La Déplacée ou la vie à la campagne

© Benoite Fanton      Lumières : Xavier GRUEL puis Luc JENNY -  Musique : Joël SIMON -  Avec : Djalil BOUMAR, Deborah DOZOUL, Ferdinand FLAME, Robin FRANCIER, Carla GONDREXON, Agathe HERRY, Hugo KUCHEL, Juliette PARMANTIER, Jeanne PEYLET -  Au Théâtre du Soleil à Paris -  Le 2 mai 2016 -  Photo : Benoîte FANTON

© Benoite Fanton
 

Texte Heiner Müller – traduction Maurice Taszman et Irène Bonnaud – mise en scène et adaptation Bernard Bloch

Heiner Müller est né en 1929 en République démocratique d’Allemagne, à Berlin Est, sous tutelle soviétique et y vécut une bonne partie de sa vie, ce fut son choix, tant au plan politique que personnel. Son premier succès de théâtre fut L’homme qui casse les salaires, en 1958, suivi de l’adaptation de la pièce paysanne d’Anna Seghers Katzgraben en 1960, de La Construction et du Tracteur. Comme La Déplacée ou la vie à la campagne, écrite en 1961, ces pièces font partie du cycle dit des Pièces de production, première période de son écriture. Müller y parle des réalités de la jeune RDA à travers les échanges qu’il a avec les ouvriers et les paysans qu’il côtoie dans les cafés et les petits villages. Il met en relation l’individu et l’Histoire, les fractures du système et parle d’usines et de chantiers de construction, dans une langue populaire.

La Déplacée ou la vie à la campagne se situe en 1949, quand l’Allemagne est détruite et envahie de réfugiés chassés de Prusse Orientale par l’Armée Rouge, qui rejoignent massivement la RDA, ils sont appelés les déplacés. Les riches propriétaires s’étant enfuis à l’Ouest en 1945, leurs terres, désertées, sont redistribuées en petits lopins qui ne permettent pas de vivre, dans un contexte de réforme agraire et de mécanisation agricole, le but final et non déclaré de l’Allemagne étant de les réunir : « des tracteurs contre des chars » est le slogan. La collectivisation forcée entraîne une violente résistance de la part des paysans. La pièce nous propulse dans ce moment-là, au cœur de la vie villageoise.

Un plateau nu, douze chaises en demi-cercle peintes aux couleurs du drapeau allemand, noir-rouge-or, et quelques accessoires minimalistes pour représenter : le klaxon une voiture, la sonnette un vélo, de la terre un champ, des cartons-banderoles, casquettes, blousons, cravates, foulards, bouteilles, le tout aux couleurs de la RDA ; une musique live – Joël Simon au clavier – déclinaison libre de l’Hymne composé en 1947 par Hans Eissler. Neuf acteurs sont sur le plateau pour vingt-cinq personnages, dans une sorte de chant choral – même si la pièce est très dialoguée -. Ils jouent indifféremment les rôles d’hommes ou de femmes.

Conçue en tableaux, La Déplacée ou la vie à la campagne témoigne en direct des expropriations et réquisitions par la force, de la ré-attribution des terres. Elle est en prise avec l’idéologie ambiante, la corruption, l’argent du marché noir, la collecte des quotas de production, « le kolkhoze comme propagande. » Dans le communisme, « les machines feront tout, il n’y aura plus de travail… » La pièce montre les écueils d’un socialisme qui échoue alors qu’il était porteur d’espoir et devait conduire à l’émancipation des peuples. « Les paysans cultivent le sol, nous cultivons le paysan. Laboure les cerveaux, comme dit le poète. C’est la révolution culturelle. » Réunions politiques sur fond de vente de bières et de coopérative : « On voit que le monde se doit d’être consommé » ; règlements de comptes et délation : « tu es un ennemi de l’Etat, tu es un ennemi de la paix » ; quelques signes pour figurer une route de campagne, la force de travail, la peur, un monde sans morale.

Dans ce système aux pensées uniformisées, la déplacée, jeune femme enceinte, incarne dans le regard des gens du bourg, l’étrangère, la peur de l’autre, la différence. Entre désespoir « le peuple se pend » et euphorie « le paradis au fond des bouteilles », c’est aussi la perte des utopies et l’expression des rapports de force : « Je n’ai qu’une vie et aucune à perdre » dit l’un des personnages. Le bourgmestre, qui essaie de remettre de l’ordre sur son territoire, est mis à pied ; la conseillère du district fait le ménage. Le chemin vers le socialisme est sinueux et son sens impénétrable dans ce monde de nouveaux paysans, de personnes déplacées et dans l’apprentissage du collectif : « Les vaches n’appartiennent à aucune classe » dit avec ironie Heiner Müller qui manipule aussi bien l’humour et la dérision que la bêtise et le tragique : « Ma moto est en panne, vous n’auriez pas un vélo… ? Une sonnette de vélo… ? » Sur celui qui se pend à une branche « comme un oiseau », la question provocatrice : « au ciel, c’était complet ? »

Dans ce flux et reflux de paroles qui fonctionnent par succession de séquences et croisements de personnages, le jeu des couples sur fond de redoutable sexisme est permanent, et le thème du féminisme sous-jacent. Les femmes sont traitées par leurs compagnons comme des moins que rien. «  Il faut une femme qui ait de l’intelligence. Où aurais-tu pu apprendre ? Tu sais trop peu, ça rend amer… » La révolution est en marche, « entre un avenir radieux et un présent comblé » dans l’attente de l’égalité des droits. Lorsqu’un coup de gong annonce, quelque temps plus tard, le départ à l’ouest, une valise pour tout bagage.

