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La Symphonie tombée du ciel

Conception et direction artistique Samuel Achache, Florent Hubert, Eve Risser, Antonin Tri-Hoang, Orchestre La Sourde – à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet.

© Joseph Banderet

Après Concerto contre piano et orchestre, l’équipe de La Sourde – Samuel Achache, Florent Hubert, Eve Risser, et Antonin-Tri Hoang – se lance dans une Symphonie tombée du ciel qui nous mène du côté des mystères et de l’invisible, qu’on appelle les miracles.

Le spectacle s’est structuré à partir de récits collectés notamment en Ehpad, prison, dans une école et sur le trottoir. Ces récits déconstruits et reconstruits nous arrivent par bribes, avec des voix émanant de partout, à travers des hauts parleurs de différentes tailles et qui émaillent la scénographie. Ils se frayent un chemin au milieu de seize interprètes et de leurs instruments qui composent une écriture musicale faite de solos et d’ensembles, de psalmodies et de chœurs, de consonances et dissonances. Une sorte de sculpture comme une figure-totem sert de supports à d’autres haut-parleurs que le sonneur de cloches déclenchera, et qui plus tard serviront de points lumineux comme étoiles dans le ciel.

© Joseph Banderet

On commence par une petite séquence de bricolage où une sorte de chef d’orchestre-mécanicien met en place ces caisses de résonnance d’où sortent de courts témoignages et qui établit une certaine complicité avec les musiciens. Atmosphère détendue tant dans les gestes que dans les costumes, dont certains scintillent, séquence plutôt pince-sans-rire où la chanteuse-flûtiste déploie des adjectifs d’admiration à gorge déployée, qui font contagion et que chaque musicien traduit « prodigieux… extraordinaire… fantastique… » comme un miracle, et comme « résistance à la dictature de la vie. » Plus tard, sa robe pleine d’écailles deviendra percussion. Chef et cheffe d’orchestre se relaient, selon les moments, captant l’attention des musiciens, concentrés et structurés en deux groupes : les cordes – violons, violoncelles, violes de gambe, contrebasses, guitare, ainsi que flûte et chant, côté jardin. Au loin le piano. En fond de scène et plus à l’est, autrement dit côté cour, les vents, trompette, trombone, clarinettes et saxophones, un peu fanfare des Beaux-Arts, à un moment.

Puis c’est autour de deux miracles formulés en direction de la Madone, deux grâces demandées, que se structure le spectacle : la première, énoncée en italien sous-titré, supplique pour qu’un père ne meure pas. On suit la montée du narrateur jusqu’au dôme où se trouve la Bonne Mère, un vrai Golgotha par un chemin pierreux et par grand froid, par le mouvement des arbres et le silence. Au-delà de la peur et de l’essoufflement, un silence positif permettant non plus de parler mais de réfléchir, et d’organiser le discours autrement. Là-haut, enfin, convivialité et communauté multiculturelle accompagnées d’hymnes à la Madone et musiques populaires à travers les instruments à vent et percussions. Au retour, trois jours plus tard, le miracle n’a pas lieu, le père meurt.

© Joseph Banderet

Second récit, l’ami venant demander grâce à travers une longue marche dans la neige qui se termine en roulé-boulé puis en vol d’oiseau après le descriptif de sa chute sur une plaque à vent qui l’a mené peut-être directement au paradis. « Tout est arrêté, je suis sous la neige… » Un coin de ciel bleu pourtant lui laisse un certain espoir. Des fils à linge auxquels sont accrochées des partitions descendent du ciel et les instrumentistes, debout, nimbés de surnaturel, suspendent leurs notes d’un phrasé à l’autre, suivant le dialogue et ponctuant le texte. Quelques musiciens s’auréolent d’un soleil doré.

Plusieurs narrations se superposent dans le dialogue entre le vocal et les instruments qui accompagnent, réagissent, paraphrasent, commentent et dialoguent. Si l’intention de l’équipe de création – le quatuor Samuel Achache, Florent Hubert, Eve Risser, Antonin Tri-Hoang – semble relativement claire dans l’idée de contredire et démultiplier la parole, celle-ci manque d’ampleur et ne semble pas exploitée comme elle aurait dû au regard du travail effectué pour la collecter.

