Archives par étiquette : Andrea Castro

Vendrán días mejores / D’autres jours viendront

L’exil et la mémoire, chronique théâtrale – dramaturgie, mise en scène et mise en écriture, Andrea Castro – textes tirés du livre Archéologie d’un rêve, Théâtre Aleph, Chili 1966-1976 La mémoire et l’exil par Luis Pradenas – musiques originales et direction musicale, Anita Vallejo – création et montage sonore et visuel, Alma Kerouani – au Théâtre El Duende / Ivry-sur-Seine.

© i-comme image

Le 11 septembre 1973 au Chili fut un véritable séisme menant à l’effondrement brutal du pays : la démocratie piétinée et qui vole en éclats, avec l’entrée en scène du dictateur Pinochet et de ses sbires, dictée par la main du président Nixon et la CIA. C’est un assassinat politique pur et simple. Encerclé par les putschistes dans le Palais de la Moneda, le président Salvador Allende sous couleurs de l’Union Populaire et des coalitions de gauche, met fin à ses jours, se tirant une balle dans la tête dans le Salon Independencia du Palais de la Moneda. Sombre part de l’Histoire. Anita Vallejo avait vingt-trois ans. Dans la période dictatoriale et sanglante qui suivit, Oscar Castro, son compagnon et père de ses enfants est arrêté, torturé et déporté dans les camps de concentration avec d’autres compagnons de route, et comme des milliers de Chiliens. Ceux qui le peuvent s’exilent. Il y aura de nombreux disparus.

© Frédéric Blaise

Musicienne et comédienne, cofondatrice du Théâtre Aleph à Santiago avec Oscar Castro, Anita Vallejo se souvient, quand un an après la mort d’Allende, le 24 novembre 1974, la police politique de Pinochet vient arrêter Oscar. Libéré deux ans plus tard, la famille est contrainte à s’exiler et trouve refuge à Paris. Là, ils re-fondent le théâtre Aleph avec d’autres exilés, toujours sur le même concept de création collective. Ils sont accueillis par Ariane Mnouchkine et le théâtre du Soleil à la Cartoucherie, où ils présentent leur première création française, L’exilé Mateluna, spectacle devenu emblématique. Ivry-sur-Seine sera ensuite leur territoire de travail où le Théâtre El Duende succède au Théâtre Aleph, en 2000.

Dans D’autres jours viendront c’est Andrea Castro, la fille d’Anita, qui élabore la dramaturgie et rassemble les témoignages et les écrits. Alma, la petite-fille française née en 1997, la questionne et cinquante ans plus tard Anita Vallejo raconte. « L’important ce soir, ce n’est pas que tu te souviennes parfaitement de tout. L’important c’est que tu nous racontes et ainsi, faire mémoire » dit Alma à sa grand-mère. Anita est au centre du plateau où elle égrène sa vie sur portée musicale. Trois petites notes ouvrent le spectacle pour une dédicace à l’attention des disparus. Elle ne quittera pas le centre de la scène, elle est au cœur, elle est le chœur du récit. Alma, à certains moments, lui fait face. Tous les instruments, essentiellement placés côté cour, l’entourent et racontent à leur tour : trompette et contrebasse, flûte, guitare, trombone et percussions.

On part d’un coup de sonnette à la porte de la maison familiale, ce 24 novembre 1974 à Santiago. « Dans mon souvenir c’était un jour de fête… On buvait, on déconnait, on était irrévérencieux. » Soudain la réalité débarque avec les policiers de la Dina. Les conversations et la musique s’arrêtent. Et le temps se suspend. « Je vois Richi, mon frère, qui recule et les mitraillettes qui avancent par le couloir. » Oscar Castro suit la police. Un chant accompagne la tragédie. « Esta tristeza mía / cette tristesse qui est la mienne… » car la musique et le chant sont consolateurs autant que fédérateurs. Ici la voix se mêle aux instruments. « Alma, mon amour, dit la grand-mère à sa petite fille, quand tu es née j’ai composé une musique qui s’appelle Ninalma en hommage à ma mère et à toi, ma petite fille. »

© i-comme image

Retour au Chili, à la Terre-Mère, titre d’un chapitre. Chili à l’heure de la poésie, des araucarias aux drôles d’épines, des tomates et des empanadas. Sur la grande table, côté jardin, tous s’affairent à la préparation du repas, et on remonte le temps et les fragments de vie. A l’arrière-scène, des images d’actualité se gravent montrant l’espoir d’un peuple et l’engagement de son Président jusqu’à l’étape finale. « Je ne démissionnerai pas » confirme Allende en s’adressant aux travailleurs par l’intermédiaire d’une des dernières radios qui émettait encore. « Je m’adresse à la modeste femme, la paysanne, l’ouvrière. Adieu au peuple. » L’Histoire se rembobine, au son de la guitare et du piano, par les images. Pinochet impose une reddition inconditionnelle que le Président Allende décline, réussissant à faire sortir sa fille et sa sœur de la Moneda avant que le Palais ne s’enflamme. Les militaires crèvent l’écran sous la dictature de Pinochet et l’installation de sa loi martiale.