Müller disait que La Déplacée était sa meilleure pièce – écrite peu de temps après la mort de Brecht – elle lui coûtera très cher. Mise en scène par Bernhard Klaus Tragelehn et présentée une seule fois, en 1961 l’année de son écriture, elle est immédiatement interdite. Son point de vue sur le socialisme est-il trop cynique, trop pessimiste ? Cette unique représentation, à laquelle assistent tous les futurs cadres de la RDA dans un contexte tendu, vaut à l’auteur ainsi qu’au metteur en scène, d’être déclarés personae non grata, interdits de théâtre dès le lendemain, et pour Müller d’être exclu de l’Union des Ecrivains. Les acteurs subissent un interrogatoire musclé toute la nuit qui suit la représentation et Tragelehn est déporté pendant un an, dans les mines de charbon de Haute Silésie. Paradoxe et ambivalence provocatrice, Müller pose la question : où est la solution, avec ou sans le communisme ?

Après le retrait de son permis d’écrire pendant de longues années, les textes d’Heiner Müller ne seront plus montés en RDA pendant plus de dix ans. L’auteur poursuivra sa route en étant dramaturge au Berliner Ensemble, de 1970 à 1976, puis metteur en scène à la Volksbühne et au Deutsches Theater, à partir de 1980. Il disparaît en 1995, mais pas son théâtre. La France le connaît depuis les années 70 par le passeur que fut Jean Jourd’heuil, traducteur et ami, et notamment les pièces de la seconde période – comme Quartett, Hamlet Machine, La Mission, Ciment ou Médée-matériau – souvent montées. Les pièces de production sont en revanche peu connues et pas toujours traduites, et c’est la première fois que La Déplacée est montrée hors d’Allemagne.

Le travail accompli par Bernard Bloch avec les jeunes acteurs issus de l’école de théâtre de l’Essonne – et qui a commencé par des travaux d’ateliers et maquettes – est remarquable. Dans un style mathématique et chorégraphié voulu par le metteur en scène, ils remplissent l’espace vide de leurs corps et de leurs voix sur un mode dépouillé, et jouent avec le texte-matériau qui pose les questions, non pas de manière didactique mais de façon ouverte et critique. Le travail retranscrit l’ambiance de cette longue période communiste qui passe au rouleau compresseur l’individu et prétend le collectif. Sur un sujet si sensible, cela donne bien du grain à moudre.

Brigitte Rémer, 18 mai 2016

Avec : Djalil Boumar, Deborah Dozoul, Ferdinand Flame, Robin Francier, Carla Gondrexon, Agathe Herry, Hugo Kuchel, Juliette Parmentier, Jeanne Peylet – lumières Xavier Gruel puis Luc Jenny – scénographie et costumes Bernard Bloch et Xavier Gruel – musique Joël Simon – assistante à la mise en scène : Natasha Rudolf.

4 au 22 mai 2016, au Théâtre du Soleil, Route du Champ de Manoeuvre – La Cartoucherie – 75012 Paris – Tél. : 06 65 38 74 73 et 01 43 74 24 08 – www.theatre-du-soleil.fr – métro : Château de Vincennes puis bus 112 ou navette.

 

 

 

 

Le Théâtre dans la Ville – Saison 16-17

© Ann Veronica Janssens

© Ann Veronica Janssens

Présentation de la programmation et des travaux de rénovation au Théâtre de la Ville, en présence de Bruno Julliard, adjoint chargé de la Culture à la Ville de Paris

C’est un grand chemin qu’a parcouru le Théâtre de la Ville depuis le geste architectural exemplaire du cabinet Fabre et Perrottet pour la reconstruction de son espace intérieur il y a cinquante ans, et sa réouverture en septembre 1968 sous la houlette de Jean Mercure. Ce bâtiment historique au cœur de Paris est le lieu de l’excellence, trois directeurs s’y sont succédés, chacun avec la même passion et la même pertinence de programmation, en prise avec son temps : après Jean Mercure, Gérard Violette, et depuis 2008 Emmanuel Demarcy-Mota, également metteur en scène, qui anime sa troupe avec le même talent qu’il donne une dynamique à l’ensemble.

