Création de Crystal Pite et Jonathon Young – chorégraphie Crystal Pite, Kidd Pivot – écriture Jonathon Young, d’après Le Révizor de Nicolas Gogol – Théâtre de la Ville hors les murs, à la Grande Halle de La Villette.
Reconnu internationalement, le travail de Crystal Pite et de sa troupe, Kidd Pivot installée à Vancouver, sillonne le monde. La chorégraphe œuvre depuis trois décennies et creuse son sillon, ses dernières productions ont remporté un vif succès : Betroffenheit en 2015, en collaboration avec le metteur en scène Jonathon Young dans une coproduction avec Electric Company Theatre cherchait déjà entre la danse et le théâtre ; The Tempest Replica en 2011 avait pour source La Tempête de Shakespeare ; The You Show en 2010 se composait de quatre pièces et parlait d’amour ; Dark matters en 2009 avait deux parties, l’une, théâtrale, l’autre, chorégraphique. Avec le Ballet de l’Opéra National de Paris, Crystal Pite a présenté en 2016 The Seasons’ Canon, où dans une lumière d’orage les gestes se construisaient en écho et les rythmes en canon sur Les Quatre Saisons de Vivaldi, revisitées par Max Richter. La chorégraphe collabore notamment avec des artistes du Canada, des États-Unis et d’Europe, son inventivité et son style sont unanimement loués. Elle voyage et nous fait voyager entre éléments classiques et contemporains – elle a entre autres longtemps dansé avec le Ballet de Francfort, de William Forsythe – et dans une grande liberté d’improvisations, au final, toujours très maitrisées.
Invitée du Théâtre de la Ville, Crystal Pite présente Revisor cette année à Paris, six ans après sa création, en collaboration avec Jonathon Young. Ensemble, ils poursuivent leurs recherches entre le geste et la parole. La chorégraphe s’empare de la pièce satirique de Nicolas Gogol, Le Révizor, écrite en 1835, sur le thème du pouvoir et de la corruption, idée que lui avait soufflée Alexandre Pouchkine et qu’il n’a cessé de retoucher au fil des années. Véritable comédie humaine, l’humour corrosif de Gogol s’attaquait, en cinq actes, aux abus de l’administration : le bourgmestre et les bureaucrates d’une petite ville de la province russe attendent un inspecteur envoyé – incognito – par le gouvernement, un révizor. Ils se demandent bien pourquoi et sont aux abois, cherchant ce qu’on pourrait leur reprocher. Ils tentent de tout dissimuler soigneusement, organisent la tricherie, nettoient et s’apprêtent à mettre les petits plats dans les grands. Ils ne savent ni qui viendra, ni à quel moment.
Soudain, deux habitants l’annoncent, ils ont vu un jeune voyageur fraîchement arrivé à l’auberge, le Révizor est là ! Sans dessus dessous, tous lui réservent un accueil en tambours et trompettes, le couvrent d’honneurs et de flatteries, déploient complaisances et bassesses. On assiste au ridicule de situations de compromissions à outrance jusqu’à ce que la baudruche se dégonfle quand, au final, on leur fait savoir qu’ils se sont fourvoyés : « Un fonctionnaire arrivé de Pétersbourg sur ordre du gouvernement vous prie de vous rendre immédiatement chez lui. Il est descendu à l’hôtel… » annonce un gendarme qui introduit cette fois l’arrivée du véritable Révizor. Le jeune voyageur qu’ils avaient accueilli en grande pompe ayant compris la méprise, s’était engouffré dans les sinuosités de la bêtise, tirant profit de la situation. Farce ou satire sociale, tous les administratifs de la ville, Gouverneur en tête, ont bel et bien été bernés, un grand éclat de rire pour le public. La pièce remporta un succès au goût de scandale, chacun en prenant pour son grade dans les hautes sphères du pouvoir, mais Nicolas Gogol garda un goût amer des critiques émises, lui qui aurait voulu être acteur et dont le père, d’origine ukrainienne, était auteur et metteur en scène.