Images et chapitres défilent entre sidération et terreur générale. La famille Castro tente de sauver quelques livres dont elle remplit sa voiture, acte symbolique, car dans les mains de Pinochet les livres brûlent. On voit des files de gens devant les camps de concentration, cherchant des nouvelles des leurs, comme l’a fait Anita se rendant au camp visiter Oscar. « Dans le bus, à l’aller, tout le monde chantait. Au retour, c’était le silence. » Et les souvenirs douloureux reviennent comme autant de fantômes, celui de Victor Jara, chanteur populaire, auteur, compositeur et interprète dont le dernier poème, inachevé, est écrit en captivité au Stade national où il se trouvait avec plus de cinq mille autres militants pro-Allende, Somos cinco mil. Ce poème ¡Canto qué mal me sales !/ Mon chant, comme tu me viens mal ! passera de mains en mains et parviendra au monde. On écrasa les doigts du guitariste espérant anéantir ses mots et sa musique, avant de le cribler de balles.

Les figures emblématiques chiliennes défilent, quel que fut leur destin, Pablo Neruda, prix Nobel de littérature en 1971et poète signataire entre autres du sublime Canto General, mort le 23 septembre 1973, douze jours après le coup d’état, de manière trouble et encore inexpliquée ; la chanteuse et compositrice Violetta Parra qui remerciait la vie : « Gracias à la vida que me ha dado tanto/ Merci à la vie qui m’a tant donné. » Se souvenir, titre du dernier chapitre de Vendrán días mejores/D’autres jours viendront montre la famille Castro sur une passerelle, ou un balcon. Le spectacle se ferme sur ces quelques mots énoncés : « Je suis Français mais ce n’est pas mon pays. »

Le Théâtre El Duende est un lieu charmant, fait main, une troupe artistique, une coopérative. C’est un lieu de partage, de compagnonnage pour les jeunes compagnies, un lieu de formation et d’actions culturelles, un lieu de diffusion. Avec D’autres jours viendront, la troupe chante son pays, mêlant l’histoire de la famille Castro-Vallejo à la grande Histoire, il est bon de s’en souvenir avec eux. Leur théâtre dit engagé proche du théâtre de tréteaux, appelle la Strada de Fellini et l’univers de Dario Fo, comme celui de Gabriel García Márquez leur compatriote, prix Nobel de littérature en 1982, par le côté réaliste et magique de ses récits dans lesquels s’entrelace son histoire familiale.

Oscar Castro s’en est allé en 2021, la création se poursuit. Anita Vallejo est splendide dans la simplicité de son récit de vie au Chili, fait à la demande de sa petite fille, Alma Kerouani. Une belle énergie et beaucoup de tendresse circule entre les deux femmes de générations différentes, Anita Vallejo assurant la transmission. Le spectacle devient chronique par toutes les actions qui les entourent, par l’équipe d’acteurs et de musiciens, par les images, qui donnent vie à ce moment d’une Histoire collective sombre face à une histoire familiale qui se fond dans une histoire théâtrale. Sur scène comme dans la salle circule une grande émotion.

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2024

© i-comme image

Avec : Louise Bauduret, Mathieu Cabiac, Andrea Castro, Sebastian Castro-Vallejo, Alma Kerouani, Mehdi Kerouani, Sebastien Naud, Anita Vallejo – Musiciens en alternance : Anita Vallejo (piano), Luis Pradenas (guitare et charango), Timothé Durand (basse), Olena Powichrowski (flûte traversière), Jesus Muñoz (violon), Soheil Trabrizi-Zadeih (trompette), Ruben Castro (percussions), Pascal Camors (trombone), Christophe Defays (contrebasse) – création lumière Romain Thomas – scénographie Louise Bauduret – son Vanina Adrover, Deck Oner – conseiller scientifique Antoine Rivière, (historien).

Du 28 novembre au 15 décembre 2024, du jeudi au samedi à 20h30, le dimanche à 17h30, au Théâtre El Duende, 23 rue Hoche, Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry (ligne 7) – tél. : 01 46 71 52 29 – site : theatre-elduende.com