Huitième saison donc sous sa direction, avec la problématique du hors les murs car le théâtre nécessite des mises aux normes de sécurité et réadaptations, avec deux ans de travaux à la clé. La saison 16-17 et celle qui suivra, sont sous le signe du vagabondage et de l’accueil dans des structures partenaires. Bruno Julliard, adjoint chargé de la Culture à la Ville de Paris, était aux côtés de Dominique Alduy, Présidente, et du directeur, pour la présentation de la saison prochaine. Il réaffirme la volonté politique de la Maire de Paris, Anne Hidalgo, de faire de la rénovation du Théâtre de la Ville – comme de celle de son jumeau le Théâtre du Châtelet de l’autre côté de la place, dont la rénovation débutera quelques mois plus tard – un enjeu majeur de sa mandature. Le concept d’un théâtre dans la ville devient un véritable manifeste, au cœur d’une politique culturelle pour Paris ambitieuse et en mutation, dont les mots clés sont : créativité, audace, production, accueil d’artistes en création, accueil des publics dans leur diversité.

La rénovation sert le propos politique énoncé et la démarche artistique, et l’accessibilité s’affiche comme une constante pour tous les espaces du bâtiment : le Hall d’accueil repensé et dégagé permettra entre autre la présentation de petites formes ; la mezzanine sera plus transparente, avec vue sur la place ; la salle de spectacle gardera sa même structure, avec sièges et revêtements de sol nouveaux, ventilation revue ; la circulations des artistes sera réorganisée ; l’isolation acoustique de la Coupole, lieu de répétitions et de représentations, réalisée par rapport à la salle de spectacle, ainsi que la mise en conformité du Café des Œillets, lieu de représentation en direction de la jeunesse, ou servant aux rencontres, conférences et lectures.

Emmanuel Demarcy-Mota emboîte ensuite le pas à Bruno Julliard et s’arrête sur le sens des choses : c’est bien la question de l’art et de la culture qui se pose dans la transformation de la société, et c’est d’enjeu collectif dont il s’agit, avec le théâtre. Il annonce la traduction dans l’artistique du propos politique, par sa programmation, transformant la contrainte du hors les murs en tremplin vers encore plus de créativité. Ses objectifs : préserver l’acte artistique, diversifier les esthétiques, décloisonner les formes artistiques, inciter les jeunes publics – enfants et ados – à la réflexion par le spectacle, sur le temps scolaire, périscolaire ou familial – 40 000 places disponibles pour les moins de quinze ans – ; dialoguer avec les vingt espaces partenaires engagés aux côtés du Théâtre de la Ville et faire que les équipes échangent leurs savoir-faire ; exploiter au maximum le Théâtre des Abbesses – 400 places – qui lui est rattaché depuis plusieurs années.

230 000 places sont proposées pour la saison 16-17, avec : 23 spectacles de théâtre dont 11 créations et 7 nouveaux metteurs en scène ; 35 spectacles de danse dont 12 créations et 8 nouveaux chorégraphes de différents pays ; 24 concerts de musiques du monde et 17 de musique classique ; 15 spectacles dans le cadre des Parcours Enfance et Jeunesse. Trois temps forts ponctueront la saison : deux week-end à l’Espace Cardin, au mois de novembre, pour marquer l’ouverture de l’Espace et le découvrir en famille ; un week-end Paris New-York ; la 8ème édition des Chantiers d’Europe.

Des projets de coopération internationale sont à l’affiche : Brooklyn-Paris Exchange, avec la BAM – Brooklyn Academy of Music-New-York – permettra à quatre compagnies dont deux françaises – Yoann Bourgeois et Wang Ramirez – et deux américaines, de jouer dans les deux pays, à Paris et à Brooklyn ; Le Berliner Ensemble présentera deux spectacles mis en scène par Robert Wilson, Faust de Goethe au Théâtre du Châtelet et L’Opéra de quatre sous de Brecht au Théâtre des Champs Elysées ; Bob Wilson qu’on retrouvera avec Letter to a man à partir du Journal de Nijinski avec le danseur Mikhaïl Barychnikov ; Le Blitz Theatre Group, collectif de création venant de Grèce, découvert avec Chantiers d’Europe présentera 6 a.m. How to desappear completely ; un Festival des opéras traditionnels de Pékin se déroulera pendant sept jours au Théâtre 71 de Malakoff ; Krystian Lupa présentera Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard.

Côté France, de nombreux artistes, auteurs, acteurs et metteurs en scène, participent à la saison qui s’annonce, fidèles ou nouveaux entrants : Olivier Coulon-Jablonska dont la création de 81 avenue Victor Hugo pièce d’actualité n°3 à Aubervilliers avait été remarquée ; Mohamed El Khatib, artiste associé, qui présente deux spectacles – Finir en beauté et Moi, Corinne Dadat –  Brigitte Jacques-Wajeman, Eric Lacascade, David Lescot, Christine Letailleur, Sylvain Maurice, Fabrice Melquiot, James Thierrée, Jean-Pierre Vincent et beaucoup d’autres. Emmanuel Demarcy-Mota mettra en scène L’Etat de siège d’Albert Camus avec sa troupe et annonce la reprise du magnifique Alice et autres merveilles qui repartira à nouveau en tournée ainsi que Le Rhinocéros et Le Faiseur de Balzac.

