Extinction, d’après Thomas Bernhard

© Dunnara Meas

© Dunnara Meas

Adaptation Jean Torrent – Lecture Serge Merlin – Réalisation Blandine Masson et Alain Françon, avec l’aimable autorisation de Peter Fabjan – Partenariat France Culture.

Extinction – Un effondrement est le dernier roman de Thomas Bernhard, dramaturge et romancier autrichien, qu’il écrit en 1986 et qui est publié en langue française quatre ans plus tard. Les cinq-cents pages du texte original se sont métamorphosées en quatre-vingts minutes de lecture, d’une grande puissance dramatique. Assis à sa table de travail, face au public, Serge Merlin-Franz-Josef Murau – double de Thomas Bernhard – porte haut ce roman qu’il habite, à la manière d’un récit de vie. L’effondrement n’est rien moins que celui de sa famille, vu de Rome où il enseigne la littérature après avoir quitté l’Autriche et le berceau familial de Wolfsegg qui l’insupportait, et dont il s’était exclu : « Décrit Wolfsegg comme un haut lieu de la stupidité. Reporté l’affreux climat qui a toujours régné dans la région de Wolfsegg et qui a toujours tout gouverné, sur les gens qui étaient obligés de vivre à Wolfsegg ou plutôt d’y survivre et qui, tout comme ce climat, sont d’une brutalité positivement dévastatrice ». Le personnage de Gambetti son élève, apparaît en leitmotiv et joue comme une ligne de basse continue, Murau le prend à témoin, prétexte à l’expression de sa rébellion : « J’avais toujours en Gambetti un auditeur attentif, qui me laissait patiemment développer ce que j’avais à dire, ne m’interrompait jamais. »

Le déclencheur du récit et l’élément dramaturgique, est ce télégramme signé de ses deux sœurs qui l’informe de la mort des parents et de Johannes leur frère, dans un accident. Et la mémoire se met en marche dans un déferlement de ressentiments et une sédimentation d’anecdotes aussi blessantes que précises, dignes d’un travail d’entomologiste. Ses armes s’appellent causticité, ironie, haine, dégoût, sarcasme et mépris. Comme un crépuscule des dieux, Murau frappe d’anathème sa famille et son pays, tantôt pyromane tantôt pompier. L’exagération devient son emblème, le texte comme l’acteur, en jouent : « Et j’ai poussé mon art de l’exagération jusqu’à d’incroyables sommets… L’art d’exagérer est à mon sens l’art de surmonter l’existence » ironise-t-il.

Côté famille, il note le ridicule de parents qui ne parlent qu’argent, entrepôts et actions, de sœurs formatées et beaux-frères de caricature, du manque de curiosité et d’inculture, et tout n’est que blessure : « Vous voyez, dans quel état d’esprit est ma famille. Est Wolfsegg. Cinq bibliothèques, et pas la moindre idée de nos plus grands écrivains et poètes, bien moins encore de nos grands philosophes qui font date, dont ma mère n’a jamais entendu les noms, jamais entendu consciemment, en tous cas. Mon père connaît bien les noms, mais ce que ces gens ont pensé ou écrit, pas plus qu’elle ». Murau-Thomas Bernhard en profite pour ralentir le pas sur la littérature et nommer quelques-uns de ses auteurs favoris – Goethe, Kafka, Musil, Mann et Kierkegaard – lui à qui l’on disait sans cesse : « Tu vas à la bibliothèque pour y cultiver tes pensées aberrantes. »

Côté pays, il rembobine l’Histoire de l’Autriche en ses heures les plus sombres, l’hydre du nazisme, ses parents collabos, la Villa des enfants, et dénonce : «  C’est justement dans la Villa des enfants, dans le bâtiment favori de mon enfance, ai-je dit, que nos parents ont caché ces criminels ignobles, leur ont même procuré une vie de luxe, justement à l’époque de la plus grande misère. Et n’en n’ont jamais eu honte. » La mémoire, sur fond d’inhumanité travaille, et la fureur de Murau traverse l’œuvre jusqu’à la désintégration de la famille et du domaine, son extinction. Sa vengeance, sa libération et le rachat de l’engagement nazi du père, sera le don qu’il fait du domaine de Wolfsegg à la communauté israélite.

Thomas Bernhard écrit Extinction trois ans avant sa mort, le temps presse, ce qui donne à l’oeuvre une valeur testamentaire. Il a cinquante-huit ans, a publié de nombreux romans et textes de théâtre. Serge Merlin le côtoie depuis des années et donne corps et incandescence à ses œuvres-brûlots, accompagné de divers metteurs en scène : Le Réformateur, puis La force de l’Habitude avec André Engel, Simplement compliqué, avec Jacques Rosner, Le neveu de Wittgenstein avec Bernard Lévy et Minetti avec Gérold Schumann. Il nourrit une grande passion pour Minetti, ce vieil acteur qui un soir de Saint-Sylvestre attend dans le hall d’un hôtel d’Ostende son dernier rôle, peut-être, le Roi Lear.

On n’imagine plus Thomas Bernhard sans Serge Merlin, ni Serge Merlin sans Thomas Bernhard. Leurs univers coïncident, exactement. Les traits de plume de l’auteur sont acerbes et s’envolent, aussi précis que des flèches. Ils sont repris par l’acteur – proche tout autant de l’univers de Beckett – en ce long monologue. Les mots sont portés, vociférés, chantés et piétinés comme un ressac, sous la direction de Blandine Masson et d’Alain Françon. Avec un art du contrepoint, Serge Merlin les pétrit, polit, déchire, les entrechoque et les passe à la moulinette. Le poids des mots prend ici tout son sens. Par moments, en voix off, un peu d’oxygène nous arrive avec les valses de Vienne, surréalistes, et l’admiration de son oncle Georg, unique personnage bienveillant de son environnement. « Nous trainons tous un Wolfsegg avec nous et nous avons la volonté de l’éteindre pour nous sauver, de le détruire en voulant le coucher sur le papier, de le détruire, de l’éteindre. Mais le plus souvent, nous n’avons pas la force qu’exige une telle extinction. » conclut Franz-Josef Murau – Serge Merlin -Thomas Bernhard, mettant le point final à l’œuvre.

 Brigitte Rémer

Théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy. 75009, du 20 mai au 24 juin 2015. Le roman Extinction, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs, est publié aux éditions Gallimard.

 

 

 

 

 

 

 

 

La mort de Tintagiles

La pièce de Maurice Maeterlinck est précédée d’un Prologue, fragments de Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé. Mise en scène Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie Française. Conception musicale Christophe Coin et Garth Knox.  

© Pascal Gély                  © Pascal GELY

© Pascal Gély 

C’est un objet théâtral délicat en ses deux parties, un travail d’entrelacement de textes et de moments musicaux impressionnistes d’une grande beauté. La première partie, Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé comme une petite musique de nuit, traduit l’immense chagrin du poète, mis en mots à la mort de son fils de huit ans, en 1879, texte qu’il laissa en suspens sur ce vers très court, retrouvé : Le petit tombé dans la vallée. Vertigineux et déchirant pour dire l’indicible, ces mots et ellipses se gravent en écriture blanche sur fond noir et sont partiellement énoncés – par Denis Podalydès – d’une voix de cristal bercée de subtiles cordes et de vocal.

En seconde partie, le conte du petit Tintagiles aborde aussi le thème de la séparation et du deuil et s’enchaîne logiquement au texte de Mallarmé. Au bord de l’abîme par la toute puissance d’une Reine-sorcière invisible qui a ordonné son retour sur l’île, et malgré la résistance de sa sœur Ygraine aidée de Bellengère, et d’Aglovale, un vieux serviteur, Tintagiles est arraché aux siens et passe de l’autre côté du mur des ténèbres. « Ta première nuit sera mauvaise, Tintagiles. La mer hurle déjà autour de nous ; et les arbres se plaignent. Il est tard. La lune est sur le point de se coucher derrière les peupliers qui étouffent le palais… Nous voici seuls, peut-être, bien qu’ici, il faille vivre sur ses gardes. Il semble qu’on y guette l’approche du plus petit bonheur » lui dit Ygraine, ouvrant la pièce et faisant face au destin.

Ecrit en 1894, La mort de Tintagiles est le troisième des petits drames pour marionnettes écrits par Maurice Maeterlink, dont les précédents s’intitulaient Intérieur et Alladine et Palomides. « Maeterlinck a été tenté de donner la vie à des formes, à des états de la pensée pure. Pelléas, Tintagiles, Mélisande sont comme les figures visibles de tels spécieux sentiments » écrivait Antonin Artaud, explicitant l’objet marionnette selon Maeterlink.

Auteur belge francophone, Maeterlink s’inscrit dans un univers symboliste entre rêve et fantastique. Son œuvre est immense et a inspiré les grands musiciens, citons l’Oiseau bleu, monté en 1908 par Constantin Stanislavski, et, pour mémoire, Pelléas et Mélisande dont Debussy composa un opéra. Malheur et destin y sont souvent exprimés en une saisissante économie de moyens. Dans La mort de Tintagiles – montée en 1997 par Claude Régy qui avait aussi mis en scène Intérieur, quelques années auparavant – Denis Podalydès opte pour une forme de théâtre musical : Christophe Coin joue du violoncelle et du baryton à cordes et Garth Knox de l’alto et de la viole tout en interprétant le rôle d’Aglovale. Ce dernier prend la place de Tintagiles, – marionnette manipulée à tour de rôle par les comédiens – au moment du cri qu’il fait jaillir du tréfonds, expression de l’angoisse de la mort et qui appelle celui d’Edvard Munch.

Une scénographie dépouillée, sorte de boîte noire posée sur le plateau servant l’acoustique, un grillage dans les cintres, point d’appui lumières donnant les découpes qui troublent la pénombre d’un univers d’étrangeté, une avant-scène dégagée où les musiciens parfois stationnent sont les éléments de l’écriture scénique.

Connu et apprécié comme acteur, au théâtre et au cinéma, Denis Podalydès a signé plusieurs mises en scène dont Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, et Le Bourgeois Gentilhomme de Molière ; L’Homme qui se hait d’Emmanuel Bourdieu et Lucrèce Borgia, de Victor Hugo. Le travail qu’il présente ici, austère et méditatif autant que poétique, repose sur une subtile direction d’acteurs et sur une impulsion musicale, devenue langage théâtral en soi, en parfaite synergie avec le texte et le poème.

Brigitte Rémer

Avec : Christophe Coin, violoncelle et barytons à cordes – Adrien Gamba Gontard, Tintagiles – Garth Knox, Aglovale, alto, viole – Leslie Menu, Ygraine – Clara Noël, Bellangère – scénographie Olivier Brichet – lumières Stéphanie Noël – costumes Géraldine Ingremeau – maquillage et coiffure Gwendoline Quiniou – création sonore Bernard Vallery – marionnette Amélie Madeline – harpe éolienne Sylvain Ravasse – construction Alexandra Epée, Nicolas Gérard, Jean-Philippe Lamarque, Pascal Lefay.

Du 12 au 28 mai 2015. Théâtre des Bouffes du Nord. 37 bis Bd de la Chapelle. 75010. Métro : La Chapelle. – site : www.bouffesdunord.com – Reprise au Trident, scène nationale de Cherbourg/Octeville, du 5 au 7 novembre 2015.

Le projet Penthésilée

©Pascal Gély

©Pascal Gély

D’après Penthésilée de Heinrich Von Kleist. Traduction Julien Gracq. Mise en scène Catherine Boskowitz – Théâtre des Quartiers d’Ivry

Pièce du poète et dramaturge allemand Heinrich Von Kleist publiée en 1808, on dit de Penthésilée qu’elle est injouable, Goethe lui-même l’avait dit. Sa création à Weimar peu après publication ne fut d’ailleurs pas un grand succès. Trois ans plus tard, à trente-quatre ans, Kleist mettait fin à ses jours et entrainait dans son geste son amie, Henriette Vogel. Il venait d’achever le Prince de Hombourg. Son oeuvre s’étend sur une douzaine d’années et se compose d’articles, de nouvelles, d’écrits politiques et d’essais – dont le célèbre manifeste Pour le théâtre de marionnettes -. Pour le théâtre, il écrivit huit pièces de styles différents – comédies, tragédies et drames –.

Julien Gracq traducteur de Penthésilée, disait : « Tout n’est pas fait pour emporter l’adhésion dans cette pièce, assez dédaigneuse, il faut le dire, de la sympathie et ne s’en cachant pas ». Elle n’est pas très fréquemment montée. André Engel en avait présenté sa vision au Théâtre national de Strasbourg en1981, Julie Brochen la sienne au Théâtre de la Bastille en 1998, Éric Lacascade à la Comédie de Caen en 2005, Jean Liermier à la Comédie Française, en 2008. C’est aujourd’hui Catherine Boskowitz qui s’attaque au mythe des Amazones, ces guerrières imposant leurs lois et pratiquant la politique de la terre brûlée, la métaphore des insoumises est séduisante. Le spectacle s’intitule Le Projet Penthésilée, un work in progress ?

L’action se passe à Troie, sur le champ de bataille où Grecs et Troyens s’affrontent. Après sa victoire sur Ulysse et Diomède, Penthésilée Reine des Amazones est blessée par Achille, au cours d’un combat où leurs regards se croisent et s’illuminent. Achille reconnaît avoir été foudroyé d’amour, elle, succombe à son charme. Si les Amazones sont hors la loi, elles ont la leur propre : il ne leur est permis de choisir un époux qu’après l’avoir combattu et vaincu. Coincée entre l’ordre social et collectif et ses sentiments personnels, Penthésilée combat Achille mais ne décode pas ses signaux et réplique en le transperçant : « Ne reparait jamais devant moi » hurle-t-elle, dans une fureur extrême. Et elle ne se contente pas du coup donné, mais sauvagement le déchire et le dévore à demi comme une lionne, sous un flot d’imprécations et de pure folie. Le récit de Prothoé, sa fidèle amie n’épargne rien. Défaite lorsqu’elle réalise, Penthésilée se donne la mort. On est en plein dans la tragédie grecque et proche de la sanguinaire Médée.

Plus que le thème de l’amour fou et destructeur, Catherine Boskowitz, metteure en scène retient le thème de l’insoumission et de la prise de pouvoir par les femmes. « Astéride tu conduiras les troupes. Prothoé, sors de mon cœur. Avec toi j’irai jusque dans les enfers. Nous combattrons ensemble ». Ces Amazones qui « foutent la zone » nous font pénétrer dans un monde de légende. On est en même temps au pays des Pussy Riot ou chez les Femen, aux Etats-Unis d’Angela Davis du temps des Black Panthers ou avec la Bande à Baader. Achille a un petit air à la Jimmy Hendrix, chapeau lunettes de soleil et pause, accro à son téléphone mobile.

