Le Discours aux animaux

© Fabienne Douce

© Fabienne Douce

De Valère Novarina, par André Marcon, au Théâtre des Bouffes du Nord.

« J’écris des livres qui cherchent à vivifier, armer, relever, qui viendraient à notre secours – au lieu de nous accabler encore. Chacun de nous, chacun des animaux parlants, fait face à des expériences immensément singulières, terrifiantes, ou magnifiques, indicibles. » C’est un parcours d’étrangeté – en écriture comme en peinture – auquel nous convie Valère Novarina depuis 1978, date de ses premières publications. Il écrit tout autant qu’il traduit en expériences visuelles – dessins, peintures, performances – son imaginaire. Ses mots oscillent du concret à l’abstrait. « Nous avons à traverser la tempête verbale, à réveiller des zones du langage, qui n’avaient pas travaillé depuis notre âge de deux ans, de onze mois, d’un jour » disait-il à Marion Chénetier-Alev dans L’Organe du langage c’est la main.

Son invention d’un langage, primitif et raffiné à outrance est ici porté par André Marcon, alchimiste de haut niveau qui rend précieuse la matière sans la rendre arrogante : un langage comme une clôture qui ne serait jamais fermée et laisserait couler le sable, grain à grain, un langage de terre et de cosmogonie ; un acteur-diseur qui le porte comme une voie lactée, ou comme une météorite tombée sur une terre vierge, le plateau.

« Un homme parle à des animaux, c’est-à-dire à des êtres sans réponse. Il parle à trois cents yeux muets. Il prononce Le Discours aux animaux qui est une suite de onze promenades, une navigation dans l’intérieur, c’est-à-dire d’abord dans sa langue et dans ses mots. Un homme parle à des animaux et ainsi il leur parle des choses dont on ne parle pas : de ce que nous vivons, par exemple, quand nous sommes portés à nos extrêmes, écartelés, dans la plus grande obscurité et pas loin d’une lumière, sans mots et proches d’un dénouement. » Il y est question de tombes et d’outre tombe, de solitudes, de corps éclatés, d’animaux mythiques et imaginaires, de quantités, d’alignements de chiffres et de listes. La fin du spectacle ressemble à une longue imprécation où tous les oiseaux de son imagination sont appelés, avant que la lumière ne baisse. « J’ai étudié la solitude » dit le narrateur.

Depuis le 19 septembre 1986, date de sa création par André Marcon sur ce même plateau des Bouffes du Nord, Le Discours aux animaux voyage avec l’acteur. « Chaque représentation est une aventure nouvelle, dit-il. Il n’y a rien de mécanique. A chaque fois que je le reprends, ponctuellement en fonction du lieu, des spectateurs, c’est toujours une chose différente et un spectacle auquel j’assiste aussi, qui continue de me surprendre. » Seul en scène, drapé dans un grand manteau noir, il pétrit les mots et les fait siens. Il n’y a rien que sa présence vibrante, comme le chef d’un orchestre imaginaire, ponctuant le rythme du langage porté par son énergie maitrisée, sans aucun artifice.

Brigitte Rémer, 15 février 2016

Du 5 au 20 février 2016 – Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010 – Métro : La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – Site : www.bouffesdunord.com – Le texte est publié aux éditions P.O.L.

Le Discours aux animaux sera présenté le 7 mars, à Bonlieu, scène nationale d’Annecy, dans le cadre d’un Grand format consacré à Valère Novarina à compter du 1er mars. Informations : www.bonlieu-annecy.com et tél. : 04 50 33 44 11.

Roberto Zucco, de Bernard-Marie Koltès

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Mise en scène Richard Brunel – Spectacle créé le 12 novembre 2015 à la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche.

Roberto Zucco est la dernière pièce écrite par Bernard-Marie Koltès en 1988, un an avant sa mort. Il s’inspire de l’histoire bien réelle d’un jeune meurtrier et d’un fait divers qui s’est déroulé quelques mois auparavant. Au point de départ, placardé dans les lieux publics, un avis de recherche avec photo le fascine. Il se renseigne sur l’histoire de cet adolescent à la beauté troublante et suit sa trajectoire. Son nom est Roberto Succo. A quinze ans il a tué son père et sa mère, sans mobile apparent. Interné, il est ensuite rapidement libéré pour cause de normalité : on ne lui trouve aucun désordre psychologique. Dix ans plus tard l’homme récidive et tue six personnes en quelques jours. Arrêté, il fausse compagnie à ses gardiens de prison en montant sur les toits et passe deux mois en cavale. Repris, il est interné et se suicide.

Koltès s’empare de l’histoire et trace les contours de ce personnage ordinaire qui brûle sa vie de façon extra-ordinaire. « Je trouve que c’est une trajectoire d’un héros antique absolument prodigieuse » dit-il dans un entretien au journal Die Tageszeitung. Au cours de ses cavales  Zucco croise trois femmes : sa mère qu’il vient achever et qui fait un amer constat : « Un train qui a déraillé, on n’essaie pas de le remettre sur ses rails. » La Gamine qui tombe éperdument amoureuse de lui et rompt d’avec sa famille, aussi jusqu’au-boutiste et perdue que lui, elle qui le dénonce : « Il avait un très petit, très joli accent étranger. Je lui ai dit que je garderai ce secret quoi qu’il arrive. Il m’a dit qu’il allait faire des missions en Afrique dans les montagnes là où il y a de la neige tout le temps. Il m’a dit que son nom ressemblait à un nom étranger qui voulait dire doux, ou sucré… » La Dame élégante en quête d’une aventure et dont il tue le fils, presque par erreur : « Vous ne laissez à personne le temps de vous aider. Vous êtes comme un couteau à cran d’arrêt que vous refermez de temps en temps dans votre poche… »

Quand la pièce débute, Zucco est en prison. « A peine emprisonné, il s’échappait des mains de ses gardiens, montait sur le toit de la prison et défiait le monde » raconte Koltés. Et il le suit dans sa cavale. La scénographie offre toutes les lignes de fuite permettant d’apparaître et de disparaître dans des jeux d’ombres et de lumières. Ce sont des passerelles en acier, entremêlées et placées à différentes hauteurs qui deviennent mirador et toit de la prison, qui délimitent le quartier et le no man’s land de rues ténébreuses, qui rejouent la maison de la Gamine. C’est bien vu, beau et efficace et cela crée une unité dans la pièce. Zucco glisse à travers ces zones d’ombre et ses rencontres mais rien n’arrête sa fuite en avant : « Je suis un garçon normal et raisonnable, monsieur… J’ai toujours pensé que la meilleure manière de vivre tranquille était d’être aussi transparent qu’une vitre, comme un caméléon sur la pierre, passer à travers les murs, n’avoir ni couleur ni odeur ; que le regard des gens vous traverse et voie les gens derrière vous, comme si vous n’étiez pas là ; c’est une rude tâche d’être transparent ; c’est un métier ; c’est un ancien, très ancien rêve d’être invisible… »

C’est Peter Stein qui, en 1990 à la Schaubühne de Berlin, signait la création mondiale de la pièce qui pose la question des limites entre la normalité et son contraire, et qui observe le moment de bascule où l’homme perd tout sens des réalités et construit sa propre logique destructrice. Koltès précise bien qu’il ne mène pas d’enquête : « Je ne veux surtout pas en savoir plus » dit-il, mais qu’il suit « une trajectoire d’étoile filante. » Son théâtre est plein d’ambivalence et d’obscurité même s’il précise « Mon rêve absolu est d’écrire des romans. Mon premier livre publié était un roman : La Fuite à cheval très loin dans la ville. » 

Robert Zucco dont le S du véritable personnage devient dans la pièce un Z est ici mis en scène par Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche depuis six ans, et qui se dédie à la mise en scène de théâtre et d’opéra. A la question que lui pose Marion Canelas : « Qu’est-ce qui distingue Roberto Zucco du reste du monde ? » Il répond : « Il a déraillé. La question est pourquoi… La pièce est une trajectoire sur la tentative de faire coïncider sa réalité avec son identité. » Des destins s’y croisent, le metteur en scène en donne la lisibilité et son anti-héros, Zucco – interprété avec intensité par Pio Marmaï – apparaît et disparaît comme un félin, dans un jeu qu’il mène avec ceux qu’il croise – le vieil homme, le frère et la sœur de la Gamine, sa mère et son père, des gens, les gardiens de prison – jusqu’au geste final, sa mort. Un beau travail porté par l’ensemble de l’équipe.

Brigitte Rémer, 9 février 2016

Avec Axel Bogousslavsky le vieux monsieur – Noémie Develay-Ressiguier la Gamine – Évelyne Didi la mère – Nicolas Hénault un homme – Valérie Larroque une pute – Pio Marmaï Roberto Zucco – Babacar M’Baye Fall gardien et flic – Laurent Meininger le père, un flic – Luce Mouchel la Dame élégante – Tibor Ockenfels une pute, un homme – Lamya Regragui la sœur de la Gamine – Christian Scelles gardien et inspecteur – Samira Sedira la mère de la Gamine – Thibault Vinçon le frère de la Gamine. Dramaturgie Catherine Ailloud-Nicolas  – scénographie Anouk Dell’Aiera  –  lumières Laurent Castaingt –  costumes Benjamin Moreau – son Michaël Selam – coaching vocal Myriam Djemour – conseil acrobatie Thomas Sénécaille – coiffures et maquillages Christelle Paillard – assistante à la mise en scène Louise Vignaud  – Le texte est édité aux Éditions de Minuit.

Du 29 janvier au 20 février 2016 au Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules-Guesde. Métro : Saint-Denis Basilique. www.theatregerardphilipe.com. Tél. : 01 48 13 70 00 – En tournée : 2 au 4 mars Théâtre de Caen – 10 au 12 mars CDN Orléans/Loiret/Centre – 17 et 18 mars Comédie de Clermont-Ferrand.

Tartuffe, de Molière

©Thierry Depagne

©Thierry Depagne

Créé le 26 mars 2014 – Mise en scène Luc Bondy – Odéon-Théâtre de l’Europe Ateliers Berthier – Conseillers artistiques Marie-Louise Bischofberger, Vincent Huguet.

« Il y a tellement d’interprétations du Tartuffe que j’ai tout fait pour faire vivre la pièce. Pas pour l’expliquer » disait Luc Bondy, metteur en scène et directeur de l’Odéon Théâtre de l’Europe.

Disparu le 28 novembre 2015, il a longtemps fréquenté la maladie mais il est resté jusqu’au bout, comme un gardien de phare et capitaine de vaisseau. Il disait qu’il aimait les acteurs et l’a prouvé ici encore. On s’amuse de leur prestation : il y a le parti-pris, excessif mais si drôle, d’un Tartuffe en désordre, pas rasé, cheveu gras et quasi invertébré, interprété par Micha Lescot pour le rôle-titre ; à l’opposé, Orgon, à la prestance de chef d’entreprise, rangé comme un jardin à la Le Nôtre et rentrant de voyage d’affaires ; son épouse Elmire, grande bourgeoise évanescente, sorte de diva défendant les intérêts de son époux en lui dévoilant la dévotion très relative d’un Tartuffe qui lui fait des avances et qui s’est immiscé dans leur maison, jusqu’à l’obtenir en héritage ; Elmire critiquée par une belle-mère cinglante, Madame Pernelle, régentant son monde à la baguette ; il y a Dorine à la langue bien pendue et son staff, entre l’évier et les lourds rideaux de velours derrière lesquels elle prête l’oreille ; il y a Damis, le fils, qui s’oppose au père et Marianne la fille, amoureuse de Valère mais soumise au père qui lui désigne Tartuffe pour époux ; il y a Cléante, frère d’Elmire, qui n’a l’air ni heureux ni malheureux, et le jeu de famille est au complet.

La pièce, dans la version de Luc Bondy, commence autour de la grande table du petit déjeuner où la famille est réunie, sous haute tension, et où s’esquissent les rapports de force qui oscilleront au fil de la pièce : Mme Pernelle vante les mérites d’un certain Tartuffe sous l’ascendant duquel se trouve Orgon, son fils, et tout le monde fait silence, soumis aux caprices de la vieille dame. Et Orgon de reprendre en écho : « Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd’hui Femmes, enfants et valets déchainés contre lui ; On met impudemment toute chose en usage, Pour ôter de chez moi ce dévot personnage. Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir, Plus j’en veux déployer à l’y mieux retenir ; Et je vais me hâter de lui donner ma fille, Pour confondre l’orgueil de toute ma famille… » La pièce se termine pourtant sur un happy end autour de la même grande table où la famille est réunie comme pour un banquet, Tartuffe enfin chassé, l’édit du Roi annulant l’héritage qui lui était fait, à demi usurpé, Marianne retrouvant son Valère et tous deux commençant à danser. Luc Bondy déclarait aimer les histoires de famille, c’est l’angle de vue qu’il développe dans sa mise en scène : « Si la famille est un milieu qui me passionne, c’est d’abord parce qu’elle résume toute une société » disait-il, entrainant le public dans cette saga. Au XVIIème, Tartuffe, qui s’intitulait alors L’Hypocrite selon certaines sources, avait fait grand bruit. Présentée au Roi le 12 mai 1664, la pièce fut limitée quelques jours plus tard à des représentations exclusivement privées.

La scénographie – de Richard Peduzzi – repose sur un sol au damier noir et blanc gros carreaux qui transforme les personnages en sujets de jeu d’échec où Tartuffe serait le roi avant de perdre la partie. L’intérieur est bourgeois : une corneille empaillée au mur, des cornes de cerf au dessus des portes, une grande table transformable selon les scènes, entourée de chaises, un évier, des portes et ouvertures, des lignes de fuite et de hauts rideaux de velours prompts à la confidence quand on les tire, une mezzanine où l’on tend l’oreille en passant, un crucifix et une sainte vierge de plâtre, dans sa niche.

La distribution revue en cette reprise – effectuée sous la houlette de Marie-Louise Bischofberger, metteure en scène et épouse de Luc Bondy et de Vincent Huguet – est un peu disparate, mais qu’importe, le parti-pris du metteur en scène reste lisible et le plaisir du jeu circule. Luc Bondy devait mettre en scène Othello il n’en a pas eu le temps, à sa place, la reprise de Tartuffe apporte une belle trace de son travail.