La danse s’inscrit dans la même politique des fidélités à laquelle s’attache le directeur, gardant porte ouverte aux découvertes. Sont programmés, entre autres, Georges Appaix, Boris Charmatz, Ana Teresa de Keersmaeker, Israel Galván, Kahori Ito, Akram Khan, Faustin Linyekula, Maguy Marin, Rachid Oumramdane, Tanztheater de Wuppertal/Pina Bausch. Les musiques du monde et autres formes musicales dont le classique ont également une large place, et le Parcours Enfance et Jeunesse continue à se développer avec une offre en théâtre et danse consistante et variée pour les jeunes publics, dans un esprit d’ouverture, de partage et de transmission.

Toute saison est un pari, rappelait l’adjoint à la Culture en début de séance, les deux prochaines sont, pour l’équipe du Théâtre de la Ville, un défi et un énorme travail avec les structures partenaires, treize établissements relevant de la Ville de Paris, des établissements liés à l’Etat et des lieux privés. A compter du mois de novembre, les équipes de direction et d’administration – 65 personnes – éliront domicile à l’Espace Pierre Cardin, mitoyen à la Place de la Concorde, après une brève adaptation du bâtiment. Le Théâtre de la Ville peut être fier de son bilan : 260 000 spectateurs ont été accueillis en cette saison, chiffre en augmentation, dont un tiers du public âgé de moins de trente ans.

Au-delà des travaux de rénovation et de sa forte présence dans la Cité, le Théâtre de la Ville va cette année réseauter dans la capitale et fédérer des équipes qui toutes ont leurs spécificités et oeuvrent dans l’art et la culture, véritables leviers d’émancipation. La saison 16-17, pour complexe qu’elle soit, garde la ligne définie au cours des cinquante années écoulées, à savoir la fidélité à l’héritage et l’ouverture sur le devenir, dans une capitale-fleuron de la création, et un pays qui se cherche.

Brigitte Rémer, 15 mai 2016

Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – Tél. : 01 42 74 22 77 – A partir du 14 novembre 2016 Espace Pierre Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008 – www.theatredelaville-paris.com

 

Und, de Howard Barker

© Christophe Raynaud De Lage

© Christophe Raynaud De Lage

Avec Natalie Dessay et Alexandre Meyer – mise en scène Jacques Vincey –  texte français et dramaturgie Vanasay Khamphommala – au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

L’image est belle et glacée quand le spectateur pénètre dans le théâtre, une femme-sculpture longiligne posée au centre du plateau, lui fait face. Hiératique et captive, elle porte une robe fourreau très élaborée aux rouges dégradés, et un chignon à hauteur bien ordonnée d’où « une petite mèche rebelle s’échappe. » Elle se définit comme juive et aristocrate, leitmotiv revenant dans ses paroles – le Und du titre, en traduction et conjonction de coordination, peut faire référence à sa double appartenance, on n’en saura guère plus. –

Le cliquetis imperceptible de gouttelettes d’eau tombant des cintres ressemble à une fine pluie de campagne sur le toit, un jour de novembre. Elles touchent le sol et ruissellent sur le tapis de caoutchouc blanc qui recouvre le plateau, épargnant l’actrice (Natalie Dessay). Suspendues tel un lustre du plus pur Baccarat, des lames de glace pendent du plafond de cet aristocrate palais. A l’angle du plateau, côté cour, un musicien avec guitare et table de mixage (Alexandre Meyer) – et avec un instrument composé de tiges de métal qui, à peine effleurées, donnent un son amplifié – crée un environnement sonore des plus élaborés qui prolonge le mot et lui donne de l’épaisseur.

La femme a rendez-vous avec un homme, chez elle ; elle l’attend et s’affaire, pour mettre en scène la rencontre selon les canons du savoir-vivre aristocratique. Elle hèle les domestiques – qu’on ne voit pas et qui peut-être n’existent que dans sa tête – donne ses ordres avec vigueur, sans y mettre les formes. L’homme est en retard, la dame patiente, puis s’impatiente crescendo, laissant percer son humeur et arrogance. Le ton monte avec la tension de l’attente, la voix aussi, qui se fait plus directive et plus aigüe. Sa robe l’emprisonne et ne lui laisse qu’une mobilité réduite à la manière du personnage de Winnie à demi enterré, dans Oh les beaux jours de Beckett.

Le temps passant l’homme ne viendra plus – a t-il même jamais existé ? – Un échange épistolaire, par service postal descendant du ciel sur plateaux d’argent, confirme son absence. Et le monde va se défaire, la femme va le défaire. Elle reçoit une grande gifle d’eau, quitte sa robe, jette le chignon, et, d’artificielle qu’elle était, s’anime comme une personne flétrie, mais en vie. Son monologue se poursuit avec souvenirs et rêves en toile de fond, réminiscences du passé. La femme s’enfonce dans sa solitude et glisse vers la folie. Une première lame de glace se détache des cintres et s’écrase à ses pieds, puis une autre, suivie quelque temps plus tard d’une autre encore. Dans le tableau final ce sont toutes les lames de glace restant dans les cintres qui s’écrasent au sol, comme une fin du monde. L’image est forte et splendide, elle est accompagnée de sons sourds et continus qui pourraient évoquer un train dans le lointain, et d’une lumière qui éblouit et accompagne le chaos, le spectateur en reste pétrifié.