Quand le spectateur pénètre dans la salle, il est convié sur le champ de bataille c’est-à-dire la scène, une inscription en lettres d’or au-dessus de sa tête : La scène est un champ de bataille. Il est en déambulation et peut croiser une actrice ou un acteur, qui lui chuchote quelques bribes de textes. Sur les sièges sont tendues des bâches. Après ce prologue en équilibre instable, le spectateur prend place, on lui découvre les gradins. Achille a son espace propre, une plateforme posée à mi-salle où il fait ses ablutions. Les Amazones tracent, de la scène à la salle, et défient les frontières scène-salle et dehors-dedans, tout au long du spectacle. Sur le plateau, Ulysse, au bord d’une ville détruite, – maquette posée au milieu de la scène – introduit longuement le propos. Sur écran, à travers le viseur d’une mitraillette, le spectateur survole une zone de guerre, est-ce Damas, Alep ou Homs, Bagdad peut-être… Les références sont de toutes géographies et collent à l’actualité, guerre pour guerre.

Vidéaste et techniciens sont en action sur le plateau où des écrans mobiles apparaissent et disparaissent. Les bâches en plastique gris forment des reliefs et font office de terre de camouflage, de traine ou de linceul – l’installation et la scénographie sont de Jean-Christophe Lanquetin -. Tout au long de la pièce, le vidéaste  – Laurent Vergniaud qui assure aussi les lumières – transmet des images déstructurées de la guérilla politico-militaire qui se déroule sur le plateau : images de ruines, de silence et de mort.

 Les adresses au public qui s’intercalent dans le texte de Kleist – sur la sororité, la militance, l’écriture – et dont on ne connaît pas la source, surlignent ce sujet de l’émancipation des femmes et de leur liberté. « J’entends un écho qui traverse le temps entre Penthésilée et d’autres femmes surgies des luttes armées des années 70 ou des révolutions plus récentes qui ébranlent l’ordre mondial. Cet écho se nomme désobéissance » dit la metteure en scène qui a créé sa compagnie en 1985, sur la base du croisement des cultures.

La pièce est flamboyante et Penthésilée sans peur et sans reproche mène son combat, l’actrice ici défend sa partition. Mais les nombreuses digressions proches de la performance n’éclairent pas toujours cette flamboyance et perdent plutôt le spectateur qui, trop souvent, cherche sa route.

Brigitte Rémer

Avec : Nadège Prugnard Penthésilée – Lamine Diarra Achille – Marcel Mankita Ulysse – Simon Mauclair Diomède – Adèll Nodé Langlois Amazone clowne – Fatima Tchiombiano Amazone – Nanténé Traore Prothoé – Collaboration artistique et dramaturgie : Leyla Rabih – Assistante à la mise en scène : Estelle Lesage – Installation et scénographie : Jean-Christophe Lanquetin – Constructeur et plasticien : Yoris van Den Houte – Vidéo et lumières : Laurent Vergnaud – Costumes : Chantal Rousseau – Musique : Benoist Bouvot.

Du 4 au 31 mai 2015. Théâtre des Quartiers d’Ivry, au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez, 1 rue Simon Dereure – métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com

81 avenue Victor Hugo

 © Willy Vainqueur pour le Théâtre de la Commune

© Willy Vainqueur pour le Théâtre de la Commune

Pièce d’actualité n°3 – Ecriture : Olivier Coulon-Jablonka, Barbara Métais-Chastanier, Camille Plagnet – Mise en scène : Olivier Coulon-Jablonka – Avec : Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleyman S., Méité Soualiho, Mohammed Zia.

Le principe de la Pièce d’actualité tel que le propose La Commune centre dramatique national Aubervilliers et sa directrice, Marie-José Malis, repose sur une commande que passe le théâtre à des artistes, leur posant la question : « La vie des gens d’ici, qu’est-ce qu’elle inspire à votre art » ? Son cahier des charges est précis : temps de répétition limité à vingt jours, obligation à travailler avec les associations, les particuliers, les institutions de la ville et du territoire en synergie avec le thème traité. Après Laurent Chétouane, artiste associé au CDN, répondant à la question : Le théâtre, pour vous c’est quoi ? suivi de Maguy Marin et sa Casa de España pour les Pièces d’actualité n° 1 et 2, c’est au tour d’Olivier Coulon-Jablonka de construire son sujet. Celui-ci s’empare d’un thème emblématique aujourd’hui, celui des sans-toits. Il s’appuie sur un collectif d’immigrés qui, après s’être fait expulser de plusieurs lieux d’Aubervilliers, a réquisitionné un endroit vide pour y loger, l’ancien Pôle Emploi au 81 avenue Victor Hugo.

Le spectacle s’ouvre sur une sorte de salle d’attente ou de foyer gris, sans personnalité. Un récitant s’avance à l’avant-scène et porte un magnifique texte extrait du Procès de Kafka, comme une offrande : « Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l’instant il ne peut pas lui accorder l’entrée… » Puis une ombre glisse derrière la porte vitrée éclairée, suivie d’autres ombres. Le groupe d’hommes de couleurs se dirige à la lampe de poche et stoppe, petit moment ludique où chacun se prend en photo, avant de se raconter, ou de raconter l’un des leurs. Les récits de vie vont s’enchaîner, morceaux de vie déchirés entre ici et là-bas où le tragique le dispute à l’absurde. Une vingtaine d’entretiens réalisés avec des habitants du 81 avenue Victor Hugo a présidé à la rédaction du texte. Les huit conteurs sur scène, venant des faubourgs d’Abidjan, Ouaga, Dhaka et d’ailleurs, s’inscrivent dans la lutte des sans-toits à Aubervilliers et sont ici les interprètes et parfois les auteurs.

Récits de voyage au terme d’invraisemblables périples, de mois et parfois d’années sur les routes et les mers. Certains font des pauses forcées dans des géographies qui n’ont rien de la ligne droite mais relèvent plutôt d’une ligne brisée. Métaphore du temps et d’espaces déréalisés, véritables no man’s land où l’on s’épuise, passant par Moscou, Casablanca, Tamanrasset ou Lampedusa entre Malte et Tunisie. Traités comme du bétail par des passeurs sans scrupules, sans dormir ni boire ni manger, certains ne résistent pas et s’effacent de la carte, dès le début. L’un d’eux resté trois ans en Libye comme brouetta, autrement dit porteur, a changé de camp. D’autres arrivent, exténués, après des jours et des nuits de traversée sur des rafiots délabrés et surchargés, avec vents et courants contraires. Souvent, l’horizon s’éloigne.

L’arrivée n’est ni joyeuse ni victorieuse, où que ce soit. Premier acte, déchirer son passeport, le faire disparaître éventuellement par la chasse d’eau, perdre son identité, oublier jusqu‘à son nom, se perdre… bien s’habiller pour ne pas se faire remarquer, éviter d’aller dans les endroits trop blancs pour ne pas se faire repérer comme black… et échapper aux vérifications d’identité. Apprendre l’extrême patience. « Arrivés épuisés il faut encore se raconter, expliquer dans les organismes d’accueil » comme l’Ofpra, – Office français de Protection des Réfugiés et Apatrides – ou la Cimade qui apportent une aide juridique pour les titres de séjour et la régularisation. « Expliquer, parfois sans pouvoir se faire comprendre. Sans traducteur, comment s’expliquer clairement ? La loi est très difficile à comprendre » disent-ils. Pour ce collectif du 81 avenue Victor Hugo comme pour tout collectif, la Préfecture ne traite pas en gros comme ils le souhaitaient pour ne laisser personne sur le carreau, elle atomise et raisonne à l’unité. L’obtention de papiers reste le parcours du combattant, chacun pour soi. Ils constatent que certains de leurs aînés ont passé leur vie à espérer ces papiers, que la vie s’est suspendue à cette utopie et que le temps pour eux s’est arrêté. « J’ai commencé à comprendre que c’était pas si simple ».

En France, le réveil est douloureux et la réalité ne se découvre qu’à l’arrivée, disent-ils : « J’ai vraiment eu un grand choc. C’est comme si on te disait qu’on n’avait pas besoin de toi, mais on ne te le dit pas ». L’éclatement des familles est cruel. « C‘est mon fils qui me donne la force de continuer. Je l’ai laissé à Abidjan, il avait trois ans ». Et pourtant ils le savent et le disent : « dès que le moral baisse, c’est fini ». Alors, derrière la cruauté du quotidien, l’espoir de « croiser de bonnes personnes, de gagner la chance » doit rester présent. L’un d’entre eux montre du doigt l’Etat français et rappelle l’Histoire. Le Discours sur le colonialisme qu’Aimé Césaire écrivait en 1955, revient en mémoire.

Trois sur un banc. Temps en suspension. Une petite chanson, pas si innocente : « Alouette, gentille alouette, je te plumerai… »  un chant du pays, pour la nostalgie. L’exploitation du travail au black : « Je t’appelle quand je veux, je te paye 5 euros de l’heure ; et combien de fois on ne m’a pas payé… » L’agent de sécurité et son chien valsent d’un lieu à l’autre et l’homme se sent vulnérable quand il quitte l’uniforme par peur d’être repéré, traqué, agressé. On s’accroche à quoi ? « Au futur et au présent. Le passé est passé ». Alors, mieux vaut être sans mémoire. Et pourtant… « Il y a longtemps que je n’ai pas vu ma propre mère, mes frères et mes sœurs. J’avais une fiancée… ! C’est le destin, c’est comme ça, mais ça va aboutir à quelque chose. » A la question : « et maintenant, qu’aimeriez-vous ? » chacun répond à sa manière : « Voir mes rêves se réaliser. Etudier. Voyager. Travailler » jusqu’au chœur final : « Ouvrez les frontières, laissez-nous passer ».

L’histoire inlassablement se répète. Georges Pérec et Robert Bobet en avaient laissé traces dans leurs Récits d’Ellis Island, publiés en 1979, histoires d’errance et d’espoir de la toute fin XIXe début du XXe siècle, qui avaient mené près de seize millions d’émigrants en provenance d’Europe aux Etats-Unis, passant par Ellis Island. L’île des larmes, premier chapitre : « Les émigrants qui devaient passer par Ellis étaient ceux qui voyageaient en troisième classe, c’est-à-dire dans l’entrepont, en fait à fond de cale, au-dessous de la ligne de flottaison, dans de grands dortoirs non seulement sans fenêtres mais pratiquement sans aération et sans lumières où deux mille passagers s’entassaient ». Et pendant la traversée, comme à l’arrivée, toute une batterie de questions : « Comment vous appelez-vous ? D’où venez-vous ? Pourquoi venez-vous ? Quel âge avez-vous ? Combien d’argent avez-vous ? Qui a payé votre traversée ? Avez-vous signé un contrat pour venir travailler ici ? etc.. etc.. »

A quoi sert le théâtre ? Car de théâtre il s’agit bien : à briser l’indifférence même si l’actualité tourne en boucle et justement, banalise, à sortir de l’anonymat quelques instants, à tendre un miroir au spectateur, à parler de l’âpreté de l’exil et de solitude, à évoquer la quête d’hospitalité telle qu’approchée par le philosophe Jacques Derrida – « L’étranger est d’abord étranger à la langue du droit dans laquelle est formulé le devoir d’hospitalité, le droit d’asile, ses limites, ses normes, sa police, etc. Il doit demander l’hospitalité dans une langue qui par définition n’est pas la sienne »Il y a une dimension politique dans la démarche, une forme de théâtre documentaire dans ces parcours d’exil et de migration. Que signifie être exilé, déplacé, vivre entre deux mondes ? Le grand intellectuel américain d’origine palestinienne Edward W. Saïd exilé lui-même, n’a cessé de s’interroger sur ce choc des civilisations : « J’ai défendu l’idée que l’exil peut engendrer de la rancœur et du regret, mais aussi affûter le regard sur le monde. Ce qui a été laissé derrière soi peut inspirer de la mélancolie, mais aussi une nouvelle approche. Puisque par définition, exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur ». La démarche de ces conteurs de quelques soirs est courageuse, droit dans les yeux ils se racontent. Ils sont rémunérés au chapeau.

brigitte rémer

81 avenue Victor Hugo, Pièce d’actualité n°3du 5 au 17 Mai 2015 – La Commune CDN Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson. Tél. : 01 48 33 16 16. Le spectacle sera repris du 6 au 15 octobre 2015.

Du Nô à Mata Hari, 2000 ans de Théâtre en Asie

Marionnette Bunraku - © B. Rémer

Marionnette Bunraku – © B. Rémer

Le musée national des arts asiatiques-Guimet propose une riche exposition célébrant le théâtre à travers les siècles, les différentes régions d’Asie et les formes scéniques qui leur sont liées – qu’elles soient jouées, dansées, mimées ou animées –.

Ce théâtre céleste, comme le nomme Jean-Claude Carrière qui signe la préface du catalogue, mêle le monde des dieux et des démons avec celui des mortels. Aurélie Samuel, responsable des collections Textiles au Musée, en assure le commissariat. A l’origine, les théâtres d’Asie étaient issus du religieux et les représentations se déroulaient dans les temples, avant de s’affranchir de leur sens rituel et de devenir spectacles à part entière. Tout y est code et symbole, chaque personnage est un archétype qu’on identifie immédiatement par un geste, une couleur, une broderie, un accessoire, un masque ou un maquillage et l’objet est réalisé comme une œuvre d’art, par des mains orfèvres : marionnettes, ombres, kimonos, parures et masques.

La première partie de l’exposition présente Le théâtre épique et son origine, les épopées indiennes. Le Mahabaratha, long poème dont l’écriture a débuté au IVe siècle avant J.C. relate la guerre entre les Kaurava et les Pandava, deux familles ennemies. Texte monté par Peter Brook en 1985, devenu spectacle emblématique de sa compagnie, le metteur en scène définissait le masque comme « un portrait de l’âme, une enveloppe extérieure reflétant à la perfection et avec sensibilité la vie intérieure ». Le Ramayana, second texte épique de référence rédigé vers le IIe siècle avant J.C. conte les aventures de Rama avatar du dieu Vishnu et de son épouse Sita : « La vie s’écoulant sans retour comme un fleuve, chacun doit s’employer à être heureux ; les êtres, dit-on, ont accès au bonheur » énonce Rama. D’imposants costumes et des masques expressifs, des gouaches sur papier et des toiles peintes illustrant le divin et les scènes de bataille – dont celle, exemplaire, du Barattage de la mer de lait – placent le visiteur au coeur du sujet.

