Texte de Peter Handke, (Über die Dörfer), traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt – mise en scène de Sébastien Kheroufi, compagnie La Tendre lenteur – Centre Pompidou et Festival d’Automne à Paris, en coréalisation avec le Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne. Vu au Centre Georges Pompidou, Paris.
Le spectacle débute dans le grand hall du Centre Pompidou où plusieurs personnages font une performance et où s’engage un premier dialogue entre Gregor (Reda Kateb) et Nova (Cassey). C’est un peu désordre et le texte s’envole au-dessus des photos grand-format dont on ne sait pas si elles appartiennent au spectacle ou à l’exposition en cours.
Gregor rentre au village après de nombreuses années d’absence. Il avait quitté sa famille, ouvrière, il est maintenant écrivain. Le retour s’annonce conflictuel, l’heure des règlements de compte a sonné, la maison familiale est l’objet d’un conflit. Le monde rural est méconnaissable, les petits qui auparavant se taisaient, demandent reconnaissance et dignité. « Nous n’avons jamais vu le bon côté de la ville » dit l’un d’entre eux.
La suite se passe dans le grand théâtre qu’on a rejoint. Le metteur en scène Sébastien Kheroufi, qui a monté une première fois la pièce en février dernier, la reprend et la fait cheminer. Avec la complicité de l’auteur, il transpose le milieu rural des années 60 en Autriche tel que Peter Handke l’a décrit, en périphérie de ville, cité des Canibouts, à Nanterre dans les années 90, qu’il a lui-même fréquentés. La seconde partie porte le titre de Barbares sur sol PVC Terrazzo blanc. 2MC FL.S1 Caoutchouc, déclinant le monde ouvrier. Côté jardin, une table et deux chaises. La glacière. La scénographie (Zoé Pautet) nous place face à la transparence d’un atelier-dortoir dans lequel une ouvrière, intendante du chantier (Mari-Sohna Condé), remplit des sacs qui tombent du toit et qu’elle entasse en un geste répété et routinier. Cuisine, lits superposés, télé allumée, néon et petite lampe pour un éclairage glauque (création lumière Enzo Cescatti), quelques images sur le mur. L’intendante chante, fait la tambouille, se remet à l’empilement des sacs jusqu’à l’arrivée de Gregor revenu sur les lieux. La réalité lui saute au visage, elle, raconte le travail, les courants d’air, la difficulté de la vie, le frère de Gregor, si courageux.
Hans d’ailleurs ne tarde pas à arriver (Amine Adjina) accompagné de ses collègues de chantier, Anton, Ignaz et Albin, et défie avec vigueur « l’intello, qui lisait et ne s’occupait pas de nous. » Il les présente et chacun se raconte, marqué par la pauvreté, exposant ses ressentiments et sa révolte, et se disant content d’être ouvrier. Un autre, juste avant, s’était plaint de n’être pas considéré, « nos vallées sont abandonnées, rien n’est plus transmis. Nous voulons être magnifiés… » Hans vocifère jusqu’à la transe « Laisse-nous être ce que nous sommes… » et jette de la terre noire sur le sol avant de se rouler dedans. Grégor garde le silence. Un chœur entre, composé de la diversité des gens qu’on croise dans la rue ou le métro, habitantes et habitants d’Ivry où a été monté le spectacle. Il prend possession du territoire, commentant les actions en musique et en chorégraphie. « Quand l’homme à l’écriture me rendra-t-il mes droits ? »
Derrière ce côté provocateur et dénonciateur des injustices sociales, le texte apporte des moments prophétiques. Ainsi quand l’intendante sortant de l’atelier et le quittant à jamais déclare dans un acte de foi qu’elle rentrerait au pays, « Je m’élargirais à mon peuple. » Les deux frères se font face en un moment de vérité quand Gregor brise la glace et déclare « Je t’ai observé tout l’après-midi. » Il évoque les parents morts, la solitude. « Ici, je suis le grouillot » dit le second. Un rien de nostalgie les envahit, un rideau de fer ferme l’atelier. Une chanson « Reviens vers ceux que tu aimes… Pourquoi couper les liens il n’est jamais trop tard… »
La troisième partie, « Zone industrielle en barbarie » montre, sous une batterie de néons au plafond, la rencontre entre Gregor et sa sœur, Sophie, dansant et chantant, lui faisant des aveux : « Sais-tu que jadis j’étais amoureuse de toi ? Je recopiais ton écriture, je copiais tes dessins… » elle se rappelle l’enfance, puis coupant tout pathos, se reprend… « Ton image ne tremble plus en moi… » Le grand frère la provoque, sur son manque de combativité et d’ambition… « Ce qu’elle va devenir ? Commerçante ! » Piquée au vif Sophie se rebiffe et lui jette ses quatre vérités : « Tu es animé d’un faux-semblant de bonne volonté… Tu étais toujours figé… » Elle sort tandis qu’à l’avant-scène, il lance des imprécations au monde entier.
