Petit Eyolf

© Christophe Raynaud De Lage

Texte de Henrik Ibsen, mise en scène et scénographie Sylvain Maurice, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

Un tapis noir brillant au sol, un grand écran qui ouvre sur l’horizon, une jetée s’avançant dans la mer. La lumière est au cœur du sujet, visible et invisible. Dans cette scénographie épurée se déroule un drame des plus cruels, la mort d’un enfant et les déchirements que cela entraîne.

Petit Eyolf (Murielle Martinelli) retrouve son père, Alfred Allmers de retour de voyage de manière inattendue (David Clavel). Écrivain, Alfred s’isole épisodiquement pour écrire et s’absente en principe six à sept semaines. Avant de rentrer il a pris la décision de suspendre sa grande œuvre et de cesser de se déplacer pour consacrer plus de temps à son fils, handicapé moteur. Cette fois il n’a pas même écrit une ligne avoue-t-il à sa femme, Rita (Sophie Rodrigues), à qui il annonce ses résolutions, car « ce qu’on fixe sur le papier ne vaut pas grand-chose » ajoute-t-il. Depuis quelque temps le couple Alfred-Rita bat de l’aile, Rita sent qu’Alfred lui échappe, elle en parle avec Asta, la demi-sœur d’Alfred (Constance Larrieu) tout en vidant la valise.

© Christophe Raynaud De Lage

Entre le père et le fils ce sont de jolies retrouvailles. L’enfant a mis son beau costume, dit à son père vouloir apprendre à nager comme les autres enfants et avoir pour projet de devenir soldat. Il porte déjà comme un uniforme. La Dame aux rats qui le fascine (Nadine Berland) et dont il parle avec son père justement passe par là, au moment où la sirène se fait entendre. On l’invite dans la maison. Très excentrique, un peu toquée, elle s’amuse à raconter sa capture des rats avant de passer sa route au son de l’accordéon. Est-elle le mauvais œil, ou l’image de la mort ?

Les adultes parlent entre eux, Petit Eyolf a la permission de descendre au jardin, il rejoint quelques enfants sur la plage. Il ne reviendra pas. La montée dramatique de cette première partie du spectacle mène au silence, à l’absence, au vide. L’enfant a disparu. L’enfant s’est noyé. Le fjord pourtant garde un air endormi, plein de son mystère.

Alfred est sur un banc, la douleur est grande, il cherche à comprendre le sens de cette mort, évite sa femme et recherche la compagnie de sa sœur. Celle-ci lui apprend qu’elle n’est qu’une demi-sœur et qu’elle en a trouvé la preuve dans les papiers de famille. Elle partira avec Borgheim, l’ingénieur amoureux d’elle mais dont elle ne voulait pas entendre parler (Maël Besnard), même si Alfred la supplie de rester. La sirène du vapeur sonne le départ, comme un autre glas.

© Christophe Raynaud De Lage

Chagrin, culpabilité, remords, rongent les parents du Petit Eyolf qui se déchirent et s’accusent mutuellement face à leur responsabilité dans ce drame : « Tu ne l’as jamais vraiment aimé » dit Alfred, « Nous n’avons jamais conquis ce garçon, nous portons le poids de cette mort » répond-elle. L’interdépendance qui lie les personnages de la pièce tisse une toile où passe la navette des mensonges et des vérités, les non-dits. L’image de l’enfant gisant au fond de l’eau, les yeux grands ouverts les hante. « J’ai rêvé d’Eyolf. Je l’ai vu remonter de l’embarcadère, comme les autres » se convainc le père.

Comment supporter la vie ? Chacun cherche sa réponse. Alfred voudrait venger Eyolf et remonter là-haut, dans la solitude de la montagne où il peut écrire, Rita refuse de rester pour ne pas revivre ce qu’ils ont été autrefois. Ensemble, ils reviennent sur leur propre histoire. « Notre amour était un feu dévorant. Tu étais si terriblement belle… » « Je ne me souviens de rien. » Ensemble cependant ils entrent dans une démarche de résilience, cherchant à « remplir le vide avec quelque chose qui ressemble à de l’amour. » Et ils découvrent qu’ils pourraient se rendre utiles à d’autres enfants, moins chanceux que le leur, en leur ouvrant la porte pour « adoucir le destin de ces petits voyous. » Et tandis que Petit Eyolf s’est échappé et vogue, ils prennent un nouveau départ en regardant « vers le haut, vers le grand calme, vers les étoiles » tandis que toujours « l’eau frappe. »

© Christophe Raynaud De Lage

Henrik Ibsen (1828-1906) a écrit Petit Eyolf en 1894 et la pièce fut jouée en janvier 1895 au Deutsches Theater de Berlin. Comme dans ses autres pièces, l’auteur creuse ses obsessions en se confrontant avec le passé pour tenter d’écrire le présent. Grand dramaturge norvégien, il fut personnellement brassé dans la faillite des affaires paternelles qui ont entraîné la désunion de la famille. Écartelé entre l’alcoolisme du père et le mysticisme de la mère, qu’il fuira, Ibsen est marqué au fer blanc. Solitaire et taciturne, il mène une vie relativement marginale à Bergen dont il dirige un temps le Christiania Theater puis erre entre le Danemark, l’Italie et l’Allemagne. Il ne rentrera en Norvège qu’en 1891 après vingt-sept ans d’absence et avec une notoriété internationale d’écrivain. Car il a toujours écrit, même si la reconnaissance n’est pas venue tout de suite. Ses pièces ont une grande puissance. La première, Catilina, est publiée en 1850. Il y en a de nombreuses autres dont les plus représentées – Maison de Poupée (1879, Les Revenants (1881), Un Ennemi du peuple (1882), Le Canard sauvage (1884, Hedda Gabler (1890), Solness le constructeur (1892), John Gabriel Borkman (1896). Son théâtre est intime, cruel et humaniste.

Metteur en scène de Petit Eyolf, Sylvain Maurice a monté en 2016 l’immense chronique d’Ibsen, Peer Gynt, publiée en 1867. Après avoir dirigé pendant dix ans le CDN de Sartrouville, il travaille depuis 2023 avec sa nouvelle compagnie [Titre Provisoire] en Finistère sud, et propose un cycle intitulé Enfant, Enfances, Adolescences. Dans ses dernières mises en scène il radiographie les couples qui se déchirent mais qui ne sombrent pas. Ainsi dans La Campagne, de Crimp, pièce qu’il a mise en scène la saison dernière.

Dans la vision tragique de Petit Eyolf, bien portée par les acteurs dans ce qu’ils tissent entre leurs personnages de façon chorale, l’angoisse monte avec la succession d’événements qui se déroulent au premier acte. On entre ensuite dans une sorte d’Inachevé, au sens schubertien du terme, au fil de l’échange qui se construit entre les vivants et les morts.

Brigitte Rémer, le 27 mars 2024

© Christophe Raynaud De Lage

Avec : Nadine Berland, La dame aux rats – Maël Besnard, Borgheim – David Clavel, Alfred – Constance Larrieu, Asta – Murielle Martinelli, Eyolf – Sophie Rodrigues, Rita. Lumières Rodolphe Martin – son Jean de Almeida – collaboration à la scénographie Margot Clavières – direction technique André Néri – régie générale Marion Pauvarel – administration et diffusion En votre compagnie

Du 8 au 16 mars 2024, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets Centre Dramatique National du Val-de-Marne, 1 rue Raspail. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : 21 mars 2024, L’Archipel, Scène de territoire de Fouesnant – du 9 au 11 avril – Le Quai – CDN d’Angers

Mark Rothko

Parcours chronologique de l’ensemble de l’œuvre de Mark Rothko, artiste majeur du XXème siècle – commissariat de l’exposition : Suzanne Pagé et Christopher Rothko, avec François Michaud et Ludovic Delalande, Claudia Buizza, Magdalena Gemra, Cordélia de Brosses – à la Fondation Louis Vuitton – Derniers jours.

Mark Rothko, No. 14, 1960  (1)

Le musée d’Art Moderne de la Ville de Paris avait présenté en 1999 une première rétrospective de l’œuvre de Mark Rothko (1903-1970). Vingt-cinq ans plus tard, la Fondation Vuitton prend le relais et expose ses toiles dans l’ensemble des salles de son somptueux bâtiment : 115 œuvres issues des plus grandes collections institutionnelles et privées internationales dont la National Gallery of Art de Washington, la Tate de Londres, la Phillips Collection ainsi que la famille de l’artiste. Toutes ces œuvres ont été généreusement prêtées. On est face à la plus grande rétrospective jamais organisée dans le monde, même si certaines œuvres, trop fragiles, ne peuvent voyager comme c’est le cas de La Chapelle.

Né Marcus Rotkovitch dans l’ancien Empire Russe, l’actuelle Lettonie, Mark Rothko rejoint son père à Portland, dans l’Oregon, à l’âge de dix ans, après un passage par l’école talmudique. Il obtient une bourse pour la Yale University, qui n’est pas reconduite en seconde année compte tenu des nouvelles mesures sur l’immigration. Très attiré par le théâtre qu’il apprend à Portland, il oscille un temps entre ces deux formes artistiques, travaillant par ailleurs la nature morte avec Max Weber, à l’Art Students League de New-York. « Je suis devenu peintre, dit-il, parce que je voulais élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie.» Sa rencontre avec l’artiste Milton Avery en 1928 est déterminante, il participe à sa première exposition à l’Opportunity Gallery de New-York. Il obtient la nationalité américaine en 1938. Son unique Autoportrait, assez sombre, réalisé en 1936, accueille le visiteur.

Ses premières peintures, figuratives, datant des années 30, ne laissent pas présager l’évolution de l’œuvre qui s’inscrit ensuite dans l’abstraction. La première galerie montre la figure humaine dans un New-York miné par les conflits sociaux, conséquences de la crise financière de 1929. On plonge dans des scènes intimistes aux personnages anonymes, éthérés et solitaires, dans des paysages urbains et les espaces clos du métro new-yorkais. Il travaille les couleurs sourdes – vert-de-gris, bleus grisés, dégradés de brun, blancs teintés, ses débuts figuratifs sont une grande surprise,. La dernière galerie présente dans son bel espace appelé « Cathédrale » des toiles de la série Black and Gray, dialoguant avec trois sculptures de Giacometti. Entre ces deux espaces se déploient toutes les étapes des recherches de Mark Rothko dans la déclinaison de ses couleurs.

Mark Rothko, Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944 (2)

Grand lecteur d’Eschyle et de Nietzsche, dans le contexte mondial tragique des années 1940, Mark Rothko s’intéresse aux mythologies, représente l’animalité, le fantastique avec des monstres aux corps hybrides et déchiquetés et des héros archaïques, des formes végétales et animales. Ainsi une huile sur toile datant des années 1941/42 Untitled, qui pourrait faire penser aux Caryatides ou Slow Swirl at the Edge oh the Sea en 1944, une toile pleine de signes et de symboles où deux personnages esquissés dansent entre ciel et terre. Il s’approche, un temps, du surréalisme, notamment avec l’arrivée aux États-Unis d’intellectuels et d’artistes européens fuyant la guerre. Devant certaines œuvres on pense à Max Ernst ou de Chirico, devant d’autres, à Joan Miró ou à Matisse.

Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957 (3)

C’est à partir de 1946 que Rothko se tourne vers l’abstraction avec les Multiformes et cherche la lumière. La couleur prend le dessus et le dessin s’efface au profit des formes rectangulaires et des variations de tons jaunes, rouges, ocre, orange, bleus et blancs. C’est une époque de sa peinture dite classique, les formats s’agrandissent, les couleurs irradient, se concentrent et se dilatent les bords restent indéfinis. La Salle Rothko de la Phillips Collection, présente des œuvres caractéristiques des années 1957/58 où dominent l’ocre, le rouge et le gris. Ainsi son œuvre Orange and red on red ou The Ochre (Ochre, Redon Red). C’est la seule trace du travail de Rothko, élaborée en collaboration avec l’artiste lui-même à Washington, il en a fait l’accrochage et a installé un banc pour la contemplation. Les Seagram Murals, présentés dans l’exposition est une commande passée par l’entreprise Seagram dans les années 1957/58 à laquelle l’artiste a renoncé en cours de réalisation car la réalité n’était pas à la hauteur du projet. L’artiste avait repris ses neuf oeuvres et en avait fait don à la Tate qui les recevait le jour où il s’est donné la mort.

Au sommet de la Fondation Vuitton, c’est dans le magnifique espace appelé « Cathédrale » que l’on trouve une dizaine de toiles de la série Black and Gray, réalisées en 1969/70. Elles sont nées d’une commande non aboutie avec l’Unesco, et sont présentées ici en dialogue avec trois œuvres de Giacometti, dont L’Homme qui marche et La Grande Femme. On y lit le caractère méditatif de l’œuvre, même si, jusqu’au bout, Rothko a travaillé la couleur, comme le montre encore cet Intitled/Orange de la Katharine Ordway collection et même si « derrière la couleur se cache le cataclysme » comme il le dit.

Mark Rothko et Alberto Giacometti (4)

L’exposition Mark Rothko telle que présentée en son parcours-rétrospective par la Fondation Vuitton est remarquable, comme l’est l’œuvre de Mark Rothko elle-même. Christopher Rothko, fils de Mark, en est le gardien, et co-commissaire de l’exposition avec Suzanne Pagé, François Michaud et toute une équipe. La peinture de Mark Rothko dégage une émotion profonde et poétique en même temps que mystique et touche à quelque chose de l’ordre de la transcendance comme on peut le voir chez Giotto et d’autres peintres de la Renaissance italienne. Pour Mark Rothko, « l’art est le langage de l’esprit » et il s’est toujours intéressé à la théorisation de l’art, à la formation et pose la question du sujet en art. « À ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface » écrit-il.

Brigitte Rémer, le 25 mars 2024

Mark Rothko, Self Portrait, 1936

Mark Rothko, Self Portrait, 1936 (5)

(1) Mark Rothko, No. 14, 1960 – Huile sur toile, 289,60 cm x 268,29 cm – San Francisco Museum of Modern Art – Helen Crocker Russell Fund purchase © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (2) Mark Rothko, Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944 – Huile sur toile, 191,1 x 215,9 cm – Museum of Modern Art, New York, Bequest of Mrs. Mark Rothko through, The Mark Rothko Foundation, Inc.© 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (3) Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957 – Huile sur toile, 169,6 x 158,8 cm – Modern Art Museum of Fort Worth, Museum purchase, The Benjamin J. Tillar Memorial Trust © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (4) Au mur de gauche a droite : Mark Rothko Untitled, 1969 Untitled, 1969 Au milieu de la salle : Alberto Giacometti Grande Femme III, 1960 © Fondation Louis Vuitton – (5) Mark Rothko, Self Portrait, 1936 – Huile sur toile, 81,9 x 65,4 cm – Collection de Christopher Rothko © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (3)

Exposition du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024 – lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h, nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h, samedi et dimanche de 10h à 20h, fermeture le mardi – Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris – métro Les Sablons – site : : www.fondationlouisvuitton.frtél. : 01 40 69 96 00 – Publications : Catalogue réalisé sous la direction de Suzanne Pagé et Christopher Rothko, co-édition Fondation Louis Vuitton et Citadelles & Mazenod (45 euros) –  Le Journal de la Fondation Louis Vuitton n° 16 (7 euros) en français et en anglais – Mark Rothko L’intériorité à l’œuvre, par Christopher Rothko, co-édition Fondation Louis Vuitton et Hazan (29 euros) – Derniers jours.

Kids

Texte Fabrice Melquiot – mise en scène François Ha Van, compagnie Le Vélo Voléau Théâtre La Piccola Scala / Paris.

© Nathanne Le Corre

On descend au deuxième sous-sol de la Scala pour rejoindre les Kids, comme si on descendait se cacher dans les abris avec eux. La petite salle ressemble à une cave et les huit orphelins de guerre qui composent la bande se confondent avec le public. On les repère, dans l’ombre, quand ils craquent une allumette, éclairant leur visage.

Nous sommes en Bosnie-Herzégovine, le 29 février 1996. Après quatre ans de guerre c’est la fin du siège de Sarajevo. Restent, dans une ville détruite, cadavres et orphelins. Les Kids sont une bande d’orphelins de toutes origines ethniques qui se serrent les coudes pour réinventer la vie. Ils sont huit et nous font face, spontanés, fatigués, affamés, mal attifés, débordant d’énergie, d’espoirs et de désespoirs. « Je me suis souvenue » dit l’une, égrenant la liste des absents ; « Moi je caille pire que du lait » enchaîne l’autre, grelotant ; « Réjouissons-nous, on est vivants ! » lance une troisième. Ils font la manche, s’engueulent, s’empoignent, font des concours de mauvais anglais, chantent et dansent, entre deux crises de détresse. Ils ont la fureur de vivre.

© Nathanne Le Corre

Il y a Nada, l’invisible, secrètement amoureuse de Sead, talentueuse dans l’art de faire les poches et de rapporter des trésors à tous (Montaine Fregeai) ; Refka et son incessante envie de faire pipi, collectionneuse de cailloux blancs (Manon Preterre) ;  Bosko le serbe (Axel Godard) et son amoureuse la musulmane Admira (Lara Melchiori), tous deux ne rêvent que de partir ; Amar le musicien et dernier arrivé (Nathan Dugray) ; Stipan un peu caïd avec ses aspirations de couteau et de pistolet (Sylvain le Ferrec) ; son frère, Josip, mongolien, toujours à ses basques et obsédé par les I love you qu’il lui lance toutes les trois minutes (Hoël Le Corre), elle tient aussi le rôle de Narratrice ; Sead le leader, inconsolable  depuis la mort de sa petite sœur, tuée (Yann Guchereau). « Elle chante dans ma tête… Sedika, je pense à toi Little sister. Je te regarde du haut de ma colline. » Ils ont entre treize et dix-huit ans, les parents sont morts, les familles se sont disloquées. On les suit dans leurs modes de survie, leurs empoignades, leur sauvagerie, leurs projets. Ils montent un spectacle et vont le jouer devant le Parlement, pour les occidentaux. « Ce soir, pour notre Parade, j’aurai un flingue ! » dit Stipan.