Le voyage se poursuit dans l’Etat du Kerala au sud-ouest de l’Inde, berceau des formes dansées et théâtrales les plus anciennes avec le Kutiyattam et le Krishnanattam aux maquillages et costumes sophistiqués, aux coiffes taillées dans le bois ; avec le Kathakali et son langage des gestes – les mudras et la mobilité extrême des yeux – qui met en avant des costumes chargés aux textiles superposés, chatoyants et parsemés de miroirs.

Le théâtre épique traduit dans les langues vernaculaires des pays s’étant développé dans toute l’Asie du Sud-Est et métissé avec les formes locales, le visiteur emprunte les routes de Thaïlande, du Cambodge et d’Indonésie : Le Khon de Thaïlande, théâtre de plein air joué à la cour où seuls les acteurs interprétant les animaux et les démons portent des masques, contrairement aux personnages humains ou divins ; le Khol du Cambodge, sorte de pantomime accompagnée par un orchestre de cour ; le Wayang d’Indonésie et ses différentes déclinaisons à Bali et Java. Masques de bois peint et doré ou avec polychromies, papiers peints, coiffes de danseurs, vêtements de coton teint et estampé de feuilles d’or, figurines de bronze sont ici présentés, dans toute la richesse des régions et de ces théâtres de l’ailleurs.

Autre forme majeure de l’art dramatique en Asie, chambre d’écho des grandes épopées venant de l’Inde, le Théâtre d’ombres que chaque pays s’approprie en développant ses techniques propres. « Le théâtre d‘ombres parvint en Europe au XVIIème siècle, grâce aux informations fournies par des jésuites séjournant en Chine, d’où le nom d’ombres chinoises » raconte Sylvie Pimpaneau, responsable de la collection Kwok on de la Fondation Oriente et co-commissaire de l’exposition, mais son origine reste incertaine et soumise à différentes thèses contradictoires : « Il est en effet très probable, bien qu’impossible à prouver, que le théâtre d’ombres ait une origine indienne et qu’il se soit diffusé en Asie du Sud-Est avec l’hindouisme et en Chine avec le bouddhisme. » Venant de Chine, du Cambodge, de l’Inde, de Thaïlande ou d’Indonésie, ces savantes figurines d’ombre sont exposées dans une pièce aux parois translucides joliment scénographiée par Loretta Gaïtis, architecte scénographe : cuirs découpés, peaux de buffles, d’ânes, de chèvres ou de daims ajourées, peintes ou non, dorées ou en couleurs, articulées ou non. Le Wayang Kulit d’Indonésie classé patrimoine mondial immatériel de l’Unesco et les marionnettes du Wayang Golek d’Indonésie, en bois peint et doré vêtues de coton imprimé y sont présentées, de même que les figurines d’ombres chinoises du XIXe siècle, venant de Chine. Le maître d’ombres, derrière un écran jadis éclairé par une lampe à huile, est doté de pouvoirs surnaturels. « Les Chinois ont coutume de dire : Au théâtre d’ombres, les chevaux peuvent caracoler sur les nuages, signifiant par là que c’est un genre de théâtre où tout est possible » rapporte Sylvie Pimpaneau.

Cette première partie d’exposition montre aussi comment les auteurs et dessinateurs de bande dessinée, ou encore le cinéma indien, s’inspirent des anciennes épopées et relient tradition et modernité ; comment dans les rues, sur les foires et les marchés, les autels portatifs et appareils de projection ambulants – sorte de lanternes magiques – faisaient défiler leurs illustrations comme un livre d’images ; comment, plus tard au Japon, au début du XXe siècle, le Kamishibai dans les mains du conteur-acteur-vendeur de bonbons à vélo qui dépliait un petit castelet en bois sur un meuble à tiroirs, naîtront les mangas. « Après avoir vendu ses friandises le conteur racontait des histoires aux enfants accompagnées de séries d’images – à l’origine peintes, puis imprimées – qu’il fait défiler. »

Le visiteur poursuit ensuite son voyage en Chine et au Japon, dans cet Extrême-Orient où Le théâtre dramatique s’est développé. De Chine, l’exposition présente les premières figurines de terre cuite datant des Han, deux siècles avant J.C. statuettes funéraires retrouvées dans les tombes des dignitaires et souverains qui représentaient des danseurs, acrobates, jongleurs et lutteurs en action ; des marionnettes à fil d’origine religieuse, forme d’expression théâtrale la plus ancienne que chaque province adapte à son environnement ; des têtes de marionnettes à tige datant du XIXe, sculptées dans le bois ; des marionnettes à tige – comme le Serpent Bleu, et des marionnettes à baguettes – issues de la pièce Les généraux de la famille Yang – ; des masques et des coiffes de cérémonie ; des personnages et des scènes de théâtre représentés sur des bols en porcelaine, des parures et costumes aux broderies d’or, œuvres d’art d’un grand raffinement.

C’est ensuite l’Opéra chinois appelé localement théâtre métropolitain et connu dans le monde sous le nom d’Opéra de Pékin qui est présenté. Il se développe au XIXe siècle et mêle théâtre, danse, musique, mime, acrobatie et jonglerie. L’épouse de Mao, Jian Qing, l’interdit pendant la Révolution culturelle et fit détruire la majorité des décors et des costumes. Un grand acteur de l’Opéra de Pékin, Shi Pei Pu (1938-2009) désobéit et sauva de la destruction une collection de costumes. Coiffes, robes et parures, sont montrées ici de manière inédite, entre autre un costume d’armure, une robe de cérémonie de fonctionnaire, la robe d’un étudiant lettré à motifs de chrysanthèmes et de papillons en soie et fils d’or, une robe de cour de général à motif de dragons et une coiffe de cérémonie à plumes de faisan vénéré, une robe de cour à motifs de dragons, une coiffe réservée aux lettrés, grands aristocrates et premier ministre. Du grand art.

Après la Chine, le visiteur traverse le Japon et ses formes théâtrales singulières que sont le Nô, le Bunraku et le Kabuki – issues de formes plus anciennes mêlées aux techniques locales. Là encore la richesse du patrimoine est mise en exergue par une exposition d’estampes, de statuaire de bois polychrome, de kimonos, de masques de Nô et de marionnettes du Bunraku, autant de costumes et accessoires qui se sont sophistiqués au fil du temps. « Empreintes de spiritualité, ces formes s’enracinent dans le culte indigène shintoïste et plus anciennement chamaniste : fêtes populaires et antiques rituels, transes ou danses, célébrés dans les campagnes afin de s’attirer la bienveillance des divinités pour les récoltes et la protection des communautés » écrit Hélène Capodano-Cordonnier, administratrice du musée des Arts Asiatiques à Nice. D’abord joué en plein air dans les palais et les temples, le Nô, aux somptueux kimonos et aux masques de bois laqué ou polychromé comme des sculptures s’affirme au XIVe siècle, grâce à l’auteur, acteur et compositeur Zeami, premier dramaturge japonais, rédacteur de traités fondamentaux sur les arts du spectacle.

Apparait ensuite au XVIIe siècle le Kabuki, créé par la comédienne Izumo no Okuni, art théâtral des plus importants au Japon, composé de chant (ka), danse (bu) et jeux de scène (ki) interprété uniquement par des femmes pendant une trentaine d’années puis confisqué par un décret interdisant la scène aux femmes et donc récupéré par les hommes qui en ont gardé le monopole ; un vaste répertoire et des costumes très codifiés le caractérisent. Les marionnettes du Bunraku au mécanisme complexe sont également présentées dans leurs élégants costumes, leur fonctionnement et manipulation repris sur estampes. Takeshi Kitano dans son film Dolls dont certaines séquences passent en boucle, montrait le Bunraku.

Point d’orgue de l’exposition, une salle dédiée aux kimonos paysages d’Itchiku Kubota, (1917-2003) artiste textile formé à la technique de la teinture dès 14 ans, qui découvre un nouveau procédé. Il réalise des kimonos pour le théâtre nô, véritables œuvres d’art rendant hommage à la nature, particulièrement au Mont Fuji emblème culturel et spirituel du pays. Pour fermer cette exposition intitulée Du Nô à Mata Hari, 2000 ans de Théâtre en Asie, le visiteur est invité à monter à la rotonde de la Bibliothèque où Margaretha Zelle, alias Lady MacLeod a dansé en 1905, invitée par Emile Guimet qui avait transformé le lieu en une sorte de temple hindou, où elle avait subjugué son auditoire. C’est là qu’est née la légende de Mata Hari, là que ce nom fut donné à cette danseuse et aventurière accusée d’espionnage au profit de l’Allemagne et qui sera fusillée en 1917.

D’une grande richesse, les théâtres d’Asie captivent, peut-être parce que, comme le dit Jean-Claude Carrière : « Du tazieh iranien au bunraku japonais, aller au théâtre c’est avant tout pénétrer dans un autre monde. » L’exposition en est la chambre d’écho.

brigitte rémer

Commissariat général : Sophie Makariou, présidente du Musée National des Arts Asiatiques-Guimet – Commissariat : Aurélie Samuel, responsable des collections Textiles au Musée – Kévin Kennel, assistant au commissaire – Sylvie Pimpaneau, conservateur, collection Kwok-on, Fondation Oriente – Scénographie : Loretta Gaïtis.

Du 15 avril au 31 août 2015, au Musée National des Arts Asiatiques Guimet. Le catalogue est coédité avec les éditions Artlys, sous la direction d’Aurélie Samuel. Préface de Jean-Claude Carrière. Films et spectacles à l’auditorium du Musée, programme sur le site : www.guimet.fr. Cette exposition est rendue possible grâce à des prêts importants accordés par la Fondation Oriente de Lisbonne, la collection Kubota de Kawaguchiko, le musée du Quai Branly et des collectionneurs privés. Elle bénéficie du soutien de la Fondation Franco-Japonaise Sasakawa.

 

 

Musique et Théâtre

Logo CIRRASUne Journée d’étude organisée par le CIRRAS – Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle – se tiendra le Lundi 18 mai, à la Cartoucherie de Vincennes.

Cette journée se déroulera au Théâtre du Soleil avec, comme invité d’honneur, Jean-Jacques Lemêtre musicien emblématique de presque toutes les musiques des spectacles montés par Ariane Mnouchkine depuis 1979. A Jean-Michel Damian qui lui demandait, lors de l’émission Les Imaginaires : « Comment composez-vous votre musique ? » Jean-Jacques Lemêtre répondait, comme une boutade : « J’arrive le premier jour à neuf heures le matin ».

Au Théâtre du Soleil et sur la scène contemporaine occidentale s’inventent des relations de  dialogue entre la musique et le théâtre. Cette journée interrogera les pratiques scéniques du Théâtre du Soleil et de certaine formes occidentales, mais également asiatiques et caribéennes, autant de scènes contemporaines qui mettent en jeu théâtre et musique, dans leur complémentarité ou leur affrontement dynamique. Ces interactions seront envisagées sous l’angle du travail spécifique au musicien, au chorégraphe, au metteur en scène et à l’acteur-interprète, selon le programme suivant :

La musique de Jean-Jacques Lemêtre au Théâtre du Soleil – Entretiens de Jean-Marc Quillet, directeur-adjoint du Conservatoire à Rayonnement Régional d’Amiens, avec Jean-Jacques Lemêtre.

Les danses des Atrides et la musique de Jean-Jacques Lemêtre – Entretiens de Nadejda Loujine, chorégraphe, spécialiste de danses traditionnelles et de danses de caractère, avec Jean-Jacques Lemêtre.

Mettre en scène le texte musical du théâtre grec, intervention de Philippe Brunet, professeur à l’Université de Rouen, directeur de la compagnie Démodocos.

Récital : théâtre, danse et musique en grec ancien, par Philippe Brunet et Fantine Cavé-Radet, chanteuse et chorégraphe.

Antiquité en musique : Gounod, Massenet, Saint-Saëns, intervention de Vincent Giroud, professeur de littérature comparée et de littérature anglaise à l’université de Franche-Comté.

Kunju et Kunqu sont dans un bateau, Musique de scène, musique pour la scène, musique en scène, musique hors-scène, intervention de François Picard, professeur d’ethnomusicologie à l’université Paris-Sorbonne, musicien, directeur artistique.

Himmēļa : l’orchestre du Yakșagāna, intervention d’Anitha Savithri Herr, chargée de cours à l’Université d’Evry Val d’Essonne, pour l’enseignement de l’ethnomusicologie et de l’ethnoscénologie

Le rituel vaudou haïtien, ressourcement de l’art dramatique et quête d’un théâtre engagé   Entretien de Nancy Delhalle, professeur d’histoire et d’analyse du théâtre à l’Université de Liège, avec Pietro Varrasso, metteur en scène et pédagogue à l’École Supérieure d’Acteurs du Conservatoire de Liège.

Journée d’étude, le 18 mai 2015, de 10h à 17h. Foyer du Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route Champ de manœuvre. 75012 – Métro : Château de Vincennes, puis autobus 112 – Contact : 06 13 59 37 80 – Site CIRRAS (en construction) : www.cirras-net.org

Les enfants des cyclones

Logo_SoupirailPremier roman de l’auteur haïtien Ronald C. Paul publié en France, aux éditions Le Soupirail.

Cette jeune maison d’édition créée en février 2014 et dédiée à la littérature française et étrangère, vient de publier un premier roman, Les enfants des cyclones, dont l’écriture est prometteuse. Il a été décerné à son auteur, Ronald c. Paul, le 3e Prix ADELF-AMOPA – Association des écrivains de langue française – de la première oeuvre littéraire francophone, le 24 mars 2015, à l’Organisation Intergouvernementale de la Francophonie (OIF).

Jacques Chevrier, président et Marie-Neige Berthet, secrétaire générale, dans leur discours de remise du Prix, ont fait l’éloge de l’ouvrage : « Le grand mérite du livre est d’évoquer la violence quotidienne avec colère et pudeur. Les émeutes, les tontons macoutes, les trafics (…) toutes les déambulations misérables sont énoncées sans pathos ».

L’écrivain haïtien, Gary Victor, résume le roman en quatrième de couverture, son ambiance, ses drames : « Dans le balancier des cyclones caraïbes, Ronald c. Paul raconte, avec un sens impressionnant des détails, la vie de deux jeunes enfants en Haïti dans un moment bien particulier de notre histoire où tous les rêves d’une génération vont faire naufrage, comme emportés par les eaux des grandes intempéries. La force de ce récit c’est d’avoir mis en parallèle deux vies, celles de Willio et de Willia, un frère et une sœur que rien n’aurait dû séparer et, qui, dans leur véhément désir de se rencontrer, malgré les aléas de la vie, sont mus par l’appel profond du sang, peut-être capable de mettre à la raison les lois de la physique. L’écriture de Ronald c. Paul nous restitue à la fois la singularité d’une ville chaotique, Port-au-Prince, et l’agitation démentielle des personnages possédés par les démons de la survie. Voici un très beau roman qui démontre encore une fois la vitalité de la littérature haïtienne ».

