Séminaire à Göreme (Nevşehir) – Turquie

©Erica Letailleur

©Erica Letailleur

Les Journées internationales de rencontre et de réflexion – organisées dans le cadre du Programme CSD 3 financé par l’Union Européenne et la République de Turquie, – conçues et mises en oeuvre par le CRT Saint-Blaise à Paris et Görsem Ortahisar-Turquie sous l’intitulé Contemplation Project se sont tenues du 21 au 23 août 2015, sur le thème : L’humain face à lui-même dans les arts vivants – Temps, espace, récit.

Des ateliers sur les pratiques théâtrales et l’échange des savoir-faire ont rassemblé artistes, chercheurs et étudiants venant principalement de Turquie et de France.

Jean-Jacques Lemêtre, musicien et musicologue, compositeur issu du Théâtre du Soleil et formé au plateau, a animé des workshops portant sur le rapport au corps ; le rythme de la langue et sa métrique ; les différentes formes et styles de théâtre  ; la recherche de l’intériorité et l’écoute de la montée des visions ; l’invention d’un vocabulaire ample marqué par des arrêts, des charnières ; le travail sur la désynchronisation du corps ; la libération de la voix ; la construction de la verticalité et la conscience de l’axe du corps ; l’imaginaire comme base fondamentale de l’acteur.

Tapa Sudana, ancien acteur chez Peter Brook ayant joué notamment dans Le Mahabharata, a proposé un workshop, au lever du soleil, traitant du rapport au cosmos et de la quête de soi, à partir de la prise de conscience de l’autre et de l’espace ; de la montée de l’énergie – le yin et le yang – et de la maîtrise du corps dans l’espace ; de la perception des mouvements d’accélération et de décélération.

Une table ronde a réuni des artistes et professeurs d’universités, turcs et français, sur le thème : L’humain face à lui-même dans les arts vivants. Ainsi la Turquie était représentée par le Dr Türel Ezici, professeure à l’Université d’Ankara et au Conservatoire de théâtre, qui a parlé de la façon dont théorie et pratique se rejoignent, d’archétypes et de théâtralité, de local et d’universel ; Zeynep Gunsur Yuceil, professeure au Département Théâtre de l’Université d’Istanbul et venant de la danse a mis l’accent sur la confrontation entre le traditionnel et la recherche de nouvelles écritures scéniques ; Ayla Kapan Ezici, professeure de jeu théâtral dans plusieurs universités a évoqué les situations contradictoires du domaine théâtral, la nécessité d’être soi-même et la transmission ; Ali Ihsan Kaleci a mis en exergue la nécessité de l’écriture dans son parcours personnel comme première rencontre avec le théâtre, ainsi que la question du public. Au cours de ces Journées il signait aussi la création de la pièce Fils d’aveugle présentée aux participants du séminaire – voir notre rubrique Arts de la scène -.

D’autres intervenants ont participé à ces échanges, entre autre Sule Ates, dramaturge et Zerrin Yanikkaya, professeur à l’Université d’Istanbul, et d’autres encore, enrichissant la discussion. Pour la partie française, Jean-Jacques Lemêtre a prolongé ses workshops par une réflexion autour du réel, du réalisme et de la réalité, de l’interdisciplinarité, et a relaté l’expérience du Théâtre du Soleil sur l’alternance entre répertoire et création, entre théâtre d’auteur et création collective ; il a fait référence aux formes de théâtre qui traversent le temps comme le théâtre grec et les pièces de Shakespeare qu’Ariane Mnouchkine avait présentées. En tant que marionnettiste, Pierre Blaise a parlé de l’en-dehors, de l’immobilité, du rapport à l’espace et de l’acteur invisible. A travers la parole des sociologues, Brigitte Rémer a évoqué les spécificités de l’action de création, les problématiques de la diversité et de l’altérité, le rapport entre création et vie sociale, le théâtre comme lieu de résistance.

Organisé de mains de maîtres par le CRT Saint-Blaise – Erica Letailleur et Ali Ihsan Kaleci – dans cet endroit privilégié de Cappadoce, Contemplation Project a permis la confrontation des méthodes et une réflexion sur les problématiques liées à la création théâtrale. Ces Journées furent dédiées à Mustafa Kürsat décédé en 2014, qui soutenait le groupe d’artistes. Une soirée d’hommage lui a été rendue.

Brigitte Rémer

CRT Saint-Blaise, 7 square des Cardeurs, 75020 Paris, France – Tél./Fax : 09 51 34 34 97 – e-mail : crtblaise@yahoo.fr – http://contemplationsproject. com – En partenariat avec le Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle (CIRRAS)

Sfumato, de Xavier Durringer

DU

© Vincent Eudeline

Connu comme dramaturge, metteur en scène, scénariste et réalisateur, le premier roman de Xavier Durringer, Sfumato, sort aux éditions Le Passage.

Après une formation d’acteur dans les années 80, Durringer écrit et publie une trentaine de pièces et signe de nombreuses mises en scène avec sa Compagnie La Lézarde. Son parcours théâtral est remarqué, ses spectacles présentés dans des lieux prestigieux comme au Théâtre de la Colline et au Théâtre de la Ville, au Festival d’Avignon. Il écrit aussi des synopsis et scénarios pour le cinéma et la télévision, réalise des films de courts et longs métrages, dont le célèbre La Conquête en 2011, présenté à la sélection officielle du Festival de Cannes, qui évoque à la manière d’un thriller l’ascension au pouvoir de Nicolas Sarkozy.

Ambitieux et prometteur, son premier roman vient d’être présenté au Livre sur la place de Nancy. Dans le cadre d’un partenariat avec la manifestation, Le L.E.M. – charmant petit théâtre en cœur de ville, dirigé par Laurent Michelin – organisait un P’tit déj. carte blanche à l‘auteur autour d’un café-croissants, lui permettant de dialoguer avec le public.

Sfumato propose un voyage auquel on ne s’attend pas. Le roman est construit en cinquante quatre chapitres et se structure en deux parties de facture différente, la première ne laissant pas présager la seconde. Un avant-propos d’apocalypse sous un orage de bruit et de fureur ouvre le livre en noir et blanc. Puis le narrateur conduit son lecteur dans le quotidien et l’absurde de la vie, de façon cocasse, décousue et agitée : l’achat d’un studio Passage de la Main d’Or – une belle arnaque – avec l’héritage que lui a laissé sa mère ; la découverte d’un voisinage très particulier ; le café du coin ; l’amitié avec Simon, franco de port « C’est un copain d’enfance – rencontré à 15 ans en banlieue nord, virés tous deux du même bahut… De la banlieue, on avait fait de Paris une grande salle de jeux interactive, avec ses boîtes et ses recoins fumeurs, ses labyrinthes et ses coins perdus » ; et le serment d’amitié « Être ami c’est être la mémoire de l’autre.» On suit les coups de cœur de l’un et de l’autre, leur dérive affective, les collections de filles de conquête en conquête, leurs 400 coups adolescents, les combines et péripéties, légères et ludiques.

Le narrateur conduit le lecteur de cours de théâtre en amours déçus, de fumette en défonce. Le workshop d’un professeur de théâtre américain au Théâtre Marie Stuart est sans appel : « Être acteur, c’est un métier, comme d’être architecte, ça s’apprend, on ne déboule pas ici pour suivre une psychanalyse de groupe et j’en vois ici qui se la coulent douce, ceux-là n’ont rien à faire dans cette école, ils ont mieux à faire à l’extérieur. Gagnez du temps, cassez-vous ! Et ceux qui veulent être beaux, inscrivez-vous dans une agence de mannequins. Ce sont vos défauts qui sont vos qualités, si vous n’avez pas compris ça, vous n’avez rien compris, travaillez vos défauts ! » Le narrateur interroge aussi l’écriture quand un auteur célèbre, père de son amie, lui déclare « Le seul conseil que je puisse vous donner, c’est : l’imagination toute seule, c’est de la matière fécale, s’il n’y a pas un fond de vécu et de vérité derrière. Et là c’est valable pour tous les sujets et pour tous les genres. Vous imaginez un homme qui vous parlerait d’un trésor pendant 300 pages sans le trouver à la fin, ce serait n’importe quoi ? Comment voulez-vous parler d’amour si vous ne savez pas à quoi ça ressemble ? Et de violence si vous ne vous êtes jamais battu ? »

La seconde partie emmène le lecteur sur les chemins de la connaissance, par la rencontre avec Viktor. Juif russe, anciennement immigré aux Etats-Unis, ancien batteur de jazz à la grande époque Coltrane et Monk, conseiller politique à la Maison Blanche, ce vieil homme distingué, figure emblématique du quartier, entre en résonance avec le narrateur. Là le ton change radicalement. « C’est ainsi que j’ai rencontré celui qui allait devenir pour moi une sorte de mentor, de maître à penser, mon guide alpin. » Chaque rencontre avec Viktor, virtuose des mondes perdus va donner lieu à un bouleversement magistral du narrateur, avide d’apprendre et qui suit avec passion le chemin initiatique proposé. « Il me fascinait. Le champ de ses connaissances me paraissait infini » dit-il. Ils parlent d’Atlantide et du Mont Analogue, de la quête de soi et d’ésotérisme. Viktor est détenteur d’une immense culture, qu’il va partager et transmettre. « Si vous voulez comprendre le monde, il ne faut pas vous arrêter à l’actualité, mais analyser ce qui s’est passé depuis 5000 ans et même encore plus loin, sinon vous ne comprendrez rien à rien de ce qui se passe aujourd’hui. » Et il parle de signes et de symboles, de science, d’écritures saintes, de langues et de topographie : « Certains endroits sont pour moi comme de vieilles maîtresses m’ayant accompagné une grande partie de ma vie. Des lieux obsessionnels. »

L’initiation faite par Viktor passe par la compréhension de la célèbre Joconde de Vinci. Sfumato le titre de l’ouvrage, vient de là. C’est une technique picturale – sur laquelle Léonard de Vinci a théorisé – qui produit un effet vaporeux et donne au sujet des contours imprécis. Combiné avec le clair-obscur, il rend la réalité de manière illusionniste. La réflexion sur le tableau mène Viktor à provoquer le narrateur, lui demandant d’identifier la région peinte à l’arrière-plan du tableau. Tous deux ouvrent les cartes et cherchent à décoder les réponses : « Vous avez changé ma façon de percevoir le monde » dit le narrateur à Viktor. Quand celui-ci disparaît, le narrateur désorienté se demande s’il n’a pas rêvé : « Et si tout cela n’avait été qu’une énorme farce, ou juste un jeu, un grand jeu où je m’étais définitivement perdu ? » Sa propre quête le mène au stade ultime du dénuement.

Durringer reconnaît que son roman porte une forte part d’autobiographie. « J’avais noté dans mon carnet noir, avec son petit crayon vert… Il y a deux sortes d’écrivains, ceux qui chiadent la première phrase et ceux qui s’en foutent complètement » début de ce premier roman au style brut et direct, où par les chemins de la connaissance l’auteur affine sa réflexion jusqu’au lyrisme. Un livre labyrinthe où se perdre.

Brigitte Rémer

Sfumato – éditions Le Passage – 350 pages – 19 euros – site : www.lepassage-editions.fr – mail : contact@lelem.fr

« 887 » – Ex Machina – Robert Lepage

©Erick Labbé

©Erick Labbé

Spectacle présenté au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne –   Conception, mise en scène et interprétation de Robert Lepage.

Seul en scène, Robert Lepage arrive dans son manteau noir comme s’il cherchait l’issue de secours, un peu par effraction et prend le spectateur par la main : merci d’éteindre vos téléphones portables… Il l’introduit en douceur dans son histoire familiale et celle du Québec, et se souvient.

Ce magicien du quotidien et raconteur d’anecdotes présente son univers comme si on était l’un de ses proches et laisse sa carte de visite : son numéro de téléphone s’affiche – 681 5031, son adresse – 887 avenue Murray, à Québec, appartement de son enfance. C’est là qu’il vit avec ses parents, ses frères et sœurs et une grand-mère qui ne se souvient plus, dans la ville haute quartier Montcalm près des plaines d’Abraham, pour une famille qui, dit-il, vient de la ville basse, classe sociale plus modeste. Années 60, période de l’enfance et de l’adolescence, entre deux et douze ans et demi. Galeries de portraits des familles de l’immeuble, travail du père chauffeur de taxi la nuit, solitude de l’enfant, découverte du théâtre avec les jeux d’ombres inventés en compagnie de sa petite sœur, tout passe par les yeux de l’enfant. On entre chez lui en toute intimité comme on rentre chez soi, ou comme on joue à la marelle traversant ciel et terre, entre traces lointaines et mémoire récente.

Une scénographie artisanale et ingénieuse, réglée comme une horlogerie suisse, – huit manipulateurs sont en coulisse – illustre sur plateau tournant comme un manège, l’univers du raconteur – séquence par séquence – gai, fantaisiste et ludique : immeuble en modèle réduit avec personnages aux fenêtres qui apparaissent et disparaissent, lit superposé devenant castelet, cuisine moderne et discussion avec Fred, taxi miniature rappel du père. L’image investit avec habileté les constructions, apporte des précisions et n’est jamais envahissante.

