Chorégraphie de Benjamin Millepied avec le Los Angeles Dance Project, musique Sergueï Prokofiev, collaboration artistique Olivier Simola, à la Seine Musicale.
Sur un tapis de danse rouge vermeil placé au centre de la grande Seine de quatre mille places, à la Seine Musicale et surmonté d’un écran, scénographie magnifiquement dépouillée, le danseur et chorégraphe Benjamin Millepied – ancien danseur-phare du New York City Ballet puis directeur de la danse au Ballet de l’Opéra national de Paris, de 2014 à 2016 – revient en France. Il présente en création mondiale avec sa compagnie fondée il y a une dizaine d’années, Los Angeles Dance Project, sa lecture de Roméo et Juliette. Pendant deux ans le spectacle a été différé en raison de l’épidémie de covid, Benjamin Millepied l’a enfin donné aux Nuits de Fourvière, à Lyon, à la fin du mois de juillet, avant de le présenter à la Seine Musicale, coproductrice de l’événement.
Guidé par la foisonnante composition de Sergueï Prokofiev écrite en 1935 pour le Kirov puis le Bolchoï dont Benjamin Millepied extrait les moments-clés, le chorégraphe fait récit en danse, théâtre et images du mythique duo-duel entre les Montaigu famille de Roméo et les Capulet famille de Juliette, rivalité qui les mènera l’un et l’autre de l’amour à la mort. Il n’est pas simple dans sa proposition d’identifier les personnages, certains soir deux hommes tiennent les rôles titres, d’autres soirs ce sont deux femmes, parfois un homme et une femme. Le soir de la représentation à laquelle j’ai assisté David Adrian Freeland Jr. était Roméo et Mario Gonzalez, Juliette et à entendre quelques commentaires à la sortie du spectacle, certains spectateurs ont cherché pendant tout le spectacle qui pouvait bien être Juliette. Nous sommes à Vérone dans une intrigue relativement simplifiée pour ne pas dire pointilliste, une partie de l’action se passe hors plateau, filmée en direct et nous revient via l’écran. Frank Castorf pour Les Frère Karamazov en 2016 avait par cette technique, créé une nouvelle et passionnante écriture scénique. L’image a donc le statut de narrateur.
Nous suivons les danseurs en coulisses où entre autres se déroule, lointainement, le bal, symbolisé par des masques posés sur les visages ; nous les suivons dans les couloirs du théâtre, s’entrechoquant et jusqu’à l’extérieur, où se joue la scène de déclaration d’amour entre Roméo et Juliette, suivie par la caméra sur la dalle, devant le théâtre, les corps entremêlés avec gros plan sur leur baiser hollywoodien. Au loin, dans la nuit, les phares des voitures.
Le principe du spectacle repose sur ce va et vient entre le plateau – où l’on discerne à peine, de part et d’autres, les pentes douces permettant la libre circulation des danseurs et du caméraman – et l’image captée au plus près puis projetée, sous la direction du danseur et créateur vidéo, Olivier Simola, apportant à la fois de l’intime et du réalisme, de la modernité et de l’émotion. Certains effets montrent sur un mode loufoque des objets à l’envers, comme ce canapé renversé dans lequel le danseur est assis, par un jeu de miroir et de vis-à-vis entre le plateau et l’écran. Les images sont particulièrement réussies pour les ensembles, prises du dessus et donnant sur écran l’impression de danseurs « tombés du ciel » selon l’expression de Jacques Higelin, avec les jupes noires des femmes qui volent.
Dans notre recherche du personnage, Tybalt, cousin de Juliette (Vinicius Silva), provoque Roméo en duel, qui décline la proposition. Son ami Mercutio (Shu Kinouchi) décide de le remplacer mais se fait tuer lors du duel. Roméo venge sa mort en exécutant à son tour Tybalt. Banni et contraint de s’exiler, on connaît le tragique enchaînement des faits qui suivent : pour repousser un mariage arrangé précipitamment par le père de Juliette, avec l’aide de frère Laurent elle boit un philtre qui lui donne l’apparence de la mort durant quarante heures. Retrouvée inanimée par sa nourrice, tout le monde la pleure et on la place dans le tombeau des Capulet. Frère Laurent n’a pas le temps de prévenir Roméo du stratagème. Informé directement de la mort de sa bien-aimée il se précipite à Vérone bien décidé à la rejoindre dans la mort et boit, à ses pieds, le poison dont il s’est saisi. Quand Juliette se réveille et découvre à ses côtés son bien-aimé sans vie, elle prend sa dague et se perce le cœur. La fin, comme l’ensemble du déroulé de l’histoire, est, dans la version Millepied, relativement esquivée.
Au demeurant les moments dansés sont d’une grande fluidité, dans un vocabulaire plutôt classique. Les solos, duos, trios, mouvements d’ensemble alternent avec grâce et perfection entre sauts et battements, jetés et cabrioles, arabesques. Les tableaux se succèdent, sur écran ou sur scène, certains ensembles dans leur modernité font aussi penser par un côté ludique, sensuel et vivant, à West Side Story. Vives ou sépulcrales, les lumières voyagent par des néons nomades et offrent ces jeux de reflets miroirs dans la salle.
S’affronter à Roméo et Juliette fait partie pour les chorégraphes du parcours initiatique. Benjamin Millepied y cultive son originalité en dé-genrant les rôles et en introduisant de manière massive des images en direct, laissant à de nombreux moments le spectateur devant un plateau déserté. Il apporte en revanche un angle de vue saillant en tant que chorégraphe et son regard de chef opérateur. C’est un pari singulier, mais réussi.
Brigitte Rémer, le 24 septembre 2022
du 15 au 25 septembre 2022, à la Seine Musicale, Île Seguin, Boulogne-Billancourt. Métro : Pont de Sèvres – site : www. laseinemusicale.com – tél. : 01 74 34 53 53.
Avec : Roméo David Adrian Freeland Jr., Juliette Mario Gonzalez, Tybalt Vinicius Silva, Mercutio Shu Kinouchi – et avec Doug Baum, Marissa Brown, Lorrin Brubaker, Jeremy Coachman, Courtney Conovan, Daphne Fernberger, Oliver Greene-Cramer, Sierra Herrera, Leo Hishikawa, Payton Johnson, Peter Mazurowski, Nayomi Van Brunt. Collaboration artistique Olivier Simola –
Scénographie et lumières François-Pierre Couture – directrice lumières Avery Reagan – costumes Camille Assaf – opérateur Steadicam Sébastien Marcovici – musique Sergei Prokofiev interprétée par le London Symphony Orchestra sous la direction de Valery Gergiev.
et aussi du 13 au 16 octobre, au Théâtre du Châtelet, Paris, Programme I et II de Benjamin Millepied, dont Be Here Now – site : www.chatelet.com