Né à Zürich en 1948, Luc Bondy a effectué la plus grande partie de sa carrière entre l’Allemagne et la France. Il a mis en scène une cinquantaine de pièces de théâtre et d’opéra. Après avoir suivi l’enseignement de Jacques Lecocq à Paris, il présente sa première mise en scène Le Fou et la Nonne de S.I. Witkiewicz à Göttingen, au début des années soixante-dix. En 1984, il met en scène au Théâtre des Amandiers que dirige Patrice Chéreau, Terre Etrangère d’Arthur Schnitzler et Le Conte d’Hiver de William Shakespeare dans la nouvelle traduction de Bernard-Marie Koltès. Il se partage entre Berlin et Paris. En 1985, il prend la direction de la Schaubühne de Berlin où il avait monté plusieurs spectacles, succédant à Peter Stein. Il y reste deux ans et monte, entre autre, Le Temps et la chambre, de Botho Strauss et L’Heure où nous ne savons rien l’un de l’autre de Peter Handke. Beckett, Bond, Büchner, Crimp, Goethe, Horvath, Ibsen, Ionesco, Marivaux, Musset, Pinter, Reza, Schiller, Schnitzler, les plus grands auteurs, sont au générique de ses mises en scène. En tant qu’auteur lui-même, il publie en 1999 chez Grasset Dites-moi qui je suis pour vous qu’il qualifie d’autobiographie imaginaire et chez Bourgois en 2009, A ma fenêtre. De 2003 à 2013, il dirige le prestigieux Festival de Vienne avant d’être nommé en 2012 – de façon assez abrupte – à la direction de l’Odéon Théâtre de l’Europe. Il y a fait un beau travail et Tartuffe fut sa dernière mise en scène. « Je suis un metteur en scène qui puise beaucoup dans la personnalité des acteurs. Ils m’inspirent. Pendant les répétitions je suis leurs trajectoires. D’un mot à l’autre, d’une seconde à la seconde suivante, ils me donnent des idées qui leur ressemblent, c’est-à-dire des pistes que personne d’autre n’aurait ouvertes ainsi pour moi. C’est pour cela que je ne peux pas refaire, replaquer ailleurs du théâtre déjà créé… Quand je pense le corps, l’image, le texte, je les pense ensemble. J’aime que les acteurs affirment émotionnellement ce qu’ils jouent… » bel hommage que Luc Bondy rendait aux acteurs. Hommage que les acteurs lui rendent de même, par cette reprise, ainsi que le public.

                                            Brigitte Rémer, 5 février 2016

Avec : Christiane Cohendy Mme Pernelle – Victoire Du Bois Mariane – Audrey Fleurot Elmire – Laurent Grévill Cléante – Nathalie Kousnetzoff Une servante – Samuel Labarthe Orgon – Yannik Landrein Valère – Micha Lescot Tartuffe – Sylvain Levitte Un exempt – Yasmine Nadifi Filipote un valet – Chantal Neuwirth Dorine – Fred Ulysse Mr Loyal – Pierre Yvon Damis – décor Richard Peduzzi – costumes Eva Dessecker – lumière Dominique Bruguière – maquillages coiffure Cécile Kretschmar.

Odéon-Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier, du 28 janvier au 25 mars 2016. 1, rue André Suarès. 75017 – www.odeon-odeon.eu – Tél. 01 44 85 40 40.

 

Edouard Al-Kharrat, l’Alexandrin

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

Romancier, nouvelliste, poète, traducteur, critique littéraire et critique d’art, Edouard Al-Kharrat s’est éteint au Caire le 1er décembre 2015, à l’âge de 89 ans. Jovial, engagé dans le champ culturel de son pays et le milieu littéraire, il a soutenu sans relâche les jeunes écrivains et jeunes poètes, à l’écoute des formes nouvelles et montrant la voie. Il a gardé l’empreinte d’Alexandrie où il est né, et marqué Le Caire où il fut un écrivain majeur de sa génération.

Né en 1926 dans une famille copte de Haute Egypte, Edouard Al-Kharrat était titulaire d’une licence en droit de l’Université d’Alexandrie. Défenseur de la cause des peuples d’Afrique et d’Asie, il s’est investi pendant vingt-cinq ans – de 1959 à 1983 – dans l’Organisation des écrivains africains et asiatiques, avant de se consacrer exclusivement à l’écriture. Il a publié une cinquantaine de textes de différentes formes – récits littéraires, traductions et critiques, entre autre -. Il a notamment traduit du français en langue arabe le livre d’Aimé Azar, La peinture moderne en Egypte, mettant en exergue les photographes, peintres et sculpteurs dont Adam Henein le plus célèbre du pays, créateur du symposium d’Assouan qui réunit chaque année pendant un mois de jeunes sculpteurs du monde entier venant travailler le granit. Il a participé à la création de magazines culturels d’avant-garde comme Lotus ou Galerie 68 et a reçu de nombreux prix – en 1999, le Prix du mérite de l’Etat et le Prix Naguib Mahfouz décerné par l’Université américaine du Caire, et en 2008 le Prix de la création romanesque décerné par le Conseil suprême de la Culture -.

Amoureux de sa ville natale, Al-Kharrat s’en est imprégné et a longuement écrit pour lui rendre hommage, à travers notamment deux de ses célèbres romans : Alexandrie terre de safran publié en 1986 et édité en France en 1990 ; et Belles d’Alexandrie, publié en Egypte en 1990 et en France en 1997. A travers des lambeaux de mémoires et de rêves, Alexandrie terre de safran donne une vision de la ville sous forme de tableaux, de bribes et d’images où le narrateur se superpose à l’enfant et à l’adolescent du roman. Ses souvenirs d’enfance, finement ciselés autour de paysages et d’objets, témoignent du quotidien de la ville dans les années trente-quarante et s’inscrivent dans un mouvement de va-et-vient, sans véritable chronologie. Métaphore de la Méditerranée, Belles d’Alexandrie, est une suite de brefs récits tissés de ses amours, des scènes de la vie quotidienne, de dialogues et de souvenirs d’adolescence dans l’Egypte des années quarante. La figure féminine comme archétype de l’énigme du monde, l’inspire.

Son ouvrage, Les pierres de Bobello, est ensuite édité en France en 1999. Al-Kharrat y parle d’un jeune adolescent qui, à partir de l’occupation anglaise, rêve de poésie, d’amour et de révolution. Les ruines de Bobello, le cimetière des Coptes, l’ancien temple d’Apollon en sont la toile de fond. L’écrivain appelle la mémoire et rejoint la patrie des morts, de l’autre côté du Nil, redonnant vie aux figures pétrifiées. La même année est publiée en France La danse des passions, une suite de nouvelles où le monde se suspend et regarde le champ social où se superposent le rêve et la réalité, l’amour et la mort, le monde extérieur et l’introspection.

« Ce rivage méditerranéen est long, étiré, fragile, de se trouver entre le plein et le vide, lieu agité d’une vie intense entre la mer et le désert libyque, comme une taille étroite et mince, dont on craint qu’elle ne se brise à tout instant » écrit-il parlant de La Méditerranée égyptienne, ouvrage écrit à quatre mains avec l’historien Mohamed Afifi où il parle d’un espace multi-ethnique et multi-culturel. La diversité culturelle de la région l’intéresse. Et dans la Préface qu’il écrit en 2008 pour l’ouvrage Les Coptes du Nil, sur les photographies de Nabil Boutros, Al-Kharrat définit l’Egypte comme « un creuset où se fondent des minerais divers en une entité singulière, à la fois harmonieuse et multiple. » Copte lui-même, il en montre les singularités : « Habité d’un sens instinctif de l’éternité, le Peuple copte vit un christianisme enraciné dans la tradition étonnement présente des Pères du désert : Antoine, Macaire, Pacôme… Un temps tissé du rythme des liturgies, des fêtes, des mystères et des sacrements mais qui n’empêche pas la vie de sourdre, joyeuse et nourricière. Comme l’eau du Nil. »

Virtuose en poésie, Al-Kharrat a décliné une vaste gamme de couleurs, d’impressions et de sentiments, redisant son amour de l’Egypte dans de nombreux poèmes en prose : « La terre est aride et désolée, telle que je l’ai toujours connue, ou toujours haïe, et souffle des vents de douleurs oubliées jamais disparues… » Il dépose ses interrogations sur la vie et l’amour, sur l’exil intérieur : « Tout le monde est oublié et passe. Pour quelle raison je cours après le rêve ? Après les chimères ? Pourquoi allumer des lampes qui s’éteindront alimentées de l’huile de mon coeur ? Pourquoi chanter quand mon chant est tissé par le vent ? Pourquoi écrire sur le sable aux bords de l’eau ? Pourquoi donner toute mon âme en encens de ton âtre ? Tout, tout est vain et dans la poigne du vent. Tout le monde est oublié et passe. »

Il laisse un vide en Egypte, un blanc sur la page, ses mots gravés sur le mur aux écritures de la Bibliotheca, à Alexandrie.

Brigitte Rémer, 1er février 2016

 

 

 

Le Retour au désert

@Sonia Barcet

@Sonia Barcet

Texte de Bernard-Marie Koltès, mise en scène d’Arnaud Meunier, avec Catherine Hiégel et Didier Bezace.

Koltès écrit cette pièce en 1988 sur fond de guerre d’Algérie et de rancœurs familiales. L’action se passe « dans une ville de province à l’est de la France au début des années soixante » dans le domaine parfaitement clos de la famille Serpenoise sur lequel veille Adrien, chef d’entreprise de la bonne bourgeoisie locale avec sa femme Marthe, rédemptrice désincarnée, sœur de Marie première femme d’Adrien décédée on ne sait comment, et son fils Mathieu, prompt à la soumission de par la volonté de son père.

Mathilde, sœur aînée d’Adrien, vient brutalement troubler le bon ordonnancement du domaine où officient les deux aides de camp Maame Queuleu, vieille gouvernante de toujours et Aziz, domestique journalier. De retour d’Algérie avec ses deux enfants, Fatima et Edouard, après s’être exilée volontairement des siens pendant quinze ans, elle vient chercher sa part d’héritage. Elle est accueillie fraichement et avec ironie – deux cultures s’entrechoquent – mais a du répondant et de la provocation en réserve, et ce qui était chamaillerie de jeunesse entre frère et sœur, devient raillerie, compétition, provocation et destruction. « Tu cognes trop Mathilde, un jour il t’arrivera du mal, ma vieille. Tu es déjà comme une cruche fêlée ; un jour tu tomberas en morceaux » dit le frère. Et sa sœur de déclarer, au final : « Trop tard pour toi, mon vieux. Je me contenterai de t’emmerder, toi. »

La forme de la pièce – une comédie, écrite au départ pour Jacqueline Maillan qui interpréta à la création le rôle de Mathilde, tandis qu’Adrien était joué par Michel Piccoli – déroute. Koltès s’en expliquait lors d’un entretien pour Der Spiegel : « Ma pièce est une comédie, mais son sujet n’est pas un sujet de boulevard… » Il précisait, lors d’un autre entretien avec Colette Godard, en 88 : « Le Retour au désert est la première pièce où j’ai voulu que le comique prédomine. Une comédie sur un sujet qui n’est peut-être pas tout à fait – ou seulement – un sujet de comédie : mais on n’est pas obligé de se soumettre aux règles du genre. La province française – que j’ai bien connue – les histoires de famille, d’héritage, d’enfants illégitimes, d’argent, sont des sujets en or pour faire rire ; la présence lointaine, diffuse, déformée, de la guerre d’Algérie l’est beaucoup moins. J’ai voulu mélanger les deux, faire rire et, en même temps, inquiéter un peu… Mais ce qui m’importe, au-delà de la colonisation, c’est la manière dont elle illustre le ballottement de l’homme par l’Histoire. »

Le retour au désert est construit en cinq chapitres couvrant les différents moments de la journée qui se superposent aux temps de la prière musulmane inscrits sur écran en langue arabe : sobh/l’aube, zohr/autour de midi, ‘açr/l’après-midi, maghrib/le soir, ‘ichâ/la nuit. Le final se passe le jour d’Aïd el-Kebir, fête de la fin du Ramadan. La scénographie, sommaire mais efficace, joue sur le lien entre le dedans et le dehors : la maison en une pièce qui s’habille et se déshabille par quelques accessoires et devient salon, vestibule ou chambre, le jardin dont on ne sort jamais avec son talus d’où surgissent les personnages, sorte de no man’s land et lieu de rendez-vous, de vision et de complot. Les jeunes s’y croisent, se cherchent et se fuient : Fatima et ses rencontres avec le fantôme de Marie qui fait de tragiques révélations ; Edouard et son éblouissement de la relativité, sa théorie sur l’espace et sa disparition dans les airs ; l’émancipation de Mathieu qui se soustrait à l’autorité de son père, fait l’apprentissage de la sexualité chez les putes et s’engage en Algérie lui, pur raciste « Si tu n’es pas un Arabe, alors qu’est-ce que tu es ? Un Français ? Un domestique ? Comment dois-je t’appeler ? » dit-il à Saïfi, patron du café ; préfet, avocat, police et réunions secrètes rappellent le contexte de guerre, ainsi que la descente faite par Le grand parachutiste noir, armé et qui loue les bienfaits de la colonisation : « J’aime cette terre, bourgeois, mais je n’aime pas les gens qui la peuplent… J’aime cette terre, oui, mais je regrette les temps anciens. Moi j’ai la nostalgie de la douceur des lampes à huile, de la splendeur de la marine à voiles. J’ai la nostalgie de l’époque coloniale, des vérandas et du bruit des crapauds-buffles, l’époque des longues soirées où, dans les domaines, chacun à sa place s’allongeait dans le hamac, se balançait sur le rocking-chair ou s’accroupissait sous le manguier… Oui j’aime cette terre et personne ne doit en douter, j’aime la France de Dunkerque à Brazzaville, parce que cette terre, j’ai monté la garde sur ses frontières… »

Devant le constat d’échec fait par Adrien et Mathilde de leur bourgeoise vie et de l’éducation ratée distillée à leurs enfants – Fatima accouche au final de deux black bébés on ne sait d’où tombés, Edouard part dans les airs et Mathieu, borné buté, s’engage… – Adrien, qui a traversé la pièce pieds nus, met ses chaussures et part avec Mathilde, sorte de fuite concertée.

Si la pièce est ambiguë et peut-être datée même si racisme et post-colonisation demeurent des sujets bien réels aujourd’hui et l’Algérie un sujet sensible dans ses relations à la France, Arnaud Meunier – ou sans doute le texte construit autour de deux monstres sacrés l’impose-t-il – met le projecteur côté comédie sur le duo Mathilde-Adrien interprété ici par Catherine Hiégel et Didier Bezace qui se rendent coup pour coup, avec ironie. La mise en scène proposée par le directeur de la Comédie de Saint-Etienne-CDN, qui souvent expérimente de nouvelles formes, ici à l’écoute d’un texte poétique et précis, reste dans des limites assez sages et classiques. Mais pouvait-on faire autrement ?