Le texte d’Howard Barker, pour le moins singulier, avance par petites touches pointillistes et garde ses mystères. De nationalité britannique, contemporain d’Harold Pinter et d’Edouard Bond, on le connaît peu en France même s’il est l’auteur de plus d’une cinquantaine de textes : pièces, recueils de poésie, textes sur le théâtre, et un livret d’opéra. Certaines de ses pièces y ont été présentées, notamment Tableau d’une exécution, monté par Claudia Stavisky au Théâtre des Célestins, cette année ; Gertrude. Le Cri, mis en scène par Giorgio Barberio Corsetti, en 2009 ; Les Possibilités, mis en scène par Jerzy Klesyk en 2000, au théâtre de la Tempête -. Barker est connu « pour la complexité de ses personnages féminins qu’ont incarnés les plus grandes actrices de sa génération » dit le dossier de presse. Natalie Dessay – qui a chanté les plus grands rôles du répertoire lyrique dans les opéras et festivals du monde et remporté un énorme succès – passe ici dans le registre dramatique et tient son premier rôle, au théâtre, le défi est de taille. Elle est sublimement cette femme, majestueuse et arrogante, avant de s’effondrer. Le metteur en scène, Jacques Vincey, décrit en images et en sons la montée d’une violence sourde. « Oh il faut regarder dans l’abîme, il faut. Quelque chose est perdu lorsque l’on détourne le regard »…. Après avoir été acteur, il a présenté les plus grands auteurs – dont Shakespeare, Horvath, Genêt, Strindberg, Platon et d’autres – sur de nombreux plateaux. Il dirige aujourd’hui le Centre dramatique régional de Tours.

Avec Und, objet théâtral sophistiqué et opaque qui juxtapose les talents, le spectateur est comme tenu à distance. Il y a dans ce texte quelque chose d’indéfinissable d’où le sens échappe et avec lequel chaque spectateur doit construire son propre scénario.

Brigitte Rémer, 10 mai 2016

Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy – lumières Marie-Christine Soma – assistante lumières Pauline Guyonnet – musique et sons Alexandre Meyer – costumes Virginie Gervaise – maquillage et perruques Cécile Kretschmar.

Du 29 avril au 14 mai 2016 – Théâtre de la Ville au Théâtre des Abbesses – Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : www. theatredelaville-paris.com – En tournée : 17 au 21 mai Théâtre des Bernardines, Marseille – 24 et 25 mai Comédie de Valence/CND Drôme Ardèche – 1er au 4 juin Centre dramatique national d’Orléans. Le texte est publié aux Editions Théâtrales.

 

 

La dernière bande

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© Dunnara Meas

Texte Samuel Beckett, mise en scène Peter Stein, jeu Jacques Weber – au Théâtre de L’Oeuvre.

« Un soir, tard, d’ici quelque temps. La turne de Krapp. A l’avant-scène, au centre, une petite table dont les deux tiroirs s’ouvrent du côté de la salle. Assis à la table, face à la salle, c’est-à-dire du côté opposé aux tiroirs, un vieil homme avachi : Krapp. » L’œuvre de Beckett commence par quatre pages de didascalies, d’une précision d’horlogerie, qui forment le mouvement même de la dramaturgie. Et l’acteur, ici Jacques Weber, vieux clown défait présent sur scène à l’arrivée des spectateurs, la tête enfouie dans les bras – on ne voit de lui qu’une tignasse blanche et désordonnée – se met en action. Il exécute ce ballet muet avec la même précision d’horloger : soupirs, regards, gestes inattendus, sursauts et ruptures. Il se lève laborieusement de son fauteuil le faisant crisser, cherche la bonne clé, ouvre et ferme avec difficulté les tiroirs, trouve une bobine, la remet, en sort une banane, puis deux, puis trois qu’il épluche méthodiquement, mange, à sa manière, jette la peau par terre, glisse dessus puis se rattrape, ou « flanque la peau dans la fosse…  »