Né à Port-au-Prince en 1957, Ronald c. Paul est d’abord un passionné de lecture et s’exerce à l’écriture depuis toujours. À partir du début des années 90, il se consacre au développement du livre et de la lecture en Haïti. Parallèlement, son intérêt pour la peinture et le cinéma l’amène à concevoir et à réaliser le film Zenglen rèv atis pent nan Nò yo, musée d’art virtuel de la peinture contemporaine du Nord du pays, ainsi que l’histoire iconographique des hauts et des bas d’Haïti. Occasionnellement, il publie aussi des articles sur des sujets divers, dans des journaux et revues. Après plusieurs séjours à l’étranger, notamment à Bruxelles, Paris et Barcelone, il s’installe définitivement en Haïti où il poursuit son travail d’écriture.

Les enfants des cyclones a été présenté pour différents Prix dont Les Ethiophiles, le Prix Senghor, le Prix des Cinq continents, et le Prix du Premier roman à Laval. Pour son éditrice, Emmanuelle Moysan : « C’est un verbe qui claque, une langue qui ondule, emporte tout sur son passage, l’oralité, la créolité, la noirceur, la poésie, le merveilleux dans une multitude de détails pour peindre une terre, un peuple, et insuffler une narration vivante, un rythme haletant des dialogues, et le pouls, le doux chant d’un conte qui réinvente l’Histoire ». Emmanuelle Moysan est un coureur de fond qui peut être fière de cette première année de vie des éditions Le Soupirail qu’elle a créées à mains nues, avec passion, et forte de son expérience et de sa connaissance de la littérature et du milieu éditorial. Chez elle, l’objet-livre est en soi raffiné, comme le concept.

« Le Soupirail : œil-esprit dérobé et offert, rencontre entre souffle, lumière et regard. Il est mouvance, vision, entre intérieur et extérieur. Il met en valeur l’écart qu’offre l’écriture littéraire contemporaine face au monde. Cette respiration… » Ainsi définit-elle sa maison.

 brigitte rémer

Editions Le Soupirail. Littérature française et étrangère. Contact : editionslesoupirail@gmail.com – Site : www. editionslesoupirail.com

Les Frontières : appel à communications

Sans titreLe Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient – CCMO – lance un Appel à communications. Après la Journée d’étude sur Les Villes organisée en octobre dernier et qui a attiré un large public, le CCMO prépare un colloque sur Les Frontières, qui se tiendra fin septembre à l’Hôtel de Ville de Paris.

L’actualité du Moyen-Orient soulève de façon récurrente des problèmes et enjeux inhérents aux questions de frontières. Souverainetés, pouvoirs, gouvernance, migrations, mouvements jihadistes, conflits, autant de concepts et de thèmes que le fait frontalier concerne.

Afin d’ouvrir le débat sur l’impact des frontières autant que leurs usages à divers niveaux de l’espace social, le CCMO proposer d’aborder cette problématique frontière à travers les axes suivants :

Frontières et conflit : ce premier axe concerne prioritairement les conflits ayant pour enjeu ou localisation des régions frontalières. Guérillas, armées ou mouvements identitaires, tous posent la question des usages politiques et militaires de l’espace frontalier dans toutes ses acceptions.

Frontières et ressources : cet axe ouvre sur les questions, conflits et organisations des ressources stratégiques que sont l’eau, le pétrole ou le gaz. Les espaces concernés englobent aussi bien les zones terrestres que maritimes, où l’enjeu de la captation économique sert des intérêts aussi variés que les acteurs qui s’y livrent concurrence.

Frontières et pouvoirs : il s’agit ici d’analyser les politiques frontalières des Etats, tant au plan des dispositifs sécuritaires à la frontière, leur évolution et les discours qui les accompagnent que d’observer les effets de toute catégorisation sur les mouvements sur les populations migrantes. A la jonction de ces deux volets, les dispositifs inhérents à la frontière pixellisée – ou frontière-réseau – semblent un angle d’observation fécond depuis l’accroissement des dispositifs technologiques de contrôle existant tant en amont qu’en aval de la ligne frontalière.

Acteurs et biens aux frontières : cet axe d’étude concerne prioritairement les expériences du passage de la frontière par diverses catégories d’acteurs, de migrants et de biens. Cet angle d’observation interroge les statuts, les effets de seuil autant que les conditions permettant ou freinant la circulation à la frontière. Il pourrait de ce fait inclure également les pratiques clandestines et ce depuis une pluralité de point de vue.

Frontières et identités : ce dernier axe a pour principal enjeu de cerner les différentes modalités de l’usage de l’espace frontalier, sa réappropriation, son réinvestissement par différentes catégories d’acteurs. Qu’il s’agisse de groupes marginalisés, d’acteurs politiques ou de praticiens des arts plastiques, tous ont en commun de transformer le sens de la frontière, d’en faire un borderscape.

Les propositions de communications sont à adresser avant le 6 juin 2015 à : christelle.capelle.ccmo@gmail.com une page maximum -. Informations complémentaires sur le site du CCMO – https://cerclechercheursmoyenorient.wordpress.com/

La maison des chiens

© DR-Théâtre Dakh

© DR-Théâtre Dakh

Adaptation et mise en scène Vlad Troitskyi / Théâtre Dakh, en langue originale ukrainienne, traduction par casque – 10ème édition Le Standard Idéal / MC93 Bobigny.

L’installation du public se fait de manière bruyante et incertaine en montant l’escalier d’une structure d’acier, jusqu’à l’étage où il prend place dans le cercle des chaises. Dans la pénombre, le sol fait de grillage se dérobe et le spectateur fait corps avec la scénographie, surplombant l’aire de jeu qui le propulse dans un univers carcéral où lui aussi, est enfermé. En dessous, recroquevillés comme des oiseaux de nuit aux aguets, les prisonniers vaquent, dans leurs bleus de chauffe.

Nous sommes dans un lieu de non-droit, un camp de concentration poulailler où les prisonniers avancent voûtés, image en soi de soumission, ils ne peuvent tenir debout dans leur cachot bas de plafond. Des lampes tempête suspendues donnent une lumière blafarde ainsi que le faisceau de lampes de poche, pointé droit dans les yeux. Le spectateur est pris en otage et à témoin des violences endurées sous la baguette d’un capo chef plus animal qu’humain qui ne s’exprime que par aboiements et onomatopées, et qui charge son bouffon-maton de l’exécution des basses besognes. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé…

Monde de seaux d’eau et de serpillères, de cuvettes et de promiscuité. Lieu de déshumanisation, de coups et de viols, de déchéance. Au centre, un mitard où l’un d’eux est bouclé, qui ne peut pas même s’allonger. Royaume de la peur où le tempo est donné par des coups assénés sur la structure d’acier qui ébranlent aussi le spectateur. Au troisième top et en quelques secondes on tend sa gamelle, on mange, on rend l’assiette, on se lave – visage et cerveau -. C’est l’enfer du goulag et d’une petite Sibérie où l’on se demande pourquoi et comment on survit, où les prisonniers n’ont d’autre choix que la soumission à cette autorité diabolique.

La scène est d’une extrême violence, sans distance, le spectateur voudrait demander grâce aussi. Monde de l’inquisition, du fascisme, de la manipulation, de l’anéantissement où les gestes deviennent réflexes, obsessions, récurrences. Jusqu’à ce que les matons montent à l’étage et, aux pieds des spectateurs, jettent des planches de bois pour emmurer les prisonniers.

Entracte, descente obligatoire des spectateurs. La seconde partie doit inverser les lieux, mais la question se pose de rester, pour supporter le même traitement. Finalement le spectateur prend la place des prisonniers et les acteurs montent au premier. Changement radical de ton avec cette partie, vocale et musicale, qui se situe à l’opposé de la précédente. Nous sommes au pays des morts, les acteurs – actrices – sont devenus des ombres hiératiques et de blanc vêtu. Contrebasse et violon en action soutiennent un magnifique travail de polyphonies, psalmodies et lectures de textes tirés d’Œdipe Roi – traduits par Ivan Franko – qui parlent de péché, de repentir et de rédemption. Nous sommes dans la tragédie grecque et le sacré, tout est parfaitement maitrisé.

La question se pose du lien entre les deux parties, cette violence extrême, suivie d’apaisement et de beauté, fait qu’on a du mal à croire en la seconde partie. Cela pose aussi la question des limites au théâtre, au même titre qu’un journaliste ou une chaine de télévision décident de ne pas diffuser d’images portant atteintes à l’intégrité de la personne. Jusqu’où illustrer la violence ?

Vlad Troitskyi est spécialiste de l’image mais aussi des effets, et des excès. Il avait présenté au Monfort il y a deux ans un Roi Lear tout aussi spectaculaire et tout aussi contrasté. Le metteur en scène a créé en 1994 le Centre Dakh pour les Arts contemporains de Kiev qui associe les traditions d’un théâtre réaliste et l’expérimentation vers un nouveau champ théâtral, puis en 2000 une école d’acteurs. A Kiev, il dispose d’une salle d’une soixantaine de places où il crée ses spectacles, à la recherche dit-il, de tolérance et d’ouverture. Le travail musical métissé qu’il conduit avec sa troupe, où se mêlent musiques traditionnelles ukrainiennes et musiques d’aujourd’hui est d’une grande sensibilité et se situe à l’opposé de la violence radicale qu’il inflige au public, quel paradoxe !

brigitte rémer

Adaptation et mise en scène Vlad Troitskyi – Scénographie Vlad Troitskyi et Dmytro Kostyumynskyi – Musique Vladyslav Troitskyi, Roman Iasynovskyi et Solomiia Melnyk – Avec Yevhen Bal’, Vasyl’ Bilous, Natalka Bida, Maksym Demskyi, Tatyana Havrylyuk, Roman Iasynovskyi, Ruslana Khazipova, Vira Klimkovetska, Solomiia Melnyk, Semen Mozgovyi, Andrii Palatnyi, Nikita Skomorokhov, Tetyana Vasylenko, Vyshnya, Zo.

Vu au Monfort Théâtre le 11 avril 2015, dans le cadre de la 10ème édition Le Standard Idéal / MC93 Bobigny – www.MC93.com

 

 

 

 

 

De l’énergie du danseur au geste du sculpteur

Doc. expo« Robert Renard est un peintre discret : on parle peu de lui, il se laisse volontiers oublier pour poursuivre un patient travail à l’opposé des modes du moment… Sa peinture et sa démarche sont placées sous le signe de l’énergie, une énergie qui se laisse capter dans le mouvement et qui se livre au creux de l’émotion… » dit Lucien Wasselin, critique d’art, évoquant le plasticien.

Robert Renard parle de son parcours et des chocs esthétiques qui l’ont conduits à devenir dessinateur, peintre et sculpteur : « Je décide à l’âge de 15 ans d’être peintre, bouleversé par les vitraux de Georges Rouault. Après quelques détours par le théâtre, j’entre aux Beaux-Arts de Paris comme élève libre, avant de devenir tailleur de pierre. Un métier que j’exerce pendant vingt ans. Au cours de cette période, comme Turner que j’admire, je me promène longuement dans les paysages avec ma boîte d’aquarelles.

En 1988, je fais une rencontre décisive. À Montpellier, le chorégraphe Dominique Bagouet m’invite à capter par des croquis le langage de la danse. C’est alors que la spontanéité de mon trait de pinceau aguerrie à capter les énergies de la nature rencontre celles du corps dansant. À l’encre de chine, je dessine le geste du danseur dans l’instant, créant ainsi un singulier langage graphique. Je côtoie par la suite de nombreux et remarquables chorégraphes contemporains à travers l’Europe, et dessine des milliers de pages de croquis qui constituent une véritable mémoire de la danse. Un mode de saisie dans l’urgence que je décline par ailleurs en peinture, dans le silence de l’atelier. À l’huile, l’acrylique, la résine, le pigment, le charbon, je cristallise au travers de centaines d’œuvres une relation au corps dansant que je ne cesse d’approfondir sur une diversité de supports sans cesse renouvelés… « Dessiner la danse, c’est faire de l’archéologie dans une matière qui n’appartient pas au passé mais qui m’apparaît comme le monde du futur. Le geste du danseur me parle d’une trace et d’un devenir. Le signe graphique, le produit de ma main animée par l’énergie n’est pas pensé, il est la manifestation de l’étincelle qui jaillit.»

… Après avoir longuement nourri ma peinture avec le langage de la danse, j’ai commencé en 2010 une nouvelle série intitulée Charbon, constituée de plus de quatre-vingts œuvres sur papier marouflé sur Dibon, se poursuit… Avec le plat d’une truelle de maçon, je matière tout d’abord mon support avec de la résine acrylique qui devient invisible au séchage. Dans un deuxième temps, le passage du charbon de bois agit sur elle comme un révélateur; d’une lutte entre le noir et le blanc émergent comme des empreintes fossiles, figures minérales, souvent humaines. Ces figures viennent à moi dans la pénombre…C’est au milieu des ténèbres, entre réminiscences et visions fantasmagoriques, que je recherche l’essence du geste… » Et Lucien Wasselin poursuit : « Robert Renard préfère le geste traditionnel tout en innovant. Il peint non seulement sur des toiles montées sur châssis, mais sur du drap, du tissu non tendu, il utilise non seulement des pigments traditionnels mais aussi des encres, de l’argile, du brou de noix, de la terre du Roussillon.»

Au cours de nombreuses résidences de création, son travail est exposé entre autres à Lille, Avignon, Munich, Berlin, Alexandrie, et Paris à trois reprises – dont au Grand Palais. Depuis 2006, il vit et travaille en Provence, dans une proximité retrouvée avec la nature où il sculpte la pierre, le bois, le métal et l’argile. Lucien Wasselin y ajoute « le bronze, le fer martelé et le cristal » et retient « le côté sauvage de la démarche, l’abandon des codes de la statuaire classique pour récupérer des bois flottés, des souches brutes, des troncs qu’il retravaille. »

Il présente les différentes étapes de son travail aux techniques multiformes, à la Chapelle du Grand Couvent de Cavaillon.

brigitte rémer

Exposition Robert Renard : croquis, peintures, sculptures – Chapelle du Grand Couvent, Grand-Rue, Cavaillon – jusqu’au 2 mai 2015 – site : www.robertrenard.com  – http://www.robertrenardcroquis.com – http://photobox.fr/1xD82D0B/creation/1195672415?cid=mservsharcre (livre).

Tadeusz Kantor, un artiste du XXIe siècle

©Caroline Rose

©Caroline Rose

Hommage rendu à Tadeusz Kantor le 13 avril 2015 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, pour le centenaire de sa naissance.