Brigitte Rémer, le 31 janvier 2016

Avec : Didier Bezace, Louis Bonnet, Emilie Capliez, Adama Diop, Elisabeth Doll, Philippe Durand, Riad Gahmi, Catherine Hiegel, Kheireddine Lardjam, Nathalie Matter, Stéphane Piveteau, Isabelle Sadoyan, René Turquois, Cédric Veschambre – scénographie Damien Caille-Perret – lumières Nicolas Marie – son Benjamin Jaussaud – vidéo Pierre Nouvel – costumes Anne Autran – assistantes à la mise en scène Elsa Imbert, Émilie Capliez – Le texte de Bernard-Marie Koltès est édité aux Editions de Minuit.

Du 20 au 31 janvier 2016 Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet, 75004. www.theatredelaville-paris.com – En tournée : du 3 au 11 février Célestins, Théâtre de Lyon, en collaboration avec le TNP – les 24 et 25 février à la Comédie de Caen/CDN – le 29 février Les Scènes du Jura/Scène nationale. www.comedie-de-saint-etienne.fr

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comment on freine ?

© Elisabeth Carrecchio

© Elisabeth Carrecchio

Texte de Violaine Schwartz, mise en scène Irène Bonnaud. Dans le cadre du Cycle Théâtre et économie mondiale

Après une première collaboration en 2015 entre l’auteure et la metteure en scène autour des naufragés de Lampedusa, Irène Bonnaud a passé une nouvelle commande d’écriture à Violaine Schwartz sur le thème du vêtement, permettant de mettre le projecteur sur les effets pervers de la globalisation à travers l’industrie textile.

L’histoire se joue à huis clos dans un appartement où un couple emménage et essaie de se retrouver. Lui, a préparé une petite fête pour son retour. Elle, sort tout droit de l’hôpital suite à un accident de voiture qui coïncide avec une information entendue à la radio : le 24 avril 2013 à Dacca, capitale du Bangladesh, l’effondrement de l’immeuble Rana Plazza ensevelit près de mille deux cents ouvrières travaillant dans des ateliers de confection, petites mains employées et exploitées par la grande industrie du vêtement. Tee-shirts et sweats envoyés dans les capitales les plus chics d’Europe dont Paris, où la marque déposée sur l’objet du prêt-à-porter fait oublier l’exploitation et la misère du pays fabriquant. Les journaux ont couvert, les grandes marques ont été montrées du doigt et invitées à mettre la main à la poche, un système d’exploitation a été dévoilé.

Instantanément, entre l’homme et la femme les choses dérapent et le courant ne passe plus. Lui, (Jean-Baptiste Malartre) essaie d’y mettre du sien entre le déballage des cartons, le montage d’étagères Ikea et la tendresse qu’il tente de raviver ; elle, (Valérie Blanchon) est restée dans son monde sous la violence du choc et s’est déstructurée. Des pensées récurrentes et obsessionnelles l’habitent, alimentées par la lecture de journaux d’emballage qui relatent la catastrophe. Elle fixe l’événement qui devient alibi du spectacle, comme si la vie pour elle s’était arrêtée là et figée sur l’actualité.

Dans le contexte de cette dénonciation reprise sur scène se mêlent la désagrégation du couple, l’envahissement de la femme par ses obsessions voire sa folie et la pâleur d’un homme quelque peu débordé, ce qui fait dévisser le propos de l’économie-monde et de la société de consommation dont il était question. Le problème du couple et l’arrivée dans un nouvel appartement prennent ici beaucoup de place au détriment de la distance souhaitée sur la problématique de l’exploitation, comme objet d’analyse. Dacca se concrétise par la présence d’une danseuse de Bharata Natyam qui apparaît à plusieurs reprises, (Anusha Cherer) fantôme lointain de la beauté stéréotypée, puis figure ouvrière.

Une mise en scène linéaire, des acteurs qui jouent leur partition, un texte qui témoigne de la mémoire sociale diluée dans la mauvaise conscience occidentale, Comment on freine pose la question de la complexité du théâtre de témoignage et de l’engagement en art. Comment appréhender la réalité et la représenter ? Quelle est la dimension politique du théâtre aujourd’hui ? Où se situe la réflexion entre l’art et le politique ? Comment faire du théâtre documentaire, au-delà de la dramaturgie du constat ? A l’ombre de cette économie mondiale et comme le disait Stéphane Hessel, Indignons-nous.

Brigitte Rémer

Avec Valérie Blanchon, Anusha Cherern Jean-Baptiste Malartre – Scénographie et costumes Nathalie Prats – Lumières Daniel Lévy – Son Aline Loustalot – Chorégraphie Jean-Marc Piquemal.

La Commune, CDN d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson – Tél. : 01 48 33 16 16 – Du 7 au 17 janvier – Suite du cycle Théâtre et économie mondiale : La Boucherie de Job du 15 au 23 janvier et Sous la glace, du 27 au 31 janvier – Texte édité chez POL.

Alice et autres merveilles

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte Fabrice Melquiot, d’après Lewis Caroll. Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota. Création de la troupe du Théâtre de la Ville. Tout public, à partir de 7 ans.

C’est la 5ème édition du Parcours Enfance & Jeunesse élaboré par Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville en partenariat avec six autres théâtres. C’est aussi une nouvelle rencontre entre le metteur en scène d’Alice et autres merveilles et Fabrice Melquiot, auteur, tous deux travaillant en compagnonnage depuis une quinzaine d’années. Et, autour de Lewis Caroll, c’est une belle rencontre.

L’auteur anglais nommé professeur au Collège Christ Church d’Oxford en 1855, fit la connaissance des trois filles du Doyen Liddell, Lorrina, Alice et Edith à qui il conta des histoires nourries de son attirance pour le fantastique et les phénomènes occultes. L’imagination en action, il leur raconta notamment l’histoire d’Alice sous la terre, qui deviendra ensuite Alice au pays des merveilles et sera publiée ainsi que De l’autre côté du miroir et La chasse au Snark. Passionné par la photographie quelques années plus tard, il fixa sur plaques sensibles les portraits des petites filles, s’intéressant particulièrement à Alice.

Fabrice Melquiot reste à la fois très près de l’histoire originelle en même temps qu’il s’empare du mythe, se l’approprie et joue de nombreux jeux de mots et références. Il crée ainsi la rencontre entre Alice et d’autres grands mythes échappés de leurs contes : le Petit Chaperon Rouge pactise avec elle et grave sur son bras l’adresse  du loup, lui conseillant de lui rendre visite ; ou encore Pinocchio au long nez pointu, traité par Alice de « sac de nœuds », lui, tout de bois fait, rêvant, nez pour nez, d’interpréter Cyrano ; et, référence d’aujourd’hui, pimpante et fatale, la Barbie s’échappant du marché du jouet. L’intelligence du texte rejoint la lecture scénographique et de mise en scène, proposées.

Le décor repose sur l’idée de l’eau comme miroir, et de rideaux de tulle sur lesquels des projections vidéos se gravent. Un grand bassin rectangulaire de type piscine dans lequel tout le monde joue, tombe et se déplace, permet des jeux de reflets et miroirs magiques ainsi que la déclinaison de lumières bleue, jaune, orange, rouge comme dans un livre d’images.

Vêtue d’une robe blanche mousseuse et d’un blouson vert flashy, Alice paraît, depuis la salle où elle est assise parmi les spectateurs. Les lapins blancs glissent et bondissent derrière les panneaux acoustiques du théâtre comme dans un sous-bois. Le prologue présente des portraits d’Alice Liddell et de Lewis Carroll, à partir d’images projetées et donne quelques éléments biographiques sur l’auteur. « Je suis un mythe, un trou dans un vêtement … » lance Alice avant de franchir la passerelle qui la mène au plateau.

Première rencontre avec monsieur le Lapin blanc aux yeux rouges jaillissant d’une trappe, élégant et courtois, vêtu d’une veste de type frac, évidemment pressé et qui ne fait que passer. Sur ses traces et décidée à le rattraper, Alice dégringole dans le terrier et sa chute lui semble interminable. Pour le spectateur elle descend des cintres et passe de l’autre côté du miroir, brisant la surface de l’eau : « Je me demande si je vais passer à travers la terre ! » Elle cherche la clé qui lui permette de franchir la porte d’entrée, mais posée sur une chaise démesurément haute, ne peut l’atteindre. Elle poursuit sa route et trouve un flacon portant une inscription sur l’étiquette : Bois-moi, et elle s’exécute avec plaisir, jusqu’à constater qu’elle se met à grandir de manière inquiétante. Puis elle mange une part de gâteau et se met à rétrécir, mord dans le champignon et grandit à nouveau tout autant. Elle pense à Dinah, sa chatte, avec nostalgie. Alice ajuste son rapport au monde selon sa taille qui varie d’un moment à l’autre, et s’interroge sur le temps : « Le temps est une personne » réfléchit-elle, prise au milieu d’engrenages de montres, de références musicales et théâtrales – Phil Glass, Bob Wilson, Tim Burton et Pink Floyd, entre autres -.

Dans l’eau, l’assemblée des canards, pélicans et autres flamands, souris et compagnie dignes d’une Arche de Noé s’adonnent à des jeux d’eaux à vélo et organisent une course. La maison du lapin passe du vert au bleu et Alice trompe sa solitude en faisant d’autres rencontres, avec un chat arrogant, une souris mini, un petit cochon rouge de honte, un loup aux ongles effilés… Le bal du loir qui dort et du chapelier, le rendez-vous des chats perchés dans le cosmos, tea time en jaune orange flashy chez les fous, les tableaux se succèdent pleins de surprises, sympathiquement pagaille. Partie de croquet chez l’archiduchesse où l’on joue aussi aux devinettes, où l’on repeint les rosiers blancs en rouge, où les figures du jeu de cartes vivent et s’échappent. La reine de cœur orchestre les rires, le roi et la reine de carreaux font de la balançoire. Alice résiste aux moqueries de la reine et lui répond avec assurance. « Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! » lance sa Majesté offensée. Au tableau final, quatorze enfants sur le plateau se mettent à chanter.

Alice et autres merveilles dans son texte malin, sa mise en scène de fête, sa scénographie d’eau et ses lumières sucrées, avec aussi et d’abord l’actrice, Suzanne Aubert, qui ne joue pas à être Alice mais qui est vraiment Alice, ravit à juste titre, le public. Petits et grands réunis, suivent l’action comme dans le plus magique des livres d’images pour les premiers, comme le meilleur des polars, pour les seconds.

Brigitte Rémer

Avec : Suzanne Aubert, Jauris Casanova, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Sandra Faure, Sarah Karbasnikoff, Olivier Le Borgne, Gérald Maillet, Walter N’Guyen et la participation du Chœur d’enfants du quartier de Belleville, Les Polysons – Et aussi : scénographie Yves Collet – lumières Yves Collet, Christophe Lemaire – c​​ostumes Fanny Brouste – son David Lesser – vidéo Matthieu Mullot – m​asques Anne Leray – maquillages Catherine Nicolas – objets de scène Audrey Veyrac – assistant à la mise en scène Christophe Lemaire – conseiller artistique François Regnault.

Du 8 décembre 2015 au 9 janvier 2016, au Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77

 

 

 

 

Disparition de l’écrivain égyptien Gamal Al-Ghitany

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

Le parcours de l’écrivain Gamal Al-Ghitany s’est achevé le 18 octobre dernier. Il s’est éteint à 70 ans, au terme d’une maladie contre laquelle il luttait depuis plusieurs années.

Né en 1945 dans un village du sud de l’Egypte et issu d’une famille modeste, c’est dans le quartier historique du vieux Caire islamique que Gamal Al-Ghitany passe son enfance. Autodidacte, il est artisan à dix-sept ans et dessine des tapis. Parallèlement, il écrit et publie son premier recueil de nouvelles. Reporter de guerre à vingt-trois ans pour le journal Akhbar al-youm, Al-Ghitany couvre la guerre de Kippour en 1973, puis devenu critique littéraire, dirige à partir de 1993 la revue Akhbar al-Adab. Il est un des disciples de Naguib Mahfouz, Prix Nobel de Littérature, qui le soutient. L’écrivain a reçu de nombreux prix pour son œuvre, la France l’a nommé Chevalier des Arts et des Lettres, en 1987.

Son roman le plus célèbre, Zayni Barakat, publié en 1974, puis traduit et publié aux éditions du Seuil en 1985, mêle l’investigation historique et politique au soufisme et à la mystique musulmane. Sous couvert du contexte Mamelouk, il fait une critique acerbe du régime nassérien, ce qui lui vaut plusieurs mois d’emprisonnement : « Durant mon long périple, jamais je n’ai vu une ville brisée comme semble l’être le Grand Caire… Dans l’air, la mort plane, froide, inexorable. Les hommes du Sultan ottoman patrouillent partout sur la voie publique, pénètrent à leur guise dans les maisons. Ni les murs ni les portes ne sont de quelque utilité par les temps qui courent… Personne n’est assuré de se trouver en vie à son réveil… »

Il publie l’Epître des destinées aux éditions du Seuil en 1993, puis en 1997 chez Actes Sud, La Mystérieuse Affaire de l’impasse Zaafarâni où il trace une série de portraits, avec habileté. Pyramides, puis L’Appel du couchant sortent en 2000 – le premier chez Actes Sud, le second au Seuil -. Au plus près de l’éternité vient ensuite, récit autobiographique où il se questionne sur l’opération à cœur ouvert qu’il va subir, prétexte à une exploration de soi.

Rédigé entre 1980 et 1986 et édité en France en 2005, Le livre des illuminations, hommage à son père disparu, est décrit comme un « conte polyphonique explorant les méandres de l’âme égyptienne. » Ce récit peut aussi être vu comme une métaphore sur l’Egypte, au moment de la signature par Sadate des Accords de Paix de Camp David entre son pays et Israël.

La série des Carnets est partiellement traduite en français. En 2008, Le Seuil avait publié son Carnet V, intitulé Les poussières de l’effacement qui parle de la mémoire et de la trace, à partir de l’enfance et des quartiers du Caire où il vécut ; Muses et égéries : Carnets I et III en 2011 invitent, le premier au voyage, le second, à marcher sur les traces d’une figure féminine rencontrée et idéalisée. Sémaphores est le Carnet II de la série – publié au Seuil en 2014 – où Al-Ghitany mêle réel et imaginaire à travers le thème des trains et des gares.

Par-delà les fenêtres qui sera publié en France en février 2016, travaille sur la perception et le regard que pose l’auteur sur différents lieux, vus derrière les fenêtres, ouvrage qui évoque aussi la solitude et s’arrête un moment sur la peinture d’Edward Hopper.