© Joseph Banderet

On s’accroche donc aux musiciens, magnifiques dans leur capacité d’attention et d’écoute entre eux, et à ces deux récits qui restent assez vagues par rapport au thème annoncé des miracles, hormis la marche vers une quête certes difficile à cerner et qui ici semble encore inexplorée. Sur ce sentier nimbé mais au bord de la falaise, Jean-Luc Godard, donné en référence de La Symphonie tombée du ciel, indique la direction : «  Qu’est-ce que la musique ? rien. Que peut-elle ? tout. »

Brigitte Rémer, le 19 septembre 2024

Avec : Thibault Perriard en alternance avec Guihem Flouzat, batterie, guitare – Eve Risser, piano, flûte – Samuel Achache et Olivier Laisney, trompettes – Antonin-Tri Hoang, clarinettes, saxophones – Florent Hubert, clarinettes basses, saxophones – Anne-Emmanuelle Davy, flûte, chant – Rose Dehors, trombone, sacqueboute – Apolline Kirklar et Boris Lamerand, en alternance avec Marie Salvat, violons – Pauline Chiama et Etienne Floutier, violes de gambe – Gulrim Choï, Myrtille Hetzel, violoncelles – Mattieu Bloch, Caroline Peach, contrebasses. Collaboration son et dramaturgie, Chloé Kobuta – création lumières et régie générale, Maël Fabre – création et régie son, Julien Aléonard – costumes Pauline Kieffer – regard sur la scénographie Lisa Navarro, assistante Alice Le Coënt.

Athénée Louis-Jouvet, Mercredi 18, Jeudi 19, Vendredi 20, Samedi 21, Mercredi 25, Jeudi 26, Vendredi 27, Samedi 28 septembre à 20h – 2/4 square de l’Opéra Louis-Jouvet. 75019. Paris – métro : Opéra – site : www.athenee-theatre.com – tél. : 01 53 05 19 19 – En tournée : jeudi 10 octobre 2024, Le Grand R/Scène nationale de la Roche-sur-Yon – mercredi 11 décembre 2024, Théâtre de Caen – 13 au 20 décembre 2024, Théâtre national de Strasbourg.

L’Imprésario de Smyrne

Scènes de la vie d’opéra – d’après L’Impresario de Smyrne (1759) et Le Théâtre comique (1750) de Carlo Goldoni – traduction et adaptation Agathe Mélinand – mise en scène Laurent Pelly – à l’Athénée-Théâtre Louis Jouvet.

© Dominique Bréda

Dans une scénographie s’inspirant de la passerelle d’un navire, avec un plateau fait de lattes de bois peintes en blanc, tout est roulis et mouvement, tangage et langage. Derrière les cris rauques des mouettes, une troupe répète. Entre deux mouvements d’ensemble on entend leurs apartés et potins, l’énoncé de leurs petits bobos, leurs points de vue sur le public, les bruits en coulisses. L’environnement scénographique est superbe : un grand cadre doré posé de guingois à l’avant-scène qui pourrait traduire un monde biaisé ou à l’envers, une toile de fond ressemblant à une voile de misaine, une tenture d’où surgissent les acteurs tels des marionnettes hors de leur castelet. Les costumes sont royaux, tout de noir et d’ondulations soyeuses pour les femmes en taffetas, de manteaux, vestes ou gilets portant les signes du XVIIIème, pour les hommes, visages blancs – scénographie Laurent Pelly et Matthieu Delcourt, costumes Laurent Pelly, lumières Michel Le Borgne.