Peintre, homme de théâtre, théoricien et poète des plus singuliers venant de Pologne, Tadeusz Kantor a habité les galeries et les scènes de théâtre partout dans le monde, pendant une trentaine d’années. Son identité juive et polonaise fut la clé de son imaginaire et la matière vive d’une œuvre qu’il pétrissait longuement dans l’espace scénique en noir et blanc où il était omniprésent ; ou avec l’encre sur papier et la couleur sur toiles, déclinant sous toutes ses formes le sens des mots mémoire et mort : « La nuit lorsque je travaille, les inventions, les idées, arrivent brusquement, en même temps. Je ne sais qu’en faire… Je ne suis capable de renoncer à aucune d’entre elles au profit d’une autre »…

L’homme était un guerrier, toujours prêt à en découdre du côté de l’art, pour lui plus important que la vie. Kantor était né le 6 avril 1915 à Wielopole Skrzynskie, bourgade perdue des Basses-Carpathes et s’est éclipsé après une répétition de son dernier spectacle Aujourd’hui c’est mon anniversaire, le 8 décembre 1990. Il a traversé des pans de l’histoire des plus douloureux, son œuvre en est marquée.

En 1942, dans Cracovie occupée, il rassemble des artistes et crée un théâtre clandestin, première étape d’une démarche, personnelle et collective : « Le milieu se composait de peintre. Âgés de 17 à 25 ans. Les uns avaient commencé à étudier la peinture avant la guerre, d’autres se sont retrouvés dans une école de peinture improvisée, tolérée par les Allemands, dans l’Ancien bâtiment de l’Académie. Tout le monde considérait que ce n’était pas à l’Académie qu’on apprenait à peindre. On choisissait ostensiblement d’être autodidacte. On se retrouvait, comme cela arrive d’habitude, par intuition. On avait en commun une aversion envers tout ce qui, dans l’art, était d’avant-guerre, un fort instinct de révolte et de négation. » Après la guerre, il continue à défier la liberté d’expression, aux semelles de plomb : « Au dernier Congrès j’ai refusé avec quelques autres artistes de prendre part à un art dicté. J’ai cessé d’exposer. C’est alors qu’a commencé le travail à la maison. »

La Fondation du Teatr Cricot 2, en 1955 – son nom étant l’anagramme de To Cyrk/ce cirque – confirme le travail mené avec le groupe : « Auprès de l’Union des artistes plasticiens de Cracovie s’est créée une troupe de théâtre qui se compose d’acteurs professionnels et non professionnels, de plasticiens, d’architectes et de musiciens »… (cf. Lettre au ministère de la Culture et des Arts). C’est « l’acte de métamorphose de l’acteur » qui l’intéresse et, dans la première partie de ses recherches, l’univers de S.I. Witkiewicz, – dit Witkacy – peintre lui aussi, romancier, dramaturge et pamphlétaire, auteur de la théorie esthétique de la Forme Pure qui a appartenu au premier groupe polonais avant-gardiste, Le Formisme.

Kantor se glisse très naturellement dans toutes les nuances de l’Art informel « deuxième courant qui, après le constructivisme des années 20, a influé de manière décisive sur l’art du XXème siècle » et celui de la performance : les emballages et « leurs possibilités métaphysiques », les happenings et cricotages avec leur ligne de partage et un happening panoramique de la mer ; le manifeste du Théâtre Zéro et sa notion d’effacement ; le Théâtre des événements qu’il développe dans La Poule d’Eau de Witkacy où acteurs et spectateurs se mêlent, spectacle présenté pour la première fois en France en 1971 au Festival mondial du théâtre de Nancy ; le Théâtre Impossible avec Les Mignons et les Guenons de Witkacy toujours, en 1973. Suivent d’autres travaux, plus personnels, entre autres La classe morte en 1975, Où sont les neiges d’antan en 1979, Wielopole Wielopole en 1980, Qu’ils crèvent, les artistes en 1985, Je ne reviendrai jamais en 1988, Ô douce nuit – les classes d’Avignon – en 1990.

On pourrait égrener les chemins de traverse et techniques non académiques qu’il a cherchés, son sens contestataire et subversif aigu, le rire dadaïste et l’ironie, son regard acerbe sur le monde, mais aussi ses thèmes : l’enfance, la classe, la mort omniprésente, la famille, la guerre et le cataclysme, son village de Pologne Wielopole, utilisant toutes les inventions possibles pour traduire visuellement ces mondes naufragés : machines infernales, portes truquées donnant sur le vide, chambre noire crachant des cartouches de kalachnikov, armoires improbables, fenêtres donnant sur des figures  singulières.

Parfaitement francophone, Tadeusz Kantor aimait venir en France, il y était un peu chez lui. Il a bousculé l’espace théâtral et semé l’inquiétude, dans le fond comme dans la forme. Son repaire à Cracovie, la Galerie Krzystofory où il travaillait, était le cœur de sa mémoire obsessionnelle, ma création, mon voyage. Le Théâtre de la mort et la référence à Gordon Craig, avec une évidente parenté entre ses mannequins et la théorie de la sur-marionnette portée par le metteur en scène et scénographe anglais, étaient la référence théâtrale.

La soirée d’hommage, ouverte par Luc Bondy directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, conduite par Jean-Pierre Thibaudat et préparée avec Michèle Kokosowski – anciennement directrice de l’Académie Expérimentale des Théâtres, qui avait organisé en 1989 en la présence de l’artiste, un symposium intitulé Kantor, l’artiste à la fin du XXe siècle -, la parole sensible de sa traductrice, Marie-Thérèse Vido-Rzewuska, ont précédé la lecture de textes joliment faite par Marcel Bozonnet, Ariel Garcia Valdès et Micha Lescot, en écho à la voix de Kantor sortie des archives sonores de l’Ina. Les extraits des classes d’Avignon, qu’il a données à la Chapelle des Pénitents Blancs en 1990 peu de temps avant sa disparition, et filmées par Laurent Champonnois – Ô douce nuit – ont été projetés, montrant les yeux vifs et malins du Maître et son ironie, ses mains en action comme des papillons, le rire qui s’affiche quand il va trop loin. Il capte, scrute, surveille, commente, explose : c’est Kantor.

La Classe morte, film réalisé par Nat Lilenstein en 1989 à partir du spectacle qu’il a monté, en 1975, mettant en scène les morts et leurs doubles en mannequins, frêles enfants revenant occuper les bancs de l’école, constituait la seconde partie de la soirée, avec la même force toujours et la même émotion. La publications de deux ouvrages – aux Solitaires intempestifs – accompagnait aussi la soirée : Ma Pauvre Chambre de l’Imagination-Kantor par lui-même, suivi du premier volume de ses Ecrits.

 « Une chose est certaine : l’acte de peindre, de dessiner est pour moi une nécessité tout comme l’est la vie. Mais dans cet acte dominent l’intuition, le subconscient, l’instinct, la force vitale, les forces infernales obscures, la passion, un certain désir de détruire, la sensation de la mort… Tout ce que contient un seul mot l’imagination est pour moi quasiment la réalité. Je rencontrais Ulysse – du temps de la guerre – dans la cage d’escalier… Parfois même j’avais l’impression que face à l’intensité de cette présence palpable la réalisation n’en serait qu’un faible reflet. Tout cela était du domaine du rêve. Lorsque j’ai commencé à l’écrire, tout était conscient ».

Ainsi vit Kantor et ses éternités, le tumulte de sa pensée hante nos mémoires.

 brigitte rémer

Tadeusz Kantor, un artiste du XXIème siècle – Odéon-Théâtre de l’Europe, en partenariat avec la Cricoteka/Centre de documentation de l’Art de Tadeusz Kantor, les Solitaires intempestifs, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine/IMEC, la Société Historique et Littéraire Polonaise/Bibliothèque polonaise de Paris, l’Institut polonais de Paris, France Culture.

Publication : Ma Pauvre Chambre de l’Imagination-Kantor par lui-même (février 2015) et Ecrits I – Du théâtre clandestin au Théâtre de la Mort (avril 2015) – Ecrits II. De Wielopole Wielopole à la dernière répétition est attendu en juillet 2015, édit. Les Solitaires intempestifs.

Les origines de Wielopole, Wielopole les origines, exposition à la Bibliothèque polonaise de Paris, jusqu’au 23 avril ; du 7 au 16 mai au Festival Passages de Metz ; du 27 mai au 6 juin, à la Filature de Mulhouse : du 4 au 25 juillet, à l’Hôtel La Mirande, dans le cadre du Festival d’Avignon.

Je suis le peuple

© prod.Hautlesmains

© prod.Hautlesmains

Film documentaire d’Anna Roussillon présenté dans le cadre du 10ème Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient

Ce film est né de la rencontre de la réalisatrice avec Farag – un Saïdi de la vallée de Louxor – sa famille et ses voisins, avant la révolution égyptienne de janvier 2011. Le tournage avait débuté pour témoigner de la vie rurale du sud de l’Egypte loin des circuits touristiques et du patrimoine, pour parler de la terre, de la philosophie et du mode de vie paysan. Il s’est ensuite modifié, au fil des événements politiques qui ont suivi la chute du Président Moubarak le 11 février, événements suivis et retranscrits, avec la distance, géographique et d’interprétation, voulue par Anna Roussillon.

Deux livres des jours se tissent en filigrane, et parfois s’entrechoquent : celui de la vie paysanne au rythme des cultures et de l’irrigation, du four à bois et du pain pétri par les femmes, à travers la famille de Farag devenue archétype ; celui de la vie politique en temps réel dans sa chronologie, d’espoirs en manifestations, de commentaires en évolution des consciences politiques, de suspension de la Constitution sur fond de morts et autant de blessés, à l’élaboration d’une nouvelle version. Le raccord entre ces deux mondes se fait par la télévision quand elle veut bien marcher, entre deux pannes d’électricité ou des images brouillées.

Sur la Place Tahrir du Caire, les mouvements anti-gouvernementaux et les graffitis d’expression libre font face au rythme paysan du Saïdi : l’âne et le maïs, la pénurie de bouteilles de gaz, l’absence d’essence et de gazole, la manette télé que les enfants s’arrachent. « Nasser, Sadate, Moubarak étaient bien des militaires… » L’écran déroule l’histoire politique du pays et la caméra tourne, de mars 2011 à l’été 2013. Au Caire, l’incandescence est à son comble et nombre de jeunes y laissent la vie : première élection dite libre, qui place le frère musulman Morsi sur le devant de la scène dans la liesse, puis quelque temps plus tard le déboute de ses fonctions, avec la même ardeur ; discours controversés des fondamentalistes et violences de tous bords, dans les rues ; procès Moubarak ; arrivée d’al-Sissi comme Président : « …Tout le monde va voter. Avant, le résultat était toujours le même, Moubarak tenait le pays d’une main de fer, maintenant le vent de la liberté a soufflé » dit Farag plein d’espérance, avant le constat : « Retour aux mêmes… » La télé donne le mode d’emploi des urnes, on se pomponne pour aller voter : « Dieu est beau et il aime la beauté ». Dépouillement, discours politique… « Dans les terres, le peuple veut le changement de régime. Dieu rétablira les choses ». Au printemps 2012, le coût de la vie a quasiment doublé, Farag fait l’acquisition d’une machine à concasser le blé et travaille beaucoup, « ça donne un peu d’argent tous les jours »…

La démarche de la réalisatrice, de type sociologique, la place des deux côtés de la caméra : au-delà de la conception du parcours filmique, elle est celle qui lance les questions, en empathie avec ses interlocuteurs – famille et voisins de Farag – et se trouve face à la caméra, créant un espace de dialogue avec eux, s’inscrivant dans leur environnement, étrangère et familière. On l’apostrophe comme on apostrophe sa voisine et on la raille, gentiment. Elle, les interroge sur la révolution et ses suites, eux qui semblent éloignés du champ politique ; elle observe leur façon de construire leur compréhension des événements, pour la restituer au spectateur. La discussion se fait en travaillant, car la terre n’attend pas, ce qui donne de belles images : l’immensité d’un champ, les rigoles de l’irrigation, les temps de pause et de repos, la cuisson du pain, le ciel immense.

Dans ce double espace du travail et de la conversation, le duo/duel sur la question de la démocratie entre Farag et la réalisatrice, qui mène à l’emportement de Farag, est plein d’humour. Sur la définition de la démocratie : « T’as pas la même que la mienne ! » dit-il et il se met à piquer, comme une abeille : « Et la démocratie, comment elle se porte chez vous ? »

Je suis le peuple prend le titre d’une chanson et parle de la révolution d’une manière décalée, la réalisatrice le souhaitait, comme elle l’a confirmé au cours du débat qui a suivi la projection : « Je ne voulais pas tourner l’actualité à chaud ». Elle qui a grandi au Caire, qui filme et qui questionne, a su créer la confiance et s’intercaler dans les débats du village avec pertinence, créant ce double mouvement du film, entre le temps rural qui se suspend et le chaos urbain du moment.

Depuis la fin du tournage, Farag a ouvert son moulin et changé de statut social, il travaille sur son implantation locale et son image dans le village. Et le pays essaie d’avancer.

brigitte rémer

10 ème Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient – Cinéma L’Ecran de Saint-Denis – Conception, réalisation : Anna Roussillon – Montage : Saskia Berthod et Chantal Piquet – Production déléguée : Hautlesmains productions et Narratio Films – Année 2014 – Durée : 1h51 – Langue : arabe – Sous-titrages français et anglais – Première projection à l’Institut français du Caire, le 2 mai 2015.

Je suis le peuple a obtenu le Prix du Meilleur Premier Film et celui du Meilleur Documentaire International, au Jihlava International Documentary Film Festival, ainsi que le Prix Entrevues de Belfort, pour la compétition internationale (2014).

Pitchet Klunchun and myself

©R.B.

©R.B.

Concept Jérôme Bel – de et par Jérôme Bel et Pitchet Klunchun – spectacle en langue anglaise traduction simultanée – work in progress

Deux chaises se font face, deux artistes se questionnent. Jérôme Bel attaque, ordinateur sur les genoux : identité, profession, justification. Pitchet Klunchun, danseur traditionnel thaïlandais, se prête au jeu et répond. Les deux hommes se sont rencontrés au cours d’une résidence que Jérôme Bel effectuait à Bangkok. Pitchet Klunchun s’est formé tout jeune à la danse de masque thaïlandaise traditionnelle, le khon, qu’il essaie de réhabiliter en l’ouvrant sur des formes plus contemporaines, sans en changer les fondements. Jérôme Bel est entré en danse contemporaine par Pina Bausch et Anne Teresa de Keersmaeker. Singulière et atypique, sa démarche est remarquée et les traces audiovisuelles de ses spectacles présentées dans les biennales d’art contemporain et les institutions muséales.