Gamal Al-Ghitany se plait à juxtaposer de courts récits de forte intensité et cisèle la langue comme un orfèvre. Ses thèmes, lancinants, tournent autour de son pays, l’Egypte, de sa ville, Le Caire avec ses imposants minarets, du quartier de son enfance, de l’Histoire. Il manifeste un grand attachement aux lieux et en fait le récit. Comme un sociologue il témoigne de la rue, des vendeurs, des odeurs, des saveurs, de l’agitation, du bruit et des événements. Il entraine aussi son lecteur dans de nombreux pays, car son œuvre est profondément égyptienne en même temps qu’elle ouvre sur le monde. Il est conteur et philosophe, observe la société dans laquelle il vit et met en lumière les contradictions dans sa narration.

Un des grands écrivains du monde arabe s’est éteint. Ses mots étaient simples et l’amour de son pays, immense : « Nous sommes sur les plateaux formés par les limons du Nil… Le soleil est à son zénith, au faîte de son incandescence, la levure s’épanouit sous l’effet du feu cosmique et de la canicule immémoriale. Je sais, à l’instant où j’écris ces lignes, ce que j’ignorais à l’orée de mon parcours, à savoir cette relation unique que le pain entretient avec le cosmos. »

Brigitte Rémer

 

 

 

Biennale des photographes du monde arabe

Egyptiens ou L’habit fait le moine - © Nabil Boutros

Egyptiens ou L’habit fait le moine
© Nabil Boutros

Conçue et présentée par l’Institut du Monde Arabe et la Maison Européenne de la Photographie.

La Biennale des photographes du monde arabe contemporain est une première édition, présentée dans huit lieux du cœur de ville, à Paris. Fondée sur l’échange et les partenariats entre le public et le privé, l’IMA et la Maison Européenne de la Photographie ont entrainé dans leur sillage la Cité internationale des Arts, la Mairie du IVème et quatre galeries : Binôme, Basia Embiricos, Photo 12, Graine de Photographe. Le parcours proposé enjambe la Seine et présente, dans les différents lieux, le travail de cinquante photographes issus du monde arabe ou artistes occidentaux travaillant sur ces territoires. Chaque artiste interprète le monde d’aujourd’hui, la Biennale met leurs regards en perspective.

L’IMA présente, en une exposition collective intitulée histoire(s) contemporaine(s) vingt-neuf artistes, autour de quatre grands thèmes prêtant à réflexion et qui se répondent : Paysages, Mondes intérieurs, Cultures et Identités, Printemps. Géraldine Bloch en assure le commissariat. On y trouve les œuvres de Khalil Nemmaoui, du Maroc, qui, avec Equilibrium, travaille sur les notions de symétrie et d’équilibre ; Yazan Khalili, de Palestine, avec Landscape of darkness, déconstruit les paysages et interroge la perception ; Joe Kesrouani, du Liban, juxtapose le bleu de l’eau aux constructions ravageuses du front de mer, inscrites avec Beirut Walls dans une architecture d’étouffement. Farah Al Qasimi, de Dubaï, créée avec sa série The World is Sinking, des territoires urbains monumentaux et utopiques, sorte de maquettes comiques et absurdes ; Tamara Abdul Hadi, d’Irak, marque un arrêt sur le vaste cimetière de Wadi as-Salam où sont enterrées plus de cinq millions de personnes. On pourrait questionner tous les photographes présentés ici sur leur démarche car chaque œuvre interroge et raconte. Remarquons encore Egyptiens ou l’Habit fait le Moine, série de dix-huit autoportraits de Nabil Boutros, d’Egypte, où le photographe se grime et se métamorphose, se laisse pousser la barbe puis la rase, se coupe les cheveux, les teint, se voile etc. Jeux de rôles qu’il a imaginés pendant un an, en 2010/2011, autour de la posture, de l’allure et de la figure, avec la représentation d’un idéal-type – selon la terminologie de Max Weber – d’une société où l’identité est mise à rude épreuve et les comportements sociaux sous liberté surveillée.

La Maison Européenne de la Photographie, sous le regard de son directeur, Jean-Luc Monterosso, a opté pour la juxtaposition de six expositions monographiques : Passages, une remarquable rétrospective de l’œuvre de Bruno Barbey à travers le monde et à travers le temps, presque trop dense – une cinquantaine d’années – travail d’auteur autant que témoignage réalisé en noir et blanc, ou en couleurs, au sein de l’Agence Magnum : des pèlerinages du Rajasthan à la tragédie du Nordeste brésilien, des champs pétroliers du Koweit à l’art populaire. Brésil, La Réunion, Pologne, Inde, villes et pays défilent, invitation au voyage dans l’espace-temps du photographe : de Persépolis à Fès – il est né au Maroc -, Sénégal, Turquie, Corée, Chine, Egypte et Palestine, égrenant avec lui les événements et géographies de mondes dont il témoigne et transmet les émotions et respirations. Ses premières photos couleurs sont rapportées du Brésil, en 1966. Les plus grands écrivains – dont Genet, Tahar Ben Jelloun et Le Clézio, ont mis des mots sur ses images.

Massimo Berruti a approché les enfants de Gaza et travaillé sur le thème de l’eau et de la pollution. Gaza : eau miracle est un reportage fort, en noir et blanc pour lequel il a obtenu le Prix AFD/Polka 2014. Il témoigne du manque d’eau suite à la destruction des canalisations lors de l’opération Bordure protectrice lancée par Israël, en 2014 et de la pollution qui s’en est suivie, jusque dans les nappes phréatiques. La force de vie des enfants reste intacte, leurs terrains de jeu sont ces maisons détruites et ces champs de gravats. Daoud Aoulad-Syad photographe et vidéaste, joue entre fiction et documentaire et capte, depuis Marrakech, les gens, les lieux et les objets. La culture populaire, les arts forains et ce qui touche à la mémoire collective sont ses sujets de prédilection. Stéphane Couturier travaille depuis la fin des années 1990 sur la représentation des villes et leur transformation, et interroge le médium photographique. De Chandigarh à Brasilia, il décrypte les villes et rapporte les traces des cités logements du quartier de Bab-el-Oued, à Alger. Dans ses aller retour entre Marrakech et Beyrouth, Leila Alaoui interroge la question de l’identité et de la diversité. Elle présente une série : Les Marocains où elle a capté, dans les lieux publics, des portraits d’hommes et de femmes avec l’aide de son studio photo mobile. Andrea et Magda, duo de photographes franco-italien, travaillent sur des thèmes situés entre les territoires et l’économie, leur Sinaï Park observe les ravages du tourisme de masse et la spéculation immobilière qui en découle, créant un monde artificiel et naïf qui interpelle.

Dans la cour de la Mairie du IVème arrondissement, sont exposées les photos de Pauline Beugnies, Generation Tahrir 2010-2015, projet qui avait débuté avant la révolution de 2011 et rend hommage aux jeunes en quête de liberté et de démocratie. Un lieu, un sujet, un engagement, des espoirs. La Cité Internationale des Arts met en exergue les œuvres de trois de ses résidents : deux photographes marocaines : Safaa Mazirh, avec Autoportrait et Ihsane Chetuan, Transfiguration, ainsi que le photographe et vidéaste libyen, Samuel Gratacap qui présente un film vidéo réalisé en Libye tandis que son travail photo, Les Naufragé(e)s est exposé à l’IMA. En parlant du choix de faire un film, il dit : « Ces images seront un genre de mémoire moderne, une nouvelle forme d’album de famille ou de documentation d’un événement traumatique. »

Chaque galerie partenaire est partie prenante de ce mouvement collectif porté par la Biennale : la Galerie Photo 12 présente Le temps suspendu de Maher Attar, du Qatar, un travail sur la mémoire des lieux ; la Galerie Binôme invite à un Discours de la lumière, réalisé par Mustapha Azeroual (Radiance 2), Caroline Tabet (Perdre la vue) et Zineb Andress Arraki (Conversation solaire) ; la Galerie Basia Embiricos présente Autoportrait, carte blanche donnée à Souhed Nemlaghi, de Tunisie, créateur interdisciplinaire qui trace sa route avec une grande liberté d’inspiration ; Graine de Photographe.com a proposé un concours photo sur le thème Mille et une oasis, à savoir les épiceries de nuit tenues pour la plupart à Paris par des vendeurs liés au monde arabe. La Galerie expose sa sélection.

Créer une Biennale des photographes du monde arabe est une magnifique idée et une nécessité, d’autant en ce moment. « Folle ou sage ? La Photographie peut-être l’un ou l’autre : sage si son réalisme reste relatif, tempéré par des habitudes esthétiques ou empiriques ; folle, si ce réalisme est absolu, et, si l’on peut dire, originel, faisant revenir à la conscience amoureuse et effrayée la lettre même du Temps… » comme le signifiait Roland Barthes. Les traces laissées par les artistes, ici chambres d’écho des pays représentés, composent un riche corpus documentaire et se répondent les unes aux autres. C’est une écriture visuelle à la large palette et aux nuances multiples qui permet au public une réelle imprégnation des situations. C’est un événement photographique, le premier du genre, voulu par Jack Lang, Président de l’IMA qui voit en la Biennale « une sorte de radioscopie du monde arabe. » Loin des clichés, chaque artiste trace son chemin propre. Chapeau bas pour cette initiative, et rendez-vous en 2017 pour une seconde édition, déjà attendue.

                                    Brigitte Rémer

Du 11 novembre 2015 au 17 Janvier 2016. Informations : www.biennalephotomondearabe.comwww.mep-fr.org – Coordination générale : Claude Mollard et Jean-Luc Monterosso, directeur de la Maison Européenne de la Photographie – Commissariat : Gabriel Bauret, écrivain et critique d’art – Géraldine Bloch, chargée d’expositions, IMA.

 

 

Au nom du père et du fils et de J.M. Weston

© Pierre Van Eechaute

© Pierre Van Eechaute

Texte et mise en scène de Julien Mabiala Bissila

Ils ont un petit air à la Laurel et Hardy Criss et Cross, non pas tant physiquement que par leur façon de s’asticoter et de se contredire, de se placer le premier. Ces deux frères puisque « sa mère est la femme de mon père » et que « mon père est le mari de la femme de son père… » rescapés de la guerre au Congo Brazza, cherchent dans les décombres de Brazzaville leur ancien quartier, la maison qu’ils habitaient, la parcelle de leur père. Ils n’ont ni haine ni nostalgie et recherchent aussi les royales pompes Weston avec lesquelles ils frimaient, les soirs de fête. « Après ces années grises de concerto pour kalache, la première des choses était de retrouver l’odeur du cirage, juste ce parfum, ça calmait en nous tout ce qui bougeait. »

Ils triturent la mémoire et même quand les souvenirs sont lourds, dégagent un humour décapant et expressionniste par le clan des Sapeurs –  Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes – au code vestimentaire excentrique dans lequel ils se reconnaissent, un peu à la manière des Zazous des années 40, en France. L’élégance jusqu’au dandysme qualité et couleurs des vêtements incluses, expression d’un non-conformisme joliment provocateur.

Sous cette apparente insouciance ils traitent d’un sujet grave, la guerre civile de 1997 au Congo Brazza qui a déchiré la société et les familles pendant plus de deux ans et demi sur fond de pouvoir en transition – Lissouba président sortant, Kolelas ancien maire de Brazzaville exilé à Kinshasa et Sassou-Nguesso s’imposant président, chacun y allant de sa milice -. Au total de nombreux déplacés, des quartiers entiers de la ville, rasés. « Aujourd’hui je refais le chemin inverse de ce parcours cruel à travers les mots que j’écris » dit l’auteur. «J’ai grandi au milieu de paradoxes : Pays riche/habitants pauvres. Peuple miséreux/ peuple fêtard. Guerre/sape. Eglise/corruption. Comment raconter ces contrastes ? Comment voyager dans le monde fantaisiste de ces dandys ? Pourquoi J.M. Weston ? »

L’impact de la guerre et le point de vue de l’Histoire ne sont pas le propos de Julien Mabiala Bissila même s’ils en sont la toile de fond, l’auteur rend le propos léger et se rapproche de l’absurde à la Beckett qu’il évoque lors d’un entretien avec Bernard Magnier : « Dans En attendant Godot, à l’ouverture de la pièce, Estragon tente désespérément d’enlever ses souliers. Ils sont trop étroits. Ils le font souffrir… » La référence aux chaussures est là, il parle aussi des traces laissées par les pas. Criss et Cross seraient un peu Vladimir et Estragon, et le troisième larron, l’homme à la contrebasse puis Bayouss avec deux longs quasi-monologues pourrait évoquer Pozzo.

Au milieu de ce nulle part composé avec une économie de moyens, les acteurs aux couleurs vives et leur valise de vêtements rouge, or et turquoise, chaussettes rouges et jaunes, apostrophent parfois le public et papotent. Puis ils reconstruisent la ville : la mosquée du dialogue, auparavant bar devenu église, puis mosquée. Le Festival du rien, le lycée de la réconciliation. Le conservatoire, le café… L’humour et la force de vie cachent l’indicible, une ville en ruines et décimée. « Je suis en colocation avec mes personnages et on essaie de vivre ensemble » dit l’auteur. Le duo Criss et Cross fonctionne à merveille dans ce lancer-attraper-renvoyer d’une écriture sur-mesure et dans les récits philosophiques de Bayous et la voix off des absents. Trois acteurs magnifiques Criss Niangouna, l’auteur lui-même Julien Mabiala Bissila et Marcel Manquita, entre narration et action.

Julien Mabiala Bissila ici, auteur, acteur et metteur en scène, se consacre au théâtre depuis 1999, la fin de la guerre qu’il a vécue caché dans la forêt et travaille entre la France et l’Afrique. Il n’en est pas à son coup d’essai. Il a présenté ses spectacles dans les plus grands festivals, remporté pour Chemin de fer le premier prix RFI Théâtre 2014. Avec Au nom du père et du fils et de J.M. Weston – qui a obtenu en 2011 le Prix des Journées de Lyon – il construit son récit en cinq souffles – cinq parties – où le choix des mots prime, où la gaîté de la mise en scène et la légèreté des acteurs donnent autant de profondeur au tragique des événements. « L’humour est un pare-balles » dit-il.

Brigitte Rémer

Avec Julien Mabiala Bissila, Marcel Mankita, Criss Niangouna – scénographie Delphine Sainte-Marie – costumes Maria Rossi – lumière Xavier Lazarini – musique et son Frédéric Peugeot – conseil à la mise en scène Jean-François Auguste – réalisation des costumes Sophie Manach. Texte publié aux éditions Le Tarmac chez Lansman/RFI.

