Sur les ossements des morts

D’après le roman d’Olga Tokarczuk, Drive Your Plow Over the Bones of the Dead, mise en scène Simon McBurney, compagnie Complicité – en anglais, surtitré en français – Odéon-Théâtre de l’Europe.

© Alex Brenner

C’est un spectacle baigné d’étrangeté, une fable policière, écologique et féministe écrite par la romancière polonaise Olga Tokarczuk, née en 1962, prix Nobel de littérature en 2018. L’œuvre fut publiée en Pologne en 2009 et considérée comme dérangeante car elle s’attaquait au patriarcat et faisait un sort à l’establishment polonais. Olga Tokarczuk y déboulonne la statue du commandeur.

Sexagénaire lucide et ironique, Janina Doucheyko vit seule dans un petit hameau au cœur des Sudètes. Ingénieure à la retraite, elle aime les promenades dans la nature et ce qui touche à la vie des animaux, l’observation de la galaxie et l’astrologie, l’œuvre de William Blake qu’elle traduit avec un ami. Mais la sérénité n’est qu’apparente, ses deux chiennes ont d’abord disparu puis plusieurs crimes se succèdent, plus mystérieux les uns que les autres et qui sèment le trouble dans le voisinage. Un matin elle retrouve son voisin, Bigfoot, mort dans sa cuisine, un petit os de biche planté en travers de la gorge. Puis c’est le tour d’un commissaire de police, d’un homme d’affaire puis d’un homme politique, de tomber. Les morts ont pour point commun d’avoir été de fervents chasseurs, les seuls indices retrouvés sur les corps sont des traces animales. La police enquête, Janina Doucheyko est convaincue qu’il s’agit d’une vengeance des animaux – les sangliers, les biches et les renards – sur les humains. Tous la prennent plutôt pour une illuminée, une folle.

Simon McBurney s’empare des thèmes évoqués dans le roman d’Olga Tokarczuk sur les liens et disharmonies entre l’humanité et la nature, sur l’urgence climatique, et immerge le spectateur d’images projetées sur un vaste écran, en fond de scène. Il en amplifie ainsi la portée. Visuels sur les planètes et le cosmos, images touchant au passé de Janina.

En colère contre l’état du monde, Janina prend le problème à bras-le-corps comme elle empoigne son micro pour égrener son récit de vie, sollicitée par les policiers qui mènent l’enquête. – le rôle est ici tenu avec énergie et conviction par Amanda Hadingue. Il y a du fantastique, de l’ésotérique, de la brutalité et de la dissection dans son récit mais on reste un éloigné de cet exercice appliqué en écologie politique, qui garde un certain flou et abstraction, même si on en connaît l’urgence. Les tableaux vivants, parfois ludiques, parfois cruels, se passent souvent dans les arrière-plans, on se croirait dans un sous-bois. Les acteurs sont parfois eux-mêmes animaux, parfois leurs meurtriers. À certains moments ils forment comme un chœur qui accompagne Janina dans sa quête de l’impossible et dans chacun de ses gestes. L’énigme policière se dilue et l’audiovisuel prend le relais, souligné par de savants éclairages avec ombres et lumières et avec mouvements d’interactivité.

© Alex Brenner

Le spectacle prend appui sur l’image du mycélium, un réseau de champignons sous le sol profond de la forêt qui joue les rôles de décomposeur de la matière organique et d’absorbeur de nutriments et d’eau et relie les arbres par leurs racines. Janina pense que l’humain détient la capacité à s’opposer à la destruction de la planète et à créer un monde harmonieux. Autour d’elle il y a le bruissement de la forêt, la nature en tourbillons, une puissante montée dramatique. La fin place le spectateur face à la puissance des vers de William Blake qui se gravent sur écran.

Simon McBurney avait présenté en 2012 à Avignon un spectaculaire Le Maître et Marguerite, d’après Boulgakov. Il avait joué de la technique avec virtuosité dans The Encounter, en 2018, avec un dispositif sonore sophistiqué, plongeant le spectateur, casque sur les oreilles, dans la forêt amazonienne. Avec Sur les ossements des morts, entre la voie lactée et les morts, la maladie et la décomposition, la solitude et l’ironie, on reste malgré tout un peu sur sa faim.

Brigitte Rémer, le 22 juin 2023

© Alex Brenner

Avec : Thomas Arnold, Johannes Flaschberger, Tamzin Griffin, Amanda Hadingue, Kathryn Hunter, Kiren Kebaili-Dwyer, Weronika Maria, Tim McMullan, César Sarachu, Sophie Steer, Alexander Uzoka. Le rôle de Janina, interprétée par Kathryn Hunter, est désormais joué par Amanda Hadingue et les rôles d’Amanda Hadingue par Tamzin Griffin. Scénographie et costumes Rae Smith – lumière Paule Constable – son Christopher Shutt – vidéo Dick Straker – direction complémentaire Kirsty Housley – dramaturgie Laurence Cook, Sian Ejiwunmi-Le Berre – direction du mouvement Toby Sedgwick – compositions originales Richard Skelton – perruques Susanna Peretz – traduction du polonais Antonia Lloyd-Jones.

Du 7 au 18 juin 2023, du mardi au vendredi à 20h, le samedi 14h30 et 20h, le dimanche à 15h, relâche lundi, en anglais, surtitré en français. A L’Odéon Théâtre de l’Europe. Place de l’Odéon 75006. Paris – métro : Odéon – site : www.theatre-odeon.eu – tél : +33 1 44 85 40 40.