© Nathanne Le Corre

Quand ils remontent le temps on les voit dans une salle de classe, à l’orphelinat avec d’autres Kids, morts ou disparus depuis. Leurs vêtements sont moins usés que maintenant. Amar, guitare en bandoulière, se joint à eux. Sead raconte : « Cette nuit à la cave j’ai lu sur les rêves, un truc, pendant que vous dormiez » et il sort L’Idiot, dont il lit un passage : « On fait parfois des rêves étranges, dont au réveil on garde un souvenir très net. Pourquoi une fois rentré tout-à-fait dans la réalité, sent-on presque chaque fois, et parfois avec une force extraordinaire, qu’avec le rêve on abandonne quelque chose qui demeure une énigme ? » Bosko et Admira répètent leur numéro pour le soir, fastidieusement, transformant la rose en crocus, « J’ai une rose dans les cheveux… Prends-la si tu veux » qui devient « J’ai un crocus dans les cheveux… Prends-le si tu veux…»

Et l’on remonte le temps, plus encore en arrière, avec le début du siège et les premiers bombardements auxquels on assiste, la fin du couvre-feu, un obus sur l’orphelinat. Sead, perché, ressemble à un albatros surveillant sa nichée. Tout le monde est à l’abri. Stipan avait neuf ans et devient narrateur, accompagné de phrases musicales. La scène se recouvre d’une bâche et de gravats. Rejka, fille de Hana et Mustafa, y rencontre, près des ruines, le fantôme d’Ekrem, ami de ses parents, accompagné de son fils, qui connaissait sa sœur et l’appelait Petite Fleur. Sead joue au chef et giffle Nada, juste pour rien, Josip colle à son frère. L’alternance entre present perfect et présent mène la troupe à faire cercle. Assis sur le parvis, devant le Parlement. Amar chante, les autres dansent. « On est lyriques » disent-ils.

© Nathanne Le Corre

Stipan n’est pas vraiment de la partie. Surexcité, il va-et-vient autour d’eux, court et joue avec son flingue. « Je cours plus vite qu’un léopard dopé. Les snipers je les rendrai marteaux » se vante-t-il. On encourage Josip à rattraper son frère. Arrivé à son niveau, il lui arrache le révolver, fait face aux Kids, sourit et le porte à sa tempe. « Une détonation. Josip s’écroule. » Stipan n’y croit pas et tous se précipitent. « J’ai tiré des tas de fois. Il était pas chargé. » Ils forment un cortège et le hissent, posent son corps sur l’herbe grise, dans le terrain vague jouxtant le Parlement et un hôtel de luxe qui a brûlé, recouvert de croix et de pierres blanches. Stipan lui prodigue les gestes de tendresse qu’il n’a jamais su prodiguer. Sead accompagné de Nada part chercher une pelle pour le recouvrir de terre. Bosko et Admira prennent la route, « Ça sera plus pareil sans vous » lancent-ils.

Les textes de Fabrice Melquiot offrent une parole forte et sensible. C’est aujourd’hui l’un des plus grands auteurs dramatiques, et il avait reçu en 2008, le Prix Théâtre de l’Académie Française pour l’ensemble de son oeuvre. Il a ensuite dirigé le théâtre Am Stram Gram de Genève, Centre international de création et de ressources pour l’enfance et la jeunesse, de 2012 à 2021. Kids est une pièce magnifiquement écrite où le langage familier et l’argot se mêlent à la prose poétique, sa marque de fabrique. Il a travaillé sur le conflit yougoslave – qui s’est déroulé entre 1991 et 1995 – et a écrit cette pièce ainsi que Le Diable en partage lors de ses différents séjours dans les Balkans, entre 1998 et 2000. Derrière la guerre, il rend hommage à la vie, sa palette est ample et passe par toutes les couleurs allant du jeu d’enfants au drame et du simulacre au réel.

Les acteurs, sous la direction de François Ha Van, metteur en scène, servent ce texte choral avec précision et talent tout en gardant de la spontanéité. Les enchainements entre les répliques et les reprises composent un geste musical léger et tout est comme chorégraphié dans le petit espace de la Piccola Scala utilisé de façon judicieuse et inventive. De l’énergie circule, chaque acteur met en lumière le caractère de son personnage, sans aucune caricature, il y a de l’humanité et de la tendresse, de l’humour parfois, malgré le drame de la guerre et la rudesse d’une meute de jeunes, hors sol et impatients de vivre.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2024

Avec : Nathan Dugray, Montaine Frégeai, Axel Godard, Yann Guchereau, Hoël Le Corre, Sylvain le Ferrec, Julie Bulourde en alternance avec Lara Melchiori, Manon Preterre

Du 1er mars au 6 avril 2024, vendredi et samedi à 19h30, dimanche à 17h30, relâche les 3, 8, 9, 10 et 17 mars à La Piccola Scala, Théâtre La Scala, 13 Bd de Stransbourg. 75010 – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.com

Les Bonnes

Texte Jean Genet – mise en scène Mathieu Touzé – avec Yuming Hey, Élizabeth Mazev, Stéphanie Pasquet, au Théâtre 14.

© Christophe Raynaud de Lage

Le décor est assez funéraire, sorte de blanc glacé et ployant sous les fleurs comme le veut Genet, son dénivelé en traduit d’emblée la hiérarchie sociale et l’enfermement. Claire, voilée, monte sur scène (Stéphanie Pasquet) et se dévoile face à la coiffeuse, dans le rôle simulé de Madame. Elle se pomponne tandis que Solange, sa sœur ainée (Élizabeth Mazev) tient le rôle de servante. On entre dans la simulation et le mimodrame, le jeu dans le jeu qui traverse la pièce dans laquelle les rôles s’inversent en permanence. Dans la réalité, les deux soeurs ont même statut social, celui de domestique, elles retiennent et accumulent leurs griefs à l’égard de leur maîtresse avec qui elles entretiennent des rapports complexes, entre attirance et rejet, et se jettent à la figure une certaine dose de leur haine réciproque, du mépris qu’elles alimentent à l’égard de la classe sociale qui n’est pas la leur et de leurs jalousies. La pièce repose sur ce jeu en double miroir, plus pervers qu’innocent où, à tour de rôle, elles se glissent dans la peau de Madame et se prennent mutuellement pour exutoire, brouillant un peu plus de leurs identités.

© Christophe Raynaud de Lage

Jeu innocent d’autant moins quand le téléphone sonne, annonçant la remise en liberté provisoire de Monsieur, dont elles sont à l’origine de la garde à vue, par une lettre de dénonciation envoyée à la police, qui a mené à son arrestation ; d’autant moins qu’elles ne se précipitent pas pour le faire savoir à Madame, à son retour, de peur d’être démasquées et répudiées, de perdre leur statut de servantes, malgré tout protégées. « Elle, elle nous aime. Elle est bonne. Madame est bonne ! – selon le jeu de mots de Genet – Madame nous adore. » Quelques petits moments de complicité, d’autres de tendresse entre elles, réels ou joués, apportent quelques respirations, ainsi quand elles donnent du rythme par la chanson désenchantée de Mylène Farmer, Tout est chaos.

Quand la sonnerie du réveil retentit, Claire quitte la robe de velours écarlate empruntée à la garde-robe de Madame et dans laquelle elle habitait son rôle, le rituel prend fin, ébréché par les moments de désespoir et par la future mise en acte de l’assassinat de Madame, en vue d’éloigner tous soupçons. « Dans son tilleul. Dix cachets de Gardénal… »

© Christophe Raynaud de Lage

Et elle, Madame, arrive, en grande excentrique (Yuming Hey) immense chapeau, gestes maniérés, somptueuse en son chagrin expressionniste compte tenu de l’absence de Monsieur. Elle distribue à Claire et à Solange quelques robes puisées dans son armoire. « Vous êtes un peu mes filles. Avec vous la vie sera moins triste. Nous partirons pour la campagne. Vous aurez les fleurs du jardin. » Et elle finit par détester ces fleurs qui la dévorent, renforçant le côté mortuaire de la mise en abyme, son catafalque avant l’heure. Le tilleul se prépare. Le tilleul est servi. Claire et Solange se trahissent et sont acculées à parler du coup de fil de Monsieur, annonçant sa libération. Madame bondit, se prépare et s’en va, sans même prendre son tilleul malgré l’insistance de Solange et de Claire. Elle remarque toutefois les légers déplacements des objets de la maison : le récepteur décroché, la poudre sur la coiffeuse, le réveil et la clé du secrétaire qui ont changé de place. Un moment elles envisagent de s’enfuir, sentant que leurs plans maléfiques pourraient être démasqués, mais n’ayant nulle part où aller, se ravisent. Elles commencent leur dernier jeu de rôle et cérémonial, être Madame à tour de rôle, dans une extraordinaire tension dramatique où Solange, dans sa diatribe  fortement poétique, met en scène les funérailles de sa maîtresse et les leurs, dans une grande excitation et jusqu’au délire, « Cela ma petite, c’est notre nuit à nous » prophétise-t-elle. Mais Claire ne sort plus du jeu et dans la parfaite imitation de Madame, boit le tilleul. « Et tu l’as servi dans le service le plus riche, le plus précieux » prend-elle la peine de remarquer. Le simulacre est à son comble et la mort est là.

© Christophe Raynaud de Lage

Louis Jouvet met en scène Les Bonnes en 1947, année de sa publication et première pièce de Jean Genet, la plus montée au théâtre. Subversive, comme toutes ses autres pièces – Les Paravents, le Balcon –  l’oeuvre prend racine dans l’univers carcéral que Genet a connu dans sa jeunesse, son imaginaire et sa poésie s’envolant de l’autre côté du mur d’enceinte. Le texte est précédé de Comment jouer Les Bonnes où l’auteur donne des directives : « Le jeu théâtral des deux actrices figurant les deux bonnes doit être furtif… Les actrices retiendront donc leurs gestes, chacun étant comme suspendu, ou cassé… Madame, il ne faut pas l’outrer dans la caricature. Elle ne sait pas jusqu’à quel point elle est bête, à quel point elle joue un rôle… Le décor, il s’agit, simplement, de la chambre à coucher d’une dame un peu cocotte et un peu bourgeoise. »

Mathieu Touzé, co-directeur du Théâtre 14 s’est emparé du texte de Genet, tragique et violent, probablement inspiré du meurtre des sœurs Papin, un fait divers qui avait défrayé la chronique en 1933. Le duo Élizabeth Mazev/Stéphanie Pasquet, Claire/Solange, fonctionne dans toutes les nuances de la palette nécessaire à l’expression des jeux de rôle et des rapports de domination, dans la préméditation monstrueuse de leur vengeance sourde. Madame, interprétée par l’acteur Yuming Hey arrive comme une tornade dans un jeu très extérieur, entre la maîtresse-femme plutôt arrogante et intolérante, un peu invertébrée dans son amour transi envers son amant momentanément indisponible. La pièce est flamboyante en soi, surjouer le rôle n’est pas nécessaire et casse l’aspect ritualisé du texte où dans son unité de temps, de lieu et d’action se mettent en place les gestes infernaux d’une mise à mort.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2024

Avec : Yuming Hey Madame – Élizabeth Mazev, Solange – Stéphanie Pasquet, Claire. Scénographie et costumes Mathieu Touzé – lumière Renaud Lagier – régisseur général Jean-Marc L’Hostis – régie Stéphane Fritsch – assistante à la mise en scène Hélène Thil – Les Bonnes est publié aux éditions Gallimard.

Du 27 février au 23 mars 2024, mardi, mercredi, vendredi à 20h, jeudi à 19h, samedi à 16h. Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier. 75014. Paris – tél. : 01 45 45 49 77 – site : www.theatre14.fr

Corps à corps – Histoire(s) de la photographie

S.I. Witkiewicz © Centre Pompidou (1)

Exposition, à partir des collections du Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou, et de Marin Karmitz, producteur de cinéma et fondateur de la société MK2 – commissaire Julie Jones, avec Marin Karmitz – au Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou – Derniers jours.

Plus de cinq cents photographies signées par cent vingt artistes d’hier et d’aujourd’hui sont présentées au Centre Pompidou. Elles proposent un regard inédit sur les représentations de la figure humaine aux XXème et XXIème siècles à partir d’un dialogue entre l’histoire et le contemporain, sous l’objectif de photographes célèbres ou plus anonymes. La collection de Marin Karmitz, plus de mille cinq cents clichés dont une partie avait été présentée à la Maison Rouge il y a quelques années, et les quarante-mille tirages et soixante mille négatifs du Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou, l’une privée, l’autre publique, font œuvres de complémentarité. « Chacun cultive son jardin de son côté, mais pourquoi ne pas réfléchir ensemble à une synthèse ? » pose Marin Karmitz.

Dora Maar © Centre Pompidou (2)

Le visiteur plonge d’emblée dans la diversité des regards et les manières de voir et d’attester d’un sujet, en confrontant la relation de chacun à l’image, le rapport entre le photographe et le sujet à partir de son inscription dans une société donnée, l’art de la composition. Ce tracé photographique permet de véritables découvertes, dans une scénographie à la fois simple et savante. Il est structuré en sept stations : Les premiers visages – Automatismes ? – Fulgurances – Fragments – En soi – Intérieurs – Spectres.

Au début du XXe le visage pris en plan rapproché devient un motif récurrent dans l’œuvre photographique des avant-gardes. Par ses jeux d’ombre et de lumière l’impression de présence du sujet s’intensifie. Le début  de l’exposition,  Les premiers visages, montrent, dans la pénombre, les saisissants portraits et autoportraits de Stanisław Ignacy Witkiewicz à Zakopane, écrivain, dramaturge et peintre polonais, provocateur dans sa recherche de la forme pure et sa passion pour le travestissement et le simulacre – un fonds offert par Marin Karmitz au Musée – Ces photographies datent de 1931 et dialoguent avec celles du sculpteur roumain Constantin Brancusi montrant une Étude pour la baronne R.F. en terre glaise. On y trouve des épreuves issues de la tradition documentaire comme celles de Lewis Hines qui s’est dédié à la protection de l’enfance au début du XXème siècle, témoigne du travail des enfants notamment dans les filatures et dénonce les abus, et celles de Paul Strand avec Blind Woman ou avec Tailor’s Apprentice, qui tirait ses photos sur un papier au platine importé d’Angleterre. On y voit des traces de ce qui s’est appelé « la plus grande exposition de photographies de tous les temps », The Family of Man, conçue par Edward Steichen pour le MoMa de New-York en 1955 sur l’universalité de l’expérience humaine, ainsi que l’extraordinaire capacité de la photographie à rendre compte de cette expérience. Dans l’espace du livre se trouvent des portraits montrés sur écran, comme celui de Francesca Masclet modelée et photographiée par son époux, Daniel Masclet ; le portrait de Nusch Eluard capté vers 1935 par Dora Maar ; on y croise l’œuvre de Gotthard Schulh, à l’avant-garde du photojournalisme suisse, et beaucoup d’autres oeuvres.

Ulay, col. M. Karmitz © Adagio (3)

Dans la section Automatismes ? l’évolution technologique prête à la fantaisie notamment avec l’arrivée des cabines photos dès 1920 aux États-Unis, avant de les voir en France à partir de 1928 avant même la création de l’entreprise Photomaton. Cette boîte à images a notamment séduit les surréalistes. Elle ouvre sur des pratiques performatives et interroge l’identité comme cet Autoportrait avec perruque de Ulay datant de 1972. On trouve dans cette partie de l’exposition vingt-sept portraits d’enfants signés Boltanski, des grands formats de Mathieu Pernot, des autoportraits détournés du photographe néerlandais Hans Eijkelboom. Jo Spence, figure clé de la scène artistique londonienne dans les années 1970 et 1980, fait fi des stéréotypes imposés par la société avec ses autoportraits photographiques des années 1980 et combine la critique féministe avec la critique de l’usage de la photographie dans le domaine artistique.

Walker Evans, col. M. Karmitz © Florian Kleinefenn (4)

Avec Fulgurances on aborde le chapitre des images volées comme celles qu’on attrape dans la rue sans le consentement du sujet, celles que Brassaï capture depuis sa fenêtre, celles que Walker Evans prend dans le métro de New-York pendant deux ans en cachant son appareil photo. On y découvre Dave Heath, et son très poétique Dialogue avec la solitude réalisé en 1965 et qui rapporte les désespoirs silencieux ; les images de William Eugene Smith photojournaliste engagé, correspondant de guerre dans le Pacifique qui après avoir été blessé prend des images de rue depuis sa fenêtre, à New York ; Lukas Hoffmann et son art du détail met en exergue la matérialité de l’objet dans les photographies de rue qu’il capte, ne recadre pas et assure lui-même les tirages. Cette section montre l’oeuvre de photographes visionnaires plutôt que voyeurs et rapporte des intimités et des atmosphères.