Le Tarmac, Scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta. 75020 – du 17 novembre au 4 décembre 2015. En tournée : 21 et 22 janvier 2016 LAtrium-Martinique. Dans le réseau de la Fédération d’associations de théâtre populaire : 6 février L’Atrium de Dax – 9 février Théâtre municipal de Roanne – 13 février Théâtre Na Loba de Pennautier – 1er mars TAP de Poitiers – 7 et 8 mars Théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence – 10 mars Salle Polyvalente d’Uzès – 12 mars La Chartreuse de Villeneuve- lès-Avignon – 18 mars Salle Georges Brassens de Lunel – 23 mars TGP d’Orléans – 30 mars Odéon de Nîmes – 1er avril Théâtre municipal Villefranche de Rouergue – 26 avril La Louvière d’Epinal – 3 mai Théâtre de la Maison du Peuple de Millau.

Dyptique Hélène Bessette

© Tristan Jeanne Vallès Compagnie Public Chéri-Théâtre de l'Echangeur. Comédie de Caen-Centre Dramatique National de Normandie,Théâtre des Cordes. 13 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

© Tristan Jeanne Vallès

Prière de ne pas diffamer ou La véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard, texte de Régis Hébette et Gilles Aufray, avec Laure Wolf et Régis Hébette et Si ou le bal au Carlton, d’après le roman Si, d’Hélène Bessette, mise en scène et adaptation Régis Hébette, interprétation Laure Wolf.

On peut voir les deux spectacles le même soir à certaines dates, même si chacun a sa vie propre : un concepteur Régis Hébette, une complicité avec l’auteur Gilles Aufray, une même actrice Laure Wolf. L’histoire d’Hélène Bessette – née en 1918 – s’inscrit hors du commun et dans la révolte qui sourd à chaque page de son oeuvre. Ecrivaine d’exception reconnue par Queneau, Duras, Sarraute, Malraux et d’autres, elle entre dans l’écurie Gallimard et publie treize romans entre 1953 et 1973. Mais on ne la reconnaît pas. Pire, elle est désavouée, son œuvre consciencieusement rayée et la femme oubliée. « Née obscurément » comme elle le dit, n’appartenant à aucune caste, sa vie est une tragédie dont s’emparent Régis Hébette et Gilles Aufray, écrivain en résidence à l’Echangeur de Bagnolet. Ils en ont retracé les épisodes et livrent – par la merveilleuse actrice Laure Wolf dont la narration puis l’incarnation ne s’inscrit ni dans le pathos ni dans le misérabilisme – une biographie aux profondeurs abyssales, d’une simplicité et d’une évidence sidérante, qui bouleverse.

Prière de ne pas diffamer ou la véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard est écrit à partir de la biographie de Julien Doussinault et du texte-manifeste d’Hélène Bessette Le Résumé. Régis Hébette et Gilles Aufray ont travaillé à quatre mains pour restituer un texte d’une grande précision et d’une puissante musicalité, comme un tempo. Proche du public dans la petite salle de l’Echangeur, l’actrice vêtue d’une blouse sans couleur se raconte, et le plateau nu témoigne d’un récit de haute intensité. D’une famille modeste, Hélène Bessette vise l’Ecole normale supérieure. Très tôt la bibliothèque est son refuge et elle écrit journal, romans et poésies. Elle arpente les petites villes de province avec son mari, pasteur de profession, mais son seul souhait est d’être à Paris. En attendant c’est à Roubaix que naissent ses deux fils tandis que la liste de ses romans s’étend, avec Lili pleure en 1954, puis MaternA, suivi de Vingt minutes de silence. Au fil de ses écritures, elle obtient à plusieurs reprises des voix, pour le Prix Goncourt. Pourtant, Les petites Lecocq marque le début de ses ennuis car Jacqueline Lecocq, de la famille d’accueil qui l’avait jadis accueillie, se reconnaissant, porte plainte et la fait condamner. Puis, ce sont les parents d’élèves de l’école où elle enseigne qui la sanctionnent, et Gallimard qui met ses livres au pilon. Hélène Bessette échafaude un plan pour émigrer aux Etats-Unis mais n’y parvient pas et s’enfonce dans la solitude et la difficulté de vivre avec les petits boulots qu’elle exécute, de serveuse à femme de ménage. Elle édite pourtant ses cinquième et sixième romans, La Tour, puis Suite Suisse où elle parle de la problématique de l’EAS – Emploi, Argent, Santé -. Viennent ensuite Les Mondes seuls puis Ida ou le délire son dernier roman, publié en 1973, où la musicalité des mots rejoint les notes jazz. « Un livre c’est beaucoup… comme une lampe qui brille ou qu’on brise » dit-elle. Gallimard lui refuse la publication de trois pièces de théâtre, elle se défend puis repart sur les routes avec ses valises pleines de manuscrits : « ce qui m’inquiète, c’est mon œuvre…. car l’ensemble a du poids » dit-elle avec humour et lucidité. Elle meurt dans l’indifférence, en 2000. Sur la porte de son petit appartement du Mans était écrit, sur un carton : « Prière de ne pas diffamer. Hélène Bessette de chez Gallimard ».

Le second spectacle, Si ou le bal au Carlton met en exergue la parole de l’écrivaine, par l’adaptation de son roman, Si, publié chez Gallimard en 1964, et repris comme d’autres titres, par les éditions Léo Scheer qui se sont attelées à la tâche depuis 2006. Régis Hébette en signe l’adaptation ainsi que la scénographie en collaboration avec Gilles Aufray pour la dramaturgie et la scénographie, et celle de Renaud Lagier pour la scénographie et les lumières. On retrouve Laure Wolf seule en scène sur le grand plateau et, dans un angle, François Tarot ponctuant les séquences par les pulsations de sa création sonore. On est face aux pulsions de mort de la narratrice, Désira, qui n’envisage que le suicide comme réponse aux préjugés, aux faux-semblants et aux désillusions des hommes. Auteur autant que victime, elle le met en scène et en orchestre la répétition générale. Nous sommes dans une salle de soins, derrière un plastique glauque où le rouge est la couleur-maitre, mais l’idée du suicide avec sa forme d’abandon de la vie côtoie tout autant une grande envie de vivre. A Bagnolet, la profondeur du plateau nous conduit dans les plis du cerveau où s’exprime la solitude de la vie tout autant que celle de Bessette en littérature.

L’actrice, Laure Wolf, tout aussi magnifique en cette seconde partie – qui pourrait être le révélateur de la photo autant que la partie précédente son négatif – construit ces instants de théâtre sur un plateau où l’objet comme signe théâtral prend une signification clinique. Après tout Hélène Bessette ne fut-elle pas cataloguée comme quasi folle ? Elle retrace ici son itinéraire, comme si devant nous et devant la page blanche elle écrivait son roman, échappant à son destin par un imaginaire poétique posé noir sur blanc, dans la solitude de l’écriture.

« La littérature vivante, pour moi, pour le moment, c’est Hélène Bessette, personne d’autre en France » confirmait Marguerite Duras, en 1964. Régis Hébette et Gilles Aufray se sont emparés de cet univers vertigineux et ont remis sur le devant de la scène l’auteure, donnant avec une économie de moyens « l’épaisseur des signes » selon Barthes. Depuis 2013 le metteur en scène et l’auteur collaborent : Régis Hébette, également auteur, metteur en scène et directeur depuis vingt ans de l’Echangeur de Bagnolet avec la compagnie Public Chéri, Gilles Aufray dont plusieurs pièces ont été éditées en France, écrivant en français et en anglais, accueilli comme artiste en résidence. Ensemble, ils travaillent sur la poétique et la musicalité de la langue et sur la relation à la narration qu’ils font partager par des lectures autour d’Hélène Bessette dans les librairies, médiathèques, lieux culturels et lycées du quartier.

« Le langage poétique est forcément celui des Temps difficiles. Il est celui de la souffrance et l’expression quotidienne normale d’un Temps de guerre. Dans un monde bruyant, angoissé, une phrase qui se fait entendre. Une phrase qui doit être lancinante et douloureuse. Voisine du jazz. Qui retient l’attention. Cruelle peut-être. Ce qui prouve qu’elle est à sa place » dit Hélène Bessette dans son Manifeste sur le langage poétique.

Brigitte Rémer

Du 21 au 30 novembre 2015 à l’Echangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle. Métro : Gallieni – Prière de ne pas diffamer ou la véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard, les lundis 23, 30 novembre 7 et 14 décembre, à 19h – Si ou le bal au Carlton, les vendredis et samedis à 20h30, les dimanches à 17h et lundis à 21h – Compagnie Cie Public Chéri – Site : www.lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20 – Editeur : www.leoscheer.com. La revue Frictions a consacré un numéro à Hélène Bessette et édité Prière de ne pas diffamer : www.revue-frictions.net

 

 

Fin de l’histoire, d’après Witold Gombrowicz

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène de Christophe Honoré, au Théâtre National de la Colline, puis en tournée

Dans Nouveau Roman monté en 2012, Christophe Honoré travaillait déjà le fragment. Avec Fin de l’histoire, le réalisateur et metteur en scène continue à brasser la matière théâtrale à sa manière et la fait lever, de montage en digressions. Il part de la pièce inachevée de Witold Gombrowicz – d’origine lituanienne, né en 1904 à Kielce, au sud d’une Pologne occupée par les russes – mêle des extraits d’un écrit très polémique datant de 1947 Contre les poètes et de son célèbre Journal dont la première partie est éditée en 1957. « La messe poétique a lieu dans le vide le plus complet » conteste-t-il. Il y adjoint des textes philosophiques et politiques et notamment ceux du politologue américain, Francis Fukuyama, à partir de son ouvrage La Fin de l’histoire et le dernier homme. Ce concept de La fin de l’Histoire apparaît chez Hegel comme processus historique puis est repris par le philosophe français d’origine russe Alexandre Kojève et par Francis Fukuyama avant d’être contesté par Jacques Derrida suite à la chute du Mur de Berlin.

 A la veille de la guerre, en 1939, Gombrowicz plus que trentenaire embarque pour l’Argentine où il restera vingt-cinq ans. Son premier roman, Ferdydurke a été publié en 1937 et sa pièce, Yvonne princesse de Bourgogne, en 1938. L’auteur cultive un certain sens du paradoxe et joue avec l’absurde, balloté entre les traditions de son pays et un certain antinationalisme. C’est de ce matériau dont s’empare Christophe Honoré jouant sur l’immaturité telle que proposée dans l’ouvrage Mémoires du temps de l’immaturité que Gombrowicz publie dès 1933 et sur l’Histoire en cette période perturbée où s’illustrent Hitler, Mussolini, Staline, Edvard Beneš – président du gouvernement tchécoslovaque en exil à Londres en 1940 avant de permettre la mainmise des communistes, en 1948 – ; Józef Beck, militaire et homme politique polonais, ministre des Affaires étrangères au profil intransigeant qui, comme les autres officiels, s’enfuient du pays au moment de l’invasion allemande ; pour la France Edouard Daladier du Parti radical, livré aux Allemands au moment de l’invasion de la zone libre, interné puis libéré par les Américains.

Que fait le metteur en scène de tout ce matériau ? Il l’interprète avec distance et humour, quitte à le vider parfois de substance. Mais on est au théâtre non pas au cours d’histoire et il n’est pas le biographe de Gombrowicz. La scénographie ressemble à la salle d’attente d’une gare avec un escalier stalinien menant à des portes vitrées, ou encore à une entrée majestueuse de piscine version années 30. Il est zéro heure zéro cinq, l’été 1939. La famille Gombrowicz au grand complet accompagne Witold, âgé de dix-sept ans, en partance pour l’Argentine : ses deux frères, Jerzy et Janusz à mille milles de Witold, leur sœur Rena, sorte de mégère non apprivoisée, la mère pleine de gouaille qui écope de sarcasmes fort peu sympathiques de la part du père menant son monde à la baguette.

Witold, est fait d’étrangeté et d’homosexualité affichée et semble tombé d’une autre planète. « Mon petit chien bizarre…  Je ne sais pas où te mettre dans la famille… » dit la mère. L’amie de Witold venue l’accompagner et aussitôt délaissée subit un rite d’initiation par le questionnaire qui lui est infligé sur sa nationalité – allemande ou polonaise – allant jusqu’au viol par l’un des frères Gombrowicz. De cours de danse en vacheries et de purs délires en échappées solo, avec ou sans chaussures, le spectateur essaie de recoller les morceaux et l’image décentrée de l’écrivain présenté ici, du haut de ses dix-sept ans, comme une figure un peu pâle, certes singulier et différent mais dévoré par cette famille, et donc effacé.

Dans la seconde partie, les mêmes acteurs se transforment en figures politiques extrêmes – ceux qui ont mené et déstructuré le monde – et en philosophes qui refont le monde à leur manière, sous couvert des accords de Yalta en 1939 pour mettre fin à la 2nde guerre mondiale, traités ici comme une mascarade. Carte de l’Europe, valises, partage du monde, cela dégénère de beuverie en chansons paillardes, de manière plutôt parodique dans ces mondes qui se délitent. « On s’est livré à quel Staline ? A quel Hitler ? »  Staline – interprété ici par une femme – est pire qu’Hitler, nous dit-on. Et le dernier quatrain « Si y a pas la guerre… Si y a pas la bombe atomique… Si y a pas… etc.» Le final place le spectateur face aux bombardement, fumées et incendies dans la nuit, image très cinéma qui renvoie à la solitude et à la mort. « Le communisme… Le monde ne veut plus de moi, dit Witold. Quelque chose s’est dégradé entre moi et le monde. » Nous sommes entre réalité et fiction, entre histoire familiale et histoire sociale, dans de l’inachevé. Tous les acteurs servent le propos de cette fresque historico-littéraire réinterprétée par Christophe Honoré à l’ombre de Gombrowicz, avec sérieux et loufoquerie, dont une petite mention pour Annie Mercier, mère magnifique de gouaille et de maîtrise.

Brigitte Rémer

Avec Jean‑Charles Clichet – Sébastien Éveno – Julien Honoré – Erwan Ha Kyoon Larcher – Élise Lhomeau – Annie Mercier – Mathieu Saccucci – Marlène Saldana – scénographie Alban Ho Van – lumière Kelig Le Bars – création costumes Marie La Rocca – conception et fabrication des masques Fanny Gautreau – dramaturgie et assistanat à la mise en scène Sébastien Lévy.