© Dominique Bréda

La typologie de la troupe dessine à gros traits de fusain une humoristique caricature du monde, des interprètes, entre ego et vanité : des chanteuses se battent pour un rôle de Prima Donna et se jalousent – Tognina, vénitienne (Nathalie Dessay) ; Annina, bolognaise, (Julie Mossay) ; Lucrezia, florentine, (Jeanne Piponnier) –  un souffleur panique depuis son nez de scène, sa guérite (Cyril Collet qui tient aussi le rôle du Comte Lasca, ami des chanteuses), Maccario, écrivain raté, perd le sens de la gravité (Antoine Minne) ; Carluccio, castrat, cherche à se vendre, (Thomas Condemine) ; Pasqualino, ténor et ami de Tognina, joue le rôle de protecteur (Damien Bigourdan) ; l’impresario, Nibio qui tient aussi le rôle d’Ali, marchand de Smyrne, (Eddy Letexier) sort tout droit de la mafia sicilienne dans son costume immaculé, portant panama et gros Havane à la main.

L’adaptation d’Agathe Mélinand – qui est aussi la traductrice – tisse ensemble deux œuvres de Goldoni : L’Imprésario de Smyrne, écrit en livret d’opéra en 1759 avant d’être transformé en pièce, en vers puis en prose, et Le Théâtre comique qui date de 1750 et met en scène la répétition des masques de la Commedia dell’arte. Né à Venise et créateur de la comédie italienne moderne, Goldoni, surnommé le Molière italien, s’est exilé en France en 1762 où il a vécu une trentaine d’années. Il écrit en langues toscane, vénitienne et française et pose un regard amusé et moqueur sur les classes sociales, ici, sur le monde du spectacle. Très prolixe, Goldoni a écrit de nombreuses comédies, des opéras bouffe, des cantates et des sérénades, des intermezzi… Un certain nombre de ses pièces ont été montées en France comme Les Rustres, satire de la bourgeoisie commerçante vénitienne, par Jean-Louis Benoît à la Comédie-Française ; La Trilogie de la Villégiature, sur les aventures d’une bourgeoisie prise au piège des apparences, par Alain Françon et par Giorgio Strehler à l’Odéon-Théâtre de l’Europe dont il fut directeur artistique, après avoir dirigé le Piccolo Teatro de Milan. Strehler s’est intéressé de près à l’auteur dont il a magnifiquement mis en scène Barouf à Chioggia sur l’histoire des marins-pêcheurs du village de Chioggia et Arlequin, serviteur de deux maîtres, qui a marqué sa génération. Luchino Visconti avait présenté, dans le cadre du Théâtre des Nations,, en 1958, L’impresario delle Smirne, sur une composition musicale de Nino Rota, contribuant à donner à la pièce ses lettres de noblesse.

© Dominique Bréda

L’action se passe dans un hôtel de Venise, aux lendemains du carnaval, tout le monde semble encore légèrement euphorique, quelque peu embrumé et sans argent. Apprenant qu’un Turc-marchand allait constituer une troupe pour présenter un spectacle à Istanbul, chaque artiste joue sa carte et défend bec et ongles sa place, ignorant que d’autres avaient été informés de l’audition. Sans aucune connaissance musicale, l’impresario les retient tous, sans même entendre ni chant ni voix, chacun se considérant comme le seul, l’unique et le meilleur. Dans ce marigot cacophonique et dérisoire, le Turc, discrètement, finit par s’échapper et repart, laissant néanmoins pour dédit une certaine somme d’argent. Cette tirelire leur servira à la production de leur prochain spectacle.

Autour de cet argument sommes toutes assez mince, Laurent Pelly prend le chemin de la légèreté et du burlesque, faisant apparaître sur un rail longeant le fond de scène, certains personnages, dans leur chasse au contrat. Sous la direction d’Olivier Fortin, claveciniste, l’Ensemble musical, Masques, niché en contrebas de l’arrière-scène, interprète quelques morceaux des musiciens du XVIIIème comme Vivaldi et Pergolèse, avec, en alternance, au violon Ugo Gianotti/Paul Monteiro, au violoncelle, Melisande Corriveau/Arthur Cambreling. Ils ajoutent un certain tempo à la chorégraphie générale, très enlevée.

