise en scène d’Arnaud Meunier, avec Catherine Hiégel et Didier Bezace.

Koltès écrit cette pièce en 1988 sur fond de guerre d’Algérie et de rancœurs familiales. L’action se passe « dans une ville de province à l’est de la France au début des années soixante » dans le domaine parfaitement clos de la famille Serpenoise sur lequel veille Adrien, chef d’entreprise de la bonne bourgeoisie locale avec sa femme Marthe, rédemptrice désincarnée, sœur de Marie première femme d’Adrien décédée on ne sait comment, et son fils Mathieu, prompt à la soumission de par la volonté de son père.

Mathilde, sœur aînée d’Adrien, vient brutalement troubler le bon ordonnancement du domaine où officient les deux aides de camp Maame Queuleu, vieille gouvernante de toujours et Aziz, domestique journalier. De retour d’Algérie avec ses deux enfants, Fatima et Edouard, après s’être exilée volontairement des siens pendant quinze ans, elle vient chercher sa part d’héritage. Elle est accueillie fraichement et avec ironie – deux cultures s’entrechoquent – mais a du répondant et de la provocation en réserve, et ce qui était chamaillerie de jeunesse entre frère et sœur, devient raillerie, compétition, provocation et destruction. « Tu cognes trop Mathilde, un jour il t’arrivera du mal, ma vieille. Tu es déjà comme une cruche fêlée ; un jour tu tomberas en morceaux » dit le frère. Et sa sœur de déclarer, au final : « Trop tard pour toi, mon vieux. Je me contenterai de t’emmerder, toi. »

La forme de la pièce – une comédie, écrite au départ pour Jacqueline Maillan qui interpréta à la création le rôle de Mathilde, tandis qu’Adrien était joué par Michel Piccoli – déroute. Koltès s’en expliquait lors d’un entretien pour Der Spiegel : « Ma pièce est une comédie, mais son sujet n’est pas un sujet de boulevard… » Il précisait, lors d’un autre entretien avec Colette Godard, en 88 : « Le Retour au désert est la première pièce où j’ai voulu que le comique prédomine. Une comédie sur un sujet qui n’est peut-être pas tout à fait – ou seulement – un sujet de comédie : mais on n’est pas obligé de se soumettre aux règles du genre. La province française – que j’ai bien connue – les histoires de famille, d’héritage, d’enfants illégitimes, d’argent, sont des sujets en or pour faire rire ; la présence lointaine, diffuse, déformée, de la guerre d’Algérie l’est beaucoup moins. J’ai voulu mélanger les deux, faire rire et, en même temps, inquiéter un peu… Mais ce qui m’importe, au-delà de la colonisation, c’est la manière dont elle illustre le ballottement de l’homme par l’Histoire. »

Le retour au désert est construit en cinq chapitres couvrant les différents moments de la journée qui se superposent aux temps de la prière musulmane inscrits sur écran en langue arabe : sobh/l’aube, zohr/autour de midi, ‘açr/l’après-midi, maghrib/le soir, ‘ichâ/la nuit. Le final se passe le jour d’Aïd el-Kebir, fête de la fin du Ramadan. La scénographie, sommaire mais efficace, joue sur le lien entre le dedans et le dehors : la maison en une pièce qui s’habille et se déshabille par quelques accessoires et devient salon, vestibule ou chambre, le jardin dont on ne sort jamais avec son talus d’où surgissent les personnages, sorte de no man’s land et lieu de rendez-vous, de vision et de complot. Les jeunes s’y croisent, se cherchent et se fuient : Fatima et ses rencontres avec le fantôme de Marie qui fait de tragiques révélations ; Edouard et son éblouissement de la relativité, sa théorie sur l’espace et sa disparition dans les airs ; l’émancipation de Mathieu qui se soustrait à l’autorité de son père, fait l’apprentissage de la sexualité chez les putes et s’engage en Algérie lui, pur raciste « Si tu n’es pas un Arabe, alors qu’est-ce que tu es ? Un Français ? Un domestique ? Comment dois-je t’appeler ? » dit-il à Saïfi, patron du café ; préfet, avocat, police et réunions secrètes rappellent le contexte de guerre, ainsi que la descente faite par Le grand parachutiste noir, armé et qui loue les bienfaits de la colonisation : « J’aime cette terre, bourgeois, mais je n’aime pas les gens qui la peuplent… J’aime cette terre, oui, mais je regrette les temps anciens. Moi j’ai la nostalgie de la douceur des lampes à huile, de la splendeur de la marine à voiles. J’ai la nostalgie de l’époque coloniale, des vérandas et du bruit des crapauds-buffles, l’époque des longues soirées où, dans les domaines, chacun à sa place s’allongeait dans le hamac, se balançait sur le rocking-chair ou s’accroupissait sous le manguier… Oui j’aime cette terre et personne ne doit en douter, j’aime la France de Dunkerque à Brazzaville, parce que cette terre, j’ai monté la garde sur ses frontières… »

Devant le constat d’échec fait par Adrien et Mathilde de leur bourgeoise vie et de l’éducation ratée distillée à leurs enfants – Fatima accouche au final de deux black bébés on ne sait d’où tombés, Edouard part dans les airs et Mathieu, borné buté, s’engage… – Adrien, qui a traversé la pièce pieds nus, met ses chaussures et part avec Mathilde, sorte de fuite concertée.

Si la pièce est ambiguë et peut-être datée même si racisme et post-colonisation demeurent des sujets bien réels aujourd’hui et l’Algérie un sujet sensible dans ses relations à la France, Arnaud Meunier – ou sans doute le texte construit autour de deux monstres sacrés l’impose-t-il – met le projecteur côté comédie sur le duo Mathilde-Adrien interprété ici par Catherine Hiégel et Didier Bezace qui se rendent coup pour coup, avec ironie. La mise en scène proposée par le directeur de la Comédie de Saint-Etienne-CDN, qui souvent expérimente de nouvelles formes, ici à l’écoute d’un texte poétique et précis, reste dans des limites assez sages et classiques. Mais pouvait-on faire autrement ?

Brigitte Rémer, le 31 janvier 2016

Avec : Didier Bezace, Louis Bonnet, Emilie Capliez, Adama Diop, Elisabeth Doll, Philippe Durand, Riad Gahmi, Catherine Hiegel, Kheireddine Lardjam, Nathalie Matter, Stéphane Piveteau, Isabelle Sadoyan, René Turquois, Cédric Veschambre – scénographie Damien Caille-Perret – lumières Nicolas Marie – son Benjamin Jaussaud – vidéo Pierre Nouvel – costumes Anne Autran – assistantes à la mise en scène Elsa Imbert, Émilie Capliez – Le texte de Bernard-Marie Koltès est édité aux Editions de Minuit.

Du 20 au 31 janvier 2016 Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet, 75004. www.theatredelaville-paris.com – En tournée : du 3 au 11 février Célestins, Théâtre de Lyon, en collaboration avec le TNP – les 24 et 25 février à la Comédie de Caen/CDN – le 29 février Les Scènes du Jura/Scène nationale. www.comedie-de-saint-etienne.fr