Vu au Théâtre National de La Colline (3 au 28 novembre 2015) – En tournée : Théâtre National de Varsovie les 4 et 5 décembre 2015 – Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées du 11 au 17 décembre 2015 – Comédie de Valence CDN Drôme Ardèche les 6 et 7 janvier 2016 – Le Grand T théâtre de Loire-Atlantique du 13 au 15 janvier 2016 – Maison des arts de Créteil du 28 au 30 janvier 2016 – Théâtre national de Nice du 25 au 27 février 2016.

 

 

Lumières d’Afriques

Photographie©Aïda Muluneh Darkness Give Way to Light

Photographie©Aïda Muluneh
Darkness Give Way to Light

Une exposition collective itinérante, en prélude à la COP21 – Direction artistique Jean-Michel Champault, Scénographie Franck Houndégla.

Des peintres, des sculpteurs, des photographes et des vidéastes africains issus de cinquante-quatre pays différents présentent leur vision de l’Afrique des Lumières dans le Grand Foyer du Palais de Chaillot. Le symbole est fort car c’est là que fut signée en 1948 la Déclaration universelle des droits de l’homme alors que le Palais faisait fonction de siège des Nations unies. L’exposition d’aujourd’hui – réalisée à l’initiative du fonds de dotation African Artists for Development créé par Gervanne et Matthias Leridon – s’en fait l’écho. Elle évoque la lumière au sens premier d’énergétique et du droit d’accès à l’énergie pour tous, comme au plan philosophique et de la connaissance de l’état des Afrique(s). Ces bouteilles à la mer sont en lien avec la réflexion mondiale engagée sur le réchauffement climatique.

Le parcours débute en haut des escaliers monumentaux par une vaste carte géographique collée au sol qui restitue la proportion réelle des continents. Le visiteur peut traverser l’Afrique à pieds de pays en pays, introduction au sujet de ce vaste puzzle qui raconte le monde d’aujourd’hui à travers cinquante quatre regards. Chaque œuvre est accompagnée d’un message vidéo de cinquante-quatre secondes, cahier des charges des artistes permettant de mettre des mots sur leur lumière intérieure ou leur petit vélo à guidon chromé comme le dirait Georges Pérec. Ces vidéos sont présentées au pied de l’escalier, dans une installation monumentale. Le visiteur s’engage ensuite dans un long couloir où sont accrochées sur une structure de métal des œuvres aux esthétiques très diverses menant jusqu’à une petite pièce noire, à l’autre bout, dont l’installation joue d’ombre et de lumière. Il dérivera en chemin dans l’amplitude de l’espace ouvert devant le Trocadéro où se trouvent sculptures et autres objets. Altérité, diversité sont les maîtres mots des œuvres de ces artistes, connus et reconnus pour certains, plus confidentiels pour d’autres, aux esthétiques et aux techniques très diverses.

Abdoulaye Konaté du Mali, qui dirige le Conservatoire des Arts et Métiers Multimédia de Bamako, travaille le textile et présente L’Homme Nature, composé d’une multitude de morceaux de tissus alignés en ondes de couleurs allant du sombre au lumineux devant lequel un homme blessé d’un point rouge dans le dos, est en arrêt. Aston, du Bénin présente sa drôle de mappemonde, Weziza, réalisée à partir d’objets récupérés, de fils tendus comme des rayons, de perles noires. Et quand disparaît la lumière, reste sa propre image dans le miroir. Nabil Boutros, photographe et scénographe d’Egypte, nous attire dans sa boîte noire avec une installation lumineuse qui transforme le visiteur en magicien capable (coupable ?) d’éteindre la lumière en passant devant un rayon. Dans ce fondu enchaîné quand la lumière se coupe, apparaît un slogan phosphorescent bien en phase et en espérance avec notre monde d’aujourd’hui, rédigé en sept langues différentes : De l’ombre jaillit la lumière. Gonçalo Mabunda du Mozambique, artiste engagé témoin de la guerre civile dans son pays, dénonce l’absurdité des guerres et transforme les armes récupérées qu’il déstructure et élabore en sculptures. Ainsi The Light at the end of the tunnel qui évoque ici la mémoire collective.

Les femmes sont aussi très présentes et donnent leurs points de vue, ainsi Amina Zoubir d’Algérie, plasticienne et réalisatrice questionne la condition des femmes et sa projection dans l’espace urbain. Elle présente ici une œuvre pour cire et clous sous plexiglas intitulée Le doute est désagréable mais la certitude est ridicule ; Aïda Muluneh d’Ethiopie, photographe et cinéaste, avec Darkness give way to light travaille sur les femmes dans la diaspora africaine et l’image de l’Afrique ; Berry Bickle du Zimbabwe, construit son œuvre à partir du thème de l’exil et de la mémoire et présente ici Touch, photographies et manipulation digitale. On pourrait nommer toutes et tous les artistes : Athi-Patra Ruga d’Afrique du Sud avec sa Miss Azania, pur baroque à la croisée de la mode et de l’art contemporain ; Emeka Okereke du Nigéria qui s’attache aux problèmes sociopolitiques et parle d’échange et de coexistence ;  Franck Lundangi d’Angola qui utilise des techniques variées comme l’aquarelle, la peinture, la gravure et la sculpture ; John Goba de Sierra Leone qui s’inspire du savoir-faire traditionnel et des figures mythiques et présente ici une sorte de figure totem en bois et métal, recouverte de peinture aux couleurs vives et couvertes d’épines de porc-épic lui conférant des vertus protectrices et magiques.

Il faudrait cinquante-quatre pages pour parler de chacun, dans la diversité de leurs œuvres. Leurs démarches, à la fois locales – car tous manifestent un lien très fort à leurs pays – à la fois inscrites dans le monde d’aujourd’hui, font le pont entre mémoire, Histoire, et avenir, de façon directe ou décalée. Tous sont en recherche de sens et de connaissance en lien avec leur environnement politique, culturel et social, et en expérimentation artistique sur ce thème Lumières d’Afriques dont la profondeur de champ à la lueur des tragédies d’aujourd’hui contredit tous les stéréotypes.

Brigitte Rémer

Du 4 au 24 novembre 2015, au Théâtre national de Chaillot, 1 place du Trocadéro, Paris XVIe –www. theatre-chaillot.fr – En complément à l’exposition, Chaillot célèbre les Afriques et a programmé au cours de la saison plusieurs spectacles d’artistes africains – Lumières d’Afriques sera ensuite : en décembre 2015 pendant la COP21, à la Gare du Nord à Paris, puis en tournée sur le continent africain – Côte d’Ivoire, Ghana, Ethiopie, entre autre – à Londres puis Washington. African Artists for Development : www.aad-fund.org

 

Ronald C. Paul reçoit le Prix Ethiophile

© Brigitte Rémer

© Brigitte Rémer

Le premier roman de l’auteur haïtien Ronald C. Paul, Les enfants des cyclones, publié en France aux éditions Le Soupirail et que nous présentions par un article en mai dernier, a reçu le Prix Ethiophile.

Ce Prix littéraire est attribué pour la première fois cette année. « Toute parole aiguise un regard. Toute force trouve sa parole » dit L’Association Ethiophile reconnue d’utilité publique et chargée de la remise du Prix, en partenariat avec le Bin Kadi So d’Abidjan. L’Association se réunira chaque année pour couronner une oeuvre romanesque, une pièce de théâtre ou un essai francophones – Afrique, Caraïbe, Maghreb – alternativement à Paris et à Abidjan.

Un jury international composé d’Africanistes, de critiques littéraires et d’écrivains s’est réuni le 1er octobre sous la présidence de Papa Samba Diop, Africaniste – Université Paris-Est Créteil et de Marie-José Hourantier, Vice–présidente, Africaniste – Ecole Normale Supérieure d’Abidjan et coordonnatrice du Prix à Abidjan. Henry Konan Bédié, Président de Côte d’Ivoire parrainait cette première édition. Adama Bilorou Dembele, artiste ivoirienne qui chante la tradition a offert un moment d’une rare intensité.

Les éditions Le Soupirail dirigées par Emmanuelle Moysan, dont le siège est en Normandie, est une toute jeune maison d’édition dédiée à la littérature française et étrangère, qui n’a pas encore deux ans. Son court catalogue est exigeant et l’accompagnement prodigué aux auteurs d’un grand professionnalisme. Ainsi, Ronald C. Paul invité à Paris pour recevoir son Prix Ethiophile a effectué une tournée dans la région. Il a rencontré les élèves des Lycées Malherbe de Caen et Victorine Magne de la Fondation Auteuil, à Lisieux ; présenté son roman lors de la Soirée Latitudes, à l’Espace Senghor de Verson ainsi qu’à l’Espace Louis Delgrès-Association Mémoire de l’Outremer de Nantes et reçu le public pour signatures au Salon du Livre du Mans, lors de la 25ème heure du livre – Peuples premiers.

Les enfants des cyclones est présélectionné pour le Prix du Premier roman et des littératures contemporaines de Laval qui se tiendra à la fin du mois d’avril 2016, véritable plateforme pour la promotion de la lecture et de la littérature contemporaine auprès de tous les publics.

« La nuit abuse des heures de l’aube. Une nappe de nuages cache toutes les constellations. Même l’horloge de la cathédrale sonne quatre heures avec timidité. Le vent lui-même ne sait plus dans quel sens aller. Quelques coqs chantent mais nous savons depuis longtemps qu’ils sont fous. Dans ces minutes immobiles à force d’hésitation, Wilner et Julia sont pourtant actifs. Tout est chargé sur le bateau. Ils fixent quelques baluchons et s’en retournent vers la maison. Ils reviennent avec chacun un enfant dans les bras… » (extrait.)

Brigitte Rémer

Contact : editionslesoupirail@gmail.com – Site : www. editionslesoupirail.com (cf. www.ubiquité-cultures.fr – Rubrique Livre, édition, recherche, 6 mai 2015.)

« Le Soupirail : œil-esprit dérobé et offert, rencontre entre souffle, lumière et regard. Il est mouvance, vision, entre intérieur et extérieur. Il met en valeur l’écart qu’offre l’écriture littéraire contemporaine face au monde. Cette respiration… »

 

 

 

 

AG du Réseau français, Fondation Ana Lindh

alf_logo_2012L’assemblée générale du Réseau français de la Fondation Ana Lindh (FAL) – composé de structures de la société civile – animé par l’association Forum Femmes Méditerranée s’est tenue mercredi 14 octobre à Paris en la présence du Directeur Exécutif de la Fondation, S.E. Hatem Attalah, – nommé le 1er mars 2015 – venu présenter la nouvelle stratégie de la Fondation. Madame Elisabeth Guigou, Présidente de la FAL, y a fait une intervention.

Les objectifs définis par le Directeur Général, pour que la FAL devienne la référence du dialogue interculturel dans la région sont d’une part de conforter ce rôle interculturel de la Fondation, d’autre part de contribuer à sa pérennisation en lui donnant plus de visibilité. Les quatre piliers de sa stratégie passent par un travail de communication, un travail sur le terrain avec la recherche de partenaires, la qualité des projets posés pour asseoir sa crédibilité et un travail à long terme à mener avec le Conseil des Gouverneurs. D’où l’importance que les quarante-deux réseaux nationaux dans les différents pays transmettent à la Fondation un retour d’informations. La synthèse des actions se résume en quatre mots, les quatre D : Démocratie, Développement, Dialogue et Diversité.

La Présidente de la FAL a insisté de son côté sur la nécessité de rendre visible les enjeux spécifiques aux pays riverains de la Méditerranée et table sur des propositions pour l’action, notamment dans les domaines de l’eau, de l’énergie, de la femme etc. En relation avec la conférence sur le climat, la COP 21 qui se tiendra à Paris au mois de décembre, elle précise que la question du climat est bien une question de guerre et de paix dans la région en termes d’enjeux économiques, culturels, sociaux, éducatifs et de vie.

Elle explique la démarche de la Fondation qui sera reçue le 15 octobre soit le lendemain de l’AG à l’Assemblée Nationale, sur le thème : Le dialogue interculturel face aux défis environnementaux, et plus particulièrement sur La coopération pour une Méditerranée durable. Elisabeth Guigou confirme par ailleurs qu’il serait souhaitable lors de cette rencontre de centrer la discussion sur un ou deux points précis, pour ne pas se perdre, ni en diluer la portée. Elle suggère d’ores et déjà la prise en compte de l’organisation de la COP 22 qui se tiendra au Maroc en 2016.

Plusieurs projets ont été présentés au cours de l’AG par différents membres du réseau dont Les Labos de Babel, association de Bretagne, qui prépare un Manuel d’éducation à la citoyenneté ; le Centre de découverte du monde marin de Nice qui œuvre sur la protection des océans ; Umarinu de Bastia dont les actions portent sur le développement durable ; l’Institut catholique de la Méditerranée de Marseille qui travaille sur la question des frontières et Forum Femmes Méditerranée qui met en exergue la place des femmes dans la région.

Au cours de cette AG on a aussi parlé de formation et du fonctionnement interne du Réseau français, de la lettre d’informations hebdomadaire publiée par le chef de file Forum Femmes Méditerranée qui d’autre part transmet les appels à projets émanant de la FAL, monte les AG et fait un important travail d’interface avec les associations du réseau ainsi qu’avec le siège de la Fondation, établi à Alexandrie.

Brigitte Rémer

Forum Femmes Méditerranée – Déléguée Générale, Chef de file du Réseau Français Anna Lindh, Esther Fouchier – 51 rue des Dominicaines 13001 Marseille – Tél: 04 91 91 14 89 – site : www.femmes-med.org

 

 

 

 

 

Köroglu – Fils d’aveugle ou Entre ciel et terre

© CRT Saint-Blaise

© CRT Saint-Blaise

Texte et mise en scène d’Ali Ihsan Kaleci, musique sous la direction d’Irfan Gürdal. Création mondiale le 22 août 2015, à Uçhisar (Turquie)

Dans un décor des plus majestueux composé de monticules d’une lave blanche érodée depuis des années, à Uçhisar région de Cappadoce en Anatolie centrale, Ali Ihsan Kaleci, auteur-metteur en scène et son équipe ont créé un ambitieux spectacle tiré de la geste de Köroglu, un classique du patrimoine épique turcophone, non daté et transmis oralement. Dix ans de travail sont à la clé de cette adaptation. Le texte-source est un vaste corpus dont l’origine se situe entre l’Azerbaïdjan, l’Anatolie et la Russie et qui a voyagé jusqu’au Japon. Dix ans de recherche pour qu’Ali Ihsan Kaleci puisse re-créer, en quatre tableaux, ce mythe éparpillé de la littérature populaire profane mi-ouïghour mi-turc, basé sur les rapsodes et la déclamation et qui a subi au fil des siècles aménagements et détournements, selon les temps du politique.

