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Le Mythe de Sisyphe

D’après l’œuvre d’Albert Camus – adaptation et interprétation Pierre Martot – collaboration artistique Jean-Claude Fall – compagnie Pierre Martot/Théâtre de Sisyphe, au Lavoir Moderne Parisien.

© MhLeNy

Le Mythe de Sisyphe est un essai publié en 1942 par Albert Camus, qui s’inscrit dans le « Cycle de l’Absurde » ainsi que son roman L’Étranger publié la même année, et deux pièces de théâtre, Caligula et Le Malentendu, deux ans plus tard. Né en 1913 dans le département de Constantine, en Algérie, Camus, tout au long de son œuvre – pour laquelle il obtient le Prix Nobel de Littérature, en 1957- s’interroge sur le sens de l’homme dans un monde inintelligible où l’âme a disparu, et sur l’absence de Dieu. Il reprendra ces mêmes interrogations dix ans plus tard, avec la publication de L’Homme révolté qui, avec Les Justes et La Peste, terminera son « Cycle de la Révolte. »

C’est un seul en scène qui est proposé par Pierre Martot. L’acteur apparaît dans l’aire de jeu par la salle. Pour point de départ et comme dans l’essai, c’est sur le suicide qu’il devise, prenant le public à partie. « Se tuer, c’est avouer que ça ne vaut pas la peine… » et cela montre, dit-il, le caractère dérisoire de la vie ordinaire, entre inutilité et souffrance. Il en cherche les causes et les questionne « car enfin, il s’agit de mourir… » Il nomme la routine, la lassitude et le pire ennemi de tout, le temps. Il nomme l’inhumanité de l’homme en reconnaissant : « Au fond de toute beauté, git l’inhumain. » Dans l’étrangeté qu’il évoque et l’hostilité millénaire du monde, plutôt que le suicide, Camus défend la révolte.

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Dans l’espace vide du Lavoir Moderne Parisien aux murs de pierres qui, à elles seules, parlent, un bureau et un micro devant lequel se pose parfois l’acteur-écrivain dans son itinéraire labyrinthe. Une faible ampoule pend du plafond. Plus loin un micro sur pied. Ce clair-obscur convient bien au combattant de l’absurde auquel l’acteur prête vie, avec beaucoup d’expressivité. « Pour toujours je serai étranger à moi-même et à ce monde. » L’évocation par Camus de l’absurde face à sa propre image, relayée par l’acteur, donne du grain à moudre au spectateur. Pour Camus, le suicide est acceptation et résout l’absurde, il offre de mourir irréconcilié, c’est en même temps une méconnaissance. La mort est là, comme seule réalité, les jeux sont faits et il n’y a plus de lendemains.

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Sur scène, Pierre Martot – qui a aussi réalisé l’adaptation de l’essai, pour une première fois proposée au théâtre par un acteur seul en scène – après le traitement du raisonnement absurde qu’il vient de mettre en espace et en volume, parle de l’homme absurde avant d’aborder la création absurde, troisième partie de l’essai, et de clôturer avec le mythe de Sisyphe, qui ferme aussi l’ouvrage. Il se déplace d’un point à l’autre de l’espace scénique, tantôt inquiet, tantôt en colère, toujours en recherche, toujours convaincant. Se parle-t-il à lui-même, s’adresse-t-il à Dieu l’inexistant, apostrophe-t-il le public ? Il ressasse, dans un monde peu raisonnable et très inflammable, réitère là où l’homme a désappris d’espérer, insiste, au-delà de l’intelligence, sur le chaos de tous côtés et jusqu’en soi. Et dans cette vie sans consolation ouvrant sur l’effondrement et le néant, il s’enflamme. « Je sais ce que veut l’homme. Je sais ce que le monde lui offre », poursuit-il.