Le chapitre suivant, Fragments met en lumière la femme, motif récurrent malgré le peu de place qui lui est réservé dans la création, femme qui n’existe que par fragmentation. On y trouve les photographies d’Edward Weston connu pour ses nus, qui célèbre la forme et qui s’intéresse non pas au choix des sujets mais à la façon de les regarder ; celles de Man Ray qui avec L’Instant décisif célèbre la rencontre entre deux femmes ; Ilse Salberg qui montre en gros plan la texture de la peau ; J.D. ‘Okhai Ojeikere qui photographie, souvent de dos, les coiffures des femmes nigérianes dans la rue, au bureau, dans les fêtes. L’Inconnue de la Seine dont Louis Aragon s’est inspiré dans son roman Aurélien, est aussi un bel exemple du dialogue qui se construit entre les œuvres : cette inconnue, morte noyée à la fin du XIXe siècle, énigmatique, retrouvée dans le fleuve, son masque mortuaire, obsessionnel, réalisé et la photographie du masque, prise par Man Ray. On pénètre dans la maison d’Annette Messager où l’on rencontre les objets qu’elle affectionne et ses installations photographiques ; par les clichés de Tarrah Krajnak on réfléchit avec elle à l’identité féminine, particulièrement dans les pays d’Amérique Latine.

Dans la section intitulée En soi le photographe enregistre mais s’efface, montrant les solitudes et les jeux de clair-obscur. Ainsi les photographies de Bernard Plossu dans un flou qu’il affectionne et les ombres qu’il travaille dans Coimbra ; celles de Barbara Prost qui s’intéresse au côté scénographique de la prise de vue et à la notion de représentation ; celles de Michael Ackerman qui élabore une série sur New-York ainsi que dans d’autres lieux dont Cabbage town au Canada, Cracovie en Pologne et Bénarès en Inde.

Gordon Parks, col. M. Karmitz © The Gordon Parks Foundation (5)

Intérieurs montre les portraits florentins de l’aristocratie italienne réalisés par Patrick Faigenbaum, photographe d’origine polonaise vivant aux États-Unis ; les clichés de Raymond Depardon rapportées de l’asile psychiatrique de San Clemente, près de Venise ; Les Hétérotopies, ces espaces concrets qui hébergent l’imaginaire selon Michel Foucault ; Anders Petersen s’intéresse aux prostituées dans les cafés ; Antoine D’Agata à l’intime, avec Home town. Cette section expose les photographies issues de l’Agence Magnum, Protest look et les années 1973 au Chili, les Black Panters au Japon, montrées par Hiroji kubota ; les photographies documentaires publiées dans Life dans les années 50/60, sur les conditions de vie des Américains et leur lutte pour les droits civiques ; celles de Gilles Caron, reporter disparu au Cambodge en 1970 et son regard sur mai 1968.

Enfin la section Spectres qui clôture le parcours montre la façon dont les femmes s’évanouissent dans la mémoire des hommes. Ainsi Helga Paris qui, dans sa série Frauen im Bekleidungwerk, raconte avec une belle sensibilité le quotidien dans une usine de vêtements, usine d’état en Allemagne de l’Est, en 1984 ; Birgit Jurgënssen, importante figure de l’avant-garde féministe qui capte  La Femme en ménagère contre la vitre ; on y trouve les œuvres de la photojournaliste Susan Meiselas qui a notamment regardé les Sandinistes face à la dictature du Nicaragua ; de Vivian Maier qui pendant très longtemps ne montrait ses photos à personne ; de Bérénice Abbott connue pour ses clichés de New York et ses épreuves traitant de thèmes scientifiques, photographe qui a contribué à faire connaître les œuvres d’Eugène Atget et de Lewis Hine ; Smith, qui photographie les personnes trans, queer, en transition dans leur identité fluide et l’entre-deux de ces identités ; On y trouve l’œuvre de proches des surréalistes dans les années 30, venant de Russie et des États-Unis ; Raul Haussmann, l’un des fondateurs du mouvement Dada à Berlin  avec Femmes dans un hôpital psychiatrique ; Stéphanie Solinas, avec Déserteurs où elle collecte dans les allées du Père Lachaise les images effacées de certaines tombes, ou encore Impression de Chris Marker.

Autant dire la richesse de cette exposition, flamboyante en son contenu dans ce croisement des regards et le foisonnement des propositions, celles de Marin Karmitz, maître es-Images et de Julie Jones, docteure en histoire de l’art et conservatrice au Cabinet de la Photographie – musée national d’Art moderne, au centre Pompidou. Ensemble, dans ce Corps à corps – Histoire(s) de la photographie, ils ouvrent une multiplicité d’horizons à la réflexion esthétique et philosophique, politique et sociétale, partant de l’espace ouvert et lumineux des Portraits et menant aux pays des ombres, avec Spectres. Leur dialogue est fécond, il permet de dessiner des correspondances entre les sensibilités et univers artistiques, dans la technicité des clichés et la subjectivité des contenus.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2024

Val Telberg © Centre Pompidou (6)

Visuels : (1)Stanisław Ignacy Witkiewicz (dit Witkacy), Sans titre [Autoportrait, Zakopane] 1912- 1914, épreuve gélatino-argentique 17,8 × 12,8 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris Donation de Marin Karmitz, 2022. Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/ Janeth Rodriguez-Garcia/Dist. RMN-GP. (2) – Dora Maar, Nusch Eluard, vers 1935, épreuve gélatino-argentique 24,5 × 18 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris Achat, 1987, © Adagp, Paris 2023 Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/ Jean-Claude Planchet/ Dist. RMN-GP. (3) – Ulay S’He (Self-portrait with wig) [(Autoportrait avec perruque)], 1972, épreuve à développement instantané (Polaroïd), 8,6 × 10,8 cm, Collection Marin Karmitz © Adagp, Paris 2023, Collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (4) – Walker Evans, Sans titre [Passagers dans le métro], New York 1938-1941, épreuve gélatino-argentique 20,2 × 25,3 cm, collection Marin Karmitz © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art, collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (5) – Gordon Parks, Ethel Sharrieff in Chicago [Ethel Sharrieff à Chicago], de la série « Black Muslims » [Musulmans noirs], 1963, épreuve gélatino-argentique, 35,5 × 28 cm, collection Marin Karmitz © The Gordon Parks Foundation, collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (6) – Val Telberg, Rebellion Call [Appel à la rébellion], 1953, épreuve gélatino-argentique, 30 × 24 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris, Don des amis du Centre Pompidou, Groupe d’Acquisition pour la Photographie, 2022 © Estate Val Telberg/Courtesy les Douches la Galerie, Paris, reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam Cci/Hélène Mauri/Dist. RMN-GP.

Corps à corps – Histoire(s) de la photographie. Commissaire d’exposition Julie Jones, conservatrice, Centre Pompidou- Musée national d’Art Moderne, avec Marin Karmitz, assistés de Paul Bernard-Jabel et de Laëtitia Jardin – chargée de production Élise Blin – Architecte-scénographe Camille Exco. Catalogue de l’exposition, sous la direction de Julie Jones Format : 24 × 30 cm, 312 pages, prix : 49 € – Album de l’exposition, sous la direction de Paul Bernard-Jabel et Marion Diez, bilingue français – anglais, format : 27 × 27 cm, 60 pages, prix : 10,50 €.

Du 6 septembre 2023 au 25 mars 2024, tous les jours de 11h à 21h, sauf le mardi – Galerie 2, niveau 6. Le Centre Georges Pompidou. 75191 Paris cedex 04 – Métro : Hôtel de Ville, Rambuteau RER Châtelet-Les-Halles – Tél. : + 33 (0)1 44 78 12 33 – Derniers jours.

L’Enfant brûlé

Librement adapté du roman de Stig Dagerman, traduction Élisabeth Backlund – mise en scène Noëmie Ksicova, compagnie Ex-Oblique – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe /Ateliers Berthier.

© Jean-Louis Fernandez

On entre dans l’histoire par les mots tendres qu’un jeune garçon dit à sa mère. Le spectateur est dans le noir : « Reste auprès de moi » implore-t-il. Quand on fait le pont avec le titre de la pièce, L’Enfant brûlé annonciateur de violence et avec la vie de Stig Dagerman, abandonné par sa mère peu après sa naissance, on est dès le départ comme tétanisé.

Stig Dagerman (1923-1954) est le chef de file de la jeune littérature suédoise des années quarante. Son œuvre, courte de fait et engagée, touche à la difficulté d’être au monde et n’a de cesse de dénoncer le politique et les injustices sociales. Auteur de grands textes dont des romans – Le Serpent en 1945, L’Île des condamnés en 1946, L’Enfant brûlé en 1948 son avant-dernier, publié en France en 1956 – des poésies et des nouvelles ; des pièces de théâtre, avec Le Condamné à mort, en 1947 ; des essais dont Notre besoin de consolation est impossible à rassasier en 1952, texte dense qui compte une vingtaine de pages, écrit deux ans avant qu’il ne mette fin à ses jours. Son style est grave et percutant. « Il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites… »

© Jean-Louis Fernandez

Quand la lumière s’allume on se trouve dans la maison de Knut (Vincent Dissez), qui depuis peu se retrouve seul avec son fils, Bengt (Théo Oliveira Machado) aux portes de l’âge adulte. Alma, la mère, est morte peu avant. Le poids de l’absence est terrible, Bengt n’accepte pas son départ et vit avec tous les signes de sa présence : le foulard qu’elle portait, véritable objet-fétiche, sa photo toujours à proximité, la pendule arrêtée à l’heure de sa mort et toutes les traces qu’il cultive dans la maison. « Elle riait tout le temps » se souvient-il. Dès la première scène, père et fils s’affrontent et Bengt provoque son père qui finit par lui jeter au visage : « Alma est morte pour toute la vie ! » Il neige à la fenêtre à croisée, Bengt, enfermé en lui-même est comme un prisonnier.

Le spectacle est un huis-clos entre le père, prêt à refaire sa vie, le fils désorienté, en souffrance et rébellion, et un chien que Knut apporte un jour à la maison pour faire diversion et que Bengt prend tout de suite en grippe (le chien Mésa). Dans le quotidien auquel ils font face, Bengt défie son père en permanence, d’autant que Knut essaie de reconstruire sa vie. Son fils le traque pour vérifier ce qu’il pressentait avant même la mort de sa mère, son père a une liaison. On entre dans la sphère du privé et le fils déverse ce qu’il a sur le cœur avec une rare violence. Il ne supporte plus rien et plus rien ne l’anime si ce n’est le souvenir. « Je ne sais pas faire sans maman… » lâche-t-il. Sa petite amie, Bérit (Lumîr Brabant) est souvent laissée pour compte même si elle s’attache patiemment à alléger le fardeau. Aveuglé par le chagrin, Bengt ne se maitrise plus et l’agresse, comme un enfant capricieux. Et la coupe déborde quand son père lui annonce qu’il va inviter Gun, son amie, à la maison (Cécile Péricone). Le dîner de présentation est un fiasco, Bengt dispose les photos de sa mère sur la table et fait œuvre de sabotage. Il allume des bougies comme il le fera à plusieurs reprises au cours du spectacle, Enfant brûlé dit le titre, au sens propre comme au figuré. Gun porte une robe de velours rouge que lui a offerte Knut et qui ressemble étrangement à celle d’Alma. Blessé, le garçon le prend pour une provocation.

© Jean-Louis Fernandez

La scénographie (d’Anouk Dell’Aiera, éclairée des lumières de Nathalie Perrier) permet d’entrer dans l’intimité de la famille avec subtilité. Elle nous place au cœur de la pièce de vie avec table en formica de l’époque ; côté cour la chambre de Bengt ; au centre et face à nous celle des parents, derrière un tulle ; côté jardin l’entrée de la maison en chicane, par où le père va et vient. Un bout de nature entoure la maison. Dans la seconde partie du spectacle on change de décor et on se transporte en deux temps trois mouvements sur une île pour quelques vacances où la famille se regroupe autour de la piscine dans laquelle chacun plonge, tour à tour. Contrairement à l’amplification du son dans la maison, au bord de la piscine les voix sont naturelles, traduisant davantage d’intimité. Là, les langues se délient un peu plus, on fait des tours de magie. Les relations se troublent et Bengt enfreint toutes les règles. Gun s’occupe de le charmer et tous deux se rapprochent dangereusement. La tension dramatique monte, on a l’impression d’être au cœur d’un polar dans lequel la figure centrale, prête à tout, est hors de contrôle. On le comprend d’autant quand on le voit contraindre Bérit avec brutalité à un rapport sexuel ou qu’il revient avec la laisse du chien, vide. Les personnages se tournent autour en une danse des morts plutôt que des vivants.

Quand le père comprend que Bendt a détourné son amoureuse, il rentre ivre et défait. Son fils le déshabille et le couche. Un an après la mort de sa mère, jour pour jour et à l’heure h, Bengt se coupe les veines du poignet. Il est hospitalisé, on le recoud. La reconstruction du père a échoué et Bengt se perd dans son chagrin. Une nouvelle fois tout est détruit dans cette maison. La fin marque l’image d’une piéta, Bengt posant sa tête sur les genoux de Gun, aussi perdue que tous. Le téléphone sonne dans le vide, on reste en suspension. Dernier plan sur l’embrasure de la porte entrebâillée et le seuil de la maison, image symbolique de l’entre deux, l’avant et l’après, l’en deçà et l’au-delà, comme un plan de cinéma.

« Je conçois le plateau comme un espace de questionnement mais aussi de consolation et de réparation » dit Noëmie Ksicova, metteure en scène, qui s’est emparée du texte de Stig Dagerman en le ré-écrivant à sa manière. Elle sert un langage théâtral qu’elle travaille dans une sorte d’économie et de minimalisme. Son adaptation a été lauréate de l’Aide à la création de textes dramatiques Artcena. Avec sa compagnie Ex-Oblique, elle a créé en 2017 Rapture inspiré de Marguerite Duras, sur la mémoire ; en 2020, Loss, sur la question du deuil et en 2023 Saturne avec la Compagnie de l’Oiseau-Mouche. Entrecoupé de lourds silences et d’instants musicaux, L’Enfant brûlé parle de la perte et de la trace. La noirceur du personnage distille ici une atmosphère lourde où le temps se suspend.

© Jean-Louis Fernandez

Le spectacle est rythmé par les lettres de Bengt, qui, de froid et distant, vulnérable et imprévisible, laisse passer ses émotions. Ces lettres entrecoupent la narration, structurent le roman et construisent sa rythmique, de même que celle du spectacle. Bengt s’adresse des lettres à lui-même, où il s’épanche sur ses fantasmes de pureté, sa mère le lui avait conseillé quand ça n’allait pas fort. Il les écrit et se les lit, au gré de son inspiration et de ses pulsions. Il lit aussi celle qu’il écrit à Bérit et celle qui ne sont adressées à personne. Ces petits gestes du quotidien composent ici le langage théâtral basé sur le temps long, le silence et les petites choses de la vie, non spectaculaires. Bengt dans son rôle (Théo Oliveira Machado) en est un brillant passeur de la violence, effrayante et souvent contenue, et tous les acteurs portent le texte et la situation avec intensité. « Tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune… » écrivait Stig Dagerman en quête de consolation…

Brigitte Rémer, le 15 mars 2024

© Jean-Louis Fernandez

Avec : Lumîr Brabant, Bérit – Vincent Dissez, Knut – Théo Oliveira Machado, Bengt – Cécile Péricone, Gun – le chien Mésa – les voix de Sébastien Éveno, Noëmie Ksicova, Léos. Scénographie Anouk Dell’Aiera – création lumières Nathalie Perrier – composition musicale, création sonore, Bruno Maman – costumes Caroline Tavernier – dramaturgie Aurélien Patouillard – dressage, accompagnatrice du chien Victorine Reinewald. Le roman, L’Enfant brûlé, est publié aux éditions Gallimard.

Du 27 février au 17 mars, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe /Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – métro : Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – www.theatre-odeon.fr

Splendeurs et Misères

D’après Les Illusions perdues d’Honoré de Balzac – création dirigée par Paul Platel, Théâtre des Évadés – au Théâtre de l’Épée de Bois/Cartoucherie de Vincennes.

© Fabrice Robin.

C’est bien difficile d’écrire sur Les Illusions perdues quand une autre mise en scène vous reste en tête, en l’occurrence celle de Pauline Bayle que nous avions évoquée dans un article du 26 septembre 2021 et qui avait obtenu le Grand Prix du Syndicat de la critique pour le meilleur spectacle théâtral de l’année 2021. C’est comme une chanson, ça ne vous quitte pas.

Donc, reprenons… L’action se passe à Angoulême où le jeune Lucien de Rubempré né Chardon, rêve de gloire littéraire après avoir écrit quelques sonnets. Dans son environnement provincial où très tôt il s’ennuie, il y a David Séchard un ami proche depuis l’école, qui l’aidera financièrement malgré ses difficultés budgétaires après le rachat trois fois son prix de l’imprimerie paternelle, et qui épousera Ève, sa sœur. Tous deux lui sont proches et croient en son talent.

© Fabrice Robin.

Le beau et fringant Lucien de Rubempré (Gaétan Poubangui) décide alors de monter à Paris, prêt à en découdre, car plein d’ambition. Il est accompagné de sa protectrice, Louise de Bargeton (Marianne Giropoulos) qui a de la famille dans la haute société de la capitale en la personne de la marquise d’Espard (Manon Xardel). À peine arrivé à Paris il est regardé de très haut par le cercle des aristocrates, lui, le roturier. La soirée à l’Opéra le montre dans sa maladresse, en dépit de ses efforts et malgré son beau costume loué dans lequel il a quand même fière allure. Il peine à gommer ses origines et Mme de Bargeton le laisse très vite tomber craignant pour sa réputation, car les ragots sur les origines de son protégé vont bon train : son véritable nom est en effet Chardon, quoi de plus ordinaire et il est fils de pharmacien, de Rubempré n’étant que le nom d’emprunt à sa mère. Âprement moqué, Lucien se réfugie dans une mansarde et se met à écrire un roman. Avec un certain orgueil il croit en ses forces et en son talent.