Aux souvenirs personnels et familiaux se mêle la mémoire collective et l’Histoire d’un Québec à la recherche de son identité : oscillations entre l’anglophonie aux commandes et la francophonie laissée pour compte ; lutte entre souverainistes et fédéralistes avec les morts du Front de Libération du Québec, le FLQ ; écarts entre classes sociales et injustices vite repérées ; discours de De Gaulle en 67 – Vive le Québec libre – dont on sait les répercussions ; langue française et révoltes ; début de la Révolution tranquille pariant sur une autre modernité ; drapeau revu et corrigé et identité chavirée par le changement du nom des rues. Le Je me souviens, cette devise du Québec à l’enseigne de tous les véhicules, vient de ces luttes : « Je me souviens…Que né sous le lys… Je croîs sous la rose… I remember… That born under the lily… I grow under the rose », le lys représentant la France, la rose la couronne britannique.

Pour Robert Lepage l’effort de réconciliation avec le passé suit l’apprentissage du poème Speak white, qui structure le spectacle. Signé de Michèle Lalonde en 68, il fait référence aux champs de coton nord-américains où le parler créole est interdit, expression reprise pour dévaloriser les Québécois et leur parler francophone. Pour le 40ème anniversaire de ce poème qui a valeur de prise de conscience, le raconteur est chargé de l’apprendre par cœur et de le réciter, mais il bute sur ce pan de mémoire et n’imprime rien, comme un refus.

Le parcours de Lepage est singulier, le tissage de liens artistiques avec la France fut lent. Ses premières représentations à la fin des années 80 eurent lieu à Maubeuge et Limoges, Paris fut capricieux. Auteur dramatique, metteur en scène, acteur et réalisateur, il aborde enfin la capitale avec cinq spectacles présentés au Festival d’Automne 1992 : Les Aiguilles et l’opium, Le Polygraphe et une Trilogie de Shakespeare. Quelques années avant on avait pu voir sa Trilogie des dragons, qui obtint en 1987 le Grand Prix du Festival de théâtre des Amériques. Ce spectacle marquait un virage dans l’écriture scénique et montrait le chemin d’une nouvelle forme de récit et de sensibilité théâtrale.

De créations collectives – dans lesquelles il est capitaine de vaisseau – en créations solos, Robert Lepage s’invente des univers radicalement diversifiés. Artiste multidisciplinaire et inventeur à mains nues il puise dans les arts de la scène, de la rue, dans le cinéma, la musique et les mots. Ses spectacles surprennent toujours et son artisanat n’a d’égal que sa poésie. Il a mis en scène deux concerts de Peter Gabriel, en 1993 et 2002, travaillé avec le Cirque du Soleil, signé de nombreuses mises en scène et souvent joué. Il a créé à Québec, en 1994, un centre interdisciplinaire de production rassemblant son équipe Ex Machina, qu’il qualifie de système solaire et ouvert en 1997 son espace de travail, La Caserne, un lieu emblématique. Ancienne caserne des pompiers de Québec aménagée en studios, des projets spéciaux nourris de théâtre, d’images et de musiques y incubent, et tous les arts se contaminent les uns aux autres.  

8-8-7 est une formidable fresque où la simplicité de l’acteur témoigne de l’enfance, inscrite dans un moment d’Histoire – celle du Québec, et dans la normalité quotidienne de sa famille. Elle est aussi un bel hommage au père, aujourd’hui l’absent, avec l’image finale et bouleversante du raconteur qui prend place à l’arrière d’un taxi.

Brigitte Rémer

Direction de création, Steve Blanchet – Dramaturge, Peder Bjurman – Assistante à la mise en scène, Adèle Saint-Amand – Musique originale et conception sonore, Jean-Sébastien Côté – Conception des éclairages, Laurent Routhier – Conception des images, Félix Fradet-Faguy – Collaboration à la conception du décor, Sylvain Décarie – Collaboration à la conception des accessoires, Ariane Sauvé – Collaboration à la conception des costumes, Jeanne Lapierre – Production Ex Machina.

Théâtre de la Ville, Place du Châtelet, 9 au jeudi 17 septembre – Tél. : 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 13, puis tournée au Canada, en France et à l’étranger.

 

 

Les géants de la montagne

©Elisabeth Carecchio

©Elisabeth Carecchio

Pièce de Luigi Pirandello, traduction, mise en scène et scénographie, de Stéphane Braunschweig à La Colline – Théâtre national.

Pirandello démarre sa carrière d’écrivain en éditant des nouvelles, genre qu’il poursuivra tout en écrivant du théâtre. Il publie ses premières grandes pièces à partir de 1917 et entreprend en 1928 l’écriture des Géants de la montagne, conçue comme sa grande œuvre mais qu’il n’achève pas. Il meurt en 1936, deux ans après avoir reçu le Prix Nobel de littérature. « Les Géants de la montagne écrit-il à son amie Marta Abba, sont le triomphe de l’Imagination ! Le triomphe de la Poésie, mais en même temps la tragédie de la Poésie dans la brutalité de notre monde moderne ».

On trouve dans cette pièce le fil conducteur de tout son théâtre, ses obsessions, avec le thème du théâtre dans le théâtre, du sens de l’art –. La trame repose sur une troupe de comédiens menée par la Comtesse Ilse qui, à bout de force, cherche désespérément un lieu où présenter son spectacle : La Fable de l’enfant échangé. La troupe arrive devant une maison singulière et retirée du monde où résident des marginaux nommés par l’auteur les Poissards, maison ressemblant davantage à un hôpital psychiatrique ou à une fin du monde qu’à une villa ordinaire. Cotrone, sorte de directeur de conscience et philosophe, dirige ce curieux phalanstère semblable à une cité des morts-vivants et propose à la troupe d’y donner les représentations. Mais les acteurs se sentent peu d’affinités avec cette communauté hôte et par ailleurs Ilse tient à jouer devant un vrai public, par respect pour l’auteur, amoureux d’elle sans retour et de ce fait mort tragiquement.

Quatorze acteurs – un beau plateau – portent la pièce de Pirandello présentée à La Colline dans une nouvelle traduction de Stéphane Braunschweig qui connaît bien l’univers pirandellien. Il avait mis en scène Vêtir ceux qui sont nus en 2006 et Six personnages en quête d’auteur en 2012, qu’il considère comme le négatif des Géants de la montagne. C’est une pièce qui interroge la place de l’art et le rôle du théâtre dans la société, le rapport au réel et l’illusion, qui parle en clair–obscur de l’imaginaire. Elle est sous-tendue par une menace sourde, celle des géants de la montagne que l’on ne voit ni n’entend mais qui, refusant l’art et le rêve, pourraient faire référence au fascisme ambiant de l’époque.

L’invention scénographique permet de jouer entre le dedansavec ces personnages fantasmagoriques et la folie philosophique de Cotrone, personnage interprété avec justesse et passion par Claude Duparfait – et le dehorsle théâtre d’Ilse, rôle interprété avec sensibilité par Dominique Reymond -. La villa est une sorte de grand castelet labyrinthe tout de transparence, placé au centre du plateau, lieu du rêve et de la fantaisie où l’on voit ces personnages marionnettes déambuler. Il pivotera une ou deux fois et s’enflammera sous l’effet d’une animation vidéo. En même temps cette belle construction barre l’espace et limite la mobilité des acteurs. « Nous sommes ici comme aux lisières de la vie » dit Cotrone à Ilse.

Stéphane Braunschweig s’est emparé du débat philosophique pirandellien et de cette réflexion sur l’art, et les transforme en théâtre. D’autres l’ont fait avant lui dont Giorgio Strehler, Bernard Sobel et  Georges Lavaudant.  « Nous, il nous suffit d’imaginer, et les images prennent vie d’elles mêmes. Il suffit qu’une chose soit bien vivante en nous, et elle se représente d’elle-même selon le cours spontané de sa vie propre… » dit Cotrone.

Chaque metteur en scène décide de la fin de la pièce. Stéphane Braunschweig ferme le spectacle sur la lecture de La Fable de l’enfant échangé, une idée juste. Et l’œuvre garde sa part de mystère.

Brigitte Rémer

Avec : John Arnold, Elsa Bouchain, Cécile Coustillac, Daria Deflorian, Claude Duparfait, Julien Geffroy, Laurent Lévy, Thierry Paret, Romain Pierre, Pierric Plathier, Dominique Reymond, Marie Schmitt, Jean-Baptiste Verquin, Jean-Philippe Vidal.

La Colline – Théâtre national, 15 rue Malte-Brun. 75020. Métro : Gambetta – Site : www.colline.fr – Tél. : 01 44 62 52 52 – Du 2 au 17 septembre et du 29 septembre au 16 octobre 2015.

En tournée : à Bonlieu-Scène nationale d’Annecy, du 4 au 6 novembre – Théâtre du Gymnase à Marseille, du 10 au 14 novembre – au Théâtre Olympia/CDN de Tours, du 18 au 26 novembre – au CDN de Besançon Franche Comté, du 2 au 5 décembre – au TNS de Strasbourg, du 10 au 19 décembre. Texte publié aux Solitaires Intempestifs, dans une traduction de Stéphane Braunschweig.

 

Lancement de Saison au L.E.M. de Nancy

Marion Vedrenne ©Laurent Michelin

Marion Vedrenne ©Laurent Michelin

Deux soirées d’ouverture lanceront la Saison 2015-2016 du L.E.M. – Lieu d’Expérimentation Marionnette – les jeudi 11 et vendredi 12 septembre, de 18h15 à 22h30. La Fête sera au rendez-vous. Au programme, deux spectacles, et deux voyages en musique :

Eternités, de et avec Marion Vedrenne, création réalisée en compagnonnage – marionnette à la cie En Verre et contre Tout. « Dans le silence qui dure des éternités, j’attends qu’on me remonte, qu’une main tourne la petite clé que j’ai dans le dos… Quand quelqu’un ose tourner la clé, comme ça, pour voir ce que ça fait, ça commence à parler et à faire, des mots et des gestes oubliés. Sans filet, deux corps s’avancent l’un vers l’autre, l’aventure commence ». Eternités, un solo marionnettique, comme un geste d’amour et d’acrobate, sur un fil, sans filet ; texte de Gilles Aufray ; regards extérieurs Laurent Michelin et Brice Coupey.

Placard, de la compagnie Hic et Nunc. « C’est une boite en forme d’armoire qui peut accueillir un ou deux acteurs pour un à quatre spectateurs. A l’intérieur du placard, les personnages sont restés bloqués dans un morceau de temps. Ils livrent à l’inconnu une petite cruauté, un secret, un rêve éteint. Le grain de sable qui, sans doute, a interrompu la mécanique de leur mémoire. C’est l’histoire de quelqu’un qui serait resté coincé quelque part dans ses souvenirs, quelqu’un qui ne peut plus raconter qu’un fragment de son histoire… »

Topazes, duo acoustiques guitares – Un voyage acoustique et humain, à travers le temps et l’espace. Un voyage en guitare, Folk, Classique, Dobro… Un voyage à travers le chant! D’Eric Clapton à Django Reinhardt, du Classique au Jazz en passant par la Pop, le Blues, le Folk, la Bossa et la Chanson Française ! Tout en douceur, avec juste ce qu’il faut de turbulences.

Vent d’Anges, ensemble musical dirigé par Loris Binot. Programme varié avec des compositions de Loris Binot, des arrangements sur des thèmes jazz d’Herbie Hancock, Don Cherry etc., des thèmes de musiques traditionnelles et des thèmes rock. Les treize musiciens mêlent jazz, world, rock, musiques improvisées et groove.

La Compagnie En Verre et contre Tout pilote depuis plusieurs mois ce lieu de création situé au coeur de Nancy, à deux pas de la Place Stanislas. Elle y fait un travail exemplaire basé sur l’art de la marionnette, en terme de création, programmation et formation, et assure avec intelligence et sensibilité la rénovation d’un bâtiment laissé pour compte. A suivre de très près !

Brigitte Rémer

Contact : Le LEM – Compagnie En Verre et contre Tout – 11 Grande Rue, 54000 Nancy – Site : www.lelem.fr – Tél. : 03 83 35 35 14 – email : contact@lelem.fr – Gratuit jusqu’à 20h – Ensuite, 6 euros, pour Eternités et Vent d’Anges. Réservation conseillée.

 

Les “Petits déj.” du Livre sur la Place

2015-logo-lspAmoureux de la lecture, rendez-vous à Nancy, ville au patrimoine élégant qui cultive aussi un art de vivre tout en nuances. Depuis une dizaine d’années, le Livre sur la Place installe son chapiteau place de la Carrière dans le prolongement de la place Stanislas, joyau du XVIIIe inscrit au Patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco. Sa 37ème édition est présidée par Daniel Picouly.