Crystal Pite et les danseurs, qui habitent chacun un rôle et interprètent un personnage, s’emparent de la farce et poussent la dérision à l’extrême. Une première partie reprend le texte de Gogol, adapté par Jonathon Young ; les danseurs incarnent, dans leur gestuelle singulière les rôles de : Gouverneur, en uniforme, l’air pincé et grossier ; sa femme, la très ridicule Anna Andreievna, grande coquette de province ; un jeune homme très mode, Khlestakov, gratte-papier-type-bon-à-rien, au langage saccadé ; Ossip, un serviteur âgé et fûté ; deux petits costauds ventrus, Bobtchinski et Dobtchinski ; Le juge Liapkine-Tiapkine, assez inculte et plein de tics ; Ziemlianika, surveillant des établissements de bienfaisance, obséquieux, lourdaud et intrigant ; le directeur des postes, un naïf de service ; le commissaire de police, le médecin, et encore beaucoup d’autres. C’est virtuose dans l’absurde et l’excès, tellement virtuose qu’on en supporte l’excès. On est pourtant à la lisière du grotesque et de la caricature mais on pense plutôt à l’expressionnisme, au cinéma muet, à la puissance du message tel que Chaplin lançait le sien avec Le Dictateur.
La scénographie se construit comme au théâtre, avec meubles sur roulettes, la porte qui s’ouvre et se ferme et qui recèle surprises et rebondissements, le bureau autour duquel se dilettantise l’administration et se distille la bêtise. La pièce a été préenregistrée avec neuf acteurs, à Vancouver, chaque danseur se voit assigner un personnage et réagit sur le texte, qu’il articule comme en playback, ce qui leur confère, dans certaines séquences, des attitudes assez marionnettiques. La seconde partie du spectacle tente de déconstruire la première et d’éloigner le texte au bénéfice du geste. Une auteure reprend son histoire, inlassablement, comme si elle orchestrait l’ensemble. Des mouvements de groupe reviennent épisodiquement apportant plus de fluidité, la danse reprend droit de cité sur la voix magnétique de la narratrice. L’élan vital des danseurs se déploie et l’environnement esthétique se modifie.
La sensibilité théâtrale et l’inventivité de Crystal Pite est fascinante, de même que l’extrême précision des danseurs et la déclinaison de leurs vocabulaires, styles et techniques différentes dans la même légèreté et perfection. Le travail réalisé pour Revisor est époustouflant et l’ovation du public, à la hauteur. Une belle entreprise artistique et programmation du Théâtre de la Ville à La Villette, en prise avec la réalité.
Brigitte Rémer, le 28 avril 2022
Avec : Doug Letheren, Rena Naruni, Matthew Peacock, David Raymond, Ella Rothschild, Cindy Salgado, Jermaine Spivey, Tiffany Tregarthen – swing René Sigourin – voix Kathleen Barr, Ryan Beil, Alessandro Juliani, Nicola Lipman, Scott McNeil, Gerard Plunkett, Meg Roe, Amy Rotherford, Jonathon Young – création musicale Owen Belton, Alessandro Juliani et Meg Roe – scénographie Jay Gower Taylor – construction de décors et d’accessoires Great Northern Way Scene Shop – création lumière Tom Visser – costumes Nancy Bryant – coordination costume et perruques Stevie Hale Jones – assistant des créateurs Éric Beauchesne – directeur technique Jeff Harrisson.
Jusqu’au 24 avril 2022, Théâtre de la Ville hors les murs, à la Grande Halle de la Villette – vendredi à 20h, samedi à 19h et dimanche à 15h – métro : Porte de Pantin – En tournée : 29 et 30 avril 2022, Centre Culturel de Belém (Portugal) – 7 et 8 mai, Théâtre Fribourg (Allemagne) – 13 au 15 mai, DansenHus, Stockholm (Suède) – 20 mai, Opéra de Göteborg (Suède) – 26 au 28 mai, Théâtre international d’Amsterdam (Pays-Bas) – 2 au 4 juin, Théâtres du Canal, Madrid (Espagne)