Installation de Sarah Moon, au musée d’Art moderne de Paris. Directeur Fabrice Hergott – commissaire Fanny Schulmann – assistante de l’exposition Pauline Roches – scénographe Cécile Degos – direction artistique Sarah Moon, assistée de Guillaume Fabiani.
Sarah Moon conduit le visiteur dans son Passé Présent c’est-à-dire hors du temps, comme elle le pose dans une équation au début de l’exposition. « Vous avez dit chronologie ? Je n’ai pas de repères ; mes jalons ne sont ni des jours, ni des mois, ni des années. Ce sont des avant – pendant – après. » Elle est une magnifique conteuse qui met l’enfance au centre de l’image et qui mêle tragédie et poésie, avec virtuosité. L’installation qu’elle propose au musée d’Art moderne de Paris fait dialoguer de nombreuses photographies allant des années 80 à aujourd’hui, les films qu’elle a tournés en mettant ses pas dans ceux des frères Grimm, d’Andersen ou de Perrault, les livres qu’elle a publiés. Elle habite un univers sensible et raffiné.
Après avoir été mannequin dans les années soixante, Sarah Moon choisit d’être photographe de mode et son talent est reconnu internationalement à partir des années quatre-vingts. Elle signe alors les premières campagnes de photographies de mode, pour la marque Cacharel entre autres. « C’est à la fois pour m’approcher et m’échapper de la réalité qu’instinctivement j’ai regardé à travers l’objectif d’un appareil photographique » dit-elle. Elle a profondément modifié le concept de présentation du vêtement et de représentation de la femme, la notion de beauté et de féminité. « Je fais presque toujours la même photo. Une photo de mode, une robe, une femme, ou plutôt une femme, une robe » dit-elle. Sa griffe d’artiste-conceptrice, immédiatement identifiable, puisait dans des références cinématographiques et littéraires, de Murnau à Charles Laughton, marquant un chemin artistique singulier basé sur le noir et blanc, « couleur de l’inconscient et de la mémoire » précise-t-elle. Les imprimés des robes, la position des bras, les mains qui cachent le visage, sont autant de signes particuliers qui la nomment.
A partir des années 80, Sarah Moon se met à travailler le récit par la photographie et par le film. A partir de son premier film, Mississipi One réalisé en 1992, elle entrecroise les recherches entre images fixes et images animées et note : “D’aussi loin que je me souvienne, faire un film a toujours été un désir que je croyais impossible, comme si c’était trop demander, comme si c’était rêver… De tous les projets qui déjà me hantaient, Mississipi a été le premier que j’ai pu réaliser. D’autres ont suivi, ceux que j’appelle home movies – contes, portraits et autres vidéos. Alors tout a changé, y compris dans le travail de commande, la mode, où je me suis débarrassée de l’anecdote pour aller vers l’essentiel… » Sarah Moon se plait à croiser les époques, les architectures, les musiques et taille sa liberté artistique avec certitude et douceur. D’une grande capacité d’invention, elle aime brouiller les pistes : « Il faut pouvoir tout changer, faire l’hiver en été, le soleil en novembre, la nuit en plein jour » explique l’ensorceleuse. Elle obtient le Grand prix national de la photographie en 1995.
En introduction à l’exposition et dans son lien avec la mode, le regard du visiteur suit le mouvement d’une robe, sa transparence, ses plis, le tressage du lamé, dans des images qui souvent cachent le visage, mettant en avant le corps et le vêtement. On y trouve des photographies aux patines floutées, passées, créant l’étrangeté comme Theresa Stewart et Fashion I, pour Issey Miyake (1995), où le mannequin devient mouvement, où les couleurs éteintes de la robe et de ses liserés se retrouvent dans L’Oiseau (1995), plein d’humanité, où La Robe à pois (1996) évoque l’habit du clown blanc. Dans Pour Renate (2007) on aperçoit un visage sur lequel se superpose une pleine lune. K.P. pour Yohji Yamamoto (1998) introduit dans le raffinement d’une pose naturelle sur fond bicolore, et Foudroyé en plein vol (2013), met en scène un oiseau au somptueux plumage, immobilisé à la verticale. Sarah Moon a aussi composé des scènes de travestissements inspirées de bestiaires, moments de théâtre et d’extravagance, comme cet homme au masque animal fièrement assis à côté de l’écriteau Renseignements, du titre de la photo (1981), dans ce qui pourrait être la réception d’un hôtel fin XIXème, une jeune fille en vêtement marin portant un grand chapeau, se tient debout à ses côtés ; ou encore comme ce Chat masqué (1976) portant canne et cache-oeil, déclinant la tasse de café que lui tendent deux élégantes. « Je guette l’imprévisible, j’attends de reconnaitre ce que j’ai oublié… J’invente une histoire qui n’existe pas, je crée un lieu ou j’en efface un autre, je déplace la lumière, je déréalise et j’essaie » dit Sarah Moon parlant de sa démarche de travail. Elle note sur les murs ses pensées et commentaires, sentiments et sensations, ou celles d’autres artistes dans lesquels elle se reconnaît, comme le poète T.S.Eliot ou le peintre Georges Braque. « Définir une chose c’est substituer la définition à la chose » dit ce dernier.