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C’est un texte sans filtre que porte Pierre Martot-Albert Camus, comme un lion en cage et dans sa soif d’absolu. Camus, le philosophe, parfois se réconcilie à la vie, notamment par les arts, « le verbe, l’art, la musique, la danse ont quelque chose de divin » dit-il, même si les oeuvres sont éphémères. Car il s’agit de vivre. Il s’interroge sur la place de l’œuvre d’art et évoque Goethe dans son expérience du temps, déclarant : « Mon champ c’est le temps. » Il nomme, pour penser le plateau, plusieurs héros de théâtre comme Iago, Alceste, Gloucester ou Sigismond, Phèdre comme héroïne, reprend les mots de Camus parlant de l’acteur dont le corps est roi, l’acteur comme voyageur du temps, voulant tout atteindre et tout vivre, se perdant pour se retrouver. Voyageur, Pierre Martot l’est aussi devant nous et nous fait voyager. « Il y a ainsi un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde » insiste-t-il en référence à Dostoïevski. « De toutes façons, il s’agit de mourir à la scène et au monde » renchérit-il.

Debout devant le micro, l’acteur s’embrase dans les mots de l’auteur, en reconnaissant le créateur comme le plus absurde des personnages, même si créer c’est vivre deux fois et que c’est aussi donner une forme à son destin. Il revendique les chemins de la liberté, s’insurgeant contre la mort, suprême abus. Sisyphe, « condamné par les dieux à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids » devenu héros absurde malgré lui par ses passions et son tourment, dans ce travail inutile et sans espoir. « Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. » Tout n’est pas épuisé pourtant. Il n’y a pas de soleil sans ombre reprend l’acteur, qui fait un rappel à la conscience. Porteur de nuit, l’homme, toujours en marche, se retourne sur sa vie et sait qu’il restera pourtant dans le noir. « Nous finissons toujours par avoir le visage de nos vérités. »

Par sa formation en psychologie clinique et pathologique, Pierre Martot s’intéresse aux paysages intérieurs. Acteur depuis 1986 après s’être formé auprès de Philippe Adrien, Jean-Claude Fall, Ariane Mnouchkine et John Strasberg, il a tenu de grands rôles du répertoire tragique et joué dans les pièces d’auteurs classiques et contemporains, sous la direction de divers metteurs en scène. Et comme il est dit dans le spectacle « l’éternité n’est pas un jeu » et l’aventure du spectacle a quelque chose de déchirant dans son introspection. Cette invitation à réflexion sur la question du sens, prise dans le mouvement du spectacle que conduit Pierre Martot, amène le spectateur à une expérience sensible dans ce lieu d’exploration et d’épuisement qu’est le théâtre.

Brigitte Rémer, le 24 novembre 2023

D’après Le Mythe de Sisyphe, d’Albert Camus, publié aux éditions Gallimard – adaptation et interprétation Pierre Martot – collaboration artistique Jean-Claude Fall – assistanat, Baptiste Meilleurat – régie générale, Mathieu Rodride.

Vu le 29 octobre 2023, au Lavoir Moderne Parisien, 35, rue Léon, 75018 Paris – métro Château Rouge, Barbès Rochechouart – tél. : 01 46 06 08 05 – site : www.lavoirmoderneparisien.com – programmé le 25 novembre à 19h, au Moulin d’Andé, 65 rue du Moulin 27430 Andé – site : ww.moulinande.com – tél. :  02 32 59 90 89 – Tournée en cours.

Caligula

Texte Albert Camus – conception, mise en scène et jeu Jonathan Capdevielle – au T2G Théâtre de Gennevilliers, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Marc Domage

Camus s’empare du mythe de la violence et de l’absurde pour écrire en 1941 Caligula qui le plonge dans l’Antiquité, à Rome. Il s’est inspiré de Sétone, haut fonctionnaire romain de la fin du Ier siècle et auteur de nombreux ouvrages dont La Vie des douze Césars. Camus remanie la pièce en 1958 et lui donne un tour plus politique, entretemps la guerre est passée, démontrant toute son horreur. Jonathan Capdevielle en présente aujourd’hui une adaptation qui fait la synthèse des deux versions et place l’action au présent. Il interprète lui-même le rôle-titre, un empereur romain tyrannique à la recherche d’absolu donc de l’impossible, qui louvoie entre le jeu, l’amour de l’art, une soi-disant liberté pour ne pas dire licence, et la démesure.