La quatrième partie, Les Barbares au cimetière, est d’une autre facture. Sur la terre noire jetée au sol, une vieille femme énigmatique, sorte de pythie (Anne Alvaro), trace un cercle de divination, puis dessine les arbres du cimetière sur le rideau de fer de l’ex-atelier. Elle s’assied sur le banc, comme le fou du village et cherche sa route, la troisième, celle qui mène au centre du village, se désole de la disparition de ce vieux monde et de tous ses repères. Comme une conteuse, elle évoque le plus joli village, qui peut-être, n’a pas même existé et se raconte à son tour lançant ses imprécations : « Vous êtes des oublieux de l’être, J’aimerais maudire cette cité. »
Revient Nova, rencontrée au début du spectacle, mi-archange mi-messie, pour une longue prosodie lancée face au public : « ce cimetière muet c’est mon point de départ. Je suis parti depuis si longtemps. » La vieille femme l’approche et demande vengeance. Au loin une flûte accompagne le texte et marque l’arrivée du chœur, un à un, puis l’entrée d’une jeune fille de dix ans, fille de Hans, qui se place au centre du cercle et rejoint la pythie qui la prend sous son aile, assurant une partie de la transmission. La partition musicale s’approfondit et s’enrichit du saxo puis de la clarinette (création sonore Matéo Esnault). La fratrie se regroupe. Hans a un porte-voix : « tu prétends te sentir responsable de nous, mais qu’as-tu fait ? » hurle-t-il à Gregor, imperturbable. « Je te récuse. » Le bouquet final, sorte d’anamnèse collective, pend la forme d’une parabole. Gregor prend la parole : « Il y a quelques siècles, un jour je vous ai vus, nos visages, nos histoires, s’élevaient des feuillages. » Et d’ajouter : « Je ne veux plus vous sortir du pétrin. » Le chœur en écho, représentation des humiliés, fait tinter le mot malheur ! Il n’y a pas de consolation, ni connaissance, ni certitude. »
La salle se rallume, Nova, originaire d’un autre village, revient (Cassey, vue au début du spectacle). La prédication reprend, comme un slam en langue créole en une apostrophe au public qui ouvre un grand champ poétique et dans une montée spectaculaire du ton et de l’engagement, avec la force du boxeur. « Écoutez, vous autres, le chant des créateurs, gens d’ici ! » Le texte, est crépusculaire, comme la fratrie et comme la ville.
Sébastien Kheroufi, le metteur en scène, sait de quoi il parle. Il a fait de nombreux petits métiers avant de se former au théâtre et grandi dans la périphérie de Paris. Il a interprété plusieurs rôles avant de se lancer dans la mise en scène et présenté en juin 2023 Antigone, au Théâtre du Soleil, dans le cadre du Festival Départ d’incendies, puis en mars 2024 une première version de Par les villages. Il a été nommé pour ce travail « révélation théâtrale de l’année » par le Syndicat de la critique pour le théâtre, la musique et la danse. Sébastien Kheroufi privilégie la rencontre, là où il présente la pièce, il rassemble un collectif d’habitants qui forme le chœur.
Auteur de romans, nouvelles et récits, d’une trentaine de pièces de théâtre, d’essais, réalisateur de films dont dont La Femme gauchère, en 1978, Peter Handke s’est révélé avec une première pièce écrite en 1966, Outrage au public où il remet en jeu la théâtralité. Un certain nombre de ses pièces ont été montées en France : La Chevauchée sur le lac de Constance qu’il écrit en 1971, Les gens déraisonnables sont en voie de disparition en 1974, ainsi que Par les villages, en 1981. Claude Régy entre autres les a mises en scène. Par les villages propose une multiplicité de langages et d’horizons, matériaux dont Sébastien Kheroufi a su s’emparer pour les transformer en un discours social et poétique généreux et fort réussi.
Brigitte Rémer, le 31 décembre 2024
Avec : Amine Adjina, Anne Alvaro, Dounia Boukerski ou Bilaly Dicko en alternance, Casey, Mari-Sohna Condé ou Gwenaëlle Martin en alternance, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Reda Kateb, Minouche Nihn Briot et Sofia Medjoubi ou Miya Joséphine en alternance. Assistanat à la mise en scène Laure Marion – collaboration à la dramaturgie Félix Dutilloy-Liégeois – régie générale Malounine Buard – scénographie Zoé Pautet – costumes Cloé Robin – création lumière Enzo Cescatti – création sonore Matéo Esnault – photographies Léo Aupetit – collaboration artistique Laurent Sauvage. Avec la participation exceptionnelle des habitants et habitantes d’Ivry-sur-Seine. Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, le texte est publié aux éditions Gallimard.
Présenté en décembre 2024, Grande salle du Centre Pompidou, Paris – En tournée : 22 au 26 janvier 2025, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – 25 et 26 février, La Filature, Scène nationale de Mulhouse – 5 avril, Théâtre de Corbeil-Essonnes, Grand Paris Sud – 11 et 12 avril Espace culturel Robert-Doisneau, Meudon-la-Forêt.