Entre ces deux univers, d’emblée l’écart culturel est grand. C’est sur ce différentiel que repose le concept du spectacle, qui en est encore au stade de l’esquisse. Cela ressemble à un talk-show, à une conférence-démonstration sur un air de compétition ludique, des vocabulaires chorégraphiques. Pour Jérôme Bel qui l’a conçu, c’est « une sorte de documentaire théâtral et chorégraphique sur notre situation réelle. »

Pitchet Klunchun détaille ainsi les différentes étapes d’apprentissage de la danse khon, et son alphabet : le frappé des pieds, la position du corps, l’important travail des mains, le déplacement latéral, le silence et la méditation. Le port de la tête est contraire à celui de la danse classique, port du masque oblige. Et ce masque définit le caractère. Le danseur thaïlandais est représenté par un singe et il en fait la démonstration par une série de mouvements saccadés, très codifiés et une savante mathématique du geste.

De la discussion engagée, la question du sens, du lien entre texte et geste, est posée. Ici, le narrateur est absent, il porte habituellement un texte de nature épique, basé sur le combat. La notion de violence telle que la présente Pitchet Klunchun n’a rien à voir avec la violence occidentale. Parfaitement maitrisée, on ne la décrypte pas. L’expression des doigts seulement l’indique par un claquement, signifiant « Tu n’es rien »… Quant à la représentation de la mort, elle est marquée par l’absence : l’acteur ne revient pas et le public comprend. Le temps de la représentation s’étirant sur une semaine au cours de laquelle le public va et vient, l’acte de la mort peut prendre son temps et le mouvement se décomposer à l’infini.

Puis Jérôme Bel demande à Pitchet Klunchun de lui apprendre quelques mouvements. Il pose ses chaussures et aborde le plateau, mais l’élève est gauche. Son collègue thaï raconte le corps comme une architecture : c’est un temple où l’énergie arrive de l’extérieur, et qui se récupère. Les doigts forment le toit, doigts qu’il faut torturer en exercices d’assouplissement La circulation d’énergie se fait par le cercle, et le danseur montre qu’en occident, nous ne récupérons pas l’énergie, mais que nous la jetons.

Les jeux ensuite s’inversent et c’est au tour de Pitchet Klunchun d’interroger Jérôme Bel : identité, profession, justification. « Mon vrai travail est de penser ce qui peut arriver ici. C’est mon point de départ. Peu importe si c’est danse, musique, image ou théâtre » dit-il. Et il parle de son itinéraire artistique et de sa quête de sens, par la lecture. La société du spectacle de Guy Debord fut une sorte de révélation, un déclencheur. Tous deux parlent du public, puis Bel se lance dans la danse sur une musique de David Bowie des plus fracassantes, qu’il veut partager. Mais c’est de technique que le danseur thaï veut entendre parler… Et Jérôme Bel tire vers une discussion plus philosophique et politique : la recherche d’égalité, l’argent, la communauté du théâtre expérimental et de la danse contemporaine – des artistes à la recherche de nouvelles formes ; des pouvoirs publics qui donnent un peu d’argent et un public qui accepte l’inconnu du spectacle quand il achète une place –

Pitchet Klunchun and myself, ce dialogue chorégraphique entre Jérôme Bel et Pitchet Klunchun, au-delà du ludique est une réflexion sur l’art et sur l’altérité. Il y est question de transmission, de partage des savoir-faire, de confrontation des points de vue, du sens de l’art, en acceptant l’aventure que représente l’autre, au départ si loin, au final si près.

 brigitte rémer

Traductrices : Clotilde Moynot et Denise Lucioni – Assistant : Maxime Kurver  – Régie lumières : David Pasquier – Régie son : Géraldine Dudouet – Régie plateau : David Gondal – Régie générale : Alexis Jimenez.

Vu au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, le 4 avril 2015 – 2, rue Edouard Poisson. Métro : Aubervilliers Pantin Quatre chemins – Site : www.lacommune-aubervilliers.fr Tél. : 01 48 33 16 16

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Une et l’Autre // Carnets de route

© Bahia Aidli

© Bahia Aidli

Photographies des ateliers dirigés par Sarah Moon et José Chidlovsky, présentées par l’Association 100 voix ! et la Galerie Fait & Cause

Créée il y a trois ans à l’initiative de l’association Aurore, 100 Voix ! a pour objet l’apprentissage du récit par l’image. L’association accueille des personnes en marge du tissu social, en situation d’exclusion et de précarité, et les accompagne dans un processus de reconstruction et de reconquête de leur identité. Dans ce cadre, et animé par des photographes professionnels, l’atelier des 100 Voix ! fait un bout de route avec elles, en photos et vidéos, et table sur la rencontre, l’échange et la transmission de l’une à l’autre.

C’est le résultat de travaux menés de 2012 à 2014, par des femmes de différents horizons et histoires, rassemblées autour de Sarah Moon et José Chidlovsky, qui est exposé, et publié. Les premières photos avaient fait l’objet d’une exposition présentée le 8 mars 2013, Journée de la femme. Deux ans plus tard à la même date, nouvel hommage aux femmes avec la parution des douze premiers numéros de la collection Carnets de Route, tirés à 500 exemplaires, et l’exposition de leurs auteures à la galerie Fait & Cause. L’édition de ces récits photographiques est superbe, chaque parcours a valeur de témoignage et se raconte en noir et blanc ou en couleurs, avec ou sans mots. La moitié des recettes est transmise à celle qui a réalisé le reportage, la moitié, remise à l’Association.

Des autoportraits, des légendes écrites à la main, des dates, des souvenirs et des bribes de vie ; des géographies, des états d’âme, des contre-jours ; des mots clés jetés sur le papier – chemin, bonheur ou vie –, des cris ; l’expression de goûts, d’intentions, de désirs, de projections ; des regards sur la vie, sur le quotidien, sombres ou plein d’espoir, des émotions, des pensées ; des anecdotes, du rouge et du noir, des traces, des pages élaborées d’autres plus spontanées. Toujours, des vécus singuliers, des mots sur un cahier. « Les chemins de ma vie avec ses succès et ses échecs, comme les échelons d’une échelle que je gravis sans cesse, d’où je chute parfois comme le jour dans la nuit… deux couleurs brodées par ma mère sur mon chemisier… » écrit Marie Rudnitska, l’une d’elles.

Jour de colère, chute, traversée, migration, nuit. L’ombre de l’enfance, le silence, la forêt des loups. Temps suspendu, nuit noire, la route en pluie, la mer, les cerfs-volants. « Je vois un homme qui ne voit rien, je vois du gris », dit une autre. Résistance, sentiment, constat, attente ; ma douleur  pour Bahia Aidli, une femme de solitude au foulard bleu, ou encore Le passage, qui conduit à la lisière d’une épaisse forêt. Il y a de l’enfance, quelque chose de fané, l’abandon. Elles utilisent le langage de la photographie pour soigner leurs blessures et parler de leur façon de vivre le monde. Comme le dit Sarah Moon :

« Il s’agit ici, que ce soit avec l’une ou l’autre, de la nécessité de récupérer une identité jusque là bafouée, de trouver un nouveau langage à travers l’image, un langage qui, en mêlant l’imaginaire et le réel, redessine à leur insu quelques facettes d’elles-mêmes longtemps oubliées. Les Carnets de route sont la concrétisation de cette tentative. Chacune d’entre elles, avec ses mots, son inconscient, son vécu, sa vision, son authenticité, nous dit jour après jour, pas à pas, quelque chose d’elle. La photographie est une petite voix, dit Eugène Smith. La leur force l’écoute. »

brigitte rémer

Les photographies et les Carnets de route sont de : Bahia Aidli Voilà – Lyliie Berry Monday to Monday – Aziza – Pénélope Bertrina Mon histoire en 7 jours – Caroline Chartrou – Florence Courtois – Rachida Essaydi – Magali Faucheux – Stéphanie Foucher – Kasia Grabowska Partout Personne et Je cherche à comprendre – Salha Hamrouni – Huguette Jeanmichel – Sylvana Jegoux – Jocelyne – Blandine Lesur Moi Blandine et Etats d’âme – Lydie- Nana N’Domatezo – Ioan Zlata – Bénédicte Ngobelle – Nelly Royer Chat alors – Marie Rudnitska Mon ombre et moi et Au jour la nuit – Nadège Soumaré – Gabie Trancéa.

Galerie Fait & Cause, 58 rue Quincampoix. 75004. Métro : Châtelet, Rambuteau – Exposition du 10 mars au 25 avril 2015. Dix Carnets de route (38 euros) – 5 euros l’unité. Tél. : 01 42 74 26 36 – Site : www.sophot.com

Hinkemann, de Ernst Toller

© Elisabeth Carecchio

© Elisabeth Carecchio

Traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani, mise en scène de Christine Letailleur, au Théâtre national de la Colline

Né dans l’ancienne Prusse – aujourd’hui la Pologne – dans une famille juive, Ernst Toller (1893-1939) se trouve au coeur de conflits territoriaux et politiques. Il s’engage comme volontaire dans l’armée, au début de la Première Guerre mondiale et combat pendant un an avant de s’effondrer physiquement, et moralement. Il quitte le front pour raison de santé et en revient profondément changé. Devenu fervent défenseur de la Paix, il s’engage auprès de l’extrême gauche marxiste révolutionnaire au sein de la Ligue spartakiste de Rosa Luxembourg, et défend les anarchistes.

Inculpé de haute trahison et condamné à mort, sa peine est commuée à cinq ans de prison, qu’il passe dans la forteresse de Niederschönenfeld. C’est là qu’il écrit Hinkemann, et ses pièces connaissent très vite un réel succès. Il quitte définitivement l’Allemagne en 1933 et s’exile aux Etats-Unis, pour dénoncer les crimes nazis, mais l’Histoire le rattrape : désespéré par le triomphe du nazisme, séparé de sa femme et sans argent, il se suicide en mai 1939, à New-York.

Contemporain d’Erwin Piscator pour qui le théâtre était un outil politique, la première pièce d’Ernst Toller, Transformation, était directement inspirée de ses expériences de guerre tandis que son journal, Une jeunesse en Allemagne, confirmait sa singularité. « Si l’on me demandait de quel côté je suis, je répondrais : une mère allemande m’a mis au monde, l’Allemagne m’a nourri, l’Europe m’a élevé, la terre est mon foyer, le monde ma patrie ».

Hinkemann porte en filigrane la biographie de l’auteur, même si elle fait œuvre de fiction. La fable parle de la tragédie d’un jeune soldat qui revient du front, abimé et détruit, touché dans sa dignité même car émasculé, et témoigne de la cruauté de cette guerre. Toujours amoureux de sa femme, Grete, qui l’est aussi de lui, il cherche à la reconquérir, à travailler et à se ré-insérer dans une vie normale. Il accepte un travail, repoussant et spectaculaire, dans une fête foraine, celui de tuer des rongeurs avec les dents et d’absorber un peu de leur sang, lui qui représente tout le contraire de la cruauté et n’aurait pas fait de mal à un chardonneret, comme le montre le début de la pièce, avec nostalgie et poésie. Mais Grete fait un pas de côté et prend pour amant l’ami d’Hinkemann, le grossier Paul Grosshahn dont elle tombe enceinte. Quand elle décide de faire marche arrière, celui-ci se venge et devient un provocateur qui balance. Hinkemann s’embrase et retourne la violence qu’il reçoit dans un constat très pessimiste sur le monde : « Les hommes sont comme ça. Et ils pourraient être autrement s’ils voulaient. Mais ils ne veulent pas. Ils lapident l’esprit, ils le tournent en dérision et ils souillent la vie, ils la crucifient toujours et toujours à nouveau… On dirait des navigateurs que le Maelström attire à lui et contraint à se fracasser les uns aux autres… »

Dans Hinkemann, l’individuel et le collectif se rejoignent, par l’interaction de la petite et de la grande Histoire sur fond de chômage, de syndicalisme et de luttes du prolétariat, sans compter la montée de l’antisémitisme. Cette tragédie sociale et politique traverse plusieurs courants de pensée, du matérialisme à l’anarchisme et questionne sur le bonheur, impossible. Toller quitte le langage naturaliste et puise dans l’expressionnisme tel que le définit René Radrizzani, co-traducteur de la pièce : « Ce théâtre ne veut plus, tel le naturalisme ou le cinéma, être un décalque de la vie extérieure, une tranche de vie vue du dehors ; mais – changement de perspective total – le lieu où un personnage central exprime, donc tire de son for intérieur, ses plaintes, ses conflits, sa résurrection spirituelle, sa conquête d’un sens, ses visions ».

Christine Letailleur s’empare de cet univers du tragique qui évoque celui de Büchner, ou celui de Von Horváth. Elle s’intéresse depuis longtemps aux auteurs allemands, et a monté deux pièces de Hans Henny Jahnn : Médée, en 2001 et Pasteur Ephraïm Magnus, en 2004, elle a aussi présenté en 2010 Le Château de Wetterstein de Frank Wedekind. Sa lecture met l’accent sur l’intime, par l’histoire du couple que forme Grete et Hinkemann. Pour interpréter Hinkemann, elle a choisi Stanislas Nordey avec qui elle a souvent travaillé – qui a lui-même mis en scène de nombreux auteurs, qui a codirigé le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, et qui a assuré la responsabilité pédagogique de l’école du Théâtre national de Bretagne – Le projet s’est même construit pour lui et avec lui. Il est magnifiquement habité, torturé et incandescent, la pièce repose pour partie sur ses épaules. La metteure en scène a aussi choisi Charline Grand qu’elle a déjà dirigée, dans le rôle de Grete. L’actrice a fait ses classes à l’école du TNB, elle a la force et la fragilité du rôle.

La scénographie se compose de panneaux de couleur sombre dans lesquels une grande fenêtre ressemblant à celle d’un bâtiment industriel permet de jouer avec le dedans – l’intérieur de la maison, de la taverne ou l’arrière de la fête foraine – et le dehors, la rue. Le dispositif conçu par Christine Letailleur et réalisé par Emmanuel Clolus est sobre et beau. Les lumières de Stéphane Colin sont pure réussite, elles servent l’intime et, par leur clair-obscur, la tragédie et la noirceur de ce pays des ombres qu’est l’Allemagne de ce temps-là, en déstructuration. Les séquences faussement gaies de la fête foraine ajoutent à la lourdeur ambiante, mais ne sont pas tout à fait abouties, de même que les scènes de l’apparition de la mère, de l’esquisse de la prostitution ou du groupe des syndicalistes.