Partenaire du Livre sur la Place de Nancy, le L.E.M. Lieu d’Expérimentation Marionnettes / Compagnie En Verre et contre Tout, organise dans ce cadre deux petits déjeuners en présence d’écrivains :
Xavier Durringer présentera son premier roman, Sfumato, publié aux éditions Le Passage, samedi 12 septembre, de 10h30 à 11h30 ; Grégoire Delacourt parlera de son dernier ouvrage, Les quatre saisons de l’été, publié aux éditions JC Lattès, dimanche 13 septembre, à la même heure.

Xavier Durringer est dramaturge et cinéaste. Son dernier film, La Conquête, a été présenté en sélection officielle au festival de Cannes. Ses pièces, publiées aux éditions Théâtrales et montées sur les scènes les plus prestigieuses (La Comédie-Française, le Théâtre de la Ville, le Théâtre de la Colline, le festival in d’Avignon), sont traduites en 23 langues et jouées dans plus de 35 pays. Sfumato est son premier roman.

Grégoire Delacourt est écrivain et publicitaire. Il publie son premier roman à l’âge de cinquante ans L’Écrivain de la famille (plus de 20 000 exemplaires vendus en grand format, 100.000 en édition de poche) puis La Liste de mes envies en 2012 qui devient très vite un bestseller avec plus de 500 000 exemplaires vendus avant sa sortie au Livre de Poche.

Le concept des Petits déj. promu par le L.E.M. permet aux auteurs, artistes ou intellectuels invités de dialoguer avec le public. L’ouverture de la saison se fera parallèlement, les 10 et 11 septembre au soir (cf. notre rubrique Arts de la scène)

Brigitte Rémer

Contact : Le LEM – Compagnie En Verre et contre Tout – 11 Grande Rue, 54000 Nancy – Site : www.lelem.fr – Tél. : 03 83 35 35 14 – email : contact@lelem.fr (entrée libre, inscription conseillée).

 

 

 

 

 

Sans objet

© Aglaé Bory

© Aglaé Bory

Théâtre visuel d’Aurélien Bory, dans le cadre du programme Paris Quartier d’été, au Théâtre de la Cité Internationale.

Multiforme, le travail d’Aurélien Bory côtoie toutes les disciplines entre autre la danse, les arts visuels, le théâtre, le cirque et la musique. Il inscrit la question de l’espace au cœur de sa démarche et crée ses propres scénographies. C’est un agité des sciences et des techniques, ses spectacles sont forcément singuliers et ne se ressemblent jamais. Bory expérimente et emballe sa vision dans une enveloppe poétique, burlesque et dérisoire. Dans Sans objet, la protagoniste est une machine à bras de fer, articulée, ni ange ni bête, plantée là, au milieu du plateau, lourde et gracieuse.

Comme Christo emballait son Pont-Neuf, Bory emballe sa machine infernale, dévoilée par deux acteurs acrobates vêtus de noir, jouant les petits mécanos à la Keaton, et coud l’espace de ses super marionnettes sorties de chez Kleist. Mais la messe est vite dite entre une machine à la mobilité sous contrôle qui mène la danse et règne en maître, et deux petits personnages animés qui tentent le dialogue avec la belle inconnue. David contre Goliath, l’absurde au rendez-vous. « Les acteurs n’avaient qu’une consigne. Être réceptif, passif, se laisser guider, s’accrocher. Ainsi Olivier Alenda et Olivier Boyer ont adapté leur corps à celui du robot… » dit le metteur en scène.

La bâche plastique qui, au début, recouvrait la machine, dans la dernière partie dérobe le premier rôle et brusquement se dresse en rideau de scène. Le premier impact d’une balle comme perdue, tirée du plateau, surprend le spectateur pris pour cible, puis deux puis trois, puis de nombreux impacts viennent faire des trous dans l’emballage, laissant filtrer la lumière comme des étoiles voie lactée ou comme dans les bains maures les faisceaux de lumières venant du plafond.

« Complètement sorti de son contexte industriel, le robot devient inutile. Et dans sa fonction perdue ne nous rappellerait-il pas la nature de l’art : être absolument sans objet ? » dit Aurélien Bory. On s’ennuie quand même un peu car l’incarnation machine et sa mise en contexte sont d’acier trempé. Le débat sur le rôle de l’art reste ouvert.

 Brigitte Rémer

Avec Olivier Alenda et Olivier Boyer – conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory – pilote programmation robot Tristan Baudouin – composition musicale Joan Cambon – Création lumière et régie générale Arno Veyrat – Conseiller artistique Pierre Rigal – assistante à la mise en scène et costumes Sylvie Marcucci – sonorisation Stéphane Ley – décor Pierre Dequivre – accessoire moniteur Frédéric Stoll – patine : Isadora de Ratuld – masques Guillermo Fernandez.

Vu au Théâtre de la Cité Internationale, 17 Boulevard Jourdan. 75014. www.theatredelacite.com et wwww.cie111.com. Paris quartiers d’été 2015.

Être artiste aujourd’hui en Turquie

© DR Contemplations Project - CRT St Blaise

© DR Contemplations Project – CRT St Blaise

Conférence inscrite dans le cadre d’un séminaire s’interrogeant sur La Culture des autres, proposé à l’initiative du Centre de Recherches Théâtrales Saint-Blaise par Ali Ihsan Kaleci, directeur et Erica Letailleur, coordinatrice du programme Contemplations Project.

Ce séminaire s’inscrit dans un « dialogue artistique et citoyen entre les habitants de deux régions du monde que beaucoup de choses opposent, en apparence : le quartier Saint-Blaise à Paris et les villages rupestres de Cappadoce, au centre de la Turquie. » Au programme, des ateliers, des spectacles et des rencontres et cette conférence sur le thème : Être artiste aujourd’hui en Turquie.

Deux intervenants, artistes invités accompagnés d’une délégation professionnelle, ont parlé de la problématique du spectacle vivant en Turquie : Mustafa Avkiran s’est exprimé sur les rapports entre l’artiste et l’institution à partir de son expérience théâtrale : L’assèchement des institutions était son sujet. Irfan Gürdal a parlé du contexte musical en Turquie, à partir de son parcours de musicien et de musicologue. Son intervention portait sur le thème : Aujourd’hui, la culture musicale dans le monde turcophone.

Ali Ihsan Kaleci a introduit le sujet et présenté les invités : Après avoir dirigé la Scène Nationale d’Antalya et produit de nombreux spectacles dans le réseau des scènes nationales de Turquie, Mustafa Avkiran a fondé et dirigé le théâtre privé Garaj Istanbul jusqu’à sa fermeture récente, ainsi que le Théâtre ISM 2 Katr. Il est aussi l’un des acteurs les plus connus du grand public turc par les nombreux films et séries dans lesquels il a tourné. Formé au Conservatoire dans les années 80, Mustafa Avkiran entre dans la troupe du Théâtre National, seule structure du pays permettant aux acteurs d’exercer leur métier. Lors d’un voyage à Vienne, en 1991 il fait des rencontres essentielles explique-t-il, avec trois metteurs en scène emblématiques : Ariane Mnouchkine, Peter Brook et Peter Stein mais a l’obligation de travailler sous l’égide de l’Etat Turc. Il s’installe alors en Europe pendant deux ans.

Proposition lui est ensuite faite de créer un Théâtre National à Antalya, ville du sud de la Turquie, ce qu’il fait. La troupe remporte de nombreux Prix, voyage en Europe, travaille dans les villages, ainsi qu’avec les amateurs. Elle s’implique dans le tissu local et à l’échelle territoriale, de manière relativement indépendante cherchant à faire évoluer les rapports entre artistes et équipe administrative. Il a pour objectif de démocratiser la structure, de faire que les choix artistiques deviennent collectifs, mais l’Etat avec lequel il débat pied à pied ne le suit pas. Lors d’un changement de Gouvernement, le virage radical d’un nouveau Ministre de la Culture conduit cinq directeurs de théâtres nationaux à la démission.

La suite du parcours de Mustafa Avkiran indique son impérative nécessité d’une recherche de liberté dans la création. En 1995, il quitte le théâtre traditionnel et se rapproche de l’avant-garde, il crée Le Théâtre de la 5ème rue à Istanbul, un centre d’art ouvert, situé dans un immeuble appartenant à une Fondation arménienne. Quelques années plus tard la Fondation est expulsée de l’immeuble et avec elle la Compagnie qui perd donc son lieu et son outil de travail. En 2005, Mustafa Avkiran qui poursuit sa route crée un nouvel espace, Garaj à Istanbul, cet ancien garage de 600 m2, une grande première pour la Turquie, devient un lieu artistique pluridisciplinaire mais rencontre de nombreuses embûches pour financer les spectacles.

Aujourd’hui un certain pessimisme se mêle à ses projets, et une certaine lassitude devant la non-implication de l’Etat pour l’art et la culture, pour les artistes. Pour lui, « le théâtre doit répondre à une nécessité » alors qu’il fait le cruel constat « qu’être artiste n’est guère nécessaire aux yeux des autres »… Il prend l’exemple du Centre d’Art Atatürk laissé à l’abandon et que personne ne souhaite sauver et parle de tentatives d’expériences collectives comme ce projet avec cinq metteurs en scène, qui n’a pas abouti. Mustafa Avkiran s’intéresse aussi à la formation, et à la transmission des savoir-faire, et se consacre actuellement davantage au travail de la voix et du chant. Il crée des spectacles de type cabaret basé sur le vocal, ce qui le rend dit-il, très heureux, « car cela tisse un rapport plus intime aux spectateurs. » Sa conclusion est sévère quant aux relations entre l’Artiste et le Prince (l’Etat…), pour lui l’institution assèche la capacité à travailler librement.

Irfan Gürdal lui, parle de musique, un secteur dynamique en Turquie car « avant le théâtre, il y eut la musique » dit-il. Il intègre le Chœur national des musiques populaires de Turquie en 1987, en tant que joueur de saz – ce luth traditionnel, puis fonde quatre ans plus tard le Groupe de musiques turques Ipekyoluroute de la soie qui donne de nombreux concerts dans le pays ainsi qu’à l’étranger. Parallèlement il mène des recherches sur les traditions musicales des peuples turcs et turcophones, l’orchestration des musiques populaires au Kazakhstan et l’orchestration des bardes traditionnels – les asik, au Türkmenistan. Pendant quinze ans, de 1999 à 2014, il dirige l’Ensemble national des musiques du monde turc au sein du ministère de la Culture.

Lorsqu’il s’interroge sur la définition du monde turc, Irfan Gürdal parle d’une géographie très large – il y a des turcs dans de nombreux pays – et d’une langue enrichie par le mélange des populations suite aux exodes venant d’Orient (Kazakhstan, Kurdistan etc..) Il travaille depuis 1985 sur ces influences et croisements mélodiques, fonde en 2000 un Ensemble des musiques du monde turc. Il y travaille les rythmes, formes, modes, thématiques et micro-mélodies et tout ce qui « s’adresse au cœur humain » mélodiquement parlant. Il devient une tête chercheuse pour les instruments rares et pour les musiques jamais entendues. Il parle du statut du troubadour – personnalité importante jusqu’à d’affirmation de l’Islam – et de la culture orale permettant la transmission de la manière de vivre et s’arrogeant le droit de critiquer. Pour lui « le troubadour est à la source du théâtre, il utilise la voix, la musique, ainsi que l’animation ce qui construit l’incarnation du personnage ». Puis il oriente sa présentation sur le chamanisme, « une cérémonie sans partition, un voyage intérieur » – le chaman étant celui qui a tout vu – parle de l’instrument à deux cordes des chamans dont l’une, blanche, représente le Bien et l’autre, la noire, le Mal, et du Festival des Musiques Mystiques qu’il a créé. Il chante lui-même magnifiquement, offrant à son auditoire un échantillon de micro-mélodies vues d’AzerbaIdjan, de Turquie et de Turkménistan, de Crimée et des Balkans.

Dans la discussion qui a suivi ces présentations, de jeunes acteurs turcs se sont exprimés, partant des traditions, véritables outils de critique sociale : celle du conteur, du théâtre d’ombres Karagöz, de la peinture dans l’eau, et du grand potentiel qu’il y a à Istanbul avec des initiatives lancées comme Le jeu du milieu – Medda, parlant aussi de formation et de la nécessité de tuer le maître, surtout quand celui-ci dit : « Vous ne serez capable de rien »… Le théâtre cherchant plutôt le poète que la méthode.

Belle initiative que cette rencontre turco-française pour la qualité du dialogue, la confrontation des points de vue et le contexte de la création théâtrale et musicale dans ce grand pays mythique qu’est la Turquie.

Brigitte Rémer

La conférence s’est tenue le vendredi 19 juin 2015, au Jardin d’Agronomie Tropicale de Paris, en partenariat avec le CIRRAS – Centre international de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle – direction Françoise Quillet.

 

Persona non grata

© DR Théâtre de la Ville

© DR Théâtre de la Ville

Texte de Ceren Ercan et Gülce Uğurlu – mise en scène Ceren Ercan – en turc, sur-titré en français.

Le spectacle se déroule en temps réel et au présent tout en croisant le passé immédiat. Il interroge les années 2011 à 2015 avec retours en arrière et arrêts sur événements, dans le contexte social et politique de pays à la recherche de démocratie. Un couple mixte turco-égyptien sert la métaphore, elle turque, lui égyptien, tous deux élevés à l’occidentale. Le récit se situe entre Le Caire et Istanbul, deux villes pour toile de fond.