Chez Balzac, Lucien de Rubempré est le personnage principal des Illusions perdues, publié en trois parties entre 1837 et 1843, et celui de Splendeurs et misères des courtisanes, publié entre 1838 et 1847, mais il est évoqué tout au long de La Comédie humaine, qui compte plus de quatre-vingt-dix ouvrages et représente une véritable radiographie de la société de l’époque. Dans Illusions perdues, à la source du spectacle, Balzac conte l’histoire de l’ascension et de la chute de Lucien de Rubempré et nous propose de le suivre à travers déceptions et désillusions dans son apprentissage du monde et des bonnes manières, dans sa recherche de moyens de survie dont la découverte du journalisme et de l’édition, dans son observation naïve et décalée des intrigues, des cercles fermés et du monde du jeu, dans sa volonté sans limite de reconnaissance littéraire.

© Fabrice Robin.

De Rubempré pénètre ces cercles d’édition et du journalisme, d’après Balzac tous plus ou moins plongés dans des affaires de corruption, et tente d’y faire ses armes. Il a pourtant reçu une mise en garde du journaliste Etienne Lousteau (Nicolas Katsiapis) mais ne l’entend pas : « Vous vous mêlerez à d’horribles luttes…Ces combats ignobles désenchantent l’âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte… Il en est temps, abdiquez avant de mettre un pied sur la première marche du trône que se disputent tant d’ambitions, et ne vous déshonorez pas comme je le fais pour vivre. » Le jeune poète tente d’être publié chez Dauriat, propriétaire de revue et éditeur à la mode, tenant une librairie près du Palais-Royal. Ce dernier refuse d’abord ses textes, puis les accepte au moment où Lucien monte dans la hiérarchie et accède au statut de critique, travaillant pour différents journaux. Pris à son propre piège, à son tour il renie ses valeurs et entre dans les compromissions ; il s’y brûle les ailes. L’article au vitriol qu’il fait paraître sur Raoul Nathan (Willy Maupeti), un des auteurs de l’écurie Dauriat avec qui il règle ses comptes, met le feu aux poudres. Sa chute en sera d’autant plus douloureuse. « Changes-tu le fond de mes articles ? » demande-t-il à un moment à Andoche Finot, le directeur du journal (Jason Marcelin-Gabriel).

© Fabrice Robin.

Dans la première partie du spectacle, on suit la migration de Lucien de Rubempré, d’Angoulême à Paris puis sa solitude inspirée, dans la capitale. Il met en place un système de défense pour pénétrer les milieux littéraires et les persuader de son talent, leur faire connaître ses travaux d’écriture, prendre sa revanche avec l’aristocratie parisienne. La scénographie illustre bien le clivage des classes sociales, du plus bas au plus haut par un jeu de praticables de différents niveaux, mobiles, manipulés par les comédiens pour construire et signifier divers espaces dont la salle de presse où s’affichent les journaux ; le choix des costumes appelle les années 80 (scénographie et costumes, Estelle Deniaud, accompagnée de Cécile Carbonel). Il y a la mobylette et les couleurs d’Angoulême, la ville natale de Lucien et les gens qui lui sont chers, l’opéra derrière le rideau rouge, l’ambitieux poète, au café, entouré de quelques étudiants, essayant au téléphone de contacter les éditeurs et de présenter ses écrits. Gaétan Poubangui interprétant Lucien de Rubempré – qui a déjà travaillé sous la direction de Paul Platel dans ses deux précédents spectacles – habite finement le personnage. Les lumières traduisent des atmosphères qui nous transportent aussi d’un endroit à l’autre avec des jeux d’ombre sur les murs et des pleins feux sur la corruption, (création lumière et régie Ugo Perez Andreotti, accompagné de Arthur Pôtel et Samuel Zucca).

© Fabrice Robin.

Il y a des moments de narration extraits du roman portés par différents acteurs, qui se superposent au langage de la vie quotidienne parisienne et de la débrouille, à celui du trafic littéraire et de la corruption. Le second temps du spectacle – qui s’étire, et où l’anti-héros de Rubempré, disparaît un peu trop au profit des circonvolutions des cercles d’éditeurs et caprices du journalisme – met en exergue ce chantage entre la presse et les milieux éditoriaux ; intimidation et menaces ainsi que cabales savamment orchestrées finiront par le broyer. Il y a Coralie, l’actrice interprétant Ruy Blas qui s’est donnée au plus offrant et qui se fait huer sur scène. En contrepoint, Lucien trouve un peu de camaraderie parmi les gens du Cénacle dans lequel il est admis et qui se réunissent au Louvre, cénacle composé d’intellectuels et d’artistes dont Daniel d’Arthez, écrivain sans le sou avec qui il sympathise. Le spectacle montre les étapes d’un début d’ascension puis d’un écroulement dans lequel chaque acteur tient plusieurs rôles. On s’y perd donc un peu vu la richesse du texte de Balzac. Le burlesque voulu a du mal à prendre et frôle par moments la caricature dans la représentation du milieu journalistique et éditorial, la dérision étant dans le texte, inutile de surligner ou alors il y faut plus de maitrise. On a beau chercher pour référence les caricaturistes du XIXème siècle qui fleurissaient grâce aux avancées techniques de l’imprimerie, l’enthousiasme de la troupe qui déborde un peu trop, apporte plutôt un côté foutraque.

Paul Platel a créé le Théâtre des Évadés en 2018 et présenté deux spectacles en 2021 et 2022 : Je me souviens, fresque sociale d’un village menacé par la disparition (cf. notre article du 15 juillet 2022) et Pardon Abel – l’histoire de deux frères aux parcours et sensibilités différentes, il en signait les textes ainsi que les mises en scène. Adapter Balzac est ambitieux la matière est plus que dense et mène donc à certaines simplifications, d’un niveau de langage à l’autre. Le spectacle a de bons moments et fonctionne avec fluidité en son premier tiers, il s’alourdit ensuite quand le texte devient démonstratif et que la rigueur du jeu se perd.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2024

Avec : Marianne Giropoulos, Nicolas Katsiapis, Jason Marcelin-Gabriel, Willy Maupetit, Gaétan Poubangui, Manon Xardel – collaboratrice artistique Laure Sauret – création lumière et régie Ugo Perez Andreotti, accompagné de Arthur Pôtel et Samuel Zucca – musique Tom Ouzeau – scénographie et costumes Estelle Deniaud, accompagnée de Cécile Carbonel.

22 février au 10 mars 2024, du jeudi au samedi à 21h, le dimanche à 16h30 au Théâtre de l’Épée de bois / Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris. Tél. : 01 48 08 39 74 – site : www.epeedebois.com

Parfums d’Orient

Exposition, à partir de trente et une odeurs spécialement créées par le parfumeur Christopher Sheldrake et deux cents œuvres patrimoniales et contemporaines – commissaires d’exposition Hanna Bogahim et Agnès Carayon – jusqu’au 17 mars 2024, à l’Institut du Monde Arabe. Derniers jours.

@ Denis Dailleux

Une série de photos de Denis Dailleux accueille le visiteur, Cueillette dans les hauteurs du Moyen-Atlas. Elle montre les gestes de la récolte des roses de Damas ramassées au Maroc, troisième pays producteur, le tri des pétales et leur délicate mise en sac. La rose, symbole de beauté et de spiritualité. C’est le point de départ de la déambulation proposée par l’exposition qui montre comment les fleurs et plantes aromatiques entrent dans la fabrication de parfums et cosmétiques, de recettes culinaires et thérapeutiques.

Parfums d’Orient c’est aussi une invitation à voyager aux sources des subtiles fragrances – safran, jasmin, fleur d’oranger, musc – à les sentir grâce aux ingénieux dispositifs spécialement créés par le parfumeur Christopher Sheldrake. Le visiteur part ainsi à la découverte sensible d’une dimension première de la culture arabe, du Haut-Atlas aux rives de l’Océan Indien. Par ces subtils arômes qu’on trouve sous différentes formes comme onguents, huiles, baumes, eaux et dans les fumigations d’encens liées aux pratiques culturelles et sociales ancestrales, il inhale le meilleur de l’Orient.

Trois parties composent l’exposition : la première, l’immersion dans Les essences les plus rares et les plus précieuses de l’Orient et la recherche des matières premières telles que fleurs, herbes, épices et résines odorantes – la seconde, Les senteurs de la cité : les usages du parfum dans l’espace public avec un parcours dans la médina et le souk des parfumeurs-apothicaires, dans les hammams – la troisième, Au cœur de l’intimité de la maison arabo-musulmane, les senteurs au sein du foyer : devoir d’hospitalité, rituels de séduction, odeurs de la cuisine orientale.

On découvre ainsi dans la première partie de l’exposition les matières premières et fragrances rares comme le précieux bois de oud ou bois des dieux, appelé aussi or liquide, qui vient de l’arbre Aquilaria poussant dans les forêts du sud-est asiatique, au Bangladesh, Thailande, Cambodge, Malaisie, Laos et Vietnam. Utilisé pur ou mélangé à d’autres substances, brûlé, sous forme liquide ou huileuse, il est célébré depuis les débuts de l’islam et reste un des composants majeurs de la parfumerie orientale. Le musc à l’origine issu de différentes espèces de chevrotains vivant dans les montagnes d’Asie intérieure, animal protégé depuis 1973, est désormais interdit d’utilisation à l’état naturel. Son odeur est reconstituée grâce à des substituts chimiques. Le safran, aussi appelé or rouge est tiré des trois pistils odorants, de couleur rouge ou dorée situés à l’intérieur de la fleur de crocus ; cueillies à la main, il faut environ 200 000 fleurs pour en obtenir un kilogramme, c’est donc une épice très chère.

Le secret du parfum © Brigitte Rémer (2)

Des manuscrits, miniatures, textiles, peintures, photographies, installations et vidéos guident aussi le visiteur sur les routes empruntées par les meilleurs ambassadeurs du commerce des parfums, dont l’Arabie, qui, avec l’encens, l’ambre gris et la myrrhe, en a largement diffusé son amour à l’ensemble du monde arabe. Ce sont des pièces rares qui accompagnent son voyage olfactif. Ainsi le livre de Dioscoride, médecin militaire grec d’Asie Mineure, né vers 40 après J-C, qui après des études à Alexandrie et Athènes devint célèbre par son herbier, De Materia Medica. Source principale de connaissance en matière de plantes médicinales durant l’Antiquité il y fait la description de plus de six cents plantes et presque mille remèdes. La pièce exposée est une copie datée de 1082 à Samarcande (Ouzbékistan), traduite en arabe et montre La récolte du baume de Judée. On traverse aussi un éclairage horticole au clair de lune réalisé par l’artiste Hicham Berrada, de Casablanca, intitulé Mesk Elli le Jasmin de nuit qui nous invite à méditation  au milieu de terrariums imposants, en verre teinté, dans lesquels poussent des plantes appelées Cestrum nocturnum. Cette fleur diffuse son odeur la nuit, les vitrines sont donc accompagnées d’un système d’éclairage au clair de lune inversant le cycle jour/nuit. Cette expérience poétique nous transporte, le temps de l’exposition, dans un jardin où le parfum intense des fleurs éveille des souvenirs.

Vladimir Antaki © musée de l’IMA (3)

La seconde section de l’exposition, Les senteurs de la cité, nous mène au cœur de la médina explorer les odeurs de la ville et les usages du parfum dans l’espace public, l’identité des quartiers. Hautement valorisé dans la société arabe, le métier de parfumeur imprime le respect, il est détenteur d’un véritable savoir-faire dont celui d’apothicaire, connaît toutes les vertus cosmétiques et médicinales des essences. Symbole de l’admiration qu’on lui porte, le souk des parfumeurs se trouve près de la mosquée principale et du hammam, on y trouve dans ses échoppes toutes sortes d’épices, herbes aromatiques, résines, eaux florales et de nombreuses compositions de parfums. Cette section témoigne de la multitude des senteurs et objets qui vont avec, une série de photographies de petites échoppes présentées en grandeur nature par l’artiste franco-Libanais Vladimir Antaki, dans le prolongement de sa série The Guardians qu’il a réalisée dans les souks de Mascate et de Salalah. Oman est en effet une terre ancestrale des parfums qui a su préserver ses traditions ; la réplique d’un modèle de distillerie d’eau de rose, Untitled 2045 (Eau de Rose of Damaseus), réalisée par l’artiste thaïlandais basé principalement à New-York et Berlin, Rirkrit Tiravanija, à partir du dessin d’un alambic conçu par le géographe al-Dimashai ; on trouve aussi dans cette partie de l’exposition des vases d’alchimie en verre, d’un bleu profond ; un dispositif distillant différentes fragrances comme Kyphi, interprétation d’un parfum mythique de l’Égypte ancienne à base de myrrhe, lentisque et genévrier, et sa recette de fabrication traduite à partir de hiéroglyphes ; Lune d’Ambre qui mêle le ciste labdanum aux notes sucrées du baume du benjoin, au coriandre et au géranium rosat ; Shamama, parfum à base d’huile et de distillats mêlant trois des principales matières premières de la parfumerie arabe dont le safran. On y trouve aussi les différentes étapes du traitement de la matière première pour devenir parfum telles que les opérations d’enfleurage et de distillation, les parfums à base d’alcool et de solvants et la parfumerie de synthèse, ainsi qu’une magnifique collection de flacons en cristal de roche.

‘Asar aL-Tabrîzî  – The David Collection (4)

Les senteurs de la cité, réserve aussi une place importante au fonctionnement des hammams, haut lieu de sociabilité. Les photos de l’artiste iranien Peyman Hosshmandzadeh documentent la pratique ancestrale des bains publics et des rituels esthétiques et thérapeutiques à Téhéran, ses photos sont mises en vis-à-vis avec les miniatures de Shîrâz – encre, gouache et feuille d’or – représentant le hammam au XVIème siècle. Certains objets dont une pyramide de savons d’Alep. entourent cette représentation, plus ou moins sophistiquée selon la classe sociale de celui qui les possède. Ainsi une Plerre ponce dans un étui ovoïde en forme d’oiseau (Turquie, XIX° siècle Argent, décor au repoussé et rapporté), un Bassin à anse d’Ispahan (XVII°-XVIII° siècle, cuivre coulé, ciselé et incrusté de pâte noire), des Sooques (ou qabqâb), en bois incrusté de nacre et d’argent venant de Syrie et datés de 1850 que les femmes portaient pour se déplacer au hammam et pour la cérémonie du mariage, dont la hauteur indiquait le rang social ; Après l’exsudation, hommes et femmes utilisent savons, huiles, onguents et eaux parfumées pour se laver et se masser le corps et les cheveux, produits choisis pour leur fragrance autant que pour leurs propriétés cosmétiques et médicinales. Une vidéo de Yumna Al-Arashi, Shedding Skin Beyrouth (Liban), 2017 montre l’ensemble des rituels pour les soins du corps dans une lumière à la beauté picturale. Ils font aussi partie intégrante d’un véritable art de vivre. « Le henné, la peau, ce sont mes souvenirs, ma grand-mère, le milieu dans lequel j’ai grandi, les odeurs que je connais » dit le plasticien marocain Farid Belkahia.

La troisième partie de l’exposition, Au cœur de l’intimité de la maison arabo-musulmane, montre que le goût marqué pour les parfums dans le monde arabe est un fait culturel qui s’illustre aussi dans la maison et l’intimité du foyer. Chez les Égyptiens et chez les Romains, on dit que les fumigations étaient le moyen de communication privilégié avec les divinités, dans le monde antique les Égyptiens étaient considérés comme les maîtres incontestés de la parfumerie. On le voit sur des Stèles égyptiennes peintes et sculptées, et à travers les rites funéraires. Dans cette partie, on trouve les ornements de maison et les amulettes contre le mauvais œil, on voyage dans les odeurs épicées de la cuisine et les parfums qui accueillent le visiteur sur le pas de la porte dévoilant ainsi le statut du maître de maison. On traverse les fragrances qui pimentent la relation amoureuse – entre autres le safran, le musc et l’ambre aux vertus aphrodisiaques dont la poésie arabe se fait le chantre pour l’être aimé. Le devoir d’hospitalité est un acte social fondamental, les Rituels de réception sont présentés sous forme de théâtre d’ombres, les parfums et fumigations ont des vertus protectrices et le brûle-parfum est un accessoire indispensable de la maison orientale. Réalisé en toutes matières – céramique, terre cuite, métal incrusté d’argent, on le trouve dans les foyers depuis des siècles et quelle que soit la condition sociale du maître des lieux. Les aspersoirs (ou qumqum), font aussi partie du mobilier commun des maisons orientales. Ils servent à contenir une eau florale, de rose ou de fleur d’oranger le plus souvent utilisée comme porte-bonheur. Des miniatures principalement iraniennes représentent nuits de noces ou amours contrariés, mêlent fragrances et sensualité et consacrent la forte charge érotique attribuée aux parfums. La littérature et la poésie arabes leur emboitent le pas.