Le talentueux metteur en scène, Laurent Pelly, a dirigé le Centre dramatique national des Alpes de 1995 à 2006, puis le Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées de 2008 à 2017. Il a monté de nombreux spectacles musicaux et d’opéras, les plus récents étant : en 2023, Le Voyage dans la lune, d’Offenbach, à l’Opéra-Comique de Paris, Eugène Onéguine, de Tchaikovsky, à La Monnaie de Bruxelles, Il Turco in Italia, de Donizetti, au Teatro Real de Madrid. Il a mis en scène en 2024 Die Mestersinger von Nümberg de Wagner, à Madrid et La Chauve-souris de Johann Strauss, à l’Opéra de Lille.

Après une brillante carrière sur les plus grandes scènes internationales en tant que soprano colorature, Natalie Dessay poursuit sa carrière en donnant des récitals, en duo avec le pianiste Philippe Cassard et s’est lancée dans le théâtre où elle a trouvé sa place. Elle a souvent travaillé avec Laurent Pelly et se fond aujourd’hui avec talent dans le collectif qui illustre, avec verve, dans cet Imprésario de Smyrne, un petit monde artistique aux abois.

Brigitte Rémer, le 4 mai 2024

Avec : Natalie Dessay Tognina, chanteuse vénitienne – Julie Mossay Annina, chanteuse bolognaise – Jeanne Piponnier Lucrezia, chanteuse florentine – Eddy Letexier Ali, marchand de Smyrne et Nibio, impresario – Thomas Condemine Carluccio, castrat – Damien Bigourdan Pasqualino, ténor et ami de Tognina – Antoine Minne Maccario, pauvre et mauvais poète dramatique – Cyril Collet Le Comte Lasca, ami des chanteuses, le serviteur d’un hôtel, un souffleur, et quelques animaux – avec trois instrumentistes de l’Ensemble baroque Masques dirigé par Olivier Fortin – Olivier Fortin clavecin – Ugo Gianotti,  Paul Monteiro, en alternance, violon – Melisande Corriveau, Arthur Cambreling, en alternance, violoncelle – scénographie Laurent Pelly et Matthieu Delcourt – lumières Michel Le Borgne – son Aline Loustalot

Du 25 avril au 5 mai 2024, 11 représentations : jeudi 25, vendredi 26, mardi 30 avril, jeudi 2 mai, vendredi 3 mai à 20h, samedi 27 mai à 16h et 20h, samedi 4 mai à 16h et 20h, Dimanche 28 avril et 5 mai à 16h – Théâtre de l’Athénée, 2/4, square de l’Opéra Louis-Jouvet. 75009 Paris – métro : Opéra, Havre-Caumartin, RER A Auber – Tél. : 01 53 05 19 19 – site : www.athenee-theatre.com – En tournée : du 22 au 24 mai 2024, Théâtre de Caen.

Entre les lignes

© Mariano Barrientos

Une création artistique de Tiago Rodrigues et Tónan Quito – texte Tiago Rodrigues, en français et portugais surtitré – avec Tónan Quito – à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet.

Quand avons-nous perdu la parole ? Telle est la question que pose le spectacle s’entourant de Sophocle et de l’absurde, sur les pas d’Œdipe et sur ceux de la création. La rencontre se passe au sommet de l’Athénée-Louis Jouvet dans la petite salle écrin Christian Bérard – du nom du scénographe de Louis Jouvet – en parfaite antithèse avec l’acteur basket survêt prêt à engager la conversation comme sur un coin de frigo, au bistrot du coin.

Même grand écart entre la métaphore de la cité grecque, déserte, et le sens de notre époque, ici dans les péripéties de l’attente d’un texte à jouer et qui ne vient pas, celui de Tiago Rodrigues et de l’échange entre l’auteur et l’acteur, Tónan Quito. Grand écart entre les yeux perdus d’Œdipe après le meurtre du père, ceux a priori mal en point de l’auteur, ceux de l’acteur via ses lunettes dans sa peur solitaire de l’absence et du vide, faute de matière première, le texte. Tónan Quito jongle entre deux langues, la sienne le portugais, qui se surtitre sur écran et le français, pour l’adresse au public. Autour de lui et comme dans une cellule une table et une chaise, puis quatre néons à enjamber posés au sol et qui fragmentent l’espace.