31 mai 2013, dans un cercle de lumière, comme un conteur, Ali est à l’aéroport et cherche un taxi, après les contrôles d’usage de plus en plus pesants – 11 janvier 2011, Egypte. La révolte gronde Place Tahrir. Khaled demande à sa femme, Bahar, de ne pas sortir. Elle, a besoin d’une pharmacie. La BBC informe de la mort de Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant qui s’est immolé par le feu une semaine auparavant, le 4 janvier, en Tunisie. Le récit se fait par allers et retours entre les pays en révolution qui semblent avoir pour seule issue « soit Allah soit les militaires. » Les consignes circulent de ne pas trop parler aux autres, de se méfier de tout et de tous – 30 janvier 2011, Khaled, pilote de profession propose de quitter le pays, de partir, n’importe où, même à l’hôtel. La panique s’installe. « Chez moi, c’est désormais les hôtels, les avions… »

Passé – Maison lointaine 2012. Baris arrive à Istanbul et regagne la maison familiale où il retrouve sa sœur, Bahar et son beau-frère Khaled venus y séjourner quelque temps. Aux Etats-Unis, Baris avait des problèmes de colocation, il a approché la pauvreté, « on peut être SDF à New-York » raconte-t-il. De retour chez lui dans cette maison familiale occupée, chacun se raconte et regarde l’autre, proche et différent.

Passé – 2 maisons 2011. Baris et Bahar remontent le fil de leur enfance, de leur histoire. Baris fait l’inventaire des ses affaires et exprime son mécontentement de ne pas tout retrouver, distance et suspicion s’installent à travers les récits de vie : Istanbul, Etats-Unis, Le Caire. « C’est dur de rentrer chez soi sans boulot » dit l’un. « Il n’y a plus de chez soi, une chimère, une maison fantôme » dit l’autre. Dans tous les cas, le poids de la famille, comme une prison… Ces récits entrecroisés entre mémoire individuelle et mémoire collective, plongent au cœur de la réalité, montrant que le chaos social engendre chaos et désarroi personnel.

Le théâtre turc se fait rare sur les scènes de France, le spectacle proposé dans le cadre de Chantiers d’Europe est bienvenu, il donne à réfléchir sur l’altérité. Finement monté et dirigé par Ceren Ercan, les acteurs le portent avec vérité. La scénographie sert le propos avec efficacité et pertinence : une structure métallique pleine de cartons empilés qui font office de murs mais qui évoquent aussi le déplacement, le voyage et la mémoire, tantôt appartement au Caire ou maison d’Istanbul. Regard extérieur vers l’intérieur, jeu sur le dedans – l’intime, et le dehors – l’espace public, la vie quotidienne vue de la rue se superpose aux événements politiques, aux révoltes.

Brigitte Rémer

Avec Deniz Celigoğlu, Gülce Uğurlu, Bedir Bedir – traduction Mark Levitas – surtitrage Torticoli – Programme Chantiers d’Europe, à l’initiative du Théâtre de la Ville – spectacle présenté au Nouveau Théâtre de Montreuil-CDN, le 27 juin 2015.

A Memoir, de Krzystof Garbaczewski

© DR. Théâtre de la Ville

© DR. Théâtre de la Ville

Onirique peut être le mot clé résumant la perception qu’on a du film de Krzystof Garbaczewski. Ce jeune réalisateur polonais présente pour la première fois son travail en France, dans le cadre des Chantiers d’Europe, en avant-première et en première mondiale. Il est metteur en scène pour le théâtre et réalise avec A Memoir son premier film. Il est, par cette présentation, sous le seau du chiffre un, au commencement…

A Memoir s’inspire du roman de Marcel Proust, La Captive, dont s’était emparée à sa manière Chantal Akerman. Inspiré par A la Recherche du temps perdu – cinquième volume – « il n’est pas une adaptation, plutôt une aventure » dit le réalisateur au cours du débat qui a suivi la projection. C’est une rencontre avec ses acteurs – ceux de ses affinités électives – son monde, sa folie, c’est un voyage. Oublions Proust et laissons-nous séduire. « On y va ? » lance le réalisateur à sa troupe.

Gros plan sur les yeux bleus délavés et le visage ridé d’une femme, sur un air de nostalgie repris au violoncelle. Jeu extrême de la caméra, entre le flou et le net. Plans larges, angles de vue singuliers, costumes d’époque. Effleurements et rencontres dans les jardins aux oiseaux d’un manoir en majesté, ancien palais allemand abandonné situé en Silésie, entre Katowice et Wroclaw. Les couples se font et se défont, sans logique apparente, les parcours sont discontinus et la nature sauvage. Surexposition, reflets, méditation et solitude. Sensualité, sexualité, brume. Les personnages envahis par « la pneumonie de l’âme » se séparent et se retrouvent, entre hommes, entre femmes, entre couples, jusqu’au duel final. Il existe une certaine violence, froide et sourde, entre les personnages qui oscillent entre distance et proximité, le jeu social selon Proust ?

Les visages des jeunes femmes sont de porcelaine et les hommes aux larmes de glycérine, ténébreux. Intrigues. « Tu me fais peur » dit l’amante, dansant comme une vestale. Jeux de séduction, mousseline des robes et des voilages, envolées. Sifflements et dérèglement des mondes intérieurs. Le songe selon Marcel s’étire dans ce grand manoir vide, avec la caméra errant sur le plafond, des cris, des naufragés. Un cafard sur le dos, dans le creux d’une main.

La leçon de violon reste silencieuse et sans notes, partition envolée. Méphisto jette ses cartes et nargue le talent… Dans les cuisines, le jeu de l’immobilité et du mouvement, énigmatique comme une pendule arrêtée. Des corps nus, blancs. Un couple vu du haut… Et cette vieille dame qui au manoir, drapée d’hermine blanche, yeux bleus délavés de la première image, symbole d’une vieille aristocratie d’un autre temps, début XXème selon l’auteur de référence. L’image finale montre tous les personnages alignés devant un plan d’eau, indiquant que tout peut arriver.

Rentrant de Saint-Pétersbourg où il monte Macbeth pour le théâtre, Krzystof Garbaczewski énonce la liste de ses remerciements et dit n’avoir pas encore mis la dernière touche au film – il y manque par exemple le générique -. L’Institut Adam Mieckiewicz est un des partenaires. Le réalisateur parle de la genèse du film qu’il a d’abord travaillé au théâtre et qui s’appuie sur des acteurs qui se connaissaient bien entre eux : « le film repose sur les improvisations et sur mes intuitions » ajoute-t-il.

A Memoir se compose de fragments, sorte de morcellement de la mémoire. Les acteurs entre plateau et écran, le trouble et la beauté des images à partir d’un principe de surexposition, appellent la nostalgie. On pense au Grand Meaulnes d’Albicoco et aux tableaux de Vermeer.

« En sortant du théâtre, on doit avoir l’impression de s’éveiller de quelque sommeil bizarre dans lequel les choses les plus ordinaires avaient le charme étrange, impénétrable, caractéristique du rêve et qui ne peut se comparer à rien d’autre.» Cette pensée de Stanislaw Ignacy Witkiewicz pourrait s’appliquer au film de Garbaczewski.

Brigitte Rémer

A Memoir a été présenté au Café des Œillets – Théâtre de la Ville en présence du réalisateur le 27 juin 2015, dans le cadre du programme Chantiers d’Europe.

Le Mariage de Maria Braun

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© Arno Declair

D’après l’œuvre originale de Rainer Werner Fassbinder – mise en scène Thomas Ostermeier – acteurs de la Schaubühne Berlin – spectacle en allemand surtitré en français.

Thomas Ostermeier dirige la Schaubühne depuis plus de quinze ans et aime les défis. Il parcourt le monde avec sa troupe et les spectacles qu’il monte, côtoie les plus grands auteurs – Büchner et Ibsen, Wedekind et Shakespeare, Lars Noren et Thomas Mann. Il avait créé Le Mariage de Maria Braun en 2007 au Münchner Kammerspiele, en a donné une nouvelle lecture en 2014 à la Schaubühne, qu’il présente aujourd’hui à Paris.

Le film de Fassbinder tourné en 1979 pour point de départ, Ostermeier s’empare du scénario comme d’un canevas, même processus que pour Mort à Venise en 2013 à partir du scénario de Visconti : il ne s’agit pas de l’adaptation d’un film, mais de la re-création d’un langage et d’un univers. Le Mariage de Maria Braun se passe dans les années cinquante et met en scène le parcours d’une femme dans ce contexte de l’immédiat après-guerre. Des images d’archives en ouverture voyagent sur un rideau plissé en fond de scène, donnant de la distance et un certain flou dans l’évocation de l’histoire, empreinte de nazisme : une petite fille aux tresses blondes, des rangées de femmes au cordeau comme une armée, l’ébauche d’un geste sorte de salut fasciste, les champs de fleurs. La lecture de lettres d’amour adressées au Führer, glace.

Sur le plateau avant même l’entrée du public se trouvent une quinzaine de fauteuils répartis dans l’espace, quatre acteurs – qui tiendront chacun plusieurs rôles, masculins et féminins – et l’unique actrice Maria Braun, qui y divaguent. On se croirait dans un grand hall d’hôtel ou d’aéroport, ou à l’entrée d’un grand complexe de cinémas, et le scénario se met en marche.

Maria Braun est entraîneuse dans un bar pour GI en attendant le retour du front de son mari Hermann, – ils étaient juste mariés quand il a dû repartir à la guerre – mais elle apprend qu’il aurait été tué. Elle devient entraîneuse et s’éprend d’un soldat. Hermann pourtant réapparaît et dans une bagarre à trois qui dégénère, Maria tue son client-amant. A la surprise générale lors du procès, Hermann s’accuse du crime et se retrouve en prison. Et chacun poursuit sa vie. Maria fait la rencontre d’un industriel, Karl, dans un train et entretient avec lui une relation, alors que lui semble réellement amoureux. Elle se glisse dans la peau d’une ambitieuse femme d’affaire, tout en gardant le secret espoir de vivre un jour avec Hermann et continue à lui rendre visite en prison.

Quand il est libéré et que Maria vient le chercher, elle apprend qu’il est déjà parti à l’étranger, le temps de « redevenir un homme » lui dit-il dans un message. Il s’engage à lui envoyer chaque mois une rose, comme gage de sa fidélité. Maria marque la distance avec Karl l’industriel, déjà malade, et s’achète une maison dans laquelle elle vit seule, attendant le retour d’Hermann. Plus tard, après la mort de Karl, Hermann revient enfin et le testament leur lègue sa fortune…

Dans les mains de Thomas Ostermeier l’histoire n’est pas l’essentiel, c’est le climat de l’après-guerre sur fond de nazisme et de montée du capitalisme qui prévaut, et le parcours de Maria Braun. L’intelligence de la direction d’acteurs sert le propos, avec finesse et sensibilité : des personnages aux identités troubles joués par d’excellents acteurs qui mettent perruques et robes à vue pour se glisser dans les rôles de femmes, une Maria Braun pleine de solitude, merveilleusement interprétée par Ursina Lardi, à la beauté hiératique et froide comme métaphore de l’Allemagne ; un unique décor suggérant les lieux traversés – bars, prison ou maison – le compartiment d’un train ou l’intérieur d’une limousine.

Cette mise en scène, parfaite et glacée, est tailladée de moments d’intimité où sensualité et érotisme s’expriment par quelques gros plans vidéos, comme l’image d’un glissement de mains sur vêtements soyeux – Maria Braun par moments rappelle Marylin – et le temps se suspend, plan contre plan, jusqu’au clap final qui laisse l’histoire en interrogation.

Brigitte Rémer

avec : Thomas Bading, Robert Beyer, Moritz Gottwald, Ursina Lardi, Sebastian Schwarz – texte du scénario Peter Märthesheimer, Pea Fröhlich – scénographie Nina Wetzel – costumes Ulrike Gutbrod, Nina Wetzel – dramaturgie Julia Lochte, Florian Borchmeyer – musique Nils Ostendorf – vidéo Sébastien Dupouey – surtitrage en français Ulrich Menke

Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet, du 25 juin au 3 juillet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www. theatredelaville.com

 

Grands Prix de la critique

InvitationGrandsPrixAPCTMDL’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse a remis ses Prix, rendant hommage aux artistes qui ont marqué la Saison 2014-2015, dans chacune des disciplines. Stéphane Capron, de France Inter, était le Maître de cérémonie.