Tout est écrit par Beckett et pourtant tout paraît inventé. Peter Stein suit à la lettre la description physique du personnage et ses actions : « surprenante paire de bottines, d’un blanc sale, du 48 au moins, très étroites et pointues. Visage blanc. Nez violacé. Cheveux gris en désordre. Mal rasé. Très myope (mais sans lunettes), dur d’oreille… » De bottines à bobiine, il n’y a qu’un pas. Chaque année, le jour de son anniversaire, le vieil homme se suspend devant son magnétophone posé sur le bureau, compagnon de route et marqueur du temps, et reprend le même rituel : il s’enregistre et commente l’année écoulée, ses états d’âme, ses émotions, puis écoute sa voix et les traces qu’il a laissées sur les bandes magnétiques des années précédentes. « Dégusté le mot bobine. (Avec délectation.) Bobiine ! » Aujourd’hui, à soixante-neuf ans, Krapp cherche désespérément la « boîte trtrois, bobine ccinq » qui le ramène trente ans plus tôt, au cœur de ses amours passés et d’images féminines brouillées. Il écoute, l’oreille collée au haut parleur : « Le visage qu’elle avait ! Les yeux ! Comme des… (il hésite )… chrysolithes !… Je lui ai demandé de me regarder et après quelques instants (pause) après quelques instants elle l’a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du soleil. Je me suis penché sur elle pour qu’ils soient dans l’ombre et ils se sont ouverts. (Pause.) M’ont laissé entrer. (Pause)… » Introspection, anamnèse, oublis, fragments, réminiscences, il s’accroche aux vestiges de son passé, repasse la bande, saisit le micro, enregistre le silence, grave à nouveau quelques mots, commente et s’invective : « Viens d’écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j’aie été con à ce point-là… » Les temps se superposent.

Il disparaît de temps à autre dans son arrière boutique, en trottinant et fait entendre un cliquetis de bouteilles. Le nez rouge n’est pas celui du clown, c’est celui d’un homme qui a cru frôler le bonheur et dont quelques images fragmentées lui reviennent, par bribes, à l’écoute des vieilles bobines. Krapp joue avec le langage babillage et orchestre les silences. Il y a chez Beckett deux niveaux de langage comme une valse à deux temps, dans ce jeu paradoxal et cruel jeté avec ironie sur le papier. La dernière bande est un texte court et radical écrit et joué en anglais en 1958 sous le titre Krapp’s Last Tape, traduit en français par Pierre Leyris et Samuel Beckett lui-même, joué deux fois, en 1959, au Théâtre de la Contrescarpe pour une poignée de connaisseurs dont Suzanne Beckett, épouse de l’auteur et Jérôme Lindon, éditeur. Le texte est présenté un an plus tard, en 1960, au Théâtre Récamier, mis en scène par Roger Blin – fin connaisseur et metteur en scène du théâtre de Beckett, qui avait présenté en 1953 au Théâtre de Babylone En attendant Godot -. On trouve chez l’auteur le murmure et le silence, le néant et le ressassement, la digression et la vision. « Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée. »

Né à Dublin en 1906 dans une famille de la petite bourgeoisie protestante, Beckett vit entre Paris, Dublin et Londres, passe deux ans en France de 1928 à 1930, envoyé par le Trinity College comme lecteur à Normale Sup où il se lie d’amitié avec son compatriote James Joyce, puis très vite choisit de se consacrer à l’écriture. Il revient en France pendant la guerre et fait partie d’un réseau de résistants, il y reste. L’écrivain est entre deux langues. Il rencontre à Paris Marcel Duchamp, Alberto Giacometti, Bram Van Velde et côtoie intellectuels et artistes. On le reconnaît comme chef de file du théâtre de l’absurde avec d’autres écrivains dont Arthur Adamov, Jean Vauthier, Eugène Ionesco et Jean Genêt. En rupture avec le théâtre classique et ardents successeurs des dadaïstes, ils travaillent sur la déconstruction du langage et la recherche de nouvelles formes, pointent la déraison du monde. Beckett publie des romans – dont Molloy et Malone meurt en 1951, L’Innommable en 1953, Murphy en 1954 mais son succès vient du théâtre – En attendant Godot, Oh les beaux jours, Fin de partie, Tous ceux qui tombent, La dernière bande –. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1969, son éditeur, Jérôme Lindon, directeur des Editions de Minuit va chercher le Prix à Stockholm, pour lui.

Connu pour ses prises de positions politiques et sa culture de l’indépendance, Peter Stein, qui met en scène La dernière bande fut directeur artistique et metteur en scène à la célèbre Schaubühne de Berlin, de 1970 à 1985. Il a développé un vaste répertoire allant du théâtre antique aux pièces contemporaines, dans des mises en scènes inventives et accueilli les plus grands acteurs allemands du moment. Il nous a habitués à de grands plateaux et de nombreux acteurs, il est ici, dans un tout autre format : petit plateau et acteur seul en scène – il a dirigé Jacques Weber dans Le Prix Martin d’Eugène Labiche, en 2013 – et c’est la première fois qu’il fait face à Beckett. Le metteur en scène donne sa vision de Krapp, vieillard sur la ligne de crête comme un clown triste, dans la profondeur d’un Grock ou la tristesse d’un Ange bleu. Acide et lucide, cyclothymique et exigeant, Krapp pique droit sur sa proie comme un aigle du fond du nid, et la proie c’est sa vie, c’est lui.