Caligula est entouré d’une cour qu’il manipule, masculine et féminine, de patriciens-sénateurs comme Senectus, Metellus, Lepidus, Octavius, Mereia, Mucius, qui, s’ils s’opposent, passent à la trappe, d’Hélicon, ancien esclave qu’il a affranchi (Jonathan Drillet), de Cherea, cheffe de la conjuration (Anne Steffens), de Caesonia, ancienne amante, témoin actif des atrocités (Michèle Gurtner), de Scipion-fils, figure romantique du jeune poète plein d’ambivalence entre amour et haine à l’encontre de Caligula, qui a tué son père (Dimitri Doré).

© Marc Domage

La pièce commence sous le soleil et les jeux d’eau avec le bourdonnement d’un essaim d’abeilles, à moins que ça ne soit celui d’une colonie de mouches – peut-être une allusion provocatrice au texte de Sartre « Les Mouches » plongeant dans l’histoire grecque, petit clin d’œil à l’antagonisme Camus-Sartre…- Un avion passe. L’imposant dispositif scénique est d’une efficacité redoutable, sorte de pyramide à degrés dans laquelle sont taillées des marches formant comme des alvéoles, une aire de jeu spectaculaire (conception Nadia Lauro). La haute société romaine y prend ses bains de mer et de soleil. Caligula y apparaît et disparaît autant que de besoin. On y vit, on y palabre, on y meurt, l’ensemble est comme un mastaba au fond duquel les sarcophages des détracteurs  doivent être nombreux. Les personnages apparaissent principalement par une sorte de tunnel-labyrinthe menant au pied de l’édifice par une porte jaune. Les époques se superposent, des traités se rédigent comme Le Glaive, un grand traité sur le pouvoir.

© Marc Domage

Caligula, l’imprévisible empereur de Rome, a disparu peu de temps après la mort de sa sœur et amante Drusilla. On le recherche dans toute la ville, l’inquiétude monte. Quand il ré-apparaît, sur scène émergeant de derrière un rocher, il s’adresse à la lune. Puis confie à Hélicon avoir « un besoin d’impossible. La lune… le bonheur, l’immortalité… » Hélicon de répondre : « À quoi puis-je t’aider ? » La réponse tombe sans appel : « À l’impossible ! » Caligula fait alors penser à Louis II de Bavière au sommet de son extravagante demeure et de sa folie, douce au départ, ici, déconnectée ensuite et sanguinaire très vite, tout en semblant ignorer les complots dont il fait l’objet. Il se déguise en Vénus, déesse de l’amour, de la séduction et de la beauté féminine, Aphrodite chez les Grecs, avant de surjouer sa mort. Il est, selon Camus – dans l’édition américaine de Caligula and Three Other Plays, en 1957 – un homme qui « récuse l’amitié et l’amour, la simple solidarité humaine, le bien et le mal. Il prend au mot ceux qui l’entourent, il les force à la logique, il nivelle tout autour de lui par la force de son refus et par la rage de destruction où l’entraîne sa passion de vivre. » Et plus loin : « On ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. »

© Marc Domage

Jonathan Capdevielle aime à sortit du cadre et piétiner les codes, ce qu’il fait ici allègrement et jusqu’à la lassitude voire l’épuisement du spectateur, tant dans son jeu que dans sa conception de l’ensemble. Son personnage flirte entre Éros et Thanatos, sexe et solitude. Tout y est excès, provocation, radicalité et tyrannie, avant de se déliter dans un kitsch débridé. Tantôt cynique tantôt exubérant, désabusé et ambivalent, un brin psychopathe, Caligula-Jonathan Capdevielle surjoue jusqu’à sa propre mort. Techniquement, le metteur en scène travaille sur la dissociation et la désynchronisation des sons qui se chevauchent et s’évadent entre le corps et la voix imprimant par moments un côté marionnettique aux acteurs, (son Vanessa Court). La fin se joue en langue italienne. Le metteur en scène ajoute un univers musical original live réalisé et interprété par Arthur Gillette et Jennifer Eliz Hutt, à certains moments présents sur scène et qui portent la voix des acteurs dans un subtil travail organique. Les costumes (conception Colombe Lauriot Prévost, atelier Caroline Trossevin) vont et viennent entre les époques : toges, tuniques serrées à la taille et descendant jusqu’au genou, tuniques courtes semblables à une jupe, maillot de bains XXIè siècle dernier cri, sénateurs en costumes cravates comme il se doit, Caligula en grand débraillé, souvent short et pieds nus. Quand Cherea, la cheffe de la conjuration arrive en costume militaire, Caligula ruse. « Couvrons-nous de masques, utilisons nos mensonges… » dit-il au cours d’une joute philosophique qui les oppose : « Tu es nuisible et cruel » lui dit-elle. « La sécurité et la logique n’ont rien à voir ensemble ! » réplique-t-il.