Hinkemann est un spectacle puissant par le témoignage qu’il porte sur une époque perturbée et dévastatrice où s’affirme l’antisémitisme, et sur l’exploitation des classes populaires. Le texte d’Ernst Toller laisse des traces et invite à la réflexion. Et l’auteur, loin de ses utopies de jeunesse, pose : « Si nous croyons au pouvoir de la parole, et en tant qu’écrivains, nous y croyons, nous n’avons pas le droit de nous taire » en écho à la solitude de son personnage : « … Que savons-nous ?… Quelle est notre origine ?… notre destination ?… Chaque jour peut apporter le paradis, chaque nuit le déluge. » Et le début XXème était bien le déluge.

 brigitte rémer

avec : Michel Demierre, Christian Esnay, Manuel GarcieKilian, Jonathan Genet, Charline Grand, Stanislas Nordey, Richard Sammut.

Texte de Ernst Toller traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani – adaptation, mise en scène, conception scénographie Christine Letailleurscénographie Emmanuel Clolus assisté de Karl Emmanuel Le Bras – lumières Stéphane Colin – son Bertrand Lechat – assistant à la mise en scène Manuel GarcieKilianLe texte de la pièce est publié à L’avant-scène théâtre.

Théâtre national de la Colline, du 28 mars au 19 avril 2015, 15 rue Malte-Brun, 75020, métro : Gambetta. Tél. : 01 44 62 52 52. Site : www.colline.fr

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est quoi ce travail ?

Image du film

Image du film

Film documentaire réalisé par Sébastien Jousse et Luc Joulé, à partir de la résidence du compositeur Nicolas Frize dans une unité de production du groupe PSA Peugeot Citroën, à Saint-Ouen.

Homme engagé et d’engagement, observateur et acteur du monde du travail depuis de nombreuses années, travailleur de l’ombre dans les prisons, artiste passionné par le temps et le rapport au temps, Nicolas Frize, compositeur et anthropologue sonore comme il aime à se reconnaître, a pendant deux ans, fait de l’usine PSA Peugeot Citroën de Saint-Ouen son quartier général, pour y chercher les sons qui allaient composer la matière musicale de sa prochaine création. Il y rencontre bon nombre d’ouvriers, observe leur travail – ils sont ici six-cents, issus de trente communautés, divisés en quatre équipes car l’usine ne s’arrête jamais – et fait des entretiens avec quatre-vingts d’entre eux : « On parle de l’intime des choses, de l’indicible, en empathie avec eux. On rentre dans l’activité, dans la personne, on parle du rapport de l’homme à l’activité, du rapport au corps de l’activité. Ce sont des gens qui existent et qui résistent ». Leur parole deviendra matière en fusion d’un scénario à imaginer et ils seront protagonistes et acteurs du concert final qu’ils donneront ensemble et que Nicolas Frize intitulera Intimité. La personne, sa sensibilité, son intelligence, ce qu’elle fait et ce qu’elle met en jeu dans son travail, forment la trame des paroles collectées et servent le texte qu’il écrit et qui se déploie ensuite musicalement. Dans ce processus créatif, les ouvriers sont donc les pièces maitresses.

La caméra de Sébastien Jousse et Luc Joulé se pose à son tour dans l’usine et scrute. Elle décrit, rend compte, dialogue et témoigne des avancées du compositeur qui, comme tout ouvrier, porte casque et lunettes, gilet fluo de signalisation et chaussures protectrices pour déambuler dans les zones balisées. C’est une belle usine, immensément haute comme une cathédrale, qui a pour langage et points de repères des couleurs flashy : bleu, jaune, rouge et vert. Elle est chargée de signalétiques , affiches et symboles, – outil 2, accès formellement interdit, porte qualité garantie, accès interdit aux personnes non autorisées – et de consignes de sécurité : « contrôler, mettre le couvercle, lever, prendre la pile »… On est environné de lumières qui clignotent, du rouge au vert, donnant les temps de l’action, et les étincelles du métal éclairent les visages protégés. Le rideau transparent s’ouvre et se ferme, les longerons sont mis en caisse, les empilages de casiers jaunes montent, la caméra usine avec les ouvriers qui actionnent les manettes comme des conducteurs de train.

Certaines machines ont l’impudeur d’être élégantes et ressemblent à des échassiers, tandis que le ballet des bras articulés se poursuit inlassablement. Le bruit est envahissant, les bouchons d’oreilles ne sont pas un luxe. « J’aime voir la pièce comme si j’étais dans la matière », dit l’un d’entre eux. « A un moment je suis perdu, j’ai besoin d’entendre le bruit qu’on fait ». A la question : « Qu’est-ce que le travail » ? la réponse est forte : « Une reconnaissance de sa personne, voir qu’on vaut quelque chose, c’est le ciment de l’être humain. » Une femme ouvrière parle de la vitesse de production, son cahier des charges : « 934 pièces le matin et 1156 pièces l’après-midi, il faut que ce soit bien fait, on n’a pas le droit de faire de l’avance… Etre dans le rouge, je n’aime pas. Parfois, mes mains travaillent toutes seules, je ne pense à rien ». Un homme est caché derrière une énorme presse qui se lève. L’outilleur apporte une solution au problème technique et parle des restructurations : « Les usines de Melun, Asnières, Aulnay se sont regroupées, les ouvriers avaient tous une histoire » et parlant de la qualité du travail, il dit : « Pas de standard, chacun apporte une petite touche personnelle » mais regrette de ne pouvoir être plus créatif dans ce qu’il fait : « Ici on ne crée pas, on a des plans. A Aulnay, on sortait 350 000 voitures, on avait conscience de ce qu’on faisait, ici, tout est statique, rangé, plié, noté, tout est à portée de mains ; notre périmètre est réduit, il faut s’adapter, même si chacun a sa manière de prendre une pièce, chacun a sa technique, on est presque comme un robot ».

De séquences en observations, les réalisateurs poursuivent la captation du dialogue et des images avec les travailleurs : « Chacun a son rituel avant de commencer » dit l’une, « Pour entrer dans le rythme du travail, il faut se calmer, vider sa tête avant », dit l’autre, « pas la peine d’apporter ses problèmes ». Tous soulignent l’importance des collègues et de l’ambiance. L’équipe du film traverse l’atelier où le responsable planifie le travail. Il dit se situer entre les ouvriers et la direction, essayant de garder la justesse d’analyse. Les ouvriers de nuit évoquent leur travail et les rapports qui se tissent entre eux : « La nuit, on est unis, on est davantage les uns avec les autres, on se transmet des savoir-faire ».

Derrière ces paroles et ces images, la caméra suit Nicolas Frize et ses longues perches qui enregistrent sifflements, grincements et grondements, régularité du bruit des machines. Il fait vibrer des pièces détachées comme les lames d’un métallophone et en sort des sons aigus ; il partage l’écoute avec le travailleur qui est près de lui : « Je m’abandonne au présent et cherche à entrer dans le réel. Je cherche des matières, j’entends des paysages sonores, j’entends de la musique » dit-il, « le travail est en moi, il se confond avec moi, je ne peux rien en dire, il est dans tout ce que je pense. C’est le lieu où coudre du sens ».

Vient le moment où l’on voit le compositeur armé de son crayon noir et de sa gomme, dans un silence où seul le bruit des points et des traits qu’il trace existe, contrastant avec le bruit de l’usine. Puis sa calligraphie à l’encre inscrit la mélodie : « La partition est une succession de codes, mais ce qui y est invisible, c’est la part de soi. On construit un édifice, on crée un équilibre ». Des plans à la dérobée conduisent aux répétitions où chanteurs et instrumentistes se retrouvent sous la baguette du chef d’orchestre et de la chef de chœur. Mesure à trois temps, demandée. Invitation à faire de cette partition quelque chose de partagé, d’imprévisible. « Il y a de l’incarnation, il faut mettre du corps dedans ». Travail avec six solistes professionnels en parallèle, un autre monde. Une ouvrière lit son texte et le travaille comme une actrice, Nicolas Frize l’épaule et lui demande d’insister sur certains mots qu’elle surligne avec lui, de ré-inventer le texte… « Le temps s’inspire… » Recherche du « beau geste ». Répétition d’un texte en écho entre deux ouvriers :l’un donne le texte, l’autre reprend, en chuchotant.

Les images finales conduisent au fond de l’usine où a été dressé un espace de jeu de grande amplitude où seront accueillis autant de spectateurs qu’il y aura d’artistes, jour exceptionnel où l’usine s’arrêtera, pour un moment. L’entrée du public est émouvante et la qualité d’écoute impressionnante. Récitatif, chant, musiques. « S’asseoir, ne pas s’asseoir… Tenir la rampe… Nous avons partagé la vie… » Il n’y a plus de bleus de travail il n’y a qu’un auditoire attentif et curieux qui partage ce pan de vie avec d’autres hommes et d’autres femmes, comme eux.

brigitte rémer

La création musicale de Nicolas Frize intitulée Il y a un chemin, ou Intimité, a été présentée sous forme de concert public, comme un parcours dans plusieurs lieux de la ville de Saint-Ouen, début 2014.

C’est quoi ce travail ? a été sélectionné pour la compétition française du festival « Cinéma du Réel » 2015 et présenté dans ce cadre (www.cinemadureel.org). Une projection a eu lieu le 29 mars à l’Espace 1789 de St Ouen, dédiée aux personnels de l’usine PSA Peugeot Citroën où a été tourné le film et en leur présence. Informations : www.shellac-altern.orgVu au Cinéma Trois Luxembourg, le 27 mars.

Festival d’Avignon 2015

affiche_fa_2015La 69ème édition du Festival d’Avignon se tiendra du 4 au 25 juillet 2015, Olivier Py son directeur et artiste, vient de l’annoncer, il en fait connaître les grandes lignes. Engagé politiquement et poétiquement, il a choisi pour axe l’altérité, thème qu’il développe dans son discours d’introduction intitulé Je suis l’autre. Nous en donnons ci-dessous des extraits :

« Il aura fallu la tragédie du mois de janvier pour que la classe politique convienne que la culture et l’éducation sont l’espoir de la France. Qu’en reste-t-il ? La culture sera-t-elle demain cette éducation citoyenne de l’adulte qui changerait réellement le lien social ? L’éducation deviendra-t-elle enfin le réel souci de la nation, la volonté de créer des êtres pourvus de sens critique et capables de s’inventer un destin ? Et les citoyens, passée la prise de conscience, oseront-ils parier sur la culture plutôt que sur l’ignorance, sur le partage plutôt que sur le repli, sur l’avenir plutôt que sur l’immobilité ? Ce réveil douloureux de la France ouvre-t-il le temps où la culture ne sera plus un ornement touristique ou un luxe superfétatoire mais un lien transcendant les classes, une richesse à faire fructifier et le destin même de la Politique ? Le mot de culture s’est élargi d’un coup aux définitions fondamentales de la république, de la laïcité, de la citoyenneté et de la fraternité. Qu’en restera-t-il quand, dans quelques mois, les fausses évidences économiques nous auront fait perdre le goût du possible ? Artistes, spectateurs, citoyens, notre tâche est grande car il ne s’agit plus seulement de préserver une part de culture dans la rapacité des temps marchands, mais de faire entrer la culture dans un projet de société qui n’existera pas sans elle…

… Avignon ouvre son champ utopique à la manière d’une question incessante : avons-nous renoncé à un monde meilleur ? La force d’Avignon, toujours reconduite par son public, c’est de poser cette question non pas seulement en termes intellectuels, mais dans ce moment d’expérience partagée que sont les trois semaines du Festival. Qu’est-ce qu’un festival réussi ? Peut-être celui qui prend acte d’un changement du monde et arrive par la force des artistes et des applaudissements à accueillir ce changement avec un plaisir paradoxal…

… Avignon, c’est trois semaines de grand et beau bruit, non pas de celui qui empêcherait d’entendre le chant du monde mais de ce bourdonnement des foules désirantes, de ce tohu-bohu des fêtes, de ce tintamarre des espérances. On peut parfois être épuisé de ce bruit et se rafraîchir à l’ombre d’un silence plein de bruissante intériorité, il y a, au sens propre comme figuré, assez de jardins dans cette ville-festival… »

En termes de programmation, Shakespeare sera à l’honneur avec Le Roi Lear présenté par Olivier Py, donnant le coup d’envoi du Festival (Cour d’Honneur, 4 au 13 juillet), tandis que dans le même temps, Thomas Ostermayer directeur de la mythique Schaubühne de Berlin donnera sa vision de Richard III, (Opéra Grand Avignon, 6 au 18 juillet). Un peu plus tard, c’est le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues qui présentera à travers Antoine et Cléopâtre sa réflexion sur l’auteur  élisabéthain (Théâtre Benoît XII, 12 au 18 juillet).

De nombreux artistes de France et d’ailleurs, connus ou pas, présenteront leurs travaux. Côté France c’est Valère Novarina qui donnera le coup d’envoi pour les auteurs contemporains, avec Le Vivier des noms (Cloître des Carmes, 5 au 12 juillet) ; Samuel Achache présentera Fugue ; Philippe Berling Meursaults de Kamel Daoud ; Marguerite Bordat et Pierre Meunier On pourrait apercevoir le bout du tunnel ; Jonathan Châtel Andreas, d’après Le Chemin de Damas, de Strindberg ; Nathalie Garraud Soudain la nuit ; Fabrice Lambert Jamais assez ; Olivier Martin-Salvan sera sur les routes avec Ubu sur la butte ; Benjamin Porée présentera La Trilogie du revoir, de Botho Strauss. Seront aussi présents Robin Renucci et l’Orchestre régional Avignon Provence pour Homériade de Dimitri Dimitriadis ; L’Orchestre des jeunes de la Méditerranée qui jouera Gustav Malher et Anna Sokolova ; deux grandes dames de théâtre et de cinéma Isabelle Huppert lisant des textes du Marquis de Sade (Cour d’Honneur, 9 juillet) et Fanny Ardant jouant la Cassandre de Christa Wolf avec un Ensemble de musiciens, dans une mise en scène d’Hervé Loichemol (Opéra Grand Avignon, 22 juillet). Eric Reinhardt et Feu ! Chatterton présenteront avec France Culture L’Amour et les Forêts, d’Eric Reinhardt, au Musée Calvet ; La lecture au quotidien sous forme de feuilleton de La République de Platon traduite par Alain Badiou sous la conduite de Valérie Dréville, Didier Galas et Grégoire Ingold sera programmée au Jardin Ceccano.