Le Collège Danse a attribué son Grand Prix à Hofesh Shechter pour la chorégraphie Disappearing Act présentée au Théâtre des Abbesses. Le chorégraphe, par la voix de Claire Verlet chargée de la programmation Danse au Théâtre de la Ville, a remercié les équipes françaises qui, dit-il, défendent « une certaine idée de l’art » ; Aurélie Dupont, danseuse étoile pendant dix ans à l’Opéra de Paris, a été nommée Meilleure Interprète pour L’histoire de Manon, gala d’adieux qu’elle a donné récemment ; l’Association des centres chorégraphiques nationaux – qui fêtent cette année leurs 30 ans – a reçu le Prix de la Personnalité chorégraphique de l’année, belle idée de choisir un collectif qui soutient la création indépendante et qui a mission de service public ; Marlène Ionesco, réalisatrice et productrice de portraits d’étoiles, a reçu le Prix du Meilleur film sur la danse pour Ouliana Lopatkina la Divine ; Nadège Manuta le Prix du Meilleur livre pour son Incroyable histoire du cancan, qui, dit-elle en lançant un grand écart, témoigne de « l’intelligence du peuple. »

Neuf Prix ont été décernés pour la Musique, on ne peut dans cet article qu’en citer quelques-uns : le Prix de la Personnalité musicale de l’année a été remis à Laurent Bayle, directeur général de la Cité de la Musique et Président de la Philharmonie qui accueillait la remise des Prix et qui a voulu y associer le nom de Pierre Boulez. Il a aussi rappelé l’acoustique exceptionnelle de la grande salle et le choix de l’architecte, Jean Nouvel, choisi et voulu en dépit de la polémique, et qui par cette belle réalisation permet l’émergence d’un lieu et d’un nouveau modèle pour l’émergence des musiques ; le Grand Prix pour le meilleur spectacle lyrique de l’année a été attribué à Dardanus, opéra de Jean-Philippe Rameau, sous la direction musicale de Raphaël Pichon avec l’Ensemble Pygmalion, dans une mise en scène de Michel Fau à l’Opéra de Bordeaux, avec mention spéciale pour les décors, costumes et accessoires créés dans les Ateliers de l’Opéra et un hommage rendu au directeur sortant, Thierry Fouquet, présent à la cérémonie ; le Prix pour la Meilleure diffusion musicale audiovisuelle a été donnée pour le dvd Lulu d’Alban Berg, sous la direction musicale de Paul Daniel et dans la mise en scène de Krzystof Warlikowski, créée au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles.

Le théâtre enfin a remis son Grand Prix à Henry VI de Shakespeare, spectacle fleuve monté par Thomas Jolly et présenté l’été dernier à Avignon, qui fait se rejoindre popularité et exigence et qui parie sur le collectif ; le Prix du meilleur spectacle étranger à Lev Dodine pour La Cerisaie, metteur en scène russe invité par Patrick Sommier et la MC 93 Bobigny chaque saison depuis une douzaine d’années, avec des trésors de réflexion et un potentiel d’acteurs, tous remarquables ; le Prix du meilleur livre sur le théâtre attribué à Béatrice Picon-Vallin, directrice de recherche au CNRS pour son ouvrage Le Théâtre du Soleil, les cinquante premières années et son évocation du même Prix reçu il y a vingt-cinq ans, pour son livre sur Vsevolod Meyerhold, tout en déclarant « qu’aucun livre sur le théâtre ne peut s’écrire sans les autres. »

Au moment où l’art et la culture sont mis à mal par le politique distrait, toute manifestation visant à encourager les artistes est un positif. Ces Prix sont le résultat de votes, mais il y a aussi beaucoup d’autres artistes qui, dans leurs singularités, et dans des conditions plus que précaires, inventent de nouveaux mondes.

Brigitte Rémer

Tous les Prix de la critique – Palmarès 2014/2015 sur le site de L’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse : www.syndicat-critique-tmd.fr

L’Arbre magique

© DR Théâtre de la Ville

© DR Théâtre de la Ville

Théâtre Karagöz – théâtre d’ombres venant de Turquie, dans le cadre des Chantiers d’Europe. Conception et manipulation Cengiz Özek.

Un petit écran de mousseline blanche – appelé ayna, qui signifie miroir tendu au centre d’un castelet très simple, recouvert d’un textile. Quelques mots en français, pour présenter l’histoire jouée en langue turque de deux personnages traditionnels très contrastés : Hacivat, cultivé et vantard, envoie à Karagöz, homme du peuple et naïf, un peu trompeur un peu bagarreur, son serviteur, pour l’obliger à travailler. Après différentes péripéties arrive un arbre enchanté. Karagöz en coupe les branches et se retrouve changé en âne. Hacivat venant à son secours lance ses imprécations pour qu’il retrouve une forme humaine, mais le Génie à nouveau agit et change Hacivat en chèvre… Une sorte de lutte entre le bien et le mal s’engage.

Le théâtre Karagöz – qui signifie Œil noir – est un théâtre d’ombres construit à partir des traditions turques qui nourrissent l’imaginaire collectif. L’argument est ici adapté et la mise en scène, contemporaine. Un seul conteur manipulateur, Cengiz Özek – appelé hayalî, le créateur d’images – est à la manœuvre, il incarne tous les personnages et guide avec dextérité et du bout des doigts ses figurines par de fines baguettes. Il est aussi le concepteur des ombres, de trente cinq à quarante centimètres de haut, finement découpées dans du cuir ou de la peau de chameau et de buffle travaillée jusqu’à devenir translucide, puis teintée pour traduire les couleurs lors de la projection. Un dairezen l’accompagne et joue du tambourin, ponctuant les actions de ses percussions, prenant en relais le dialogue ventriloque. Derrière l’écran, une lampe appelée bem’a – auparavant une lampe à huile – devant laquelle passent les ombres qui s’y projettent en une véritable chorégraphie. Le conteur joue des nombreuses déclinaisons de sa voix, chantée, psalmodiée ou contée, et donne vie aux ombres avec plaisir, ruse et partage. Le combat entre Karagöz et le serpent est un pic dramatique qui effraie, et les incantations du Génie font trembler la lumière.

Dans la salle, les enfants sont concentrés sur l’action qui par sa précision et sa vitesse d’exécution parfois évoque le dessin animé. Mais le conteur et l’intimité de ce petit écran rappellent que la technique est artisane, et que devenir un maître du théâtre d’ombres prend des années de formation et une vie d’exercices quotidiens, comme un danseur à la barre ou un pianiste sur son clavier.

L’autorisation de représenter les pièces de Karagöz en Turquie remonterait au XVIème siècle mais plusieurs pays s’en arrachent la primeur : Turquie, Grèce ou Egypte ? On dit que la source des deux personnages populaires, Karagöz et Hacivat, viendrait de deux travailleurs qui ayant distrait les ouvriers lors de la construction de la mosquée de Bursa pendant le règne de Orhan, furent exécutés pour le retard des travaux, c’est ainsi qu’ils devinrent des héros populaires.

Saluons le travail de Cengiz Özek qui tourne beaucoup à l’étranger et souvent en Asie, autre territoire de tradition pour le théâtre d’ombres.

 Brigitte Rémer

Programme Chantiers d’Europe – Enfance et Jeunesse – à l’initiative du Théâtre de la Ville. Spectacle présenté au Théâtre Paris-Villette, les 20 et 21 juin 2015.

Sony Labou Tansi, le poète

© Christophe Laurentin

© Christophe Laurentin

Il y a vingt ans disparaissait le grand écrivain congolais, Sony Labou Tansi. L’association Ecritures en partage créée à l’initiative de Monique Blin lui rend hommage, en organisant une lecture-spectacle à la Librairie-galerie Congo que dirige Sylvain Mpili.

Grand nom de la littérature et du théâtre africains, poète aussi, Sony Labou Tansi est une référence dans la création contemporaine. Fortement engagé politiquement il dénonce la dictature et la torture, la corruption et le culte de la personnalité, écrit la révolte. Il obtient plusieurs Prix : le Grand Prix de l’Afrique Noire pour son roman L’anté-peuple publié en 1983, le Prix Francophonie de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques pour l’ensemble de son oeuvre et le Prix Ibsen, décerné par le Syndicat de la critique dramatique, pour sa pièce Antoine m’a vendu son destin.

Deux textes, lus par Jean-Lambert Wild, directeur du Théâtre de l’Union – Centre Dramatique National du Limousin, et Criss Niangouna, acteur, s’entrelacent avec force au cours de la soirée : Je, soussigné cardiaque publié en 1981, et une interview de l’auteur par Bernard Magnier en 2005, publiée dans Paroles inédites. Le choix des textes et le montage sont signés de François Rancillac, directeur du Théâtre de l’Aquarium. Les lectures ont été suivies d’une discussion, modérée par Jean-Pierre Han, rédacteur en chef des Lettres Françaises et de Frictions.

Les mots de ce Pasolini africain, comme le nomme Jean-Lambert Wild, frappent fort : Je, soussigné cardiaque est le tête à tête entre deux hommes, enseignant et directeur, dont l’un dépend hiérarchiquement de l’autre et qui poussent la provocation à l’extrême : « – Je commande, vous obéirez. – Je ne vous obéirai pas. ..» « Les hommes de mon calibre n’ont pas de marche arrière… Je suis impossible à mettre en conserve » ou encore « Tout dans ce monde m’appartient, les idées, les nations… » Puis l’enseignant se heurte, à l’hôpital, au certificat médical qu’on ne veut pas lui donner et la situation vire à l’absurde. Enfin il vient remettre ce papier au directeur, mais celui-ci fait dire qu’il n’est pas là… « Je suis venu vous tuer, pour me mettre au monde… »

Les Paroles inédites sont passionnantes car l’homme est présent et partage ses réflexions  sur l’art, le théâtre et la vie : « Aucun art ne se conçoit sans effronterie, c’est un acte subversif… L’art est ce nouveau nouveau monde ». A la question : « Pourquoi écrivez-vous ? » Sony Labou Tansi répond : « Parce que mes entrailles et ma respiration… » et si on lui demande ses sources littéraires, il dit : « la rue et la mémoire » Il écrit, raconte des histoires, pratique un théâtre de résistance à Brazzaville avec son Roccado Zulu Théâtre et qualifie « d’ouvriers du rêve » ceux qui font le théâtre. Il évoque sa relation à la langue française et fait le constat que la communication ne crée que des solitudes. Quand il parle de poésie, il ne s’agit ni de diction ni de syntaxe, mais des idées cachées derrière et de l’invention de la langue.

Bernard Magnier qui interviewe Sony souligne dans son œuvre le rôle de la femme en tant que décideur. Et l’écrivain de regretter : « On ne paie pas les femmes qui élèvent des enfants… ! » revendiquant le fait d’être touche-à-tout : « C’est pour ça que je me suis engagé en politique, c’est nous tous qui arrangeons le monde, c’est le rôle du vivant. Je suis concerné par tout se qui se passe dans ce monde, parce que je suis vivant » dit-il.

Dans son engagement politique il aurait voulu « vendre l’armée et développer l’agriculture » et il s’est investi dans une association contre le désœuvrement des jeunes. Pour lui « les actes, c’est s’organiser. » Et quand on l’interroge sur sa responsabilité en tant qu’écrivain il répond en tant qu’homme : « Nous devons tous ajouter du monde au monde par notre exercice d’imagination. » Il cite Antonin Artaud : « Nous ne sommes pas encore au monde, la raison de vivre n’est pas encore trouvée. Le rêve est notre premier pas pour ajouter un peu de grâce en ce monde » et dans sa déclaration d’optimisme dit : « La vie a une telle saveur, une telle force… On ne peut pas maitriser la vie, c’est une explosion… L’essentiel ? La valeur fondamentale de ta vie, de ma vie, de la vie, de la vie de l’autre. » Une belle générosité, la force du verbe, des valeurs, la création, tels sont les univers qu’habitaient Sony Labou Tansi qui dénonçait aussi dans son œuvre la misère et la déshumanisation. Et dans Ici commence Ici, manuscrit de poésies resté inédit pendant quarante ans, Sony dit : « Maintenant mes frères, nous montons par la route que vous connaissez peupler le sang des marigots. Nous montons inlassablement castrant les étoiles pour tuer le néant. »

Lors de l’échange qui a suivi la lecture, Monique Blin a parlé de sa rencontre avec l’écrivain, à Brazzaville, évoquant sa personnalité frappante. Il fut invité plusieurs fois au Festival des Francophonies de Limoges qu’elle dirigeait, véritable lieu de la rencontre et de la discussion. Elle l’a accompagné et soutenu, fait connaître son travail théâtral et confirme qu’il voyait très loin, qu’il y avait quelque chose de prémonitoire dans son œuvre et qu’il a marqué de nombreux artistes. Il avait une envie d’écrire permanente et écrivait pour sa troupe de théâtre, invitait des metteurs en scène permettant ainsi aux acteurs de confronter les techniques et de s’en emparer : Pierre Vial, Daniel Mesguich, Michel Rostain et Jean-Pierre Klein mort en vol dans l’attentat de Ténéré, s’y sont rendus.

Cette soirée hommage a aussi fait entendre un magnifique poème intitulé Mais… Parler : « Les mots me charment, me font signe et me demandent de trouver du travail, sous ma plume. Les mots croisent les mains et s’asseyent …» Visionnaire et humain, deux mots clés qui résument bien Sony Labou Tansi, l’homme et l’artiste.