Au fil des deux heures de tyrannie l’esthétique devient de plus en plus kitsch et queer, le chaos s’installe et tout se délite. On passe de la tentative d’empoisonnement aux meurtres les plus vains, du pèlerinage sacrilège à la sculpture adorée avec ex-votos, avant de la casser. « Tu crois donc aux dieux, Scipion ? » lui demande Caligula. Hélicon dénonce à l’empereur le projet de complot et se fait massacrer. La scène est de bruit et de fureur. Les éléments se déchainent, allant crescendo. Des fumées l’envahissent. « Il faut en finir, le temps presse « jette Caligula qui chante sa mort.

© Marc Domage

Jonathan Capdevielle s’est formé à l’École nationale supérieure des arts de la marionnette, et a collaboré avec Gisèle Vienne depuis ses premières mises en scène. Il a joué sous la direction de différents metteurs en scène et dans ses propres productions. Il travaille depuis quelques années sur l’élaboration d’un roman familial à partir de son autobiographie. Il a présenté plusieurs spectacles dans le cadre du Festival d’Automne dont À nous deux maintenant (2017), Rémi (2019) et Music all (2021). Il est artiste associé au T2G Théâtre de Gennevilliers où il a présenté en 2023 Saga et Sinistre et Festive, en collaboration avec Jean-Luc Verna et travaille sur la perception du monde et le rôle de l’art, dans des formes éclatées et hors cadre. Il fait de Caligula une lecture politique, poétique, analytique et ironique puissante et provocante dont on sort KO debout. « À quoi sert le pouvoir si je ne peux changer les choses ? » lance son insaisissable et cruel personnage.

Brigitte Rémer, le 5 octobre 2023

Avec : Adrien Barazzone, Jonathan Capdevielle, Dimitri Doré, Jonathan Drillet, Michèle Gurtner, Anne Steffens, Jean-Philippe Valour. Assistanat à la mise en scène Christèle Ortu – musiciens live et musique originale Arthur B. Gillette, Jennifer Eliz Hutt – son Vanessa Court – lumière Bruno Faucher – costumes Colombe Lauriot Prévost – telier costumes Caroline Trossevin – scénographie Nadia Lauro – chorégraphie Guillaume Marie – égie générale Jérôme Masson

Du 28 septembre au 9 octobre, au T2G Théâtre de Gennevilliers, 41 avenue des Grésillons – site : www.theatredegennevilliers.fr tél. : 01 41 32 26 26 et www.festival-automne.com tel. : 01 53 45 17 17 – En tournée : Théâtre des 13 vents, CDN de Montpellier, du 17 au 19 octobre – Les Quinconces/L’Espal, Scène nationale du Mans, les 7 et 8 novembre – Le Maillon, Scène européenne, Strasbourg, les 7 et 8 décembre – CDN de Besançon Franche-Comté, les 13 et 14 décembre – L’Onde Théâtre/Centre d’Art, Vélizy-Villacoublay, le 19 décembre 2023 – Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, du 14 au 16 mai 2024 – Comédie de Béthune, CDN, les 23 et 24 mai – L’Arsenic, Centre d’art scénique contemporain, Lausanne, du 6 au 8 juin 2024.

Camus-Casarès, une géographie amoureuse

© Frédéric Buira

D’après Albert Camus Maria Casarès, Correspondance 1944-1959 – mise en scène Elisabeth Chailloux, avec Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio, à La Scala/Paris.