Aspersoir bleu © Lyon MBA (()

On trouve dans cette partie de nombreux objets rares et précieux et le geste artistique d’artistes contemporains. Ainsi Farah Al Qasimi née à Abou Dhabi montrant  l’omniprésence du parfum et des huiles parfumées dans la société émiratie à travers ses vidéos, photographies et performances ; l’installation Boutons de jasmin – Full rassas (Arabian jasmine bullets) de Reem Al-Nasser, artiste d’Arabie Saoudite, exposant un costume traditionnel de mariée entièrement confectionné en boutons de jasmin ; ou encore Dia al-Azzawi né à Bagdad (Irak), illustrant sur lithographies des scènes des Mille et Une Nuits, contes dans lesquels le parfum est très présent et apparaît comme une composante de la volupté – ainsi la cent soixante-seizième nuit, The story of Nur al-Din ibn Bukkar and the Slave-Girl Shams al-Nahar.

Ce troublant voyage à travers les Parfums d’Orient proposé par l’Institut du monde arabe et réalisé par les commissaires d’exposition Hanna Bogahim et Agnès Carayon ouvre sur la  douceur et le mystère. La découverte des fragrances et de leurs origines, l’approche et la connaissance de leur complexité dans des lieux chargés d’histoire, les savoir-faire traditionnels dans la culture arabe, participent d’un véritable art de vivre.

Par cette exposition, les essences racontent, les pétales volent au vent et envoient leurs messages comme autant d’oiseaux messagers, d’un bout du monde à l’autre. Et comme le dit si bien le poète Constantin Cavafy, « Les arômes m’inspirent comme la musique, comme le rythme, comme les belles paroles… »

Brigitte Rémer, le 29 février 2024

Visuels :  (1) Denis Dailleux, Cueillette dans les hauteurs du Moyen-Atlas, Moyen-Atlas (Maroc), 2015. photographie analogique, 80×80, tirage d’exposition © Denis Dailleux – (2) D’après l’Installation olfactive Le secret du Parfum @ Magique studio – (3) Vladimir Antaki, The Guardians, Mohamad Obéidi, Mascate, (Oman), 2023, impression sur papier fine art contrecollé sur Dibond, 240×160 © Musée de l’IMA / Vladimir Antaki – (4) ‘Asar aL-Tabrîzî Mihr dans un hammam à Khwarazm, Mihr wa Mushtari Shiraz (Iran), cople datée entre 1540/1550, encre, gouache et feuilles d’or sur papier – Copenhague, The David Collection, 76/2006 – (5) 200/2 Aspersoir, Iran (?) XIXe siècle (?) Verre soufflé et moulé, bleu cobalt, 35,3 x 10,5 cm, Lyon, musée des Beaux-Arts de Lyon, D147 © Lyon MBA.

Du 26 septembre 2023 au 17 mars 2024, niveaux 1 et 2 de l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard., Place Mohammed V, 75005. Paris – métro : Jussieu, Cardinal Lemoine – site : www.imarabe.orgDerniers jours.

Le chemin du wombat au nez poilu

Spectacle tout public – chorégraphie et mise en scène Joanne Leighton – narration et danse Flore Khoury et Marie Tassin – au Centre national de la danse/CND, à Pantin – avec Chaillot/Théâtre national de la Danse.

© Patrick Berger

Le conte fantastique que nous sommes invités à entendre et à voir emmène le spectateur au cœur de la faune et de la flore, en Australie, pays d’origine de la chorégraphe et pédagogue belge, Joanne Leighton dont la compagnie, WLDN est installée en Ile-de-France. La narration, la danse et la vidéo sont à l’œuvre pour créer une pièce des plus poétiques.

Le parcours débute dans le cosmos, avec la naissance du monde, dans le presque noir au plateau, pour se construire autour du rêve et s’éclairer de reliefs géographiques et climatiques qui ne nous sont pas forcément familiers, sauf autour de la problématique des enjeux écologiques, qui s’inscrit en filigrane.

Deux conteuses-danseuses, (Flore Khoury et Marie Tassin), font appel au récit, aux couleurs, à l’air, au son – vents, pluies, crépitements… (de Peter Crosbie), aux images sur grand écran (de Flavie Trichet-Lespagnol), avec un formidable naturel en même temps qu’une savante précision. Elles puisent dans différents vocabulaires tels que mime, danse, attitudes et signes et libèrent une gestuelle libre, fluide et imagée qui accompagne le texte, porté avec humour et finesse.

© Patrick Berger

La scénographie (de Romain de Lagarde, qui signe aussi la lumière) à peine suggérée par un amas de plastiques repliés, gris poubelle, qui au final, représenteront les montagnes et serviront de caverne protectrice quand les éléments se déchaîneront et que les incendies feront rage. L’environnement physique du pays passe par le texte et l’image et nous plonge dans la forêt tropicale et les fleurs sauvages des hauts plateaux, les déserts du centre du pays, les forêts d’Eucalyptus et de sorbiers, les mangroves des régions côtières, les buissons épineux de la savane.

Le texte, issu des légendes et traditions orales du pays, sert de fil narratif à ce voyage et fait vivre les animaux. Nous sommes au pays des koalas et des kangourous, figures totems d’Australie qui abrite de nombreuses espèces de marsupiaux, et nous découvrons une sorte de ferme des animaux à la Orwell. Ici ni pouvoir ni révolte sauf celle de la nature, maltraitée par les hommes. On y croise entre autres Lady Souris, Serpent Arc-en-ciel, Dingo – les dingos sont comme des chiens sauvages – et le Wombat, de son nom aborigène, sorte d’ourson brun dont il existe une espèce à nez poilu, d’où le titre du spectacle, Le chemin du wombat au nez poilu. Il habite les forêts montagneuses et creuse de vastes terriers qu’il défend contre les intrus. Dans le spectacle, il se fera protecteur des animaux menacés et leur ouvrira grand sa porte, transformant son terrier en Arche de Noé.

© Patrick Berger

La chorégraphe-metteuse en scène qui s’est toujours impliquée dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle, ne déplie pas seulement un livre d’images en mouvement mais questionne aussi les enjeux écologiques actuels. Joanne Leighton réussit à trouver un savant équilibre entre les différents éléments du spectacle, mêlant une part du réel à la fantaisie. « Avec Le chemin du wombat au nez poilu, je cherche à raconter autant qu’à danser les récits, les histoires, les rêves de mon pays natal » dit-elle.

Ce voyage solaire, minéral et végétal est aussi, par le biais des animaux, un superbe récit de l’aventure humaine. Les deux interprètes le traduisent avec beaucoup d’inventivité et de délicatesse. La complémentarité qu’elles ont su trouver, créant, au-delà des mots, une gestuelle complice et en écho, sert magnifiquement le spectacle.

Brigitte Rémer, le 3 mars 2024

© Patrick Berger

Avec Flore Khoury et Marie Tassin, collaboratrice artistique Marie Fonte – textes Marie Fonte, Flore Khoury, Joanne Leighton, Marie Tassin – création sonore et musique Peter Crosbie – Images Flavie Trichet-Lespagnol – lumière et scénographie Romain de Lagarde – régie générale François Biet – administration Anna Erbibou – production, communication Lola Bizeau.

Du 27 février au 2 mars 2024 – Centre National de la Danse, 1 rue Victor Hugo, 93500. Pantin – métro Hoche – tél. : 01 41 83 27 27 – site : cwww.cnd.fr et magazine.cnd.fr – Chaillot/Théâtre national de la Danse www.theatre-chaillot.fr

Art. 13

Théâtre, danse – Mise en scène, écriture et scénographie Phia Ménard, interprétation et chorégraphie Marion Blondeau, compagnie Non Nova, à la MC93 Bobigny.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle fait référence à l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui pose d’une part que « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État », d’autre part que « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » Dans le droit fil de cet article, le nom du petit garçon de trois ans, Aylan Kurdi, échoué sur une plage de Turquie – image qui avait fait le tour du monde – est énoncé en préambule. Avec sa famille il venait de Syrie et avait traversé la Méditerranée pour gagner l’Europe. Phia Ménard place donc la barre de ses intentions entre philosophie, histoire, politique et esthétique.

Après ouverture du rideau de fer, on pénètre dans un jardin à la Le Nôtre comme par effraction en suivant une créature des plus étranges mi-ange mi-bête, sorte de reptile qui, au long du spectacle, va détruire ce qui lui fait obstacle ; pour première cible, un nu des plus classiques, posé sur un socle au centre des parterres et gazons parfaitement maitrisés et lissés et la lecture que l’on peut faire de l’anéantissement du masculin quand on se souvient que Phia Ménard a opéré ce glissement du masculin au féminin. Tous les chemins de vie qui contredisent et entravent la trajectoire de l’extravagante créature seront détruits. Nous suivons son parcours de destruction, à la recherche d’une hypothétique liberté sous le bruit épouvantable des bombardiers, tronçonneuses et autres marteaux-piqueurs – des bouchons d’oreilles sont distribués aux spectateurs, à l’entrée.

Tandis que ce personnage piétine le bon ordre mondial, des nuages passent sur un grand écran en fond de scène. La statue est au sol, l’homme descendu de son piédestal, en miettes. La créature s’acharne, à coups de hache, sur le socle. Les pierres répandues au sol balisent une nouvelle allée qui ne mène nulle part. Deux hommes en combinaison de survie retirent les décombres et les traces de ce premier socle. La créature ramasse et traîne comme une peluche d’enfant, son doudou, seul vestige d’avoir été tandis que deux pieds de pierre, monumentaux, semblables à ceux des colosses de Memnon sur la route de Thèbes, se découvrent et semblent tout dévorer sur leur passage.

Dans ce jeu des échelles règne une évidente tension entre la créature, petit personnage interprété par Marion Blondeau, mobile et inquiétante – qui signe aussi la chorégraphie du spectacle – et le monumental, statique et hiératique, de l’environnement scénographique. Le contexte distille de l’inquiétude et une perte des repères. La créature-reptile glisse silencieusement d’un obstacle à l’autre comme une gladiatrice déterminée au combat et conduit le spectacle dans la défaite de la pensée et l’aveuglement des sociétés.

Artiste pluridisciplinaire, Phia Ménard est connue pour sa radicalité et pour l’effacement des frontières entre théâtre, danse et performance. Elle nous mène ici dans une forme d’art conceptuel vers des mondes engloutis où le nihilisme l’emporte.

 Brigitte Rémer, le 24 février 2024

© Christophe Raynaud de Lage

Assistanat à la mise en scène Clarisse Delile – interprétation et chorégraphie Marion Blondeau – dramaturgie Camille Louis – scénographie Phia Ménard, Clarisse Delile et Éric Soyer – création sonore Ivan Roussel – création costumes Fabrice Ilia Leroy assisté de Yolène Guais – création lumière Éric Soyer assisté de Gwendal Malard – réalisation scénographie Rodolphe Thibaud, Ludovic Losquin, David Leblanc, Nicolas Marchand – régie plateau David Leblanc, Nicolas Marchand – stagiaires Ayoub Kallouchi (mise en scène), Vanessa Schonwald (scénographie) – régie générale Olivier Gicquiaud – régie lumière Aliénor Lebert – administration, production Claire Massonnet, Constance Winckler, Justine Lasserrade – production Compagnie Non Nova, Phia Ménard.

Vu le 27 janvier 2024, à la MC 93 Bobigny – En tournée : du 7 au 9 mars 2024 au Lieu Unique,  centre de culture contemporaine, Nantes –  du 13 au 16 mars au Théâtre National de Bretagne, centre curopéen théâtral et chorégraphique, Rennes – les 20 et 21 mars aux 2 Scènes, scène nationale de Besançon – les 28 et 29 mars à La Comédie de Clermont-Ferrand – le 9 avril à l’Agora, pôle national cirque de Boulazac (24), le 12 avril 2024 à l’Espace Jéliote, centre national de la marionnette d’Oloron-Sainte-Marie (64) – les 26 et 27 avril 2024 au De Singel, centre artistique international, Anvers (Belgique).

Le Songe d’une nuit d’été

Texte William Shakespeare – traduction François Regnault – version scénique et mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, avec la troupe du Théâtre de la Ville – au Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt.

© Nadége Le Lezec

Emmanuel Demarcy-Mota a côtoyé Skakespeare en 1998, en montant Peine d’amour perdue, déjà dans une traduction de François Regnault, et le spectacle a tourné pendant une dizaine d’années. Une partie de la troupe d’aujourd’hui était déjà dans la distribution. Pour le metteur en scène et directeur du Théâtre de la Ville, Shakespeare, dans Le Songe d’une nuit d’été « cherche à démasquer le langage comme endroit du possible mensonge, et la part d’inconscient qu’il exprime. » La nouvelle traduction de François Regnault, traduisant la prose et les vers de Shakespeare apporte des mots du quotidien, prenant de la distance avec la littérature.

Et il y a de la magie dans la pièce, thème qui intéresse particulièrement Emmanuel Demarcy-Mota qui a entre autres mis en scène récemment La Grande Magie et Les Fantômes de Naples, d’Eduardo De Filippo. Le Songe d’une nuit d’été est une comédie écrite autour de 1594, qui entremêle les fils de l’amour et du désamour par la puissance de philtres magiques dont le but est d’inverser le sens des destins. Shakespeare pénètre dans la mythologie grecque : nous sommes à Athènes et Thésée – ici interprété par une femme, Marie-France Alvarez – prépare ses noces avec Hippolyte.

© Nadége Le Lezec

C’est Obéron, le roi des fées (Philippe Demarle), qui règne en maître sur une nature féerique, assisté de l’espiègle Puck (interprété par un comédien, Edouard Eftimakis et deux comédiennes, Ilona Astoul et Mélissa Polonie) chargé de déposer l’elixir issu de la fleur d’amour-en-oisiveté dont la propriété est de déclencher, chez celui ou celle qui le reçoit, un violent amour envers le premier être vu au réveil. Titania, son élégante femme descendue du ciel (Valérie Dashwood), est sa première cible et il envoie Bottom le tisserand (Gérald Maillet) qu’il charge d’une tête d’âne, comme celui qu’elle verra en premier.

Obéron et Puck poursuivent leur œuvre, brouillant les cartes des unions et inversant les amours, car Puck de surcroit se trompe et sème le trouble. La nuit est de grande confusion et les couples d’origine se défont, garantissant étonnement et colères au réveil : Lysandre et Hermia (Jackee Toto et Sabrina Ouazani) dont le père, Égée (Stéphane Krähenbühl) s’opposait à l’union et qui les avait poussés à s’enfuir dans la forêt, Démétrius (Jauris Casanova), convoité par Égée pour sa fille et Héléna son amoureuse (Élodie Bouchez). Une série de quiproquos qui participe au comique de la pièce.

© Nadége Le Lezec

Les artisans-acteurs se métamorphosent en Pyrame et Thisbé pour la pièce éponyme, qu’ils vont interpréter, rendant un hommage au théâtre dans le théâtre et que François Regnault a traduit en alexandrins. Peter Quince, charpentier, la met en scène ; Thomas Snout, chaudronnier, tient le rôle du mur ; Il y a aussi l’arrivée de la lune et du lion. On entre dans le burlesque

La pièce offre un matériau idéal à la fantaisie et à l’invention d’espaces oniriques permettant de traduire le rêve, l’illusion, le détournement des sentiments et le vol de la conscience. La scénographie est flamboyante (Natacha le Guen de Kerneizon, Emmanuel Demarcy-Mota) tout juste inquiétante, composée d’arbres immenses et blancs qui s’élèvent au plus haut et dont on perd la cime. Lumières, costumes, tout contribue au trouble et à la magie, dans un univers dont la vision sur la relation de couple est sombre, car le doute s’installe et la croyance s’en trouve fortement ébranlée. À l’espace des fantasmes qu’est celui de la nuit, pleine de songes et de rêves, l’espace du désordre et de la réalité, le jour.

© Jean-Louis Fernandez

Emmanuel Demarcy-Mota utilise toute la ressource du Théâtre de la Ville rénové, les elfes sortent des trappes comme s’ils naissaient de la mousse et Titania vole dans les airs. Le metteur en scène mélange les genres et met en vis-à-vis le monde des amoureux, celui des fées et celui des artisans dans une tonalité crépusculaire digne de la mythologie celtique. La nature dans laquelle il nous plonge est fascination, les acteurs et actrices accompagnent le mouvement avec justesse et passion, nous faisant traverser l’effrayant et le burlesque dans un baroque flamboyant.

Brigitte Rémer, le 23 février 2024

Avec la troupe du Théâtre de la Ville Élodie Bouchez, Héléna – Sabrina Ouazani, Hermia – Jauris Casanova, Démétrius – Jackee Toto, Lysandre – Valérie Dashwood, Titania – Philippe Demarle, Obéron – Edouard Eftimakis, Puck, Hippolyte, Fée – Ilona Astoul,  Puck, Fée – Mélissa Polonie,  Puck, Fée – Gérald Maillet, Bottom – Sandra Faure, Quince – Gaëlle Guillou, Starveling, Fée – Ludovic Parfait Goma, Snout, Fée – Stéphane Krähenbühl, Flûte, Egée, Fée – Marie-France Alvarez, Thésée. Assistante à la mise en scène Julie Peigné, assistée de Judith Gottesman – scénographie Natacha le Guen de Kerneizon, Emmanuel Demarcy-Mota – lumières Christophe Lemaire, assisté de Thomas Falinower – costumes Fanny Brouste – musique Arman Méliès – vidéo Renaud Rubiano – son Flavien Gaudon – maquillage et coiffures Catherine Nicolas – accessoiristes Erik Jourdil – coiffes et couronnes Laetitia Mirault.