Brigitte Rémer

 A l’initiative de Monique Blin, en partenariat avec le Théâtre de l’Union Centre Dramatique National du Limousin, la SACD, le Théâtre du Mantois La Nacelle Scène Conventionnée, et la Librairie-galerie Congo, 23 rue Vaneau, 75007 – Métro Saint-François-Xavier – e-mail : marie-alfred.ngoma@lagaleriecongo.com tél : 01 40 62 72 83 – Ecritures en partage – e-mail : ecrituresenpartage@yahoo.fr

Bibliographie pour le théâtre : Conscience de tracteur, N.E.A.-CLE (1979) – La parenthèse de sang et Je soussigné cardiaque, Ed. Hatier-Monde Noir – La rue des mouches, Revue Equateur n°1 (1986) – Moi, veuve de l’empire, Ed. Avant-Scène Théâtre n°815 (1982) – La résurrection rouge et blanche de Roméo et Juliette, Acteurs (1990) – Le coup de vieux (coécrit avec Caya Makhélé, R.F.I.) Présence Africaine – Antoine m’a vendu son destin, Collection Scènes sur Scènes, Ed. Acoria (1997). Publié aux Editions Lansman (Belgique) : Qui a mangé Madame d’Avoine Bergotha ? (1989), réédition 1995,Une chouette petite vie bien osée (1992), Qu’ils le disent… qu’elles le beuglent (1995) – Une vie en arbre et chars… bonds (1995)- Monologues d’or et noces d’argent (1996).

La vie de Galilée

© Dominique Brillault

© Dominique Brillault

Pièce de Bertold Brecht écrite en 1938, traduction Eloi Recoing, mise en scène Jean-François Sivadier, artiste associé au Théâtre national de Bretagne où fut créée la pièce, en janvier 2002. Cent cinquante représentations ont été données en tournée.

Brecht écrit La Vie de Galilée alors qu’il est en exil au Danemark et reprend son texte à plusieurs reprises, jusqu’à sa version berlinoise, en 1955. C’est une pièce centrale dans son œuvre qui colle à son parcours, en plein cœur du nazisme et à ses idées politiques, vers la recherche de plus de démocratie. Elle place le combat entre la science et le pouvoir religieux. Galilée, sur les traces de Copernic, démontre scientifiquement que la Terre tourne autour du Soleil, et non l’inverse. Il décale le système des représentations, ébranle la communauté scientifique, se met à dos les philosophes aristotéliciens et s’attire les foudres de l’église.

Son apport scientifique est immense dans les domaines de la mathématique, la physique, la mécanique et l’astronomie et il défend la théorie des corps flottants en prouvant que la glace flotte au-dessus de l’eau. Mais il déstabilise l’ordre du monde alors que l’obscurantisme religieux l’emporte, et malgré l’appui du pape Urbain VIII un temps, se voit contraint d’abjurer.

Dans la mise en scène de Jean-François Sivadier la pièce commence à la manière d’un conte, sur un tréteau, devant une toile tendue : le maître transmet à son jeune élève Andrea son savoir, et il ruse car l’élève est peu doué. Il utilise des jeux de mots et des jeux de mains, devinettes et rébus, et joue sur l’adresse au public. Comme un bonimenteur, il parle de terre, de soleil et d’étoiles, d’astronomie nouvelle et pour mieux regarder le ciel et faire le commentaire de ce qu’on y voit, invente la lunette astronomique « le temps de fournir des preuves »... Ciel aboli est son leitmotiv. Sa démonstration de la rotation de la terre à partir d’une pomme semble aussi ludique que savante : « Et voici un temps nouveau, tout bouge » clame-t-il.

Décoré de guirlandes de lumières jusque dans la salle, autour du spectateur, son discours d’intronisation sur la liberté de penser, les questions métaphysiques touchant à la science, Dieu et la théocratie, les discussions philosophiques sur Aristote – qui s’est aussi intéressé à la physique et à l’astronomie – et sur Ptolémée – qui avait consigné dans l’Almageste son observation des astres – sont au cœur de l’œuvre de Brecht. Galilée – excellent Nicolas Bouchaud, très présent, très humain – proclame avec enthousiasme son incessante profession de foi en la raison humaine et combat pour faire entendre ses thèses. Il sera convoqué à Rome par l’Inquisition, et plus tard accusé d’escroquerie à la cour de Florence par les prélats, moines et savants qui crient au scandale et nourrissent la polémique : « De telles étoiles sont-elles nécessaires ? »

Une scénographie sobre et inventive, conçue par le metteur en scène secondé de Christian Tirole, sert le propos, plateforme inclinée faite de caillebotis, presque austère, et qui réserve de nombreuses surprises : au fil de la représentation se construisent et se sculptent espaces et volumes, se montent palissades et praticables représentant le cabinet de travail à Padoue, le Palais des Médicis et la Maison de Galilée à Florence, le conclave et le Vatican, ou le Carnaval.  

Le ballon bleu, sa terre, et la scène savoureuse où les religieuses chaussées de planches de bois glissent, claquètent et caquètent comme les sorcières de Macbeth, ont une gaîté poétique ; comme la scène du doute où les acteurs mettent leur nez de clown ; et comme de nombreux autres tableaux dans la mise en scène de Sivadier, qui circule et évolue depuis douze ans. Les images s’y succèdent, joyeuses. Ainsi le pape qui revêt les habits sacerdotaux et qu’on couvre de blanc pour le grand cérémoniel, ou encore le Cardinal qui descend du ciel comme un Saint-Esprit.

Au Vatican, Urbain VIII reçoit le Cardinal Inquisiteur qui attaque violemment « l’esprit de révolte et de doute » de Galilée et fait pression pour qu’on livre l’hérétique à l’Inquisition, ce qui sera fait. On le retrouve prisonnier, en résidence surveillée, loin de la ville et sous le contrôle de sa fille, Virginia, dont il avait brisé le mariage. La terre attachée au pied comme un boulet, Galilée rédige en secret son Traité pour deux sciences nouvelles qui fonde la science moderne. « Je continue » dit-il. Il fait ensuite son autocritique, et après avoir abjuré s’accuse d’avoir trahi, « le seul but de la science étant de soulager l’existence humaine. » La dernière séquence reprend le dialogue entre le maître et l’élève, ponctuée cette fois d’un lourd silence. « Elle, a gagné… la raison a gagné, pas moi… » reconnaît-il. Andrea s’en va, cachant dans ses bagages à la demande du maître le précieux Traité, Discorsi. Et quand Andrea s’écrie : «Malheureux le pays qui n’a pas de héros ! » Galilée imperturbable, répond : « Malheureux le pays qui a besoin de héros ! »

La Vie de Galilée n’est pas une pièce historique, plutôt une fable, rarement montée – car longue et avec de nombreux personnages – ici bien portée par les huit comédiens qui pour la plupart tiennent plusieurs rôles. Georg Büchner dans une lettre à sa famille disait : « Le poète dramatique n’est à mes yeux rien d’autre qu’un historien, mais il s’élève au-dessus de ce dernier, du fait qu’il crée pour nous l’histoire une deuxième fois, et qu’au lieu de nous en donner une relation sèche, il nous plonge immédiatement dans la vie d’une époque, qu’au lieu de caractéristiques, il nous montre des caractères, et des figures au lieu de descriptions. » L’histoire chez Brecht rejoint le poème. Georges Wilson l’avait mise en scène en 1963, au Théâtre National Populaire et Antoine Vitez en 1990, à la Comédie Française. Ce combat entre lumière et obscurité, croyance et recherche scientifique, retranscrit par l’intelligence de la mise en scène, se pose dans une forme simple et inventive digne du théâtre populaire dans le meilleur sens du terme.

Pour parler de la distanciation brechtienne, Roland Barthes écrivait : « Or, un homme vient… qui nous dit, au mépris de toute tradition… que l’action ne doit pas être imitée, mais racontée ; que le théâtre doit cesser d’être magique pour devenir critique, ce qui sera encore pour lui la meilleure façon d’être chaleureux. »

« – Comment est la nuit ?… – Claire… ! » ces derniers mots ferment la pièce.

 Brigitte Rémer

 Avec : Nicolas Bouchaud, Galilée – Stephen Butel, Andrea, un moine – Éric Guérin, Priuli, le mathématicien, le très vieux cardinal Bellarmin, Gaffone, un homme – Éric Louis, Sagredo, Cosme de Médicis, le petit moine – Christophe Ratandra, Ludovico, le philosophe, le Grand Inquisiteur, un moine – Lucie Valon, Virginia, la Grande Duchesse, un moine – Rachid Zanouda, Federzoni, Clavius – Nadia Vonderheyden Madame Sarti, Cardinal Barberini, Vanni, un moine – collaboration artistique, Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit, Nadia Vonderheyden – décor, Christian Tirole, Jean-François Sivadier – costumes, Virginie Gervaise – lumière, Philipe Berthomet – assistante à la mise en scène, Véronique TimsitLe Monfort Théâtre, 106 rue Brancion, 75015 – 27 mai au 21 juin 2015. www.lemonfort.fr Tél. : 01 56 08 33 88.

 

 

 

 

Prix Jean Vigo 2015

prix J.vigoCréé en 1951, le Prix Jean Vigo – du nom du réalisateur de L’Atalante et de Zéro de conduite – récompense l’audace, l’indépendance, l’originalité et l’exigence d’un cinéaste. Au fil des ans le Prix a été attribué aux plus grands réalisateurs, de Jacques Crozier à Jean-Luc Godard, d’Alain Resnais à Chris Marker, il accompagne la création en train de s’écrire. Il est la part vive du cinéma d’auteurs français pour le court et pour le long métrage et table sur la poésie et la liberté de création.

C’est un jury professionnel, véritable lieu de résistance, qui a visionné de nombreux films et qui a choisi les lauréats*. Agnès Varda était chargée de leur remettre le Prix, en présence du représentant du Président du Centre Georges Pompidou Serge Lasvignes qui accueillait la cérémonie, du représentant de la Présidente d’Arte Véronique Cayla confirmant la forte présence d’Arte France Cinéma dans le domaine de la production, et de Luce Vigo, fille du cinéaste, qui préside l’association Prix Jean Vigo. Mention fut faite au cours de la soirée du film de Nabil Ayouche, Much Loved, présenté à la Quinzaine des réalisateurs et interdit au Maroc.

Deux Prix Jean Vigo ont été décernés, l’un pour un court, l’autre pour un long métrage, les films ont ensuite été projetés au cours de la soirée. Pour le court métrage, le choix du Jury s’est porté sur Le dernier des Céfrans, de Pierre-Emmanuel Urcun. « Le film est né d’ateliers audiovisuels » explique son réalisateur, « puis il a évolué assez naturellement jusqu’à cette comédie qu’on pourrait dire sociale, tournée à Saint-Ouen. » Un groupe de jeunes black blancs beurs à la recherche de boulot et de leur identité se croisent, se toisent, se provoquent et s’empoignent. Leur vie, leurs copines, leurs géographies dans la ville, leurs rêves, prêtent à déambulation et le spectateur déambule avec eux.

Damien Odoul a reçu le Prix pour son long métrage La Peur dont le tournage a duré deux ans, au Canada. Le réalisateur a évoqué un tournage difficile en raison du poids des syndicats et d’un système plus proche du modèle américain que du modèle français. Il évoque un combat de chaque jour qu’il a consigné dans un texte-manifeste, sorte de tribune où il témoigne de son expérience.

Porté par les acteurs, contre vents et marées Damien Odoul réalise, avec La Peur, adaptée du roman de Gabriel Chevallier, un film fort qui place la caméra au cœur de la guerre de 14-18 : dans les tranchées, où les jeunes soldats ne sont que chair à canon et où derrière la fraternité et la solidarité, se perd toute notion d’humanité ; à l’hôpital où l’on tente de sauver des vies et de faire face aux mutilations et aux handicaps ; dans des paysages de sang, où l’on perd espoir et raison.

L’écriture du film passe par le filtre du regard d’un jeune homme, Gabriel, qui s’engage, laissant son amoureuse, Marguerite. Il échange des lettres, raconte le temps qui s’étire, le quotidien et la perte de repères, la peur, le combat, le carnage. On s’enfonce progressivement dans la violence et dans l’irrationnel de la guerre, dans la boue, la souffrance et la cruauté, la solitude et la mort. C’est un film qui croise drame collectif et destinée personnelle par le regard de ce jeune soldat pris à témoin de la destruction de l’humain, au plan physique comme au plan moral. A travers les images et la reconstitution, on entend Prévert : « Quelle connerie la guerre … Qu’es-tu devenu maintenant sous cette pluie de fer, d’acier, de sang… ? »

Par une direction d’acteurs bien menée, par la difficulté de témoigner de la folie et de la cruauté de la Grande Guerre sans grandiloquence ni sensiblerie, par les cadrages et les images qui ébranlent, Damien Odoul méritait le Prix Jean Vigo. Réalisateur, metteur en scène et interprète, mais aussi poète et plasticien, il a tourné une quinzaine de films, courts et longs métrages, dont le long métrage Le Souffle, sur l’adolescence rebelle, fut remarqué en 2001.