Ils se rencontrent en mars 1944 chez l’ethnologue Michel Leiris et son épouse, elle a vingt-et-un ans. Fille d’un républicain espagnol en exil, arrivée en France à l’âge de quatorze ans, Maria Casarès est originaire de Galicie, au nord-ouest de l’Espagne. Yeux verts et cheveux noirs, magnifique tragédienne formée au Conservatoire de Paris, elle a débuté sa carrière deux ans plus tôt, en 1942, au Théâtre des Mathurins. À la même date et né en Algérie, Albert Camus est marié et vit à Paris, il a trente ans – son épouse Francine est enseignante à Oran – il vient de publier L’Étranger. Il propose à Maria le rôle de Martha pour la création du Malentendu aux Mathurins, en juin 1944, dans la mise en scène de Marcel Herrand. 6 juin 1944, les vers de Verlaine prononcés à la BBC annoncent le débarquement : « Les sanglots longs des violons de l’automne, blessent mon cœur d’une langueur monotone », l’actrice entre dans la vie de l’auteur, et vice versa, situation pour le moins inconfortable car Camus se doit d’honorer ses obligations familiales. De plus, chacun mène sa carrière artistique et intellectuelle leur imposant de longues séparations, écritures et conférence pour lui, répétitions à la Comédie Française (1952/54), tournées avec le TNP et Festival d’Avignon (1954/59) pour elle.

Ils se sont donc beaucoup écrits, de 1944 à 1959, jusqu’à la mort accidentelle de Camus, en janvier 1960 – huit cent soixante-cinq lettres ont été réunies dans un volume de mille trois cents pages publié par Catherine Camus, fille d’Albert -. Autant dire que le choix a dû être cornélien pour l’équipe qui a décidé d’en faire spectacle : Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio l’ont conçu et interprètent le couple amoureux, sous le regard d’Elisabeth Chailloux qui signe la mise en scène. « Tu es entrée, par hasard, dans une vie dont je n’étais pas fier, et de ce jour-là quelque chose a commencé de changer. J’ai mieux respiré, j’ai détesté moins de choses, j’ai admiré librement ce qui méritait de l’être. Avant toi, hors de toi, je n’adhérais à rien » lui écrit Camus. « Quand on a aimé quelqu’un, on l’aime toujours » confiait Maria Casarès bien après la mort de Camus. « Lorsqu’une fois, on n’a plus été seule, on ne l’est plus jamais » ajoute-t-elle. Nous sommes pris à témoin du parcours de leur géographie amoureuse, plus compliquée qu’il n’y paraît quand, à la fin de la guerre, l’épouse de Camus revient en France et met au monde des jumeaux. Ils se perdent puis se retrouvent, par hasard, en 1948.

On entre de plain-pied dans le spectacle par les archives sonores de l’époque répercutant la guerre – on entend la sirène des alertes – puis, plus tard les trompettes du Palais des Papes marquant l’entrée dans la Cour d’Honneur, au début des spectacles. Une imposante radio est le point central du décor et le lieu de leurs rencontres, le reste se passe dans la salle où chacun a sa ligne de fuite par les escaliers situés de part et d’autre du plateau et qui deviennent espace de jeu. Le côté cour est celui de Casarès le côté jardin celui de Camus. Symbole de leur relation, la valise qu’il porte, toujours entre deux trains, deux avions, deux écritures, entre deux femmes. Relation amoureuse certes mais relation peu sereine au regard de la géométrie inégale des situations. Maria l’espère. Maria aimerait l’enfant qu’elle n’aura jamais, « les enfants que nous pourrions avoir. » Maria est solitude, il le lui reproche. Camus compose avec les contraintes qu’il s’impose. Il est pourtant sa protection absolue. Là est le paradoxe. « Dormir avec toi jusqu’à la fin du monde… »