Venant d’ailleurs, ils présenteront : d’Argentine, Quand je rentrerai à la maison je serai un autre de Mariano Pensoti, Dynamo de Claudio Tolcachir, et Le Syndrome de Sergio Boris dans un partenariat argentino-français ; d’Egypte, The last super d’Ahmed el Attar ; d’Espagne, Vers la joie, en partenariat avec Avignon et sous la houlette d’Olivier Py ; d’Estonie Ma femme a fait une scène et a effacé toutes nos photos de vacances  de la Compagnie NO99 ; d’Israël, Winter family, avec No word/FPLL ; du Liban, Barbara-Fairouz, spectacle musical de Dorsaf Hamdani et Daniel Mille. De Pologne, Krzystian Lupa bien connu en France pour y avoir présenté des spectacles qui ont fait date, donnera sa vision de la pièce de Thomas Bernhardt, Des arbres à abattre (la Fabrica, 4 au 8 juillet). Il avait déjà fréquenté l’auteur en présentant une adaptation de son roman, Perturbation, au Théâtre national de la Colline, en 2013 ; de Russie, Kirill Serebrennikov venu pour la première fois à Paris en 2014 avec Hamlet au Théâtre des Gémeaux de Sceaux, ainsi qu’avec Metamorphosis et Le Songe d’une nuit d’été au Théâtre national de Chaillot, revient avec le Studio 7, brillante promotion de l’Ecole d’art de Moscou fondée par Stanislavski, pour présenter Les Idiots d’après Lars von Trier.

Le jeune public ne sera pas laissé pour compte, trois spectacles lui sont entre autres, dédiés  : Riquet de Laurent Bretome, Notallwhowanderarelost de Benjamin Verdoncq venant d’Anvers, et Dark Circus de Stereoptik. La danse non plus avec, à l’affiche, Angelin Preljocaj et son Retour à Berratam de Laurent Mavignier (Cour d’Honneur, 17 au 25 juillet) ; avec des danseurs et chorégraphes de France et d’ailleurs : Gaëlle Bourges et A mon seul désir ; Fatou Cissé du Sénégal, avec Le Bal du cercle ; Fabrice Lambert et Jamais assez ; Eszter Salamon de Berlin, avec Monument O hanté par la guerre 1913-2013 ; Hofesh Shechter de Londres, avec Barbarians ; Emmanuelle Vo-Dinh et Tombouctou déjà-vu. Enfin une grande exposition sur Patrice Chéreau disparu à l’automne 2013 sera présentée à La collection Lambert, musée d’art contemporain d’Avignon : Patrice Chéreau un musée imaginaire et le jeune plasticien Guillaume Bresson dont l’un des axes de travail est la violence urbaine, présentera son travail à l’église des Célestins.

Un programme chargé, pensif et festif, des propositions multiples pour une édition légèrement écourtée en fonction du contexte budgétaire serré, belle invitation à partage.

 brigitte rémer

Festival d’Avignon, Cloître Saint-Louis, 20 Rue du Portail Boquier, 84000 Avignon –  Tél. : 04 90 27 66 50 – www.festival-avignon.com

 

 

 

Le cirque de mOts

©Emmanuel Pierrot

©Emmanuel Pierrot

Suivi de La Visite de la ménagerie en présence du dompteur. Conception, réalisation, manipulation et jeu, Pierre Fourny, directeur de la Compagnie Alis.

Il est un Monsieur Loyal grand style, précis comme une grammaire imaginaire et fait glisser les mots comme des si bémol sur son papier Vergé extra blanc qu’il coupe et retourne avec dextérité. Comme des tours de passe-passe, il tronçonne, efface, souligne et jette en l’air contresens et extravagances, ambigrammes et palindromes. A son jeu de bonneteau le spectateur perdant gagne en fantaisie et en intelligence, et ne peut qu’admirer sa façon d’apprivoiser les mots.

Performer typographe, Pierre Fourny prend patiemment les chemins buissonniers depuis une trentaine d’années à la recherche de nouveaux langages, du mot à l’image. Avec Le Cirque de mots son idée fixe n’est pas le tour du monde à la Cosinus mais bien le détour des mots et la magie du verbe, et il invente un langage à sa manière. « Je me suis mis à couper les mots écrits en deux, horizontalement, parce qu’à y regarder de plus près, il s’avère qu’il y a des mots qui contiennent la moitié d’autres mots. Aujourd’hui, les outils dont je dispose me permettent même de découvrir des mots entiers à l’intérieur d’autres mots… » Il travaille magnifiquement la langue et regarde la transparence des mots, les sépare, les superpose et les recolle entre eux, détournant leur sens initial pour conduire vers d’autres idées, concepts et images. C’est un magicien qui donne dans un talentueux bricolage conceptuel, au sens où les philosophes l’entendent.

Machine à repasser le temps (repasser, au sens physique du terme), refus du retour du temps par un jeu de panneaux, numéro des puces, jeux des mots-jeux des yeux : infime différence, intime – réalité, fiction, action – réalité, beauté – écran, écart ; strip-tease de mots : sardine, otarie, baleine, ouistiti, girafe ; saut de la mort avec femme pliante et fée, de brune à blonde ; décomposition du galop de Muybridge en lumière noire et métamorphoses d’un lièvre en cheval ; trucages en tous genres.

Son jeu avec le fil d’octet fait le lien avec une seconde partie intitulée La Visite de la ménagerie en présence du dompteur où il s’auto interviewe, dévoile quelques secrets dans sa manière de couper les mots en deux, puis dialogue avec le public. Cette démonstration conférence des plus sérieuses dans la recherche de sens et la manipulation informatique, va jusqu’à la présentation du logiciel spécialement fabriqué pour ses non-mots : cirque 2.0. et une nouvelle application interactive de Poésie à 2 mi-mots, sa marque de fabrique. Pierre Fourny travaille avec un laboratoire en recherche d’application de l’Université de Compiègne et un développer professionnel Guillaume Jacquemin. Christophe Cagnolari, chef de gare du langage soundpainting a récemment rejoint son vaste chantier du cirque des mOts et tous deux les regardent passer. Pour Fourny, « le petit écran est une scène, on peut le travailler comme au plateau » et il évoque la question de la gestuelle et du corps dans le rapport aux écrans. Alors, nouveau codage de l’alphabet pour les psychanalystes, autres méthodes pour l’apprentissage de la lecture et le traitement de la dyslexie, approche différente pour les malentendants qui n’ont pas la sensation du son ? Plus scientifique mais tout aussi pince sans rire, la seconde partie n’est jamais sèche et si le mot est plus spectaculaire, jamais il ne perd sa saveur.

De l’écrit au sens, Pierre Fourny interroge la gravité de la poésie, et son manège des mots leur fréquence d’utilisation. Signe, image, son et sens sont dans son filet à papillons, et dans ses ludiques figures de style pas de sens interdit.

brigitte rémer

Compagnie Alis : Pierre Fourny – collaboration artistique : Christophe Cagnolari, Robert Landard, Olivier Saccomano – construction : Albert Morelle.

Vu le 26 mars 2015, au Théâtre du Rond-Point – Programme Trousses de secours/Rattraper la langue. Prochaines représentations : le 16 mai à 21h, à l’Arsenal-Abbaye Saint-Jean des Vignes, Soissons, dans le cadre de la Nuit des Musées. Gratuit /réservation au 03 23 93 30 50 – Le 12 septembre, à Mercin et Vaux (02), dans le cadre du Festival 1001 facettes.

Et aussi, jusqu’au 31 mai : Les Ombres d’Alis, exposition de Pierre Fourny à l’Arsenal-Abbaye Saint-Jean des Vignes de Soissons, du lundi au vendredi : 9h-12h/14h-18h, samedi et dimanche jusqu’à 19h – Informations : www.alis-fr.com

 

 

Boesman et Lena

©Antonia Bozzi

©Antonia Bozzi

Texte Athol Fugard. Adaptation et mise en scène Philippe Adrien.

C’est une pièce sur l’apartheid et la pauvreté qui en découle, écrite par Athol Fugard, homme de théâtre sud-africain blanc, figure active de l’opposition dans son pays, dans les années 60.

Fugard met en mots la misère d’un couple Hottentots chassé de la ville blanche et à bout de force, elle Lena, lui Boesman, tous deux à la dérive au milieu d’un désert de boue dans les faubourgs poubelles du Cap, où la dignité n’a pas droit de cité : « Où aller ? Quoi faire ? » Il reste à Lena (Nathalie Vairac) un peu de force de vie, pour se débattre et s’agripper à l’espoir d’un changement auquel elle croit encore, ou d’une rencontre rêvée. Boesman (Christian Julien) «  son Boss », lui maintient la tête sous l’eau, et ils se déstructurent ensemble au fil des tensions qui les animent. Qu’y a-t-il à partager dans un tel contexte si ce n’est souffrance et malheur, colère et rancoeur ? La pièce montre le quotidien laborieux du couple déchiré au milieu de nulle part, et les scènes de la misère où ils cherchent à survivre dans une cabane improvisée, brinquebalante et sans espoir : « Leur toit préféré ? Le ciel… »

Un troisième personnage entre en bout de course dans l’arène, plus démuni encore que les deux autres, un vieux Cafre nommé Outa (Tadié Tuéné) d’une caste délaissée dans sa négritude absolue, et qui parle une autre langue. Lena essaie de s’accrocher à lui, précipitant le drame, jusqu’à la mort : « J’ai besoin de lui … Parler à quelqu’un…» dit-elle. Comme le chien auquel il lançait des pierres, Boesman l’exécute. Lena trouve alors la force de s’enfuir, faisant éclater un sentiment de légèreté momentanée et dignité retrouvée, par cette liberté volée.

La ségrégation raciale aiguë décrétée en Afrique du Sud en 1948 et les émeutes de Soweto des années 60 ont laissé des milliers de morts sur le carreau et valu à Nelson Mandela, leader de l’African National Congres (ANC) un emprisonnement dit à vie. Athol Fugard s’est exprimé dans trois textes emblématiques qu’il a co-écrits en 1972 avec deux auteurs de sa troupe, John Kani et Winston Ntshona : Sizwe Banzi est mort, pièce que Peter Brook a montée en 2006 ; Inculpation pour violation de la loi sur l’immoralité et L’Île. Boesman et Lena fut montée en 1985 par Roger Blin, avec Toto Bissainthe, grande actrice haïtienne.

Philippe Adrien en propose ici sa version, transposant l’univers réaliste des années 60 en quelque chose de décalé et de vieilli qu’on regarde un peu comme un chromo. Lena dans sa vibrante partition donne une épaisseur au personnage et une belle dynamique, elle s’acharne à vivre. Dans les brumes de l’alcool, Boesman est sombre, et le couple tout aussi de guingois que la cabane et que leur position dans cette société cloisonnée. « Et maintenant, elle est où ta liberté » ?

 « Un petit coup de pouce et nous voilà sans travail. Un petit coup de pouce et nous voilà en prison. Un petit coup de pouce et nous voilà en morceaux. Tu veux que je te dise pourquoi ? C’est parce qu’on est les détritus des Blancs. Ils les jettent, mais nous on les ramasse. On les porte ; on dort dedans. On les mange. Maintenant on est devenus des détritus. C’est des gens, leurs détritus », crie Lena, dans son désespoir. La violence du texte porte loin la référence de ce que fut hier l’Afrique du Sud et qui, nulle part, n’est jamais loin.

brigitte rémer

Adaptation et mise en scène : Philippe Adrien – Avec : Nathalie Vairac, Christian Julien, Tadié Tuéné – Scénographie et costumes Erwan Creff – Lumières Gilles David – Régie générale Olivier Marsin et Roger Olivier.

Théâtre de la Tempête, du 13 mars au 15 avril 2015. Cartoucherie de Vincennes. 12 rue du Champ de Manœuvre. 75012. Métro : Château de Vincennes puis navette du Théâtre – Spectacle créé au festival de théâtre des Abymes en Guadeloupe. Texte français d’Isabelle Famchon publié aux éditions de l’Opale.

Les politiques culturelles doivent-elles être multiculturelles?

6 bis - Visuel-cycle-Pol.du-multiculturalisme-fev-avril-2015_illustration-16-9Conférence proposée par la Commission nationale française pour l’Unesco, en partenariat avec l’Association pour les activités autour de l’Histoire à Sciences Po/APAHS, dans le cadre du programme Politiques du multiculturalismele débat français, le 15 avril 2015, à 19h00.

Elle réunira Angéline Escafré-Dublet, maître de conférences à l’Université de Lyon Lumière 2, Laurent Martin, professeur à Paris 3 et David Fajolles, secrétaire général de la Commission nationale française pour l’Unesco.

Quand le ministère de la culture se crée, en 1959, le mot d’ordre est la démocratisation de la culture : les grandes œuvres artistiques dont la France a hérité ou dont elle encourage la création doivent être accessibles à tous. Dans sa démarche volontaire, Malraux, premier ministre de la Culture, a contribué à dessiner les contours d’une certaine forme de culture officielle et à affirmer sa prééminence symbolique sur les autres modes de rapport à la culture.

A l’échelle internationale, à l’Unesco en particulier, l’universalisme hérité de l’après-guerre faisait place à une approche différentialiste dans les années 1970. L’heure était au respect et à la valorisation des cultures particulières, dont la fin des empires et l’émergence de nations indépendantes avaient rendu manifeste la diversité. De manière concomitante, ailleurs qu’en France, les spécificités culturelles locales ou ethniques devenant un véritable casus belli, les politiques culturelles ont été investies d’une mission de pacification : programmes d’enseignement de langues locales, soutien aux manifestations dites traditionnelles et autres démarches de ce type apparurent essentielles. L’émergence de la notion de patrimoine immatériel de l’humanité a renforcé ces dynamiques, dans les années 1990.

Les autorités françaises ont elles-mêmes pris acte de la diversité culturelle de la France et de l’effervescence artistique qui en résultait. Cette reconnaissance s’imposa à la faveur des évolutions à l’échelle internationale, de la pression du monde associatif et des positions du ministre de la culture de l’époque, Jack Lang. Depuis lors, une tension demeure quant à leur traitement. Après la démocratisation de la culture, la démocratie culturelle – c’est-à-dire la reconnaissance de l’égale valeur de toutes les expressions culturelles – était à l’ordre du jour, mais, d’une part, elle s’est toujours davantage attachée à la diversité des contenus, des pratiques, des formes de la culture qu’à celle de ses publics ou de ses acteurs et, d’autre part, l’idéal universaliste continuait d’exercer son influence. C’est là un trait qui caractérise notre pays par rapport à bien d’autres. Il soulève la question de la direction à prendre en matière de politiques culturelles, d’autant plus à une époque où la démocratie culturelle est fragilisée par un appel croissant à la protection d’une identité française.

Lieu de la Conférence : Commission nationale française pour l’Unesco – 57, boulevard des Invalides – Paris 7ème – Métro : Duroc – Inscription obligatoire : APAHS.fr