La peur, ce sentiment complexe fait ici de boue et de sang, d’obéissance et de désespoir, de rêves perdus et de mort imminente, de perte des autres et de perte de soi…

Brigitte Rémer

 * Le Jury 2015 était composé de Luce Vigo fille du cinéaste et Leïla Férault – Sophie Fillières – Alain Keit – Jacques Kermabon – Quentin Mével – Jean Rabinovici – José Maria Riba – Marcos Uzal – Date de sortie le 12 août 2015. Distributeur Le Pacte.

Villes arabes, cités rebelles

NumériserDirigé par Roman Stadnicki, docteur en géographie et chercheur au Centre d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales – CEDEJ – au Caire, cet ouvrage fait suite au colloque qui s’est tenu en octobre 2014 sur le thème des villes du monde arabe, en partenariat avec la ville de Paris. Il met en correspondance les villes et les sociétés contemporaines de différents pays, villes capitales comme Ramallah, Le Caire, Rabat et Tunis, ou villes périphériques comme Tanta et Suez en Egypte, Constantine en Algérie, Nabatiyeh au Liban, Douz en Tunisie et d’autres.

Quinze articles le composent, études de cas réalisées à partir de matériaux collectés sur des terrains déjà connus des chercheurs, avant les révolutions de 2011. Le fil conducteur de l’ouvrage oppose la dégradation des villes à la dynamique dont elles savent faire preuve en termes politique, culturel, social et architectural. Il ne traite pas de l’actualité à chaud mais des Villes arabes en termes d’urbanisation, particulièrement à travers les zones informelles et en termes d’urbanité en mouvement. Par Cités rebelles, il observe les formes d’insoumission aux règles sociales et l’invention de nouvelles formes de solidarité et d’organisation collective. « Les villes arabes apparaissent donc dans ce livre à la fois comme espaces politiques, espaces d’identification et espaces d’expérimentation mettant à chaque fois en scène des acteurs sociaux défiant le territoire, et réciproquement » écrit dans son introduction Roman Stadnicki.

Reprenant ces concepts, l’ouvrage est construit en trois parties et met en relief la dualité entre les enclaves urbaines des grands projets et les zones d’habitat informel. La première partie, Espaces politiques : des villes et des luttes, montre que la ville est le site privilégié des mouvements de revendication. C’est le cas de la Syrie comme le rappelle Matthieu Rey faisant référence aux épisodes de 1963 puis de 2011 où la ville devient « un cadre de l’apprentissage de la rébellion » et comme Jack Keilo parlant de « guerre onymique » analyse la baathisation du nom des lieux et des rues – le parti Baath étant au pouvoir – comme autant d’appropriations symboliques de l’espace public. C’est le mécanisme de « collusion entre tribalité et urbanité » tel que le définit Vincent Bisson en Tunisie et en Mauritanie, quand dans la ville, les tribus cherchent à entretenir le lien communautaire. C’est Nabatiyeh, sixième plus grande ville située au Sud Liban transformée en place forte du Hezbollah, selon Julie Chapuis. Ce sont les clivages territoriaux entre le centre et la périphérie, l’urbain et le rural, à partir des exemples de Suez et de Tanta, tels que rapportés par Clément Steuer.

La seconde partie, Espaces d’identification : citoyens insoumis met en scène quatre pays, quatre capitales : Palestine, Egypte, Tunisie et Maroc. Mariangela Gasparotto parle de Jeunesse sous occupation à Ramallah, présentant les répercussions des Intifadas dans les rapports interpersonnels – jeux et psychodrames, entraide communautaire, phases d’isolement et de fermeture – et les espaces de sociabilité, envers et contre tout – cafés clubs et restaurants – qui, finalement, augmentent les clivages internes. Les compounds, ces villes nouvelles vite construites en périphérie du Caire à partir des années 80 et symboles d’une nouvelle vie mais aussi de la fragmentation de la société, sont évoqués par Elise Braud. Nessim Znaien parle de la bipolarité de Tunis, ville arabe et ville européenne dans son rapport à la consommation d’alcool et Jean Zaganiaris de la représentation des sexualités et des espaces urbains dans la littérature marocaine – notamment à travers les romans de Driss Chraïbi, Mohamed Choukri, Abdelhak Serhane et Mohamed Nedali -. La complexité du processus de construction identitaire est ici sur le devant de la scène.

La troisième partie, Espaces d’expérimentation : la fabrique urbaine contestée présente deux études de cas réalisées en Egypte et en Tunisie par David Sims et rédigées en langue anglaise. L’auteur évoque les dysfonctionnements croissants des mécanismes de contrôle urbain et analyse l’évolution des cadres réglementaires et des lois promulguées. Il parle du développement urbain informel utilisant l’image de l’éléphant dans un magasin de porcelaine… Valérie Clerc témoigne du Liban par le biais d’une réforme du secteur locatif dans un pays qui n’avait jusqu’alors jamais connu de politique sociale de l’habitat mais qui risque fort d’exclure les ménages à faibles revenus des zones urbaines centrales de Beyrouth. L’exemple de Constantine est évoqué par Ahcène Lakehal qui travaille sur la problématique d’Ali Mendjeli ville nouvelle de sa périphérie, engendrant l’émergence d’une nouvelle urbanité. Deux articles enfin traitent des Pays du Golfe : Maïa Sinno parle des investissements du Golfe dans l’immobilier au Caire en augmentation depuis la révolte de 2011 et reconnaît que s’ils participent au redressement économique du pays, ils renforcent aussi le déséquilibre entre les différentes classes sociales. Mehdi Lazar enfin, présente un article sur le Qatar avec Doha à la recherche d’un nouveau modèle urbain. Sa croissance tardive mais très rapide, à partir des années 90, a mené à de méga-projets.

La post-face d’Elias Sanbar ambassadeur de Palestine auprès de l’Unesco, intitulée Jérusalem au centre évoque la confusion des souverainetés : « Il est capital d’adresser pour Jérusalem et la Palestine la question des frontières. C’est ce qui nous permettra de dépasser la grande confusion entre le religieux et le politique, et de parvenir à une reconnaissance politique, seule négociation que l’on puisse mener. »

L’ouvrage Villes arabes, cités rebelles présente les différents maillons d’une même chaîne de réflexion portant sur les villes du monde arabe. Les quinze parcours urbains basés sur des recherches empiriques apportent des angles de vue, des questionnements et des thématiques multiples, dans une urbanité en mouvement.

Brigitte Rémer

Textes de Vincent Bisson, Elise Braud, Julie Chapuis, Valérie Clerc, Mariangela Gasparotto, Jack Keilo, Ahcène Lakehal, Mehdi Lazar, Matthieu Rey, Elias Sanbar David Sims, Maïa Sinno, Roman Stadnicki, Clément Steuer, Jean Zaganiaris, Nessim Znaien. Sous la direction de Roman Stadnicki, éditions du Cygne – www. editionsducygne.com

En partenariat avec le CEDEJ Centre d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales – MEDEA Institut Européen de Recherche sur la Coopération Méditerranéenne et Euro-Arabe –  CCMO  le Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient –  La revue Moyen-Orient.

 

Une insoumise, Asma El Bakry réalisatrice

© Institut du Monde Arabe

© Institut du Monde Arabe

Asma a tiré sa révérence le 5 janvier dernier. Depuis quelque temps, elle n’était plus tout à fait de ce monde disent ses proches. Ses amis de Paris se sont rassemblés le 1er juin à l’Institut du Monde Arabe – autour de la projection du film Asma réalisé par André Pelle et Raymond Collet pour le Centre d’études alexandrines – pour rendre hommage à la femme et à l’artiste, profondément égyptienne – elle partageait sa vie entre Le Caire et Alexandrie – et passionnément occidentale – avec son lien complice à Paris.

Elle était aux confluences géographique, philosophique, religieuse par ses parents – sa mère fille de pacha catholique les Sakakini, son père fils d’un maître de confrérie soufie, les El Bakry – politique et artistique. Elle se battait pour l’Egypte, pour les femmes et pour l’art avec révolte et passion, franchise et provocation. Son maître absolu et modèle en cinéma fut Youssef Chahine qu’elle côtoya jusqu’à sa disparition en juillet 2008. Elle fut notamment son assistante dans Le Retour du Fils Prodigue en 1976 et participa à Adieu Bonaparte, en 1984.

Après des études en littérature française à l’Université d’Alexandrie, amoureuse de cinéma mais aussi d’histoire et de musique, Asma El Bakry traversa tous les métiers du plateau avant de prendre elle-même la caméra. Dès 1979 elle réalise son premier film documentaire : Une Goutte d’eau, voyage dans le désert occidental, du lever au coucher du soleil. D’autres documentaires expriment ses thèmes de prédilection, notamment Le Musée gréco-romain d’Alexandrie dont le co-scénariste n’est autre que Jean-Yves Empereur, spécialiste des recherches sous-marines et directeur du Centre d’études alexandrines avec qui elle effectue des plongées dans la baie d’Alexandrie, en 1994. Un an après elle tourne Le Nil, puis en 1998, Les Fatimides suivi de Les Ayyoubides, rois de l’ancienne Égypte, en 1999. Ses collaborations sont multiples avec des historiens, des intellectuels et des artistes, c’est une femme de réseaux, un passeur.

Son premier film de fiction fut l’adaptation du roman d’Albert Cossery en 1990, Mendiants et Orgueilleux, qui reçu un très bon accueil – univers de Cossery qu’elle reprendra en 2004 avec l’adaptation de La Violence et la Dérision -. En 1998, Concert dans la ruelle du bonheur traduit sa passion pour l’opéra et son amour pour le petit peuple qu’elle observe avec beaucoup d’émotion. Elle nourrissait encore des projets quelque temps avant sa mort et cherchait des financements pour tourner Tante Safia et le monastère, adapté du roman de Baha Taher. Elle souhaitait y montrer une Égypte où chrétiens et musulmans savent cohabiter et vivent en paix.

Asma telles que ses amis la décrivent, est celle « qui n’a pas froid aux yeux, un électron libre ; grand cœur grande gueule et grande culture ; qui apporte ses idées iconoclastes ; idéaliste et paysanne car très attachée à sa terre où elle vivait avec ses amis les d’animaux et recueillait les chats ; une femme hors norme qui se bat pour des idées ; une lanceuse d’alertes ; drôle et intraitable ; un cœur gros et des coups de blues ». Le film d’André Pelle et Raymond Collet rassemble d’émouvants témoignages d’amis intellectuels et artistes, de complices qui ont suivi Asma, l’insoumise, pas à pas : ainsi Joseph Boulad intellectuel d’Alexandrie et qui en connaît sur le bout du doigt les différentes strates, Golo dessinateur et grand observateur de l’Egypte, Gabriel Khoury producteur de cinéma qui œuvre en Egypte à son développement et à son inscription dans le champ international, Kénizé Mourad romancière, Alexandre Buccianti correspondant au Caire pour RFI, Mohamed Awad, professeur d’architecture à l’Université d’Alexandrie et conseiller auprès du Centre des Recherches Alexandrines et Méditerranéennes, les témoignages sont nombreux.

Après la projection s’est engagé un court débat de souvenirs impressionnistes en présence notamment de Gilles Gauthier, ancien conseiller culturel au Caire et ancien ambassadeur au Yémen, Gilles Kaepel, spécialiste du Monde Arabe contemporain, Robert Solé, écrivain et journaliste d’origine égyptienne, Mercédès Volait, directrice de recherche au CNRS, Marianne Khoury réalisatrice et productrice notamment de Mendiants et Orgueilleux et qui dit d’Asma « Elle faisait les choses qu’on avait envie de faire mais qu’on n’aurait pas osé. »

Puis Amira Selim, jeune soprano de talent et compatriote a chanté, en son souvenir, des airs d’opéra qu’elle aimait : l’air de la Musetta de la Bohème de Puccini, un extrait de Roméo et Juliette de Gounod, La Reine de la nuit de La Flûte enchantée de Mozart, et des Chansons égyptienne de Sayyed Darwish et Omar Khayyan.

Asma comme le tonnerre…  est partie en musiques, en douceur et applaudissements.

Brigitte Rémer

Liliom ou la Vie et la Mort d’un vaurien

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Pièce de Ferenc Molnár – Traduction Kristina Rády, Alexis Moati, Stratis Vouyoucas – Mise en scène Jean Bellorini – Création juin 2013 au Printemps des comédiens, en une première version, de plein air.

Le spectateur est au cœur de la fête foraine d’un quartier populaire, devant la piste des autos tamponneuses. Des néons de couleurs l’éclairent et quatre voitures, tous phares allumés, tournent. Deux copines, Marie et Julie un tantinet midinette, sont dans la boucle et Julie en pince immédiatement pour Liliom, bonimenteur chez Mme Muscat, patronne du manège. Marie annonce fièrement qu’elle aussi, a un amoureux, Balthazar, et qu’il porte l’uniforme – militaire ou portier peu importe -. Madame Muscat remarque le petit jeu entre Julie qu’elle interpelle haut et fort la traitant de « boniche » et Liliom. Le ton monte, il démissionne, quitte sa protectrice, et le manège. « Même un bon à rien peut devenir quelqu’un ! » lance-t-il comme un défi.