© Frédéric Buira

Maria Casarès parle de sa mère : « Tous les simples avaient la vie de ma mère », interrompt la tournée des Justes pour enterrer son père « Je me sens devenir folle… » Au-delà de la scène, son parcours nous transporte du côté du cinéma, elle a tourné dans de nombreux films emblématiques à commencer par Les Enfants du paradis de Prévert/Carné en 1946 ou La Chartreuse de Parme de Christian- Jaque en 1948 et parle ici d’Orphée, écrit et réalisé par Cocteau, en 1950. Elle tourne avec les plus grands réalisateurs et jouent avec les metteurs en scène les plus importants de l’époque et garde simplicité et modestie, restant à l’écoute de son amoureux. Gérard Philipe, Serge Reggiani, Michel Bouquet et tant d’autres personnalités artistiques sont dans la troupe du TNP. Elle y jouera aux côtés de Gérard Philippe Le Prince de Hombourg, Le Cid, Macbeth, Phèdre et y tiendra bien d’autres rôles. De Camus, elle interprète ensuite deux pièces : en 1948 elle est Victoria, dans L’État de siège, monté par Jean-Louis Barrault puis en 1949, Dora dans Les Justes, pièce créée par Paul Oettly au Théâtre Hébertot. La dernière des Justes lui laisse un vide et comme une petite mort, après tant d’intensité donnée.

Lui ne se sent ni à l’aise ni attiré par ce qu’il appelle le milieu parisien et lâche : « C’est fatiguant d’être un salaud » avoue-t-il. Par moments les reproches fusent, l’image de l’autre est là « Francine et toi… » « Je suis lasse d’une vie qui n’aboutit qu’à la nuit qui tombe » écrit-elle dans un moment de fatigue. Il voyage d’Alger à Buenos-Aires parle de Rimbaud et de la mer, des petits matins d’Alger, de Tipasa et son site archéologique où une stèle sera érigée en son honneur. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres… » Il parle des récits de là-bas, du village de ses grands-parents. On assiste à la disparition de Combat, journal clandestin circulant pendant la guerre et symbole de résistance dans lequel il a marqué son engagement politique. « Le matin, l’Algérie m’obsède… Dans la lutte j’ai trouvé la paix contre la société intellectuelle. » Elle, joue avec la troupe à Rome, à Moscou, puis interprète Phèdre à Oran, dans sa ville, « une ville à ton image… » Elle y voit des « roses sauvages dans chaque sourire » et pense à son « Beau Prince. » Et le doute parfois, le malentendu, s’installent dans le décalage-temps du courrier : « Je me suis demandé si tu n’étais pas las de toute cette profusion de mots que nous sommes obligés de mettre entre nous… » « Ne pars pas, tu souffriras » répond-il.

En décembre 1957 Camus reçoit le Prix Nobel de littérature et prononce son discours, en Suède, « Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l’heure où, en Europe, d’autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ? J’ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. » Le 25 novembre 1959 Gérard Philipe s’éclipse, pour toujours, le chagrin descend sur le théâtre. 30 décembre 1959, dernière lettre : « Je lis Les Illusions perdues… » Cinq jours plus tard, 4 janvier 1960, des pneus crissent, une voiture s’écrase contre un platane, conduite par Michel Gallimard, directeur des éditions La Pléiade, qui mourra des suites de ses blessures et Camus meurt sur le coup. Le spectacle se termine sur cet épouvantable coup de frein-coup de fil.

Derrière la chronique d’une époque dont témoignent ces Lettres il y a les grands reliefs du discours amoureux, fragments échangés entre Casarès et Camus, il y a la sensualité, le désir, l’attente, autant que les aménagements et la révolte.  « Nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, tu te rends compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné ? » écrit Maria Casarès le 4 juin 1950. « Également lucides, également avertis, capables de tout comprendre donc de tout surmonter, assez forts pour vivre sans illusion, et liés l’un à l’autre, par les liens de la terre, ceux de l’intelligence, du cœur et de la chair, rien ne peut, je le sais, nous surprendre, ni nous séparer » écrivait Camus le 23 février 1950. « Que vais-je faire sans toi, ? » écrit cette grande Dame de l’ombre et de la lumière.

Derrière l’actrice et l’acteur qui entrent en vibrations, Teresa Ovidio, elle, plus généreuse, lui, Jean-Marie Galey, plus retenu, le portrait original de l’une, Maria Casarès, comme de l’autre, Albert Camus, ne nous quittent pourtant pas, traduisant la difficulté de l’exercice.