Le parcours de l’exposition s’articule ensuite autour de cinq films montrés dans des boîtes de projection, sorte de petites cabanes rapidement bâties au fond des jardins. Ils s’adossent à des contes populaires liés à l’enfance, Sarah Moon en est la narratrice : « On relie toujours les contes à l’univers enfantin… Quand j’ai commencé à les re-conter, j’ai éliminé tout un folklore de fées, de lutins, les happy-ends, pour m’attacher à la symbolique, à une inquiétude et à une réalité, immédiatement perceptibles… » dit-elle. Elle annonce aussi la couleur par les propos de Franz Kafka, qu’elle rapporte : « Il n’existe que des contes de fées sanglants. Tout conte de fées est issu des profondeurs, du sang et de la peur. »
Et le chemin des peurs et des tragédies enfantines commence ici : Dans Circuss (2002), à l’origine du drame l’Éléphante du cirque Drurova, un numéro raté, le départ de l’écuyère à travers l’étoile lumineuse-point d’entrée du cirque, l’abandon des enfants, la tentative de survie et la quête de nourriture de la petite fille vendant des allumettes et tentant de se réchauffer, la force de ses visions au cours desquelles apparaissent ceux qu’elle aime, sa mort dans la froidure d’une nuit de Noël. Sarah Moon part du conte de Hans Christian Andersen, La Petite fille aux allumettes qu’elle réinterprète dans de sublimes paysages-émotions. Mises en écho, les photographies s’intitulent Black Bird (2005), Le Guépard (2000), 05h05 (1990) rue déserte aux échoppes fermées, Le Marabout (2002), Le Ventriloque (2000) une sorte d’elephant-man, La Funambule (2003) vue de dos concentrée sur son fil, un balancier dans les mains, Cinq (2002) où l’enfant jongleur assis au sol en grand écart facial rattrape avec habileté les balles lancées.
Avec Le Fil rouge (2005) plane ensuite la menace. Le film projeté s’inspire du conte de Charles Perrault, Barbe-bleue. Un homme robuste, en apparence bienveillant, séduit sur les manèges de la fête foraine une jeune fille à qui il promet le mariage. On entre petit à petit dans l’épaisseur des mensonges et dans le drame. De joyeux, le lieu devient sinistre. Dans le conte, l’homme est tué par les frères de la mariée, qui arrivent à temps, Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Chez Sarah Moon, après la transgression et la visite de la chambre de mort, l’homme va au bout de son acte, la réalisatrice le suggère avec habileté. Les photographies commentent le scénario, ou le prolongent : dans 18 juillet (1989) la mélancolie des nénuphars paraît sortie d’un tableau de Claude Monet ; un corps féminin inanimé, est allongé, dont on ne voit que les chaussures et les jambes sous un manteau. Dans Wonderwheel et Drôle de journée pour un mariage (2001) la grande roue est à l’arrêt et l’endroit semble déserté, dans Ailleurs (2018) la demeure hantée est enfouie dans les sous-bois. La Main mise (2004), montre la main de l’ogre posée sur le front de la jeune fille aux mille taches de rousseur et Julie Stouvenel (1989) regarde le visiteur de ses yeux limpides. À travers ce Fil rouge Sarah Moon joue sur le paradoxe entre la fête foraine, signe de gaieté et la brutalité des faits, glaçante. Elle filme magnifiquement les lieux de fête et les charge de drôles de drames.
Le Petit Chaperon Noir (2010), d’après Le Petit Chaperon Rouge de Charles Perrault, troisième escale, se déroule dans un troublant clair-obscur. Une vieille Peugeot 202, noire, datant des années quarante en guise de méchant loup et son discret conducteur. On voit monter l’inquiétude d’une petite fille, et se projeter sur le mur l’ombre d’un véritable loup, comme un clin d’œil. Côté photos, dans Exit (1988), trois oiseaux aux angles aigus prennent leur envol au-dessus de l’enseigne lumineuse d’un bâtiment indiquant la sortie. Avec Il y eut ce dimanche de novembre (1995), et Dans une voiture abandonnée (2001) se joue un drame, Entre les lignes (2018) montre les fils électriques et poteaux métalliques au-dessus desquels se perd un ciel noir. Et cette magnifique photo reprenant un plan du film et le résumant, Il était une fois (1983), petite fille perdue entre décor naturel et photographie sur toile, installation où se fondent fiction et réalité.