La quête d’Œdipe nous mène jusqu’au Mozambique en 1960 par un exemplaire de l’ouvrage trouvé dans la bibliothèque du centre pénitencier de Lisbonne. Tiago et son texte ont disparu ? Qu’à cela ne tienne, Tónan nous lit ce mythe d’Œdipe et, entre les lignes, en écriture parallèle, la lettre d’un prisonnier ayant tué son père, adressée à sa mère. « Je me suis condamné à vivre dans son ombre pour le restant de mes jours, en ne le voyant plus je parviendrai peut-être à l’oublier. »  L’écriture du prisonnier est entrelacée dans les mots d’Œdipe-Roi, comme si, à tant de siècles d’écart, les destins s’étaient rejoués de la même façon.

L’acteur prend le public à témoin, comme à de nombreux autres moments du spectacle, et l’emmène à la bibliothèque de la prison où toutes les grandes références – Homère, Tolstoï, Racine, Shakespeare, Dostoïevski, et d’autres – ont disparu des rayons, constat du vieillard-bibliothécaire qui observe « les trous dans les rangées de livres, comme les touches manquantes d’un piano à queue dans un salon viennois. » Plus tard, les notes d’un piano viendront suspendre les mythes. Le bibliothécaire se souvient de la disparition du volume d’Œdipe-Roi et montre les coupables : dans une cellule, un vieil aveugle écoute un vieux lecteur par l’entremise d’un autre mythe, Don Quichotte « Je réalisais que tu n’étais qu’un rêve… » Télescopage des temps et mémoires qui se superposent.

L’entremêlement des mythes entre eux, des mythes et de la vie, des époques, sont autant de figures de style entre les sentiments, le mensonge, les mots et les idées. À plusieurs moments de la représentation Tónan Quito prend le public à témoin et au final lui offre une brochure : le fac-similé d’Œdipe-Roi issu de la bibliothèque du centre pénitencier de Lisbonne, surlignée et augmentée des mots du prisonnier écrits à la main et collant au mythe.

Entre les lignes est un peu comme un objet volant non identifié qui dessinerait quelques traces dans le ciel et parlerait de la fragilité de la création théâtrale, autre métaphore. La complicité entre Tónan Quito et Tiago Rodrigues qui travaillent ensemble depuis longtemps, entre l’acteur qui attend son texte et l’auteur qui se fait discret est un autre fil tendu.

Brigitte Rémer, le 9 décembre 2022

Collaboration artistique Magda Bizarro – décor, lumière, costumes Magda Bizarro, Tiago Rodrigues et Tónan Quito – traduction française Thomas Resendes – surtitres Sónia De Almeida – direction technique André Pato. (Voir aussi nos articles des 28 et 29 octobre 2022 sur deux spectacles de Tiago Rodrigues récemment présentés au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris : Le Choeur des amants et Catarina et la beauté de tuer des fascistes.)

Jusqu’au 17 décembre 2022, Du mardi au samedi à 20 h 30 – Théâtre de l’Athénée, Salle Christian-Bérard, 2/4, square de l’Opéra Louis-Jouvet. 75009 Paris

La dernière bande

© Pierre Grosbois

Texte Samuel Beckett – mise en scène Jacques Osinski – jeu Denis Lavant – compagnie L’Aurore boréale – à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet.   

Assis à un bureau métallique devant son magnétophone et des piles de bandes magnétiques rangées dans des cartons, Krapp, (Denis Lavant) semble comme pétrifié, les yeux dans un vague lointain, jusqu’au tréfonds de lui-même. Il s’immobilise, pose comme un long soupir sur une partition et suspend le temps, sans un mot, sous la lumière crépusculaire d’un plafonnier.