Köroglu est une épopée qui fait écho aux grands textes comme Le Mahabahrata ou Les Contes des Mille et Une Nuit, et qui rencontre l’histoire d’Abraham autant que celle d’Hercule. La scénographie du lieu n’est pas sans évoquer la carrière Boulbon d’Avignon où Peter Brook présenta jadis son long poème emblématique et sacré venant de l’Inde ancienne. Pour accéder à cet Olympe, le parcours initiatique du public participe de sa mise en condition et permet d’entrer de plein pied dans le rituel, guidé par l’intensité des feux de bois et des torches montrant la route et qui, sur le plateau sont autant de créations lumières. Avant de prendre place, le regard du public croise celui des acteurs qui se fondent, hiératiques, dans le paysage comme gardiens du temple, avant de livrer ce texte venu du fond des temps.

Côté jardin, cinq musiciens et chanteurs ponctuent l’action sous la direction du musicologue Irfan Gürdal, spécialiste des formes épiques déclamées et psalmodiées, chanteur et joueur de Saz cette sorte de luth au long manche utilisé dans la musique populaire turque et instrument de prédilection des bardes. Il est entouré de Ramin Rzayev joueur de Târ, luth à six ou sept cordes selon, composé de deux blocs de bois de mûrier évidés et parfaitement symétriques, dont la caisse a la forme de deux cœurs de tailles différentes qui se rejoignent par la pointe ; d’Anar Yusubov au kemençe, un violon à trois cordes, à la caisse de résonance arrondie et qui se tient à la verticale ; d’Ata Özer et de Sercan Ulusoy aux percussions.

Le mythe Köroglu s’est construit à partir d’un espace de vie pastorale et nomade, de pratiques guerrières et du culte du cheval. Il raconte la colère du sultan face à deux poulains qui ne lui convenaient pas et de la punition qu’il inflige à l’éleveur du troupeau, le père de Köroglu en « jetant des tisons ardents » sur ses yeux, provoquant ainsi sa cécité. Homme simple, en révolte contre les puissants,  Köroglu ” c’est un nomade dans toute sa poésie plaisante et terrible, c’est le guerrier asiatique dans toute son exagération fanfaronne, c’est le brigand de la Perse dans toute sa ruse, dans toute sa férocité et dans toute son audace », disait George Sand qui avait fait une première traduction-adaptation de l’oeuvre en France, en 1843. Initié par son père au dressage des chevaux, à l’équitation et au métier des armes, Köroglu ne fait plus qu’un avec son emblématique cheval bai, nommé Kirat. « Sais-tu quelle est ton origine, tes ancêtres, ton père, qui ? Qui t’a appelé fils, l’oiseau fragile de mon âme ? » questionne le père, semant le trouble : « Un enfant dans le ventre de sa mère, Köroglu, nous l’avons appelé. En une goutte d’eau, nous l’avons lavé, nous lui avons donné une âme. Parmi les morts, une lumière qui ne se couche pas, nous lui avons donnée… »

Trois déesses s’avancent depuis le fond de scène et troublent la nuit de leurs imprécations, dans ce pays imaginaire et magique qu’est le plateau. Le glissement des pas, une gestuelle cérémonielle maîtrisée au cordeau, les tuniques et longs manteaux portés, sont autant de signes appelant le théâtre japonais. Ces vestales forment un chœur et témoignent, psalmodiant ensemble ou en écho, se répondant et conduisant la représentation dans la tragédie grecque.

Surgit le chœur des hommes qui fait cercle, dans ce même hiératisme d’inspiration soufie, vêtus de jupes de soie derwiche. « Nous sommes les Quarante. Certains ont dit, moi, je suis Elie. » L’entrée de l’oracle au visage masqué et féminin est forte. L’acteur qui exécute avec virtuosité la danse de l’éventail – habiles bruissements comme fragiles ailes d’oiseaux – se découvre : Tapa Sudana qui fut Shiva dans le Mahabahrata de Peter Brook, nous emporte dans son vocabulaire gestuel proche du kathakali. Offrandes, bâton, étole autant de symboles pour guider Köroglu qui poursuit seul son voyage initiatique en haut de la montagne Kaf. « Köroglu, fils de la lumière, voici, tu es la terre. » Son père, vieillard drapé d’or assis en retrait, en fond de scène, regarde le monde. « Je suis fatigué du monde. Voici, je m’en vais, salut à vous du ciel et de le terre… »

Dans ces parcours entremêlés de la Geste, Ali Ihsan Kaleci a fait de Köroglu une lecture rituelle, dense et généreuse, qui a la force d’une tragédie. Il donne toute son importance aux chœurs de femmes et d’hommes chorégraphiés qui se déploient avec élégance et force, guidés par d’excellents musiciens dialoguant avec le texte. Il en connaît tous les recoins puisqu’il a fait parler les archives pour en donner sa vision, en cette nouvelle version. Actrices et acteurs sont à féliciter, tous portent avec grâce et conviction cette synthèse très réussie des théâtres d’Orient.

Brigitte Rémer

Avec : Philippe Dov Cohen, Neslihan Derya Demirel, Anne Donard, Ori Gershon, Erica Letailleur, Bastien Ossart, Tapa Sudana, Martin Vaughan-Lewis et les Musiciens : Irfan Gürdal (saz, chant) – Ata Özer (percussions) – Ramin Rzayev (târ) – Sercan Ulusoy (percussions) – Anar Yusubov (kemençe).

Ce spectacle fut présenté le 22 août 2015 dans le cadre des Journées internationales de rencontre et de réflexion organisées par le CRT Saint-Blaise à Paris et Görsem Ortahisar-Turquie sous l’intitulé Contemplation Project (cf. notre article du 24 septembre 2015, rubrique Politiques culturelles). Tournée en préparation.

 

 

Le Dibbouk ou Entre deux mondes

© Pascal Gély

© Pascal Gély

Spectacle en français, yiddish et hébreu d’après la pièce de S. An-sky. Adaptation de Louise Moaty et Benjamin Lazar d’après la traduction du russe de Polina Petrouchina, et le travail sur la version yiddish de Marina Aleexeva-Antipov. Mise en scène de Benjamin Lazar.

C’est une pièce emblématique du théâtre yiddish. Dans la tradition juive kabbaliste le Dibbouk est un esprit, une âme damnée qui entre dans le corps d’un vivant pour expier ses péchés ; ce peut être aussi l’âme d’une victime d’injustice qui demande réparation. C’est dire que la pièce n’est pas simple à monter, elle l’est d’ailleurs rarement.

Né dans la Russie tsariste en 1863, contraint à l’exil par deux fois en raison de son engagement politique, l’auteur, Shloyme Zanvl Rappoport dit S. An-sky, s’est intéressé aux récits d’inspiration populaire et à la mémoire juive en véritable ethnologue, accompagné du compositeur Joël Engel et du plasticien Judowin. Ensemble ils ont collecté musiques, histoires, peintures, jeux et poésies. De cette recherche est né Le Dibbouk, autour de 1910. Constantin Stanislavski s’y est intéressé mais le fondateur du Théâtre d’Art de Moscou, pour plus d’authenticité aurait voulu qu’elle fût traduite en yiddish. Et le projet n’ira pas plus loin. La pièce sera répétée à Vilna en 1917, sa présentation n’aura lieu qu’en 1920 à Varsovie, après la mort de l’auteur. C’est Gaston Baty qui, pour la première fois en France la mettra en scène et la présentera au Studio des Champs-Elysées en 1928. Un film en sera tiré dix ans plus tard, réalisé par Michaël Waszynski, qui s’inscrira aussi comme gardien de la mémoire.

Benjamin Lazar s’empare à son tour de la pièce et choisit d’ouvrir le spectacle avec un long prologue. Autour d’une immense table de travail dans ce qui pourrait être une maison de prières, les douze acteurs – qui tiennent presque tous plusieurs rôles – sont rassemblés et énoncent les règles du judaïsme en se lançant des questions. « Ces questions ont été rédigées par An-Sky lui-même qui avait établi un questionnaire publié sous le titre Der Mensch, ce qui signifie L’Homme » précise le metteur en scène. Cette entrée en matière didactique, un peu lourde mais sans doute nécessaire, a un rôle d’initiation pour le spectateur profane. Il y est question de Talmud et de Mishna, des Séraphins de la Kabbale, des quatre degrés d’interprétation et des neuf rouleaux de la Torah, des six cercles de vie, de l’Arche et de la nappe aux fils d’or qui la ferme. Il y est question de croyances et de fantasmes, de mythes et de traditions.

Puis débute le récit. On annonce les fiançailles de Leye, fille de Sender, sur fond de vodka et d’ivresse, de chants et de musiques. Le père, qui lui souhaite un riche époux, n’a pas trouvé acquéreur facilement. La mère est morte et la jeune fille, élevée par une nourrice autoritaire, doit épouser celui qu’on lui désigne. Elle est pourtant éprise de Khonen, un homme de l’ombre tout aussi épris d’elle, et leurs destins semblaient prédestinés. Mais à l’annonce de ce mariage, Khonen, qui s’est réfugié dans les études talmudiques, s’écroule brutalement et meurt. C’est son esprit qui va hanter la jeune mariée et lui donner la force de braver l’ordre établi par son père. Ainsi, le jour des noces, elle se refuse à son époux, comme possédée par une force mystérieuse et surnaturelle qui l’habite. La seconde partie de la pièce repose sur la possession et l’exorcisme. Antonin Artaud en faisait le commentaire, en disant : « Dans une scène extraordinaire, Leye parle avec la voix même de l’homme qui réclame ce qui lui a été destiné, c’est-à-dire la femme, c’est-à-dire elle-même… La voix avec laquelle cet être revendiquait son bien est l’une des choses les plus terribles que j’ai entendues. »

Le père se rend chez Rebbe Azriel, exorciseur, qui tente tout pour désorceler la jeune femme et comprendre la raison de la possession. Mais l’esprit n’obtempère pas. Les deux hommes découvrent alors que Khonen est cette âme damnée qui habite Leye. Le père est convoqué en audience et doit rendre des comptes. Il comprend qu’il a brisé un serment de jeunesse. Lié d’amitié à Nissan, père de Khonen, les deux hommes s’étaient fait le serment de marier leurs enfants si leurs épouses respectives donnaient naissance l’un à une fille l’autre à un garçon. Nissan mourut avant la naissance de son fils, Sender perdit de vue la famille et oublia la promesse. Enfermé dans un cercle dessiné au sol, en tête à tête avec son passé et la promesse manquée, il se voit condamné à donner la moitié de sa fortune. Quand l’esprit enfin fut chassé au bout de la énième séance d’exorcisme, Sender convoqua le riche prétendant choisi pour reprendre la cérémonie du mariage. Mais définitivement offerte à Khonen son Elu, Leye rendit son dernier soupir.

Un travail intense qui repose sur les acteurs – l’interprétation de Louise Moaty en Leye est particulièrement forte -, une scénographie sobre avec quelques objets symboliques, des entrées et sorties par le fond de scène, des musiques judicieusement présentes, populaires et religieuses, avec des chœurs enregistrés mêlés au chant des acteurs – compositeur Aurélien Dumont, chef de chant et soliste Paul-Alexandre Dubois – telle est l’écriture scénique que propose Benjamin Lazar. Son Entre deux mondes, celui des vivants et celui des morts, ouvre sur le fantastique et dans un au-delà sans effets spéciaux, il porte avec intelligence et clarté la complexité de la pièce.

Après plusieurs spectacles s’inscrivant dans une esthétique baroque où la musique toujours occupe une place maîtresse, Benjamin Lazar s’engage avec Le Dibbouk sur les chemins complexes de la mémoire – ceux de la culture yiddish du début du XXème – et signe ici, accompagné de Louise Moaty comme collaboratrice artistique, un travail plein de questionnements.

 Brigitte Rémer

Théâtre Gérard Philipe Centre Dramatique National de Saint-Denis – du 25 septembre au 17 octobre 2015. Avec : Paul-Alexandre Dubois, Simon Gauchet, Éric Houzelot, Benjamin Lazar, Anne-Guersande Ledoux, Louise Moaty, Thibault Mullot, Léna Rondé, Alexandra Rübner, Stéphane Valensi, Nicolas Vial, Pierre Vial – et les instrumentistes : Martin Bauer violes – Patrick Wibart serpent et autres instruments – Nahom Kuya cymbalum et percussions – chorégraphie Gudrun Skamletz – scénographie Adeline Caron – lumières Christophe Naillet – costumes Alain Blanchot.

 En tournée : Théâtre du Beauvaisis à Beauvais, 12 et 13 novembre – Scène Nationale de Cherbourg, 19 et 20 novembre – Maison de la Culture d’Amiens, 23 au 27 novembre – Théâtre de la Foudre, Petit Quevilly CDN de Haute Normandie, 1er et 2 décembre – Théâtre Jean Vilar de Suresnes, 5 et 6 décembre – Espace Jean Legendre, Compiègne : 10 décembre – MC2, Grenoble, 9 au 13 février 2016 – Grand Théâtre/les théâtres de la Ville de Luxembourg, 16 et 17 février – La Criée à Marseille, 24 au 26 février – TNP Villeurbanne, 1er au 6 mars – Théâtre de Cornouaille/Scène Nationale de Quimper, 9 mars – Théâtre Municipal de Caen, 15

Battlefield, d’après Le Mahabharata

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Texte de Peter Brook, Jean Claude Carrière et Marie Hélène Estienne. Mise en scène de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne, au Théâtre des Bouffes du Nord, en anglais surtitré en français.

Le sol est rouge désert, comme le cadre et le fond de scène. Le Mahabharata, ce livre sacré de l’Inde et grand poème épique datant des derniers siècles av. JC relate la « Grande Geste » des Bharata. Il n’est plus cette longue chronique de neuf heures aux personnages poétiques et guerriers qui avaient captivé le public de la carrière Boulbon en 1985, lors du Festival d’Avignon. C’est aujourd’hui un tout autre travail qui est présenté, réalisé par le maître des lieux avec Marie Hélène Estienne, d’après la pièce de Jean-Claude Carrière issue du texte originel, et avec une nouvelle équipe – quatre acteurs : Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan et un percussionniste, Toshi Tsu­chi­tori dont les mains battent l’instrument avec la légèreté des ailes de papillon -. Et la magie opère tout autant.

« Le Mahabharata est une épopée, avec des héros et des dieux, des animaux fabuleux. En même temps, l’œuvre est intime. C’est-à-dire que les personnages sont vulnérables, pleins de contradictions, totalement humains » disait Peter Brook il y a une trentaine d’années. De cette épopée immense constituée de multiples micro-récits, le metteur en scène et son équipe en restituent aujourd’hui l’aspect intime et mettent en exergue la vulnérabilité des personnages.