Jacques Weber interprète avec délectation ce singulier monodrame. Il a travaillé avec de nombreux metteurs en scène depuis le début de sa carrière, dans les années soixante-dix, de Jean-Louis Barrault à Jérôme Savary et de Jean-Luc Bouté à Jacques Lassalle. Le grand public le remarque au cinéma pour son rôle du Comte de Guiche dans Cyrano de Bergerac réalisé par Jean-Paul Rappeneau qui lui vaut le César du Meilleur Acteur dans un second rôle, en 1991. Il est ici, par son personnage, englué devant sa vie décomposée et dans une sorte de nostalgie du temps qui passe, entre le rire, le désespoir, la solitude. « Peut-être que mes meilleures années sont passées. Quand il y avait encore une chance de bonheur. Mais je n’en voudrais plus. Plus maintenant que j’ai ce feu en moi. Non, je n’en voudrais plus. » Dernière didascalie : “Krapp demeure immobile, regardant dans le vide devant lui. La bande continue à se dérouler en silence.” Rideau.

 Brigitte Rémer, 6 mai 2016

Assistante à la mise en scène Nikolitsa Angelakopoulou – décor Ferdinand Wögerbauer – costumes Annamaria Heinreich – maquillage et perruque Cécile Kretschmar.

 Du 19 avril au 30 juin 2016 – Théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy, 75009 – Métro : Place de Clichy ou Liège – Tél. : 01 44 53 88 88 – Site : www.theatredeloeuvre.fr

Archipel

©dr

© DRC

Montage d’extraits de romans, de pièces de théâtre et d’interviews de Marie NDiaye – Adaptation et mise en scène Georges Lavaudant, au Théâtre des Bouffes du Nord.

C’est une suite de courtes séquences où se croisent l’absurde et la dérision, le comique et la parodie, la vibration et l’émotion. On se fait à certains moments des frayeurs, pensant frôler la soirée scoute et puis l’embarcation se met à pencher de l’autre côté et le metteur en scène capitaine du navire et son équipe d’acteurs gardent le cap, entre humour noir et cruauté.

Le cœur du sujet est Marie NDiaye, que l’on voit à trois reprises comme en trois rounds, dans un face à face à la télé, ici théâtralisé. Autour, l’œuvre, qui croque férocement mais l’air de rien les relations familiales entre vide sidéral et dialogue de sourds, l’esprit province profonde et la difficulté de communiquer. Née en France de mère française et de père sénégalais qu’elle n’a vu que de rares fois, Marie NDiaye est une femme libre, qui ne se reconnaît sous aucune étiquette. Formée à la linguistique, elle se met à l’écriture dès l’adolescence, publie des romans et des nouvelles à partir de 1985, des romans pour la jeunesse, une dizaine de pièces de théâtre – dont Papa doit manger, pièce inscrite au répertoire de la Comédie Française – travaille pour le cinéma sur des scénarios – dont White Material de Claire Denis -. Elle obtient le Prix Femina en 2001 pour Rosie Carpe, puis en 2009 le Prix Goncourt pour Trois femmes puissantes. 

Les textes choisis par Georges Lavaudant nous mènent de disparitions en absences, entre Kafka et le meilleur des polars. Ils parlent de M. Herman, à la recherche de sa femme et de sa fille disparues, en cette fin de vacances ; de la mort d’une jeune fille ; de la bourgeoisie crasse et démago avec sa femme de peine ; du mal-être du père qui n’a plus sa place au foyer, remplacé par le chat Nounou dit le p’tit ; des groupies de Claude François entre hystérie et bavardages ; du retour de la sœur et d’un dialogue évasif avec son frère ; de la réunion des parents d’élèves virant au cauchemar avec ses non-dits et sa cruauté, face à une mère en détresse dénonçant le viol de son fils par l’instituteur ; du mariage ou de sa parodie, entre cuite et danse, une longue séquence où le ridicule ne tue pas.

A l’opposé, une autre longue séquence en final, d’une toute autre veine, qui puise dans le récit des Trois femmes puissantes conte la terrible histoire de Khady Demba, répudiée par sa belle famille d’Afrique après la mort de son mari et son impossibilité d’enfanter. Khady qui essaie de faire face à l’aridité et la violence de la vie, quand on ne vous reconnaît pas, que Lamine, l’ami d’un temps la trahit, et qu’après tant d’errance, pensant trouver la liberté, elle s’écroule devant le grillage de la frontière. « C’est moi, Khady Demba, songeait-elle encore à l’instant où son crâne heurta le sol et où les yeux grands ouverts, elle voyait planer lentement par-dessus le grillage un oiseau aux longues ailes grises – c’est moi Khady Demba, songea-t-elle dans l’éblouissement de cette révélation, sachant qu’elle était cet oiseau et que l’oiseau le savait. » Fin du récit, fin du spectacle. Le plateau retrouve sa gravité dans le lien avec ce qui, aujourd’hui, nous interpelle et dont chaque jour l’actualité témoigne : l’exode d’une partie de la planète.

Archipel joue de simplicité, enchaînant les séquences tels les gros titres d’un journal, en fondu enchaîné et sonore. Quelques tables et quelques chaises font et défont l’espace scénique et nous amènent d’une rive à l’autre. Les acteurs jouent collectif, pas de rôle, pas d’ego, le maître de cérémonie Georges Lavaudant les emmène à bon port, ils troublent le spectateur. Iconoclaste à souhait le spectacle s’inscrit entre sincérité et jaune acide, à la manière de Marie NDiaye.