Brigitte Rémer, le 11 janvier 2023

Avec Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio, mise en scène Elisabeth Chailloux – lumières Franck Thévenon – son Thomas Gauder – chorégraphie réglée par Sophie Mayer – d’après la Correspondance Albert Camus Maria Casarès 1944-1959, aux éditions Gallimard

Du 6 au 29 janvier 2023, vendredi et samedi à  19h30 (relâche le 20 janvier), dimanche à 14h30 à La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg, 75010. Paris – métro : Strasbourg Saint-Denis – site : wwwlascala-paris.com – tél. : 01 40 03 44 30.

L’Etat de siège

© Jean-Louis Fernandez

Texte Albert Camus – mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, avec la troupe du Théâtre de la Ville – Création à l’Espace Cardin.

Le dispositif scénique est conçu en rond sur cinq niveaux de jeu dans lesquels s’intègrent deux groupes de spectateurs qui se font face, comme les citoyens d’une ville dans une agora. L’action se déploie dans tout l’espace et les personnages porteurs de pouvoir, la Peste et sa Secrétaire, sortis du dessous des mers où se trouve un autre groupe de spectateurs, apparaissent au niveau trois. Deux projecteurs jettent sur eux leur lumière crue comme celle d’un mirador et accompagnent leurs entrées sauvages et celles de leur clan – la bourgeoisie sympathisante et ceux qui ont trahi -. Une sirène stridente ouvre le spectacle et donne le ton. On entre dans la tragédie avec intensité.

Né à Mondovi près d’Annaba, en Algérie, en 1913, disparu en 1960, Camus écrit L’Etat de siège en 1948, peu après la fin de la seconde guerre mondiale et douze ans après la guerre d’Espagne – ce pays lui inspire Révolte dans les Asturies, en 1936 -. De nombreux dictateurs sont encore en poste en Europe. L’action de l’Etat de siège se passe justement à Cadix, ville maritime d’Espagne où s’abat la comète du mal représentée par le personnage de la Peste et sa Secrétaire qui n’est autre que la mort. Le totalitarisme impose l’arbitraire, le mensonge et le meurtre, et fait régner la terreur en manipulant le peuple : « Moi, je règne, c’est un fait, c’est donc un droit. Mais c’est un droit qu’on ne discute pas : vous devez vous adapter… Dépêchons !… Gardes ! Placez nos étoiles sur les maisons dont j’ai l’intention de m’occuper. Vous, chère amie, commencez de dresser nos listes et faites établir nos certificats d’existence… » C’est le fascisme dans toute sa violence, c’est l’inquisition.

On assiste au chaos, à la dissolution du collectif, hanté par les stigmates du mal que chacun redoute, la peste. Face à la violence de la structure totalitaire imposée et de la mort certaine par contagion puis par radiation, le peuple, lentement, fait le constat : « Nous étions un peuple et nous voici une masse !… Nous étouffons dans cette ville close. » Le processus de déstructuration de la ville et de l’état mental de ses habitants est en marche, jusqu’à ce que l’un d’eux, Diego, amoureux fou de Victoria, fille du Juge, se rebelle et appelle au soulèvement, avant de mourir, frappé par le mal : « Vous perdrez l’olive, le pain et la vie si vous laissez les choses aller comme elles sont ! Aujourd’hui il vous faut vaincre la peur si vous voulez seulement garder le pain. Réveille-toi, Espagne ! » Alors hommes et femmes de la cité se mobilisent et entonnent ensemble le chant Como tù, qu’interprétait jadis Paco Ibáñez sur un poème de León Felipe et qui a ici une grande force dramatique.

Camus écrit dans différents registres et comme journaliste. Il a publié un certain nombre d’œuvres phares avant L’Etat de siège, quand sa maladie lui en laissait le temps et l’énergiedes essais autant que des romans et des pièces de théâtre et il poursuivra jusqu’à sa disparition. Pour ne citer que quelques-unes de ses publications : le Mythe de Sisyphe en 1942, ainsi que L’Etranger ; Le Malentendu et Caligula en 1944 ; La Peste en 1947, qui connaît un grand succès. Plus tard il publiera notamment L’Homme révolté en 1951, L’Eté en 1954, année du début de la Guerre d’Algérie, La Chute en 1956 et il adaptera des textes de Dostoïevski, de Buzzati et de Faulkner. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1957.