Du 16 janvier au 10 février 2024, du mardi au samedi 20h, dimanche 15h, auThéâtre de la Ville/Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site www. theatredelaville-paris.com

L’Oiseau de Prométhée

© Vincent Muteau

Mise en scène Camille Trouvé et Brice Berthoud – écriture Chrístos Chryssópoulos avec les co-metteurs en scène – traduction Anne-Laure Brisac – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/scène nationale du Val-de-Marne.

Pour avoir dérobé le feu sacré de l’Olympe et en faire don aux humains, Zeus condamne Prométhée à être cloué à un rocher, sur le mont Caucase. Chaque jour un vautour lui dévore le foie, chaque nuit il renaît. Première strate du récit dans L’Oiseau de Prométhée à partir du caractère tragique du mythe, parabole évoquant la justice sociale et la répartition des biens.

À l’autre bout du temps, au milieu des années 2010, seconde strate du récit : la duperie des comptes publics par le bilan politique de la crise grecque dans les années Tsipras. Chef de l’opposition officielle dans ces années-là, nommé Premier ministre en janvier 2015, Tsipras fait des va-et-vient avec la prise de pouvoir – démission puis reconquête – organisant un référendum sur la dette publique grecque pour contrer les économies souterraines, avant de signer un accord avec les créanciers de la Grèce, mettant à mal l’identité et la fierté nationales d’un peuple. À la table des négociations, les politiques, représentés par des bustes et masques en papier mâché : Giórgos Papandréou, Christine Lagarde, Michel Sapin, Angela Merkel, d’un côté face à Prométhée et aux dieux d’un autre côté. Plus tard, autour de la table, le premier ministre grec Aléxis Tsípras, et son ministre de l’économie, Yánis Varoufákis, refusent de nouvelles mesures d’austérité, au risque de tout perdre.

© Vincent Muteau

La troisième strate se passe en 2023 autour de retrouvailles entre amis franco-grecs dont les idées, quinze ans plus tard et après le chaos politique de l’époque, divergent. Le décor grec est planté dans une imposante scénographie au cœur de la ville, comme une agora (signée Brice Berthoud, Maxime Boulanger et Adèle Romieu). Côté cour, un praticable sur lequel quelques spectateurs prennent place, au plus près des acteurs, côté jardin, la buvette tenue par les Parques. Sur les toits, le domaine de Prométhée et du vautour. Au centre, la table du banquet. Les bougies orthodoxes au début du spectacle donnent le contexte.

Dans la mythologie, les Parques sont trois sœurs, nommées Nona, Decima et Morta pour les Romains ; les Moires en grec, connues sous les noms de Clotho, Lachésis et Atropos. Elles portaient des couronnes faites de narcisses, de branches de chêne vert, ou d’or. La première est la fileuse, elle fabrique et tient le fil des destinées humaines ; la seconde, dont le nom fait référence à la répartition, déroule le fil et le met sur le fuseau. La troisième, l’inflexible, coupe le fil qui mesure la durée de la vie de chaque mortel. Les trois Parques de L’Oiseau de Prométhée s’inscrivent dans un registre léger et comique, elles papotent et s’affairent à la buvette dont elles ont la charge, sorte de taverne d’Ali-Baba. Elles portent des masques de papier, technique privilégiée de la compagnie Les Anges au plafond.

© Vincent Muteau

On va et vient d’un temps à l’autre et d’une histoire à l’autre sans trop de cohésion et le temps se dilue. De loin en loin un funambule traverse le plateau (Olivier Roustan), expression de l’équilibre instable du pays ? Prométhée et le vautour appartiennent au domaine de la fabrication savante de marionnettes. Esthétiquement c’est très réussi. Souleymane Sylla en est la voix, portant une veste dorée, il en fait brillamment récit au micro.  La musique conduit l’Oiseau dans les rythmes du Rebetiko, cette forme d’expression musicale populaire grecque qui rhizome entre différentes influences (composition musicale et interprétation live Stéphane Tsapis).

Pourtant quelque chose ne fonctionne pas du côté de la dramaturgie et du texte, étiré entre la mythologie, la crise économique de 2010 en Grèce et les conversations basiques de la bande des ex-amis. Entre les acteurs et la partie mythologie-marionnettes quelque chose ne prend pas et l’on est balloté entre différents registres de langue qui ne s’emboîtent guère, passant d’une planète à l’autre sans raccord.

© Fabrice Robin

Le texte est signé des co-metteurs en scène, Camille Trouvé et Brice Berthoud et du romancier, essayiste et traducteur grec Chrístos Chryssópoulos qui, à travers ses écritures, enquête sur sa ville, Athènes. Il a publié un certain nombre d’ouvrages dont La Destruction du Parthénon en 2012, qui ouvre des champs de réflexion sur l’art et la ville, l’Histoire et l’identité ; Terre de colère en 2015, où il pose le constat de l’incommunicabilité dans une société de surveillance, entre ceux qui possèdent la parole et ceux qui ne la possèdent pas et où grandit la colère ; Athènes-Disjonction en 2016 où face à trente-cinq photographies il écrit trente-cinq textes dans lesquels l’inquiétude côtoie l’admiration pour sa ville, secrète et blessée. À croiser trop de regards pour les nécessités du plateau le texte devient syncrétisme, brouillant les pistes et perdant en intensité.

Fondée en 2000 de la rencontre entre Camille Trouvé – qui s’est notamment formée à l’art de la marionnette à Glasgow et se reconnaît pour maître le metteur en scène et scénographe italien Fabrizio Montecchi – et  Brice Berthoud – circassien de formation, notamment fil-de-fériste et jongleur – la compagnie Les Anges au Plafond a présenté une quinzaine de spectacles où se mêlent poétique et politique : pour mémoire, Les mains de Camille ou le temps de l’oubli, sur le destin tragique de Camille Claudel, où l’on entrait dans l’intimité de l’atelier de la sculptrice, le carnaval de la vie à travers Le Bal marionnettique, la descente aux enfers d’un homme dans Le Horlà, et la Grèce à l’honneur à travers Une Antigone de papier et Au fil d’Œdipe. Depuis octobre 2021, les metteurs en scène co-dirigent le Centre dramatique national de Normandie-Rouen, et développent un projet à vocation transdisciplinaire.

Ècartelé entre le banquet des hommes et des dieux et la table des négociations politiques nettement moins onirique, l’Oiseau de Prométhée est brillant du côté de la fabrication et de la manipulation des marionnettes et des visions plastiques proposées. Il l’est moins du côté de l’Histoire en pièce et du grand-écart entre les temps dans lesquels le spectateur cherche sa route sans trop de conviction. Un spectacle à tire-d’aile où, comme dans L’Albatros de Baudelaire, « ses ailes de géant l’empêchent de marcher… «

Brigitte Rémer, le 20 février 2024

Avec – autour de la table :  Rhiannon Morgan, Victoire Goupil, Souleymane Sylla, Achille Sauloup – marionnettiste Christelle Ferreira – sur le fil Olivier Roustan – complicité artistique et poétique Jonas Coutancier – composition musicale et interprétation live Stéphane Tsapis – dramaturgie Saskia Berthod – économiste de référence Romain Zolla – création marionnettes et univers plastique Amélie Madeline, Séverine Thiébault, Camille Trouvé, Jonas Coutancier, Magali Rousseau avec l’aide de Caroline Dubuisson – scénographie Brice Berthoud avec Maxime Boulanger et Adèle Romieu – patines Vincent Croguennec avec l’aide d’Alexa Pinaud – création costumes Séverine Thiébault – direction et composition musicale Emmanuel Trouvé – création et régie lumière Louis de Pasquale – création et régie son Tania Volke – création vidéo Jonas Coutancier – régie Générale Adèle Romieu – régie Plateau Philippe Desmulie en alternance avec Yvan Bernardet – construction des décors : Les ateliers de la maison de la Culture/scène nationale de Bourges et Salem Ben Belkacem – production : Centre dramatique national de Norùandie/Rouen – Les Anges au plafond.

Vu le 8 février 2024, au Théâtre des Quartiers d’Ivry-Manufacture des Œillets/CDN du Val-de-Marne, Ivry-sur-Seine, site : theatre-quartiers-ivry.com. En tournée : 21 et 22 février, Maison de la Culture d’Amiens/Pôle européen de création et de production (80) – 7 et 8 mars Les Passerelles/Scène de Paris, Vallée de la Marne à Pontault-Combault (77) – 21 et 22 mars, Festival Marto Malakoff scène nationale (92) – 26 mars,  Théâtre Paul Eluard ~ Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique | Choisy-le-Roi (94) – 3 et 4 avril La Comédie de Caen/CDN de Normandie et Le Sablier/Centre National de la Marionnette à Hérouville-Saint-Clair (14). Site : www.lesangesauplafond.fr

Au bord de la guerre – Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil à Kyiv

© Artem Galkim

Film documentaire de Duccio Bellugi-Vanuccini et Thomas Briat – Zadig Productions, Le Théâtre du Soleil et Bel Air Media – Avec la participation de France Télévisions.

Espoir, Vie, Art, Solidarité, sont les mots-clés de cette École nomade proposée par Ariane Mnouchkine, fondatrice et directrice du Théâtre du Soleil, à Kyiv, en mars 2023, alors que la guerre fait rage en Ukraine. « Nous avons une arme de vie, c’est le théâtre » dit-elle. La metteuse en scène a toujours mêlé création et transmission, réalisation et apprentissage. Une quinzaine d’acteurs de sa troupe ont librement choisi de l’accompagner, elle leur explique le projet.

Le film les montre à leur arrivée. Ariane explique la procédure de descente aux abris, en cas d’alerte. La troupe a rendez-vous au Théâtre de l’Opéra de la Jeunesse, à Kyiv avec une centaine de comédiens ukrainiens de tous âges, amateurs ou professionnels, élèves du Conservatoire d’État de Kyiv ou conservatoires d’autres villes, autour de la notion d’improvisation. Pendant douze jours, ils ont partagé cette aventure artistique et humaine unique, dans l’engagement politique et artistique d’Ariane Mnouchkine, comme elle l’a fait tout au long de sa carrière et de sa vie : « La démocratie doit être défendue, les Ukrainiens doivent se défendre. S’ils perdent, nous perdons » dit-elle.

© Artem Galkim

Elle accueille les comédiens ukrainiens en déclarant : « J’espère qu’on va devenir une île de joie, de confiance, de partage » et elle définit l’École nomade comme « le partage d’une pratique, un lieu où danser de l’intérieur. » Les acteurs sourient. Et Ariane lance le jeu. Elle propose trois musiques et demande d’imaginer des situations. Armée d’un micro, elle est au pupitre et intervient avec force, cherche à convaincre, propose des directions, demande à refaire. « Cherche le petit pour trouver le grand » suggère-t-elle.

Des discussions autour des actions et scènes proposées s’engagent. La traductrice s’active. Ariane est aux aguets. « Comment êtes-vous devenu acteurs ? » demande-t-on à un comédien du Soleil. Et il explique Kaboul, Pondichéry, la rencontre avec le travail d’Ariane. « Jouer c’est recevoir » dit-elle. « Cette rencontre avec vous nous donne beaucoup d’espoir » enchaîne une Ukrainienne. On les suit séance après séance créant des situations, construisant des scénarios, s’apostrophant, mettant le corps en action. La guerre est en sous-teinte dans toutes les propositions et beaucoup font face à des sentiments contradictoires. « Je suis un peu perdue » dit une jeune femme, « la haine, l’amour… »

© Artem Galkim

Dans les pauses, c’est sur leur vie en temps de guerre que s’expriment les comédiens. Pour l’une, « la guerre c’est la douleur. Tout est mélangé. » Une autre explique le difficile au revoir à sa mère, restée avec sa grand-mère qui ne marche plus. Rozlan revient de la ligne de front, près de Doniesk. L’une raconte les ateliers de couture auxquels elle participe pour fabriquer les uniformes destinés aux soldats. « Avec Le bruit des sirènes…j’ai arrêté de penser » dit un autre. À la question « Quel sens a le théâtre en temps de guerre ? » vient la réponse : « Se sentir vivant. »

« Beaucoup de gens qui faisaient un métier artistique sont partis sur le front. Ils ont profondément changé. Au retour ils ne savent plus qui ils sont. » Et ils reparlent de Maïdan, ce soulèvement en 2014, leur président parti vers la Russie, eux, tournés vers l’Europe. « Les soldats sont sur le front, nous, par le théâtre, on bâtit la nouvelle Ukraine. » Les improvisations s’élaborent, s’approfondissent. C’est la découverte d’autres méthodes de travail qui les capte loin de Stanislawski, leur maître unique. « On travaille sans connaître la fin » dit l’une d’entre elles. Ariane les pousse dans leurs retranchements et demande de travailler l’opposition, la dérision, la contradiction. « Qu’est-ce que vous avez senti ? » demande-t-elle ensuite à un groupe, agressé. A les voir sur le plateau on se demande où ils puisent encore leur énergie.

© Artem Galkim

Des images du désastre de la guerre sont montrées sans complaisance dans le film. La musique est sensible. « Après la victoire on recommencera » dit un comédien. « Vous avez choisi un art, le théâtre, qui est indestructible » rassure Ariane. La définition qu’elle avait donné du comédien lors d’une rencontre avec des étudiants, en France, est très éclairante : « Un comédien, comme tout artiste, est un explorateur ; c’est quelqu’un qui, armé ou désarmé, plus souvent désarmé qu’armé, s’avance dans un tunnel très long, très profond, très étrange, très noir parfois, et qui, tel un mineur, ramène des cailloux : parmi ces cailloux, il va devoir trouver le diamant et surtout le tailler. »

Vient la fin de ce temps de partage, les petits signes et cadeaux échangés, les chants ukrainiens, offerts, les remerciements, profonds. Le discours final d’Ariane, très émue… « On se reverra, ici ou là » dit-elle. Douze jours de partage et vibrations. Cinquante-neuf minutes de film, belles et généreuses. Deux ans de guerre, aujourd’hui même.

Brigitte Rémer, le 24 février 2024.

© Artem Galkim

Documentaire (2023, inédit) – durée 59 min – Un film écrit et réalisé par Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat – Image Thomas Briat et Duccio Bellugi-Vannuccini – Montage Pierre Haberer – Musique originale Eric Daniel, Arnaud de Boisfleury,  Carlos Bernardo – Zadig Productions, Le Théâtre du Soleil et Bel Air Media – avec la participation de France Télévisions.

Ce documentaire a été diffusé vendredi 16 février 2024 sur France 5 – à voir et à revoir sur www.france.tv

Mr. Slapstick

Chorégraphie Pedro Pauwels et Jean Gaudin – interprétation Pedro Pauwels – dans le cadre du Festival Faits d’hiver, à Micadanses.

© DR P. Pauwels

On ne sait d’où il arrive, ni où il court, s’il est poursuivi ou s’il poursuit, s’il a peur ou s’il fait peur. Il saute deux vagues de lumières intermittentes, traverse la diagonale du plateau comme celle du fou, à toute allure, se suspend, disparaît en coulisses avant de ré-apparaitre glissant à petits pas, mains dans les poches, là où on ne l’attend pas.

Pedro Pauwels est M. Slapstick, d’un mot qui se traduit par genre comique, traditionnellement basé sur la chute et le burlesque, et qui pourrait évoquer la Commedia dell’arte. Il en a la ruse et l’ingéniosité, il en a la distance et pose les pieds dans les pas de Buster Keaton, star du cinéma muet des années 20, avec le sérieux d’un pape.

Pedro Pauwels et Jean Gaudin ont chorégraphié la pièce à quatre mains, Pauwels l’interprète. Il ne cherche à aucun moment la copie du grand archétype du burlesque mais crée avec grâce et maîtrise son propre personnage en une écriture singulière au plateau. Comme Keaton, il est l’homme qui ne rit jamais et se plait à nous surprendre. Il se présente souvent de dos, comme s’il regardait avec nous, spectateurs, un film sur un écran qui n’existe pas. On est dans l’illusion la plus pure. Il regarde. Il rêve.

À l’avant-centre de la scène, une chaise d’or nous tourne aussi le dos. Objet tabou ou bien objet sacré, le danseur la tient à distance ne lui lançant pas même un regard. Toute la dramaturgie consiste en l’approche de cet infranchissable objet/obstacle qu’il finira par effleurer, chevaucher puis haranguer avec vigueur, à la fin de la pièce.

Le plateau est magnifiquement épuré, les lumières traduisent une ambiance en noir et blanc avec laquelle Pedro Pauwels joue, parfois dedans parfois dehors, comme il joue avec la musique au cœur de laquelle il est aussi le chef d’orchestre. Il dialogue avec l’espace, debout, ou dansant au sol entre jeux de jambe et glissements, avec accélérations et décélérations. Il cultive le déséquilibre, rampe, comme sur ressorts, devient quelques instants automate, s’évade par quelques pas feutrés latéraux, reprend de face les gestes qu’il a esquissés de dos. Il a des déhanchés à nul autre pareil et se disloque.

Pedro Pauwels a créé sa compagnie en 1991 après avoir été formé au Centre de danse international Rosella Hightower à Cannes et avoir intégré le Jeune Ballet international de Cannes. Il a rencontré de grands noms de la danse comme Dominique Bagouet, Mathilde Monnier, Peter Goss et bien d’autres et il a créé de nombreuses pièces de styles très divers. Sa pièce emblématique, « Cygn etc… » inspiré de La Mort du cygne, chorégraphiée par neuf artistes en 2000, tourne toujours.

