Texte et mise en scène Tiago Rodrigues, avec des citations d’Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare – interprétation Sofia Dias et Vítor Roriz, compagnie Mundo Perfeito – au Théâtre de la Bastille.
Un grand mythe et deux noms inséparables, comme Roméo et Juliette, le politique en plus ; des images du film de Josef Mankiewicz avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, en 1963 ; Shakespeare s’inspirant de Plutarque dans sa Vie de Marc Antoine, autant d’images de ce couple emblématique nous habitent. De nombreux compositeurs ont chanté cette reine d’Égypte, Haendel, Massenet, Berlioz, John Adams et tant d’autres, le mythe de l’Égypte ancienne reste au zénith.
Loin de tout drame historique, avec Sofia Dias et Vítor Roriz, duo d’artistes travaillant ensemble depuis une vingtaine d’années, Tiago Rodrigues nous emmène dans la réminiscence, le vis-à-vis, l’effet miroir, le double, les ombres. On est dans le mouvement perpétuel où deux êtres se cherchent, se frôlent, se réinventent à chaque moment.
La scène est recouverte d’une toile d’un gris très clair marbré, au sol et sur le mur de fond de scène. Côté jardin, un immense mobile rappelant Calder tourne imperturbablement, ses facettes jaune et bleu lancent leurs reflets et donnent le mouvement, tel un métronome. Côté jardin, une platine et le disque vinyle de la bande originale du film de Mankiewicz tourné en 1963 et signée Alex North que les danseurs-acteurs régissent eux-mêmes et dont la pochette nous fait face (scénographie Ângela Rocha).
« Antoine voit » lance Cléopâtre, « Cléopâtre voit » répond Antoine en écho, le travail repose sur cette frontière floue entre un homme et une femme qui se cherchent. Sur ce même principe de la répétition et du ressassement, le texte se dit, par bribes, et se déplace au fil du langage corporel et chorégraphique, comme une spirale. Elle, raconte ses visions, le meurtre, la corde teintée de sang, le nœud. Il regarde. Lui, voit son propre corps allongé, transpercé par son épée. « L’Égypte est ma prison » déclare-t-il avant que leurs bras ne s’imbriquent et que leurs mains ne se touchent. Ils entrent dans le présent et peu importe l’avenir.
Les mots sont comme un tremblement, à peine suggérés, balisant pourtant l’histoire, avec une Cléopâtre déguisée en esclave, un Antoine jouant aussi à l’esclave selon les subterfuges imaginés. « Cléopâtre plonge dans les eaux du Nil. Antoine plonge dans les eaux du Nil. Antoine respire, Cléopâtre respire… » La tension dramatique est bien là. Cléopâtre fait un cauchemar et le partage dans la lumière jaune. Elle est au Palais (création lumière Nuno Meira).
Dans un savant entrelacement de gestes et de mots défilent le désert et le Nil, le dégradé des sentiments, les tentatives, la présence-absence. Le bracelet en forme de serpent donne son pouvoir, tous les attributs y sont et les espaces-temps se mêlent comme se révèle leur désir. Le jeu politique en coulisses conduit à la distance ensuite et à la mort, si proche. « J’appartiens à ton passé » lance Cléopâtre, seule à Alexandrie et qui se sent délaissée alors que lui est à Rome et épouse Octavie, fille de Jules César avec qui elle avait eu une relation passionnelle et un fils, rapprochant son pays et le monde romain. C’est après, que Cléopâtre avait débuté sa relation avec Marc Antoine. Puis les rôles se mélangent, davantage encore, avec l’intervention du messager. « Antoine va bien. Il s’est marié… »
Reprise du texte comme un disque rayé, mort d’Antoine, suivie d’une liste de mots dérivés comme si la folie s’était glissée par-là : mon amour, mort d’Antoine, mot d’amour… Doucement, du sang, puissant, puissante, poison, poisson, un oiseau ! La vie, l’envie, s’en va, la vie, ça va, avance, suspend, le sergent, serre-moi, les romances, les romains… La main, la fin, le vin… C’est du sang, séduisant, c’est lui, c’est l’ennemi… C’est la nuit de sa vie qui s’enfuit…» un torrent de mots dignes des recherches de l’Oulipo sur fond de la mort de Cléopâtre, suicide vraisemblable… « Je meurs, Égypte ! »
Basés à Lisbonne, les deux acteurs-danseurs Sofia Dias et Vítor Roriz développent un langage corporel épuré, énigmatique et la dérive du mot qui caresse puis blesse. Ils expérimentent, créant en un seul mouvement, ininterrompu, la douceur et la fluidité, un monde onirique aux frontières du rêve. Il y a quelque chose de lumineux dans ce spectacle si sobre, si évident et si élégant, comme une synchronisation où l’un est le réflecteur de l’autre tout en étant son reflet et son écho.
La finesse du travail qu’ils réalisent avec Tiago Rodrigues comme chef d’orchestre est admirable. L’acteur, metteur en scène, dramaturge et producteur portugais, actuellement directeur du Festival d’Avignon, casse les codes et reconstruit le sens. Il permet la rencontre entre les arts et les pays et défie nos perceptions. C’est de la haute-voltige !
Brigitte Rémer, le 6 mars 2025
Avec : Sofia Dias et Vítor Roriz, compagnie Mundo Perfeito – scénographie Ângela Rocha – costumes Ângela Rocha et Magda Bizarro – création lumière Nuno Meira – musique extraits de la bande originale du film Cléopâtre (1963), composée par Alex North – collaboration artistique Maria João Serrão et Thomas Walgrave – traduction française Thomas Resendes – construction du mobile Decor Galamba – direction technique et régie lumière Cárin Geada – régie générale Catarina Mendes. Production déléguée Otto Productions – Nicolas Roux Production exécutive de la création originale Magda Bizarro et Rita Mendes. Une création originale de la compagnie Mundo Perfeito (2014), avec le soutien du Gouvernement Portugais et DGArtes, coproduction Centro Cultural de Belém, Centro Cultural Vila Flor et Temps d’Images – résidence artistique Teatro do Campo Alegre et Teatro Nacional de São João. Avec le soutien du Museu de Marinha
Remerciements Ana Mónica, Ângela Rocha, Carlos Mendonça, Luísa Taveira, Manuela Santos, Rui Carvalho Homem, Salvador Santos et Bomba Suicida www.ottoproductions.fr
Du 27 février au 14 mars 2025, à 20h, samedi à 18h, relâche le dimanche – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – site : www.theatr-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14 –
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.