La pièce commence par la description du champ de bataille, de manière réaliste et crue, avec ses milliers de morts, à la fin d’une guerre fratricide opposant deux branches d’une famille royale : les cent frères Kauravas à leurs cinq cousins, les Pandavas, guidés par l’aîné, Yudishtira. « Les femmes cherchent leurs maris » constate-t-on et nombre de morts ne recevront pas le rite funéraire qui leur est dû.

Dans ce paysage après la bataille, la révélation de Kunti, la mère, à son fils Yudishtira, le glace : Karna, l’ennemi de toujours, tué pendant le combat, était de sang royal : Surya, dieu soleil, était son père, mais cette naissance hors mariage mettant la mère en difficulté, l’enfant fut déposé sur le Gange avant d’être recueilli par un charretier qui le nomma Karna et l’éleva comme son fils. Poursuivant ses aveux, elle se nomme comme étant cette mère ayant abandonné ce fils, au fil de l’eau. Puis elle ajoute, en référence à cette guerre fratricide : « Il t’a laissé gagner. » Le choc est grand pour Yudishtira meurtrier de son frère sans le savoir, qui s’exclame, brisé : « Cette victoire est une défaite ! » Et il décide de partir cacher sa honte au coeur de la forêt. Mais sa mère l’implore et lui demande de gouverner : « Non ! Qui peut sauver le monde ? Toi… On a besoin d’un roi juste et généreux… La terre a besoin de toi pour retrouver son harmonie… Yudishtira, protège ton peuple, protège les pauvres… La vie a des milliers d’yeux. »

S’ensuivent une succession de narrations comme autant de contes, paraboles porteuses de signes et de messages, métaphores et récits remontant le temps jusqu’à l’enfance : Le chasseur et le serpent évoque le surnaturel par l’intermédiaire de Yama, dieu de la mort ; L’histoire du faucon et du pigeon place le Roi dans la balance de la Justice – « Le bonheur n’existe pas, même au Paradis. » Le ver de terre craignant d’être écrasé, pose un fond de discours philosophique. Krishna ainsi que les divinités du Gange apparaissent, les cris de deuil retentissent, Kunti, mère de Yudishtira, repart vers le fleuve : « Kunti, oublie ton chagrin. »

Lui, proche de Dharma le Sage, symbole de la Justice, revêt le manteau rouge, porte le bâton prophétique et fait des sacrifices comme le veut la tradition. « Le Destin nous gouverne tous » lui disait sa mère. Il suit ses conseils et redistribue ses richesses – offrant couvertures et bâtons au public – donne son or aux pauvres, et change la Loi. Pendant le règne de Yudishtira, le peuple fut heureux, dit-on.

Le vieux roi Dritarashtra, qui vient de perdre tous ses fils, et son neveu, et que Yudishtira appelle tendrement Father, est écrasé de chagrin, tous deux sont animés du même remord. Au solstice, le vieil homme décide de partir sur les routes, à la recherche de la mort : « Je vais me libérer de mon corps.. » dit-il. Kunti l’accompagne espérant le repentir. « Je veux la paix dans mon cœur… Laisse mon esprit être libre… » La consultation de l’oracle et la recherche de vérité placent les acteurs à tour de rôle, en position de conteur et de narrateur. Un châle rouge, un jaune, suggèrent. Le fond de scène s’embrase, incendie dans la forêt. Et quand Yudishtira les retrouve, chacun a ses visions : « Laisse-nous. Va accomplir ton devoir en ville ». L’aveugle voit ses fils guéris, Kunti évoque Karna et les autres : « Je les vois retourner au fleuve »…

Une vingtaine d’années plus tard et après la mort des anciens, des présages semblent porteurs de danger – la guerre est arrivée et arrivera encore – et la peur s’installe. Nouvelle parabole : sous un figuier, un garçon assis, qui avale le conteur. « J’ai vu des planètes, des galaxies… J’ai marché dans son ventre… Suis entré par la bouche puis en fus expulsé… Et tous deux devisent : « J’espère que tu t’es bien reposé. »

Le geste théâtral est ici épuré et permet d’aller à l’essentiel, la recherche de vérité, porté par des acteurs conteurs dirigés avec le talent Peter Brook et sa signature, semblable à nulle autre. Et cette guerre fratricide n’est pas d’un autre temps, elle nous place au cœur de l’actualité dans notre aujourd’hui tourmenté.

Brigitte Rémer

D’après Le Mahabharata et la pièce de Jean-Claude Carrière – Adaptation et mise en scène Peter Brook et Ma­rie-Hé­lène Es­tienne – Musique Toshi Tsu­chi­tori – Costumes Oria Puppo – Lumières Phi­lippe Via­latte – Avec Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan.

Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010. Paris – Tél. : 01 46 07 34 50 – www.bouffesdunord.com – Jusqu’au 17 octobre 2015

 

 

 

Andreas, d’après Le Chemin de Damas

© Bernard Coutant

© Bernard Coutant

Créé au Cloître des Célestins lors du dernier Festival d’Avignon, présenté à La Commune – CDN d’Aubervilliers dans le cadre du Festival d’Automne, Andreas a pour source la première partie du Chemin de Damas d’August Strindberg, adaptée, traduite et mise en scène par Jonathan Châtel.

Strindberg écrit cette première partie à Paris en 1897, après une grave crise existentielle qui fait basculer sa vie, et qu’il relate dans Inferno, chambre d’écho de ses souffrances. Dix ans plus tôt il avait écrit un réquisitoire d’une rare violence contre la femme dont il se séparait, Le Plaidoyer d’un fou, « livre interdit » auquel vraisemblablement il fait allusion dans son Chemin de Damas. La rédaction de la seconde partie de la pièce a suivi de près la première, puis une troisième éditée en 1904, qui parle de renoncement et de résignation menant L’Inconnu à se réfugier dans un cloître – le Prieur lui demandant : « Qu’es-tu venu chercher ici ?… La paix ?… Mais puisque la vie n’est qu’une lutte, comment espères-tu trouver la paix parmi les vivants ? ». Les premières pièces de Strindberg – Père, Mademoiselle Julie ou Créanciers – d’un style plus naturaliste, permettaient le dialogue et la confrontation, Le Chemin de Damas relève plutôt du monologue et de l’expression d’un chaos intérieur.

Le Chemin de Damas – Andreas aujourd’hui, met aux prises un homme usé et seul face à lui-même et à sa vie défaite, face à des hallucinations, à la folie qui le guette, à des puissances obscures qui le guident. Blessé et révolté de toujours, l’Inconnu, alias Andreas reconnaît : « J’ai grandi le poing contre le ciel… » Dans ce fondu enchaîné de rêves avortés et d’une grande solitude nourrie d’errance et d’égarements, sa rencontre avec La Dame, alias Ingeborg, alias Eve à son image, le fait espérer. Ecrivain maudit, il superpose son monde virtuel au monde réel et dévisse dans les abîmes de la littérature : « Ecrivain, tu travestis la réalité… » dit-il. Son dernier ouvrage est anathème, il en interdit lecture à La Dame qui prête serment, et l’entraîne dans sa fuite en avant.

Malédiction, perte de réalité, crises, apparitions, jeux de rêves et dédoublements forment les sinuosités du parcours sur lequel les deux protagonistes s’engagent. Elle, donne sa confiance et quitte la maison familiale et son époux Loup-Garou, médecin de son état. Lui, parle d’amnésie, de possession par les trolls et de Lucifer, construisant ses apparitions et ses visions : rencontre avec le Mendiant, mi-confesseur mi-tentateur ; refuge chez les parents de la Dame bercés de religion, évoquant le bien le mal, la culpabilité et la réparation dans un rapport troublant au double, car Nathalie Richard, magnifique actrice interprétant La Dame, tient aussi le rôle de La Mère ; suspicion autour des fleurs dont il connaît langage et vertus – la rose de Noël, mandragore soignant la folie, serait en fait synonyme de méchanceté et de calomnie – paranoïa face au monde et isolement momentané dans un asile du Bon Secours. L’auteur se plaît à troubler lecteur et spectateur en ces effets de kaléidoscope, jeux de miroirs et de dédoublements.

« Strindberg ne donne-t-il pas aux lecteurs du Chemin de Damas l’impression d’avoir pressenti les grands thèmes de la doctrine freudienne ? N’a-t-il pas, à l’avance, créé la forme de drame qui convenait le mieux pour l’ère de la psychanalyse ? Son théâtre du rêve n’introduit-il pas d’emblée dans le domaine du subconscient ? » s’interrogent, dans la Préface du Chemin de Damas, Maurice Gravier et Alfred Jolivet, talentueux analystes de Strindberg. L’Inconnu, superbement interprété par Thierry Raynaud dans une recherche d’absolu, est cet autre fragile et habité. Mais il ne se retourne pas, comme le voudrait La Bible dans son retournement de Saul sur le chemin de Damas et lutte contre ses démons, jouant avec les limites : « Pourquoi tout revient-il ? J’ai vu défiler ma vie : l’enfance, l’adolescence… »

Le propos de Strindberg est magnifiquement servi dans cette mise en scène dépouillée, intime et pleine d’intensité : à peine quelques éléments de construction symbolisent différents espaces ; des portes coulissantes en fond de scène, discrètement réfléchissantes, permettent l’effleurement de quelques reflets et oeuvrent à la démultiplication des personnages, jusqu’aux silhouettes finales qui s’estompent, à la fin du spectacle. Artiste associé à la Commune CDN d’Aubervilliers, Jonathan Châtel d’origine franco-norvégienne avait été remarqué avec Petit Eyolf traduit et adapté d’après Ibsen. Avec Strinberg aujourd’hui, il entre dans une même démarche, traduit, adapte et met en scène, dirige les acteurs avec finesse et intensité et laisse le spectateur avec cette impression que décrivait si bien S.I. Witkiewicz : « En sortant du théâtre on doit avoir l’impression de s’éveiller de quelque sommeil bizarre dans lequel les choses les plus ordinaires avaient le charme étrange, impénétrable, caractéristique du rêve et qui ne peut se comparer à rien d’autre. » Du grand art !

Brigitte Rémer

Avec Thierry Raynaud, L’Inconnu – Nathalie Richard, La Dame, La Mère – Pierre Baux, Le Médecin, Le Mendiant, Le Vieillard – Pauline Acquart La Fille, La Religieuse – Collaboration artistique Sandrine Le Pors – Assistant à la mise en scène Enzo Giacomazzi – Scénographie Gaspard Pinta – Lumière Marie-Christine Soma – Costumes Fanny Brouste – Musique Étienne Bonhomme.

La Commune Centre Dramatique National d’Aubervilliers www.lacommune-aubervilliers.fr – Tél. : 01 48 33 16 16 et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 17 – Jusqu’au 15 octobre 2015

 

Le Réformateur, de Thomas Bernhard

© Dunnara Meas

© Dunnara Meas

Texte traduit par Michel Nebenzahl, mis en scène par André Engel, interprété par Serge Merlin et Ruth Orthmann.

L’œuvre de Thomas Bernhard (1931-1989) s’inscrit sur le versant de la provocation, du cynisme et des frontières entre la vie et la mort, son parcours en filigrane. L’auteur nourrit un ardent sentiment d’amour-haine envers son pays, l’Autriche, et envers les autres, son écriture pour Manifeste.

Publié en 1979 en Allemagne, Le Réformateur est le lieu de l’ironie et de la fureur de vivre – ou de sa difficulté –  que traduit ici Serge Merlin avec une excessive virtuosité. La pièce avait été créée en 1991 par André Engel, pour et avec l’acteur, elle est aujourd’hui reprise en sa même configuration scénographique : un intérieur bourgeois avec fenêtre sur jardin, un fauteuil Voltaire sur une estrade tel un trône au fond duquel l’acteur se blottit, drapé dans sa détestation des autres et sa misogynie. A ses côtés une femme, mi-servante mi-compagne, quasi muette et désaveu de tous ses instants, qui surgit de son office et obtempère à ses moindres désirs : victime et bourreau, ou grand simulacre ? « Ferme la fenêtre, je hais les gazouillis… » dit-il en distributeur d’ordres et faiseur de désordre.

La pièce se déroule au moment où le Réformateur embéquillé se prépare à recevoir le titre de Docteur Honoris Causa, pour son Traité de la Réforme du monde et fait semblant de s’y préparer, mettant les petits plats dans les grands. Le Recteur de la Chaire de la Ville de Francfort soi-même doit venir le lui remettre à domicile. « Je veux les réduire à néant et ils me distinguent pour cela ! » remarque-t-il avec une pointe de fierté et une grande causticité. Entre le quotidien, dont la monotonie le lasse et qu’il essaie de tromper par la rédaction de savants menus plein de nouilles et d’œufs à la coque jamais à point, et la mise en scène de l’événement dont il se moque éperdument, son titre Honoris Causa, il rugit, vocifère et envahit la scène à la manière des atrabilaires de Molière : « Je suis un monstre irréformable… » clame-t-il, passant du coq à l’âne avec vélocité autant qu’avec férocité.

Du lavement des pieds au tricot d’un passe-montagne à quatre aiguilles et de la partie de cartes au piège à rat, l’univers du Réformateur oscille de conformisme à outrance, à non-conformisme débridé. « Nous aimons notre vie et nous la haïssons. » Entre mégalo et délire de persécution, ses apartés vont au poisson rouge, son confident. Et quand ladite cérémonie se tient, après l’arrivée protocolaire d’un Chancelier en perruque et jabot, la rencontre vire au fiasco et au pugilat, les insultes fusent et le diplôme Honoris Causa finit en miettes.

L’histoire de cette tragi-comédie, plus comédie que tragédie en cette version Engel-Merlin, se ferme sur une belle image de la servante à la fenêtre façon Vermeer qui bascule dans le vide suite à la dernière provocation de son Réformateur et maître, grand cabotin devant l’éternel, qui pourra délirer seul encore longtemps, sur la réforme du monde.

Brigitte Rémer

Avec Serge Merlin – Ruth Orthmann – Gilles Kneusé – Nicolas Danemans – Thomas Lourié – mise en scène André Engel, assisté de Ruth Orthmann – décors Nicky Rieti – costumes Chantal de la Coste – lumières André Diot – son Pipo Gomes – Le texte est publié aux éditions de l’Arche.

Théâtre de l’œuvre, 55, rue de Clichy, 75009 – Jusqu’au 11 octobre – Tél. : 01 44 53 88 80 – www.theatredeloeuvre.