© DR P. Pauwels

Il crée aujourd’hui et interprète un M. Slapstick des plus expressifs, personnage introverti mais téméraire, un peu fou, un peu clown, flottant dans l’absurde, en lutte contre l’ombre d’une chaise, son combat avec l’ange. Il a l’art de la discordance, de la désarticulation et de la désynchronisation, passe de rythme à contre-rythme et de pause à arrêt. Sa belle énergie le mène d’un humour pince-sans rire aux frontières de la tragédie, comme Keaton dans les films où il se dédouble et qui sont aussi du théâtre et de la danse.

Chorégraphie Pedro Pauwels et Jean Gaudin, interprétation Pedro Pauwels – regard artistique Marcos Malavia – création lumière Emmanuelle Staüble – scénographie Jean Gaudin et Pedro Pauwels – création costumes Pedro Pauwels – production Association Pepau.

 

Vu le 7 février 2024, à Micadanses-Paris, 20 rue Geoffroy Lasnier. 74004 – métro : Pont-Marie. – site : www.faitsdhiver.com

Brigitte Rémer, le 19 février 2024

Light Will Win / La lumière l’emportera

Victor Sydorenko Forced disorientation (the Flashes of Black Earth series) © br

L’Académie Nationale des Arts d’Ukraine a présenté – lors de la 120ème édition du Salon d’Automne qui s’est tenue du 18 au 21 janvier 2024 à la Grande Halle de La Villette – les œuvres d’artistes ukrainiens pendant la guerre sous le titre La lumière l’emportera. Natalia Shpytkovska en est la commissaire.

Dans une guerre qui engage la sécurité de l’Europe et du monde et l’agression de la Russie en Ukraine depuis maintenant deux ans, la puissance de l’Art et de la Culture est réaffirmée par le Président de l’Académie Nationale des Arts d’Ukraine, Victor Sydorenko, dans un texte intitulé Inspired by the Victory/Inspiré par la victoire, qui a valeur de Manifeste : « C’est la culture et l’art, en tant que motivations fondamentales de la défense de l’État et moyens d’assurer la capacité de défense spirituelle de l’Ukraine, tout autant que les armes, qui constituent un tandem nécessaire pour témoigner du caractère unique de la place de l’Ukraine dans le monde, de sa capacité à résister aux influences et ingérences extérieures. Nous croyons que la lumière va gagner ! »

Oleksandr Dubovik, Apocalypse (peintures) et Andriy Bokotey Kidnapped (Defender) (sculpture) © br

Une délégation représentant 16 artistes de l’Académie Nationale des Arts d’Ukraine a été reçue lors de cette édition du Salon d’Automne. Leurs œuvres présentées mêlent les travaux d’artistes renommés et ceux de jeunes artistes dont le travail est en lien avec la violence de la guerre. Ces artistes continuent de créer et de soutenir l’esprit de la nation ukrainienne. Elles sont signées de : Andriy Bokotey, Yuriy Vakulenko, Oleksandr Dubovik, Dmytro Kozatskyi, Anatoliy Kryvolap, Kateryna Lisova, Pavlo Makov, Liubomir Medvid, Anatoliy Melnyk, Serhiy Mykhalchuk, Anastasiia Podervianska, Mykhailo Rai, Sergei Sviatchenko, Victor Sydorenko, Tiberiy Szilvashi, Maryna Skugareva, Oleg Tistol.

Natalia Shpytkovska, commissaire de l’exposition a cherché les oeuvres qui montraient les pensées et les espoirs de chacun, pour redonner des forces à tous, et pour que l’esprit de l’Ukraine demeure, à travers l’art et la lumière, et Victor Sydorenko, s’est exprimé sur le sujet en donnant une conférence.

C’est par le soutien de Lady Dewi Sukarno, née à Tokyo et femme du président Sukarno – elle qui a connu la guerre et quarante ans d’exil, et qui a fondé en 2005 Earth Aid Society Foundation – que les œuvres ukrainiennes ont pu transiter par Paris et être accrochées au Salon d’Automne. Une superbe initiative, comme toute celles qui permettent d’affirmer haut et fort l’identité ukrainienne.

Victor Sydorenko, An inside look or metamorphosis of reality © br

L’art d’aujourd’hui en quête de sens et de valeur, se traduit directement dans les réalisations contemporaines qu’on peut voir au Salon d’Automne. Light Will Win témoigne d’un art engagé et tourné vers le monde, et l’Ukraine de demain inscrit ses blessures dans la mémoire collective, alors même que la guerre se poursuit.

Brigitte Rémer, le 16 février 2024

Light Will Win, au Salon d’Automne, Grande Halle de La Villette, 211 avenue Jean Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : 01 40 03 75 75 site : lavillette.com

Official message from the President of the NAA of Ukraine/ Académie Nationale des Arts d’Ukraine : https://advisory.artcult.org.ua/the-light-will-win/#custom-3 -: https://www.salon-automne.com/fr

Farben

Spectacle pour marionnettes, ombres et dramaturgie sonore – texte Mathieu Bertholet – mise en scène Cécile Givernet et Vincent Munsch, Compagnie Espace Blanc – au Théâtre Le Mouffetard.

© Simon Gosselin

1er mai 1915. Un coup de feu claque. Sur le gazon frais d’une villa apparemment paisible le sang se mêle à l’eau. Clara Immerwahr met fin à ses jours, elle a quarante-quatre ans. Elle fait récit de son histoire en même temps qu’elle permet d’entrer dans l’Histoire, en remontant le temps. On suit les mouvements et couleurs de sa mémoire, les pages du calendrier accroché au ciel du théâtre s’effeuillent une à une, et s’envolent au vent.

1889, à Breslau, capitale de la Silésie alors rattachée au royaume de Prusse – actuelle Wroclaw, en Pologne -. On suit le destin de Clara Immerwahr, charmante et talentueuse jeune femme alors âgée de dix-neuf ans, passionnée de chimie. Elle raconte sa jeunesse, heureuse, les cours de danse, les expériences sur le soufre qu’elle fait toute jeune chez son oncle et sa tante, sa passion pour la recherche – le soufre, à la fois réparateur de l’ADN et nécessaire à la fabrication des tissus conjonctifs, à la fois particulièrement toxique et entrainant la mort par œdème pulmonaire -, sa rencontre avec un brillant chimiste âgé de dix-huit ans, Fritz Haber, juif allemand comme elle, alors qu’elle en a quinze et qu’elle épousera plus tard, en 1901. Son destin est tracé, elle sera chercheuse, elle est d’ailleurs la première femme à recevoir un doctorat de l’université de Breslau, le spectacle la montre passionnée, forcenée même de chimie, marchant dans la neige pour aller prendre ses cours à l’Université.

© Simon Gosselin

On suit l’évolution de leurs découvertes, la contribution de Clara aux travaux de son ambitieux époux, sans reconnaissance, ou plutôt sa mise à l’écart et la manière dont il la gomma du paysage de la recherche, dès 1902. Cette année-là, elle met au monde leur fils, Hermann, après une grossesse difficile et la nécessité de rester plus disponible à l’enfant. La pression sociale aidant, officiellement, elle disparaît des radars. Philosophiquement et moralement, Clara se positionne à l’opposé des expériences de Fritz Haber qui devient un fervent partisan de l’effort militaire allemand et joue un rôle important dans le développement des armes chimiques. Elle, n’a pour objectif, que de mettre la science au service de l’humanité et fait l’impossible pour le dissuader de poursuivre ses recherches dans cette direction, qu’elle juge criminelle et contraire à toute éthique scientifique. Au nom des intérêts supérieurs de son pays, Fritz n’entend pas et teste ses gaz toxiques pour la première fois en Flandres, le 22 avril 1915 pendant la Première Guerre mondiale. À son retour, le 1er mai 1915, elle prend dans sa poche le pistolet de service et le retourne contre elle – version officielle, et sans autopsie -. Retour sur la première image du spectacle.

© Simon Gosselin

La pièce de Mathieu Bertholet – qui n’en est pas à son coup d’essai dans son rapport à l’Histoire – se compose de cent-vingt-quatre scènes courtes. Il construit la biographie fragmentaire de Clara Immerwahr en entremêlant différents niveaux de lecture, émaillés de séquences complémentaires qu’il appelle Miniatures et qui peuvent s’ajouter ou non à la mise en scène. Cécile Givernet et Vincent Munsch, les co-metteurs en scène, en ont intégré une dans leur dramaturgie, La litanie. On y trouve le décompte des morts ainsi que la liste des drames dus à la science et au progrès technique, au fil du temps. Le passage au plateau de ce texte aux reliefs irréguliers n’est donc pas des plus simples et sa mise en action passe ici par différents médiums : jeu de l’acteur, techniques diverses de marionnettes, petites ou géantes, masques, jeux d’ombres, couleurs et images. Ce qui pourrait être considéré comme des entre-deux appelle d’une part les écritures sonores et musicales magnifiquement travaillées (Vincent Munsch et Kostia Cavalié) entre pièces de piano, bruit des bombes et jets de gaz, donnant du souffle et du rythme à l’ensemble ; cela permet d’autre part le passage d’une technique à l’autre dans l’installation du tableau suivant. On est face à un travail d’horlogerie dans lequel s’inscrivent les acteurs, qui sont à la fois dedans et dehors, et qui orchestrent une multiplicité d’actions.

© Simon Gosselin

La scénographie (signée Jane Joyet) inscrit par ailleurs différents espaces et niveaux par des tables et tréteaux qui se dressent et disparaissent, emportés par les acteurs ; un mur de biais en fond de scène ; un petit castelet à la fenêtre ; l’environnement de l’oncle et de la tante, petites marionnettes de bois finement sculptées, installés sur une table dans un jeu d’échelles intéressant face aux acteurs (réalisation des marionnettes Amélie Madeline) ; l’immense militaire, ombre parmi les ombres de la guerre ; et les lumières (de Corentin Praud) qui renforcent et cisèlent une atmosphère d’inquiétude qui va crescendo. En contrepoint, on entre dans les rêves de Clara qui chevauche les anges et se traduisent en couleurs – Farben, signifiant couleurs -. À l’opposé, la récurrence du masque à gaz inscrit les gaz toxiques et les destructions chimiques, comme fil conducteur de la vie de Fritz et de Clara.

La tonalité du spectacle s’inscrit dans les gris de la guerre et des uniformes, le noir pour les acteurs, (costumes Séverine Thiébault), excellents acteurs qui accompagnent les figurines : Brice Coupey, Cécile Givernet, Honorine Lefetz, Blue Montagne. Il y a une grande précision et maîtrise, beaucoup de vibrations dans leurs déplacements chorégraphiques ; et les deux protagonistes, interprétant Clara et Fritz sont particulièrement virtuoses dans le glissement entre texte et manipulation. La réalisation de leurs doubles marionnettiques, le cerceau visible de la robe de Clara, la jambe de Fritz laissant apparaître l’armature de la marionnette, donne une lecture possible d’inachevé, comme la vie de Clara, qui s’arrête net.

© Simon Gosselin

Cécile Givernet et Vincent Munsch ont fondé la Compagnie Espace Blanc en 2016 et défendent un travail exigeant avec une attention particulière portée aux écritures contemporaines, mêlant marionnettes, ombres et matériel sonore, recherches visuelles et musicales. Ils ont présenté Médée la Petite en 2017, Adieu Bert en 2018, Hématome(s) en 2020 et Les Quiquoi et le chien moche dont personne ne veut en 2022. Ils co-dirigent depuis 2021 le Théâtre Halle Roublot / Lieu-Compagnie Missionné pour le Compagnonnage, à Fontenay-sous-Bois. Avec Farben, ils nous mènent au coeur d’un récit onirique, avec sensibilité et virtuosité, et nous font traverser différentes temporalités et réalités. Au-delà, ils interrogent la place des femmes dans les sciences, et la responsabilité éthique et sociale des chercheurs, des thèmes encore bien contemporains.

Brigitte Rémer, le 10 février  2024

Avec : Brice Coupey, Cécile Givernet, Honorine Lefetz, Blue Montagne – scénographie Jane Joyet – marionnettes Amélie Madeline – costumes Séverine Thiébault – univers sonore : Vincent Munsch et Kostia Cavalié – création lumière Corentin Praud – régie son Kostia Cavalié – onstruction décor ESAT Plaisir, Vincent Munsch, Corentin Praud, Jane Joyet. Production Théâtre Halle Roublot / Cie Espace Blanc – coproductions : Théâtre Jean-François Voguet – Fontenay-sous-Bois / Théâtre à la Coque – CNMa / Théâtre de Laval CNMa / Le Mouffetard – CNMa, Festival Marto. En tournée : 1er février et 2 février 2024 à 20h, à Fontenay-en-Scènes / Théâtre Jean-François Voguet de Fontenay-sous- Bois – 11 mars 2024, Théâtre Jean Arp, à Clamart, dans le cadre du Festival MARTOFarben, de Mathieu Bertholet, est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 17 au 27 janvier 2024 à 20h, le samedi à 18h, dimanche à 17h (+ une représentation à 14h30 jeudi 18 janvier) – Théâtre Le Mouffetard / Centre national de la Marionnette, 73 rue Mouffetard. 75005. Paris – métro : ligne 7 Place Monge, ligne 10 Cardinal Lemoine – tél. : 01 84 79 44 44 – site : www.lemouffetard.com

Cellule

Conception, danse, texte et images, Nach – au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du festival Faits d’hiver.

© Dainius Putinas

Dans sa famille on dansait beaucoup, ne serait-ce que pour rendre les difficultés de la vie plus supportables, et même joyeuses. Anne-Marie Van, de son nom de scène Nach, est née à la danse par ses expériences : familiale, de la pratique du krump – un mouvement né dans les quartiers pauvres de Los Angeles dans les années 2000, qu’elle a pratiqué sur le parvis de l’Opéra de Lyon et sur les toits de la porte de Montreuil – par les rencontres et les influences dont elle s’est nourrie. Elle a un jour osé franchir le pas en montant sur scène et développe aujourd’hui un vocabulaire très personnel.

La rencontre avec Heddy Maalem avec qui elle a dansé dans Éloge du puissant royaume puis dans Nigra sum, Pulchra es, et dans un solo écrit pour elle d’après Le Cantique des cantiques, puis l’admiration de Bintou Dembélé, danseuse et chorégraphe, pionnière de la danse hip-hop, lui ont donné le courage de se lancer, seule, et la conviction qu’elle pouvait trouver sa place dans la galaxie chorégraphique. Heddy Maalem l’a vivement encouragée. Nach s’est aussi nourrie d’autres influences qui lui ont permis de trouver sa propre inspiration, elle évoque entre autres un clip des Chemical Brothers, Galvanise, ainsi que le film Rize, de David Lachapelle qui par sa danse hyper puissante évoque pour elle les rituels haïtiens.

© Dainius Putinas

Ouverte sur les arts graphique, visuel et poétique, elle communique dans la danse ses sensations et vibrations avec un grand art du contraste et de la rupture. Ses formations sont multiples, de l’école de la rue à l’école de la vie à travers une sensibilité et une réflexion qui la poussent à avancer se sont mêlées des expérience et recherches qu’elle a menées jusqu’au Japon où elle fut en résidence un temps à la Villa Kujoyama. Les danseurs de butô l’ont fascinée ainsi que l’univers photographique d’Antoine d’Agata autour de la drogue et du sexe, et les photographies en noir et blanc de Francesca Woodman, artiste à la courte vie dont l’œuvre oscillait entre rêve et cauchemar.

La multiplicité de ces rencontres et de ces influences a pétri l’expression de Nach, qui a pris son destin en mains. Cellule est son premier solo, créé en 2017, inspiré du court-métrage Ai (Love) de Takahiko Iimura, un film poème qui ouvre sur la sensualité du corps, sujet qu’elle reprend, ainsi que les concepts de désir et d’indomptabilité. Car elle se reconnaît avant tout dans un autre concept, celui de guerrière, issu du mouvement krump et qui indique le moment où on entre dans le cercle pour affronter l’autre.

© Dainius Putinas

Cellule s’ouvre sur des photos argentiques de sa communauté qu’elle avait prises, avant qu’elle n’apparaisse dans le silence de panneaux qui s’ouvrent et lui offrent le passage. Elle propose une méditation sur la place qu’on assigne à chacun et qui crée comme un enfermement, une clôture. Elle tape les rythmes, s’éclaire à la lueur d’une lampe de poche et provoque des jeux d’ombre, fabrique des écritures, projette des images où elle danse nue.

Plus tard elle sculpte l’espace rougi d’un incendie, s’accompagne de chants spirituals, puis d’une partition de piano, sublime, danse au sol. Elle écrit son spectacle qu’elle maitrise magnifiquement, invente des gestuelles autour du vêtement, lance les bras, joue des mains, prend  des pauses-photos élaborées.

Les mots-clés qui la caractérisent sont énergie, engagement, rythme, expressivité, identités multiples. Pour preuve ce solo, Capture, qui ouvre vers un langage du corps très personnel et flamboyant.