Julie et Liliom s’installent ensemble chez Mère Hollunder la tante de Liliom, photographe fantasque et caricaturale, dans une petite roulotte traditionnelle aux formes arrondies, posée côté cour. Et la vie se construit, scène après scène. Liliom ne fait rien de ses journées, « lundi passé, il m’a battue » confesse Julie à Marie. Il trainaille, à l’affût de quelques mauvais coups. Julie est enceinte, à peine le croise-t-elle pour le lui annoncer. Liliom se nourrit de rêve et construit dans sa tête une Amérique pour partir avec elle et l’enfant, mais l’argent se fait pressant. Entrainé par Dandy au profil de racaille, il accepte d’être son complice dans un braquage en préparation. Sentant monter le danger, Julie tente de le retenir : « Reste à la maison, j’irai te chercher de la bière, du vin, ce que tu veux… » Il la repousse avec violence dans ce refus permanent du bonheur : « Allez, dégage ! » Le braquage tourne court alors que Dandy avait auparavant pris le temps de gruger Liliom en jouant aux cartes, quitte ou double. Quand les flics arrivent Dandy s’enfuit, et Liliom se plonge le couteau de cuisine qu’il a caché dans sa veste, dans la poitrine.

La suite se déroule dans l’au-delà. Au commissariat de l’au-delà. Proposition est faite à Liliom comme à tous les suicidés, de redescendre sur terre un court instant. « Quand ta fille aura seize ans, tu redescendras sur terre pour une journée. » La curiosité le pousse, finalement, à accepter. Seize ans plus tard, Liliom, comme un mendiant, se retrouve devant une maisonnette délabrée, dans un terrain vague. Julie et Louise, sa fille, raccompagnent Marie et Balthazar devenu patron d’un grand café et parfait petit bourgeois. Il partage une assiette de soupe mais n’est pas reconnu. La conversation engagée cependant trouble les esprits jusqu’à la gifle du père à sa fille, avant qu’il ne disparaisse. « Mais… ça t’est déjà arrivé qu’on te frappe et que tu ne sentes rien ? » demande Louise à sa mère, elle-même troublée à la pensée de Liliom qui ne la lâche pas ce soir-là.

Et tourne le manège de la vie, du chômage et de la misère… La pièce, de Ferenc Molnár, écrivain hongrois célèbre pour ses poèmes, ses nouvelles et ses romans, fut jouée le 7 décembre 1909, au Théâtre Vig de Budapest et marque le début d’une écriture totalement consacrée au théâtre. D’origine juive, Molnár émigre aux Etats-Unis pour fuir le nazisme à l’aube de la seconde Guerre Mondiale, et y réside jusqu’à sa mort, en 1952. La première représentation de Liliom hors de Hongrie a lieu à Berlin en 1920, dans une mise en scène de Max Reinhardt. « Je voulais écrire ma pièce avec le mode de pensée d’un pauvre gars qui travaille sur un manège de bois, à la périphérie de la ville, avec son imagination primitive » dit l’auteur.

Cette « légende de banlieue en sept tableaux » comme la nommait Molnár, est menée de mains de maître par Jean Bellorini, directeur du TGP de Saint-Denis, ici metteur en scène, scénographe, créateur lumière et musique : la grande roue lumineuse, la piste elle-même et ses voitures qui entrent et sortent de l’espace scénique, les bordures du manège formant des allées et des passerelles, un ascenseur qui fait descendre du ciel les personnages, le toit aux multiples fonctions – chemin de traverse ou carrefour – qui descend et s’inscrit comme un nouveau plateau, servent efficacement, et joliment, le propos.

Côté jardin, la tribune des musiciens : piano et harpe au rez-de-chaussée, batterie percussions à l’étage. L’esprit de troupe et de tréteaux se dégage du groupe choral qui, à certains moments, se recompose – à la Kurt Weil – et souligne le côté onirique de la pièce. Les douze acteurs tiennent leur partition avec précision. Clara Mayer en Julie est particulièrement touchante et le duo qu’elle forme avec Julien Bouanich, ténébreux Liliom, porte la pièce, chambre d’écho de la misère sociale au début du XXè.

Brigitte Rémer

Avec : Julien Bouanich Liliom – Clara Mayer Julie, puis Louise – Amandine Calsat Marie – Delphine Cottu Mme Muscat – Jacques Hadjaje Mère Hollunder, Liztman et le secrétaire du Ciel – Marc Plas Dandy – Julien Sigana et Teddy Melis Les gendarmes, l’inspecteur et les détectives du Ciel – Musiciens : Lidwine de Royer Dupré, harpe – Hugo Sablic, batterie et l’homme pauvrement vêtu – Sébastien Trouvé, piano et le tourneur – Damien Vigouroux, trompette et Balthazar  – Costumes Laurianne Scimemi, assistée de Marta Rossi – Maquillage Laurence Aué – Le texte est publié aux éditions Théâtrales-Maison Antoine Vitez, col. Scènes étrangères.

Odéon-Théâtre de l’Europe-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu – Jusqu’au 28 juin 2015.

 

Les musiques de Jean-Jacques Lemêtre

J.J. Lemêtre dans son atelier © Brigitte Rémer

J.J. Lemêtre dans son atelier © Brigitte Rémer

Il est Mr Tambourine Man et docteur ès-musiques en théâtre, compositeur, musicologue, inventeur et interprète travaillant avec Ariane Mnouchkine depuis la création des Shakespeare. Il compose les musiques des spectacles du Théâtre du Soleil depuis 1979.

A la demande du Centre international de réflexion et de recherche sur les arts du spectacle qui organise une journée sur le thème Théâtre et Musique, Jean-Jacques Lemêtre ouvre avec générosité sa boîte à secrets – son atelier -. Cette visite chez Ali Baba, à la barbe et au cheveu fleuris, où se mélange lutheries occidentale et orientale, permet comme le ferait un conteur, de nous faire voyager. Ses instruments viennent du monde entier, achetés, fabriqués, échangés, inventés et chaque instrument est une histoire. Son inventivité n’a d’égal que le haut niveau de technologie qu’il met en action pour obtenir le meilleur son. Jean-Marc Quillet, pédagogue et musicologue, directeur du Conservatoire à Rayonnement Régional d’Amiens qui le suit dans ses recherches co-pilote cette promenade singulière, dans un bel esprit complice.

Un moment fort au Théâtre du Soleil, lieu engagé politiquement et enragé artistiquement qui vient de fêter 50 ans de création. Jean-Jacques Lemêtre est entré dans l’histoire de la troupe il y a trente-six ans et parle du rapport entre la voix et les instruments, qu’il cherche à amener au même niveau : « la métrique de la langue donne la pulsation, le corps et la voix donnent la musique » dit-il. Au théâtre du Soleil, il signe la musique, et invente les bruitages, comme autant de commentaires au texte. Ainsi le tourniquet aux bijoux, qui fait tinter les perles dans les aigus, et les bâtons de pluie, « les ventilateurs réglés sur la vitesse du texte, l’adaptation des roulettes sur les charriots pour qu’ils glissent et ne fassent aucun bruit qui ne trouble la forme sonore, tous les bruits sont travaillés » complète Jean-Marc Quillet. Jean-Jacques a créé de nombreux instruments dont l’archi-sistre, sorte de contrebasse fabriquée maison, il utilise les tambours signes du départ à la guerre, sait ruser de la trompette qui appelle la victoire ou du violon, au retour. Il a réalisé un instrument avec des objets venant de différents pays et travaille les cordes sympathiques, qui donnent résonance et réverbération. Il est en sons et en mouvements permanents.

Pour lui, « le rapport à l’instrument  passe par une façon de penser à l’envers, en ne posant pas la main sur la corde mais à côté… » Les peaux des tambours sont en bois, la lyre fabriquée de manière résolument artisanale, la clé du violoncelle on ne peut plus étrange. Tout est musical dans les mains de Jean-Jacques, le magicien. « Il construit des solutions compositionnelles nouvelles, uniques, fait des adaptations inventives et laisse venir la musique des acteurs, puis il entre dans les pulsations, la prosodie » précise Jean-Marc Quillet : « Il est en relation visuelle avec les acteurs, avec le gradin – les spectateurs – et avec Ariane. » L’étroite collaboration du musicien avec la metteure en scène et avec les acteurs débute au premier jour des répétitions. Il est aux aguets. Son travail porte sur la relation entre texte et musique, corps et musique, espace et musique et se retrouve parfois à jouer de deux instruments différents, un à chaque main, ou encore avec les jambes, avec la tête : la main sur la mélodie, le rythme avec le reste du corps… Faisant référence à Philippe Avron, il confirme : « Le corps donne le rythme, la voix donne la mélodie, c’est le public qui fait l’amplification avec son oreille. »

« Les gens n’écoutent pas » constate-t-il. « La vie est quadrillée de lois de vie, de travail. Je pars de choses simples, je me fais un aide mémoire et note la musique. La voix parlée est faite avec des notes, avant d’entendre du sens. Comment le texte va-t-il être joué, ce qui est différent de comment il va être dit. Ce sont deux musiques très différentes. » Et même si le musicien connaît le spectacle par coeur, il note « mais pas la mélodie, qui appartient au soliste, le soliste au Théâtre du Soleil, étant l’acteur » complète Jean-Marc. Pour Jean-Jacques Lemêtre, « la frontière entre le parler et le chant n’existe pas. Comment chanter les notes utilisées dans les notes parlées. On écoute les tessitures, on écoute dans quel mode ça travaille. J’accorde mes instruments dans la voix du personnage, mi la ré, ne m’intéresse pas, je désaccorde… »

Quand il évoque L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves d’Hélène Cixous, présentée au Théâtre du Soleil en 1987, il évoque « un grand voyage, le seul continuum étant celui du spectacle » et déclare que « l’harmonie n’est pas que tempérée. » Il met aussi dans son voyage musical de l’humour, des gags et donne l’exemple des boîtes russes, petites boîtes à musique pleines de charme, armées d’une minuscule manivelle. En écho, il fabrique une boîte américaine, avec un chapeau chinois. Il se donne des règles où le ludique est au rendez-vous, travaille sur la spatialisation et les sources de diffusion savamment étudiées, comme pour le vol d’un oiseau dans le ciel, ou le bruit d’un train, et assure la relève avec son fils Yann, entre plateau et salle. « La psychologie acoustique est une vraie discipline. Je vois les acteurs de profil. Au théâtre, mes yeux ce sont mes oreilles. Je travaille avec la sincérité ou la fausseté de la voix » complète-t-il.

Jean-Jacques parle de sa collaboration avec Nadejda Loujine, chorégraphe, spécialiste de danses traditionnelles et de danses de caractère, qui apporte aussi sa contribution au Théâtre du Soleil depuis de nombreuses années. Une confrontation entre les deux artistes aura lieu ultérieurement au cours de la journée, la complexité des interactions reposant notamment sur la complexité des mesures impaires, difficiles à intégrer dans la danse de caractère. Pour prolonger la discussion, Jean-Jacques Lemêtre parle de l’apprentissage de la marche, qui se fait « à deux reprises dans une vie : dans la petite enfance et pour les hommes, à l’armée. La marche n’est ni régulière ni binaire » dit-il et il entre dans la complexité des temps en musique. Si l’on parle beaucoup de musiques du monde au Soleil, il ajoute : « On trouve aussi en France des danses à cinq temps comme en Bretagne, ou à onze temps comme en Aveyron. Le théâtre permet un apprentissage constant de la musique, toujours en rapport au public. Il y a détournement de l’attention au théâtre. La musique l’emporte et éloigne du théâtre. »

Jean-Jacques Lemêtre a apporté beaucoup de musiques au Théâtre du Soleil. « Il en a écrit, et enregistré, 121 », conclut Jean-Marc Quillet. « C’est bien en fin de compte cette impression de Vie Supérieure et dictée, qui est ce qui nous frappe le plus dans ce spectacle pareil à un rite qu’on profanerait. D’un rite sacré il a la solennité; – l’hiératisme des costumes donne à chaque acteur comme un double corps, de doubles membres, – et dans son costume l’artiste engoncé semble n’être plus à lui-même que sa propre effigie. Il y a en outre le rythme large, concassé de la musique, – une musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile, où l’on semble broyer les métaux les plus précieux, où se déchaînent comme à l’état naturel des sources d’eau, des marches agrandies de kyrielles d’insectes à travers les plantes, où l’on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux, etc. D’ailleurs tous ces bruits sont liés à des mouvements, ils sont comme l’achèvement naturel de gestes qui ont la même qualité qu’eux » écrit Antonin Artaud dans « Sur le théâtre balinais » extrait de Le théâtre et son double, cité comme référence, par le Théâtre du Soleil.

Brigitte Rémer

Séminaire du 18 mai 2015, organisé par le CIRRAS au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, sur le thème Théâtre et Musique. site : www.cirras-net.org – et aussi Le Théâtre du Soleil, les cinquante premières années, par Béatrice Picon-Vallin, édit. Actes Sud Beaux-Arts, hors collection, 2014.