Avec L’Etat de siège le fantastique et l’onirisme se côtoient, le romantisme se mêle à la métaphore politique. Camus dessine une galerie de portraits : le dictateur et son cynisme (la Peste), sa secrétaire, sans concession et taillée dans le roc (la mort) ; le provocateur et son nihilisme qui change de camp et renie ses compatriotes avant de se jeter, au final, dans la mer (Nada, qui se traduit en espagnol par rien) ; la bourgeoisie représentée par le Juge et sa famille, sur fond de tensions ; l’Alcade, sorte d’administrateur discrètement pervers ; le Gouverneur, défait de ses fonction et exécuteur d’ordres ; les gens du peuple, les pêcheurs, les femmes, tous hébétés… C’est le sursaut final de la rébellion appelée par Diego qui éveille les consciences pour balayer la dictature.

Emmanuel Demarcy-Mota gère avec intelligence et habileté les différents niveaux de lecture de cet Etat de siège complexe et donne de la lisibilité au propos qui, avec la montée des nationalismes, nous touche de près : la folie du pouvoir et de la destruction, la solitude de l’homme devant son destin, le peuple qui a peur, la tragédie au quotidien. Les acteurs de sa troupe portent avec ferveur cette allégorie aux envolées poétiques dans laquelle la Peste est la parabole du mal, ici, du fascisme. La pièce est peu jouée et recèle des difficultés : son romantisme débridé avec le couple Victoria-Diego – entre Roméo et Juliette et West Side Story – l’expression de la mort par contamination de la maladie, la trahison, la délation, les aspects philosophiques du mal, la dictature sans la caricaturer. Jean-Louis Barrault entouré des meilleurs de sa troupe, avec Balthus pour la scénographie et Honegger pour la partie musicale, y avait échoué en 1948. Pari réussi pour le metteur en scène directeur du Théâtre de la Ville et son équipe, il y a une grande force dans la proposition. En ces temps d’inquiétude où l’actualité grise s’impose et où il n’est pas exclu que l’Histoire se répète par l’évaporation individuelle et collective de la pensée, le spectacle est bien-venu et remplit sa mission.

Brigitte Rémer, le 24 mars 2017

Avec Serge Maggiani (la Peste) – Hugues Quester (l’Homme) – Alain Libolt (le Juge) – Valérie Dashwood (la secrétaire) – Matthieu Dessertine (Diego) – Jauris Casanova (l’Alcade) – Philippe Demarle (Nada) – Sandra Faure (une comédienne, la conseillère, une femme du peuple) – Sarah Karbasnikoff (la femme du juge, une comédienne, une femme du peuple) – Hannah Levin Seiderman (Victoria) – Gérald Maillet (le curé, un comédien, un homme du peuple) – Walter N’Guyen (un comédien, un homme du peuple) – Pascal Vuillemot (le Gouverneur, un homme du peuple) – En alternance Ilies Amellah, Alice Demarcy, Joséphine Loriou, Chiara Vergne (l’enfant).

Assistant à la mise en scène Christophe Lemaire – scénographie Yves Collet – lumières Yves Collet, Christophe Lemaire – conseiller artistique François Regnault – création sonore David Lesser – création vidéo Mike Guermyet – costumes Fanny Brouste – maquillage Catherine Nicolas – accessoiriste Griet de Vis – masques Anne Leray – 2e assistante à la mise en scène Julie Peigné – assistant lumières Thomas Falinower – assistante scénographie Clémence Bezat – assistantes costumes Hélène Chancerel, Albane Cheneau, Élodie Lorion, Peggy Sturm – assistante masques Patty Robinet – habilleuse Séverine Gohier – travail vocal Maryse Martines.

Du 8 mars au 1er avril 2017, Théâtre de la Ville/Espace Pierre Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Métro : Concorde – www.theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77 – En tournée : du 25 avril au 6 mai 2017, Théâtre national de Bretagne, Rennes – Septembre 2017, Lisbonne, Portugal – Automne 2017, tournée aux Etats-Unis et au Canada – Février 2018, Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg. La pièce L’Etat de siège est éditée chez Gallimard/Folio.