Brigitte Rémer, le 12 février 2024

Conception, danse, texte et images Nach – création lumière et décors Emmanuel Tussore – régie générale et régie son Vincent Hoppe – construction décors Boris Munger et Jean-Alain Van – production, diffusion et administration Alice Fabbri Valérie Pouleau

Vendredi 26 janvier à 20h30, samedi 27 et dimanche 28 janvier à 18h30, au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – tél. :  01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com et www.faitsdhiver.com

The Power (of) the Fragile

Chorégraphie Mohamed Toubakri – interprétation Mimouna (Latifa) Khamessi et Mohamed Toubakri – au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du festival Faits d’hiver,

© Christian Tandberg

Dans The Power (of) the Fragile, un homme et une femme arrivent de la salle en discutant tranquillement entre eux, en arabe tunisien. Ils poursuivent leur chemin, montent sur scène en continuant leur conversation d’une façon très détendue. Mohamed Toubakri fait visiter le théâtre à une apprentie danseuse et lui détaille tous les équipements en traduisant les mots techniques du fonctionnement du plateau : projecteurs, fils, son, coulisse, etc. Cette apprentie-danseuse n’est autre que Latifa, sa mère, et la transmission se fait ici en sens inverse, du plus jeune à la plus âgée. Débute l’atelier dans lequel elle ébauche un geste, attentive et tendue vers la démonstration, puis un second mouvement, fragile encore. Elle s’initie aux positions et aux figures, et capte tout, se positionne au centre, dans un rond de lumière, sa présence est belle et chargée. Puis elle se lance dans des enchaînements et entre dans la danse avec un pas de deux. Son fils-pygmalion, son guide, assure les portés. La musique les accompagne.

© Christian Tandberg

Derrière la rencontre entre la mère et le fils, singulière en soi, qu’ils réalisent avec une grande simplicité et beaucoup de tendresse, Mohamed Toubakri raconte le parcours et le fondement de sa démarche : Latifa a toujours voulu être danseuse, c’était son rêve d’enfance, il l’a su il y a une huitaine d’années seulement, lui qui s’était adonné au breakdance dès l’âge de douze ans avant de se former à l’Académie Internationale de la Danse à Paris, puis dans l’école que dirige Anne Teresa De Keersmaeker, P.A.R.T.S., à Bruxelles. Il a travaillé avec de grands chorégraphes, dont Jan Lauwers et Sidi Larbi Cherkaoui. Quand il a pu inviter sa mère à venir travailler avec lui, après sa naturalisation belge, en 2018, il lui a offert ce à quoi elle n’avait jamais pu s’autoriser dans la société tunisienne, se chercher dans la danse et trouver ses espaces de liberté, il lui a proposé un contrat de travail, pour danser. C’est un geste politique en même temps qu’un geste de tendresse.

Huit semaines pour monter cette pièce est un temps court. Mohamed Toubakri explique : « j’ai été confronté au fait que ma mère montait sur scène pour la première fois. Quand nous nous mettons à danser, nous ne parlons pas le même langage, j’ai donc dû déconstruire ma façon de communiquer et de transmettre, retourner aux fondamentaux sans pour autant simplifier. » De plus au sein de l’équipe il est le lien, faisant fonction de traducteur du tunisien au français et vice versa autant que faire se peut.

© Christian Tandberg

On est donc face à une pièce atypique, entre la virtuosité du danseur dans l’exigence de son art et la fragilité d’une danseuse non-professionnelle loin des normes de la danse, et dont il raconte l’histoire. La rencontre fonctionne magnifiquement et les deux mondes s’approchent dans la bienveillance et le plaisir d’être là. La chute du spectacle est inattendue et pleine d’humour, elle transforme l’héroïne en figure totem et sacrée, vierge-mère et grande prêtresse vêtue d’un manteau cérémoniel. On est dans le clin d’œil et le ludique.

L’idée était osée, Mohamed Toukabri l’a développée avec simplicité et dans les moindres vibrations. Dans The Power (of) the Fragile, il abolit les styles et joue de l’intergénérationnel et de l’interculturel. C’est plein de vie et de complicité tendre, c’est un échange privilégié entre un fils et sa mère.

Brigitte Rémer, le 10 février 2024

Concept et chorégraphie Mohamed Toukabri – performance Mimouna (Latifa) Khamessi, Mohamed Toukabri – dramaturgie Diane Fourdrignier – création lumière et scénographie Lies Van Loock – conception sonore et conseil artistique Annalena Fröhlich – coordination technique de la tournée – matthieu Vergez – régie son Paola Pisciottano – costumes Ellada Damianou – recherche et développement Eva Blaute – stagiaire Constant Vandercam.

Vendredi 26 janvier à 19h, samedi 27 et dimanche 28 janvier à 17h, au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – tél. :  01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com et www.faitsdhiver.com

Anna Karénine

Texte Léon Tolstoï – adaptation Rimas Tuminas, Maria Peters – mise en scène Rimas Tuminas, avec le Théâtre Gesher de Tel-Aviv – spectacle en hébreu surtitré en français – au Théâtre Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux.

©️ Daniel Kaminsky

Né de père russe et de mère lituanienne en 1952, le metteur en scène Rimas Tuminas s’est d’abord formé à l’Académie de musique et de théâtre de Lituanie, puis à l’Académie russe des arts du théâtre de Moscou. De 1979 à 1990 il a travaillé comme metteur en scène au Théâtre national d’art dramatique de Lituanie qu’il a ensuite dirigé de 1994 à 1999, a fondé le Théâtre Maly à Vilnius en 1990 et dirigé le Théâtre Vakhtangov de Moscou de 2007 à 2022. Rimas Tuminas a quitté Moscou quelques jours après la déclaration de guerre avec l’Ukraine, marquant ainsi son désaccord et n’a pu rester en Lituanie, son pays menaçant de fermer son théâtre, en représailles à son long séjour en Russie. Contraint à l’exil, il est parti pour Tel-Aviv où une autre guerre l’a rattrapé. C’est avec neuf acteurs/actrices du Théâtre Gesher de cette ville, eux-mêmes marqués par des liens étroits avec la culture russe, qu’il a mis en scène Anna Karénine dans une vibrante transcription de l’esprit et de l’âme russes, à travers une esthétique très épurée.

©️ Daniel Kaminsky

Grande fresque de la littérature russe, le roman de Tolstoï fut publié en 1877, d’abord sous forme de feuilleton. Dans un entrecroisement de couples et l’expression de l’ambivalence des relations et des sentiments humains, se tisse la tragédie : Anna Karénine, mère d’un jeune garçon, Serioja, délaisse son époux Alexeï Karénine, membre éminent du ministère et s’amourache du comte Alexeï Vronski, séduisant jeune officier. Ensemble, ils décident de fuir à l’étranger et partent en Italie, mais peu à peu Vronski s’ennuie et regrette l’abandon de sa carrière militaire. De retour en Russie et quittant les conventions de la haute société russe, Anna et Vronski vivent en marge, ce qui suscite autour d’eux à la fois admiration et réprobation. Elle, met au monde une petite fille et fait face à des problèmes de santé. Le mari d’Anna, Alexéï Karénine, lui demande de sauver les apparences en respectant les conventions sociales de base et se plie à de nombreuses concessions face à l’ambiguïté de sa femme, par moments pleine de culpabilité pour l’avoir trahi et pour avoir abandonné leur fils. Autour des protagonistes, deux autres couples : Kitty, une jeune adolescente d’abord amoureuse de Vronski, qui, dans un premier temps éconduit Constantin Lévine, propriétaire terrien aux idées progressistes et solitaire installé à la campagne, avant de prendre conscience de son erreur et de décider de l’épouser quelques, années plus tard. Levine est le porte-parole de l’auteur ; Oblonski, frère d’Anna Karénine symbole de l’oisiveté dans ses vies parallèles, meilleur ami de Lévine et qui deviendra son beau-frère ; son épouse, Dolly Oblonska, mère de sept enfants dont deux sont morts.

©️ Daniel Kaminsky

La théâtralisation d’Anna Karénine, dans l’adaptation et la mise en scène de Rimas Tuminas, passe par une scénographie dépouillée : trois bancs côté jardin, deux chaises de l’autre côté, des costumes en noir et en blanc et des acteurs magnifiquement dirigés. « Il faut faire le vide pour arriver à l’homme » dit le metteur en scène qui précise : « En adaptant Anna Karénine, j’ai soustrait du roman toute forme de moralisme. » On est face à une critique de l’aristocratie russe oisive du XIXème, déconnectée du réel. La séduisante Anna Karénine, femme de feu et passionaria affichant librement sa capacité d’émancipation est ici magnifiquement interprétée par Efrat Ben-Zur. Tout passe par l’intensité du jeu, pour elle comme pour ceux qui l’entourent et son apparente légèreté est entrecoupée d’accès de culpabilité notamment à l’égard de son fils, qu’elle ne voit plus. La naissance d’une petite fille conçue avec Vronski, la fragilise et elle perd pied, jusqu’à l’acte suprême du suicide où elle se jettera sous un train.

©️ Daniel Kaminsky

Anna Karénine est une œuvre romanesque et hybride en même temps que sombre, elle lance de nombreuses pistes et se termine en drame. Rimas Tuminas lui donne une grande puissance et beaucoup de grâce. Reconnu au plan international, le metteur en scène a souvent été primé. Il a présenté à Paris en 2019, Oncle Vania de Tchekhov avec le Théâtre Vakhtangov, ainsi qu’Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine, que la troupe avait joué à la MC93 Bobigny, en 2014. Le Théâtre Vakhtangov fut un lieu d’excellence théâtrale fondé en 1913 par Evgueny Vakhtangov, metteur en scène, autour d’un groupe de jeunes étudiants qui suivait les cours d’art dramatique du Studio des étudiants et travaillait selon la méthode Stanislawski. Il avait créé cette troupe d’avant-garde, au départ sans feu ni lieu, appelée le troisième studio du Théâtre d’Art qu’il avait installée, quelque temps plus tard, dans un somptueux hôtel particulier situé au 26 rue Arbat. La première pièce présentée fut Le Miracle de Saint-Antoine, de Maurice Maeterlinck.

À son tour, Rimas Tuminas se trouve sans feu ni lieu, ce qui ne l’empêche pas de créer là où on le lui propose. Dans un contexte austère et une économie de moyens, il donne aujourd’hui une lecture d’Anna Karénine empreinte de modernité dans laquelle la mathématique des couples fluctue entre passion et raison. Même si elle semble forte, à travers ses hésitations, le personnage d’Anna s’inscrit dans un clair-obscur plus complexe qu’il n’y paraît. Pour elle le sens de la vie a fini par s’absenter.

Brigitte Rémer, le 10 février 2024

©️ Daniel Kaminsky

Avec les comédiens du Théâtre Gesher de Tel-Aviv : Efrat Ben-Zur, Anna Karénine – Gil Frank, Alexéï Karénine – Miki Leon,  Constantin Lévine – Alon Friedman, Stiva – Avi Azoulay, Alexéï Vronski – Karin Serouya, Dolly – Yuval Yanai, Doron Tavori, Sergeï Lévine, frère de Constantin – Roni Einav, Kitty – Nikita Goldman, Kokh. Scénographie Adomas Jacovskis – costumes Olga Filatova – musique Giedrius Puskunigis – lumière Gleb Filshtinsky – son Michael Vaisburd – chorégraphie Anželika Cholina – assistante mise en scène Katia Sassonskaya – traduction en hébreu, Roy Chen. .

 Du 17 au 28 janvier 2024, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 17h, Théâtre Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau, 92330. Sceaux – Tél. : 01 46 61 36 67 – site : www.lesgemeaux.com

Lichen

Texte Magali Mougel – mise en scène Julien Kosellek – création musicale Ayana Fuentes-Uno – avec Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno, Viktoria Kozlova – Théâtre Antoine Vitez / Scène d’Ivry.

© Romain Kosellek

La pièce de Magali Mougel est issue d’un temps de résidence passé auprès d’habitants du Pas-de-Calais, en 2017/2018. Répondant à l’invitation de Culture Commune, scène nationale du Bassin Minier, l’auteure s’est immergée dans les problématiques de la région. Elle s’est installée une semaine par mois dans une maison des cités jardins de Lens, a pris du temps avec les habitants, les a écoutés et regardés, a participé à des rencontres et organisé des ateliers d’écriture. C’est à partir d’une réunion à laquelle elle a pris part sur le thème de la réhabilitation d’un quartier de Lens où trois cabinets d’architectes exposaient leurs projets, qu’elle a construit la pièce, intitulée Lichen, une puissante métaphore de l’écosystème terrestre qui nous plonge dans le sombre et l’humide.

Une jeune fille vit seule avec son père dans le modeste appartement où il est né, dans un quartier qui se dégrade. Lui est chômeur, elle, va à l’école. Face à la pauvreté tous deux se recroquevillent.  La jeune fille rêve de chaleur et de couleurs. Depuis le départ de sa mère, le poster accroché au mur prônant soleil et sable chaud de l’île paradisiaque de Bora Bora lui tient compagnie. « Quand maman reviendra… »  On entre dans la vie de cette famille et dans celle de la cité.

© Romain Kosellek

Dehors les chats se bagarrent, on entend les bruits de la rue et ceux de la cour de récré où les agressions ne sont pas rares, le pépiement d’un oiseau rescapé. Le pigeonnier voisin apporte sa poésie, parfois sa nourriture. Ce quartier oublié, sauf par quelques promoteurs, commence à se vider. Un projet dit pilote, de destruction de certains immeubles pour faire place à de nouveaux bâtiments va chasser les gens les plus modestes d’un quartier qui leur est familier et où ils vivent depuis de nombreuses années. Une chargée de mission zélée vient le présenter au père, qui assiste, impuissant, à cette scène à la fois tragique, cocasse scéniquement et absurde. L’homme est blessé et ne dit mot, il comprend qu’il sera très vite obligé de quitter les lieux auquel sa propre enfance le rattache. La vie l’a rendu taciturne et il s’enfonce dans un désespoir muet tandis que la colère monte chez sa fille. La rencontre avec la mère, venue leur rendre visite, n’arrange pas les choses, elle est houleuse et décevante.

© Romain Kosellek

Sur scène, une estrade sur laquelle se trouve un frigo, une table et deux chaises en formica, le mur où s’affichent les rêves et les dessins d’enfance, deux niveaux de circulation dans un appartement pauvre et exigu qui peut être aussi la cour de récré. La scénographie est épurée (Xavier Hollebecq). Trois comédiennes (Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno et Viktoria Kozlova) font le récit polyphonique du regard que pose cette jeune fille sur la vie qui va comme elle peut avec son lot d’injustices sociales, de ses sentiments et de ses rêves. Elles sont de manière polymorphe parfois le père, parfois le chœur / cœur des habitants de la cité, faisant face à l’arbitraire : « C’est beau et c’est notre histoire » entend-on. Elles ont une façon virtuose de se rouler dans le relief des mots, de s’enchevêtrer les unes avec les autres, d’enchaîner et de se répondre, avec une grande précision. L’une d’elle, Ayana Fuentes-Uno intervient musicalement et donne rythmes et tempos à l’ensemble. C’est un chœur qui bat avec sensibilité et finesse, sans pathos et qui crée une musicalité douce et lancinante avec la précision d’un choeur grec.

© Romain Kosellek

« Je n’ai plus que ça » dit le père, exprimant son désarroi et son profond attachement à sa maison, même en mauvais état, comme marqueur de son identité. La lettre recommandée qui l’assigne à quitter les lieux lui porte un coup fatal, comme dans les tragédies. On est face à une grande tragédie. Il ne quittera pas l’appartement et mettra fin à sa vie. « Papa ne bouge plus, il gît… » Le soleil est plombé. Sur le bras de la stagiaire, à l’école, un Prométhée offre le feu. La jeune fille rêve qu’elle descend dans les entrailles de la terre. Les oiseaux meurent aussi. Un chant choral final, sorte d’exutoire accompagne la mort. Reste une tache sur le bord de la fenêtre.

Trois chansons dont les traductions nous sont remises entrent dans ce champ social où les petits sont toujours perdants : Going Down Slow, St Louis Jimmy Oden écrite (1942) : « Je me suis bien amusé, mais je ne vais plus bien, ma santé se dégrade et je m’enfonce doucement… » Born under a Bad Sign, Booker T. Jones et William Bell (1967) : « Né sous une mauvaise étoile, je suis au fond depuis que j’ai commencé à ramper. Si ce n’était pas de la malchance, je n’aurais pas de chance du tout. Gimme Shelter, The Rolling Stones (1969): « Oh, une tempête menace ma vie aujourd’hui si je ne trouve pas d’abri, oh, je vais disparaître ».

Tout en étant si proche de la réalité, le texte, comme la mise en scène de Julien Kosellek – en résidence au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry – gardent l’élégance de la distance, la blessure en est d’autant plus forte, la faille plus profonde, l’effondrement plus cruel. Rien de spectaculaire dans le spectacle, tout se tisse comme dans un sous-bois, à travers le mouvement des feuilles et des lichens, jour de grand vent.

Brigitte Rémer, le 6 février 2024

Avec : Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno et Viktoria Kozlova – création musicale Ayana Fuentes-Uno – scénographie Xavier Hollebecq – création sonore Cédric Colin – régie générale Anton Langhoff – production Gaspard Vandromme et Manon Sarrailh. Le texte Lichen, de Magali Mougel est publié aux éditions Espaces 34.

Les 12, 19, 20, 25, 26 et 27 janvier 2024, à 20h – Théâtre Antoine Vitez/Scène d’Ivry, 1 Rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 46 70 21 55 – site : www. theatrevitez.fr – En tournée : du 4 au 31 mars 2024, au Théâtre de Belleville les lundis et mardis à 20h15h, les dimanches à 17h (sauf les 5 et 26 mars) – métro : Belleville, ou Goncourt – En tournée : du 4 au 31 mars 2024 au Théâtre de Belleville, les lundis et mardis à 21h15, les dimanches à 17h (sauf 5 et 26 mars) – métro : Belleville (ligne 2) ou Goncourt (ligne 11).