L’Effraie (2004), quatrième halte proposée par Sarah Moon, d’après Le Petit soldat de plomb de Hans Christian Andersen engage une histoire d’amour entre la danseuse sortie du cadre et le petit soldat. Dans une maison quasi-désertée, quelques objets ont été oubliés. Parmi eux un petit soldat de plomb et une toile. Le premier, tombe amoureux du personnage de la seconde qui sort du cadre et s’enfuit, pour le rejoindre. Quand les enfants arrivent, ils ne prennent soin ni du cadre ni du soldat qu’ils décident de détruire dans la gratuité de leur jeu. Les années passent et la danseuse toujours l’attend, ses cheveux devenus gris. L’Effraie, du nom de la maison, qui est aussi le nom d’une chouette au plumage clair, reprend la trame du conte. Autour, les photographies s’intitulent C’est trop beau pour durer (2003) portrait du garçon au chapeau et à la croix d’honneur, Le Rond-point des trois palmiers (1994) sur fond de peinture. L’Appel (2011), comme un visage juvénile taillé dans la pierre, Le Poirier (1992) solitude entre un ciel qui s’étend à l’infini et un morceau de terre.
Où va le blanc… (2013) est l’ultime étape filmée que propose Sarah Moon à partir d’une courte vidéo réalisée en 2015. « Où va le blanc quand la neige a fondu » demande Shakespeare. On y trouve les photographies : On l’appelait Val et Les bas de coton (1999) ; Palimpseste (2002) et Le marabout au soleil (2002), posé dans une flaque ; ou encore Avec le temps (2001) une mouette vole dans le ciel au-dessus d’un immeuble ressemblant aux grands hôtels des villes de villégiature surplombé d’une horloge, avec, à l’arrière-plan, comme l’ombre d’une cathédrale ; dans Horizon (2002) le ciel mange la photo, au loin une bande de terre, est-ce un phare en son extrémité ? Le geste (2000) a la profondeur d’un tableau plein de mystère et donne accès à l’intérieur d’un crâne. Sarah Moon complète sa démarche en présentant des photographies regroupées sous le titre Still, qui signifie Encore autant qu’il désigne l’Alambic servant à la fabrication des eaux florales et huiles essentielles, ou encore à la distillation des eaux de vie. Elle témoigne ici du plissé de pierre avec La Robe de l’Ange (1999) ou de La Baigneuse V (2000) en costume et bonnet de bain dans un geste de désarroi, montre L’Homme au manteau (2014) la tête enfouie sous un épais tissu, évoque La Noyée (2014) sous un somptueux plissé et l’air étonné, photographie La Femme de pierre (1995) jeune visage recouvert de mousse jusque dans les commissures des lèvres et des yeux.
L’exposition rend aussi hommage à Robert Delpire – écrivain, éditeur, galeriste, publicitaire et commissaire d’expositions qui partagea la vie de Sarah Moon pendant quarante-huit ans -. Il disait d’elle : « Elle se met à rêver les arbres comme elle a rêvé les hommes, elle prend des chemins qui ne mènent qu’à elle, elle accroche des étoiles dans un ciel de pluie et les champs qu’elle parcourt accueillent un étrange bestiaire. » Les livres qui accompagnent les films et les photographies de Sarah Moon sont en eux-mêmes des oeuvres d’art. « On dit que la photographie c’est la mort, pour moi c’est l’instant retrouvé » ajoute-t-elle. Sarah Moon montre l’évanescent et suggère la mélancolie. Son univers est résolument onirique. « Cela, dire cela, sans savoir quoi » écrit Samuel Beckett.
Dans son œuvre comme à travers l’exposition, Sarah Moon parle d’illusion, qu’elle définit comme « la chimère, cette étrange alchimie entre le désir et le hasard… » Elle filme des lieux à la grâce déchue qu’elle repère méticuleusement, maisons désaffectées, chemins de halage, rails, granges décadentes, murs grattés et écorchés… Elle a ses secrets de fabrication : « J’ai utilisé pendant très longtemps des Polaroïds négatifs pour le repérage. Quand je ne les développais pas tout de suite, des accidents naissaient sur la surface. Ils donnaient l’impression de quelque chose d’encore plus fragile… » Chez elle, tout est signe et symbole, et même si les guirlandes du cirque s’éteignent, elle transporte le visiteur hors du réel et hors du temps, dans la marelle de l’enfance, du ciel à l’enfer. Sa pierre philosophale appelle la vie et la mort, la frontière, l’innocence, l’étrangeté, le décalage, le temps, insaisissable. Sur ses objectifs s’inscrivent la buée, les ombres, les brumes de l’heure du loup, Nostalghia de Tarkovski.
Du 18 septembre 2020 au 10 janvier 2021 – Musée d’Art Moderne de Paris, 11 Avenue du Président Wilson 75116 Paris – tél. 01 53 67 40 00 – www.mam.paris.fr – ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h.
Le catalogue, dans une magnifique édition Paris Musées, propose les textes de vingt-cinq artistes et écrivains. (239 pages – 39,90 euro)
Brigitte Rémer, le 28 septembre 2020