L’homme a ses habitudes et son savoir-faire, il a ses manies. Il fait le tour du bureau et avec difficulté ajuste la bonne clé au bon tiroir. On dirait qu’il va se faire avaler par le tiroir, il s’y penche dangereusement et, victorieux, en ressort une précieuse bobine dans un jeu de babillage : « Bobine… (il se penche sur le registre)… ccinq… (il se penche sur les bobines)… ccinq… ccinq… ah ! petite fripouille ! (Il sort une bobine, l´examine de tout près’.) Bobine ccinq. (Il la pose sur la table, referme la boîte trois, la remet avec les autres, reprend la bobine.) Boîte trrois, bobine ccinq. (Il se penche sur l´appareil, lève la tête. Avec délectation.) Bobiiine ! »  Il fait aussi main basse sur une première banane, qu’il épluche et qu’il mange, rencontre incongrue dans l’épaisseur de sa solitude.

C’est le jour de ses soixante-dix ans. Comme chaque année à son anniversaire, Krapp, écrivain raté et malheureux, enregistre ses pensées et remonte le temps. Il a rendez-vous avec son amour perdu dont il lui plaît de se souvenir. Comme chaque année il cherche la bande magnétique qui lui procurera ce petit bonheur. Il avait gravé, il y a trente ans, la douceur du moment. « (Il écoute la bande ancienne) : « J’ai dit encore que ça me semblait sans espoir et pas la peine de continuer. Et elle a fait oui sans ouvrir les yeux. (Pause) Je lui ai demandé de me regarder et après quelques instants – (pause) – et après quelques instants, elle l’a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du soleil. Je me suis penché sur elle pour qu’ils soient dans l’ombre et ils se sont ouverts. (Pause) M’ont laissé entrer. (Pause). » Vertige du passé, dérision de lui-même entre deux verres de vin qu’il fait mine d’aller chercher en fond de scène. Il y a un grand lyrisme dans l’écriture de Beckett et ces fragments envolés du temps, entre passé et présent. « Viens d’écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j’aie jamais été con à ce point-là… » remarque-t-il.

Créée au Royal Court Theatre en 1958 par l’acteur nord-irlandais Patrick Magee, c’est Samuel Beckett lui-même qui a ensuite traduit Krapp’s Last Tape, La Dernière bande, courte pièce en un acte pour un acteur, présentée pour la première fois à Paris en 1959, au Théâtre de la Contrescarpe. Roger Blin l’avait montée un an plus tard au Théâtre Récamier. Beckett l’avait mise en scène dans ce même théâtre en 1970, puis au Théâtre d’Orsay en 1975. Ce monodrame est depuis, souvent monté. Récemment Peter Stein l’a présenté avec un Jacques Weber grimé dans le rôle de Krapp.

Aucun grimage ici, aucun geste parasite. Le diamant est taillé brut. Seule la présence, puissante, de Denis Lavant dans ses ressassements et sa réitération. Et jusqu’au salut final à la Buster Keaton – clin d’œil au film que Beckett avait tourné avec lui – l’acteur reste loin. Avec Jacques Osinski pour metteur en scène il n’en est pas à son coup d’essai. Ensemble ils avaient présenté en 2017 un autre texte de Beckett, l’un de ses derniers, Cap au pire, spectacle qui avait été remarqué. Avec La dernière bande, ils jouent le silence, le grand écart du temps et le dépouillement, la rocaille du paysage mental, et atteignent la même simplicité que la langue de Beckett.

Brigitte Rémer, le 28 novembre 2019

Avec : Denis Lavant – scénographie Christophe Ouvrard – lumières Catherine Verheyde – son Anthony Capelli – costumes Hélène Kritikos – dramaturgie Marie Potonet – Le texte est publié aux Éditions de Minuit.

Du 7 au 30 novembre 2019 à 20h (sauf les mardis 12, 19 et 26 novembre, à 19h) – Athénée Théâtre Louis-Jouvet, square de l’Opéra-Louis Jouvet, 7 rue Boudreau, 75009. Paris – métro : Opéra, Havre Caumartin, Auber – site : www.athenee-theatre.com – tél. : 01 53 05 19 19.