Brigitte Rémer, 28 avril 2016

Avec : Valérian Behar Bonnet, Elias Benizio, Hugo Brunswick, Rosa Bursztein, Bérénice Coudy, Clovis Fouin, Kevin Garnichat, Benoît Hamon, Fannie Outeiro, Barbara Probst. Création lumières Georges Lavaudant – création son Philippe Gomes – coiffures perruques Jocelyne Milazzo – maquillage Sylvie Cailler – régie générale Grégoire Boucheron.

Du 26 au 30 avril 2016 au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis bd de la Chapelle, 75010 – Métro: ligne 2, arrêt La Chapelle – Tél 01 46 07 34 50 – Site : www.bouffesdunord.com

 

 

 

 

Le théâtre noir brésilien

img018-1Publication de l’ouvrage de Christine Douxami Le théâtre noir brésilien, un processus militant d’affirmation de l’identité afro-brésilienne, aux éditions de L’Harmattan.

C’est un ouvrage réalisé à partir de la thèse de doctorat en anthropologie sociale qu’avait soutenue l’auteure en 2001 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Maurice Godelier, qu’elle réactualise et revisite après une seconde phase d’étude sur le terrain, entre 2012 et 2014. Elle a mené des entretiens avec cent cinquante artistes de toutes formations, générations et expériences dans plusieurs espaces géographiques du Brésil que sont Rio de Janeiro, São Paulo et Salvador de Bahia, lieux les plus significatifs de l’émergence du théâtre noir brésilien.

Le Brésil reste « une société très hiérarchisée, héritière d’un passé colonial esclavagiste» constate-t-elle et l’abolition de l’esclavage signée en 1888 n’a jamais été réalité ; les discriminations sont restées puissantes, en termes quantitatifs comme qualitatifs. Le concept de démocratie sociale qui fonde la nation brésilienne repose sur trois notions, trois races : le Blanc, l’Indien et le Noir tout en reconnaissant l’égalité de tous les citoyens. Il est en fait un mythe, dénoncé lors de la Conférence de Durban en 2001, prise de conscience politique du racisme.

Partant de là le théâtre noir s’oppose-t-il au théâtre blanc ? Agite-t-il le brûlot de la ségrégation sociale, quels sont ses concepts et quelles sont ses formes ? Ce sont les questions que pose Christine Douxami qui observe les compagnies de théâtre noir devenues « de véritables laboratoires identitaires puisqu’elles créent des spectacles ayant comme objectif l’affirmation ethnique et culturelle du Noir. » Ces compagnies affirment faire un théâtre ethnique politique, La figure de Bertold Brecht fut une de ses emblèmes.

L’ouvrage aborde le théâtre ethnique de façon transdisciplinaire, interroge la dramaturgie et le marché du travail sur l’absence des Noirs, dans un premier chapitre. Il relate dans un second chapitre les premières tentatives de structuration d’un théâtre noir à partir de 1944, avec la création du Teatro Experimental do Negro à Rio de Janeiro par Abdias Nascimiento, militant noir qui devient chef de file d’un mouvement radical, intègre le concept de négritude, favorise la création d’une dramaturgie noire et entraine la création de nombreuses compagnies de théâtre noir. Solano Trindade, militant communiste, lui emboîte le pas de manière dissidente et devient le second porte-flambeau de ce théâtre, développant une autre idéologie et de nouvelles esthétiques. Le troisième chapitre parle des héritiers du Théâtre expérimental du Noir, à Rio de Janeiro, São Paulo et Salvador de Bahia et analyse certaines expériences actuelles.

La question de la frontière entre l’engagement et l’exigence artistique est posée dans le premier chapitre, ou comment allier discours politique et propos esthétique, question récurrente s’il en est, qu’il s’agisse du théâtre noir ou d’autres formes de théâtre engagé. Dans le cas du théâtre noir brésilien, les préjugés à l’égard des acteurs sont réels et l’invisibilité de l’acteur noir fait partie du contexte politique global, la presse et la publicité en témoignent. Il est longtemps resté otage d’une image stéréotypée offrant soit des rôles subalternes, soit des rôles du théâtre alternatif restant confidentiels, soit des rôles comiques comme au début du XXème. C’est à partir de 1944 avec la création du Teatro Experimental do Negro d’Abdias Nascimiento, auteur et metteur en scène, que l’acteur noir commence à paraître sur scène, très progressivement, s’appuyant sur le répertoire nord-américain – les pièces d’Eugène O’Neill notamment – et avec l’écriture en 1946 de la pièce Anjo Negro de Nelson Rodrigues, ami de Nascimiento qui met en scène le racisme et donne le coup d’envoi d’une véritable dramaturgie. Différents thèmes sont développés dans cette sensibilité, comme les amours interraciales, la reconstruction de la mémoire collective, la contestation révolutionnaire et la valorisation des racines afro-brésiliennes à partir des traditions et des religions, et portées aussi par des actrices comme Ruth de Souza et Aguinaldo Camargo. Par ailleurs, certains réalisateurs comme Glauber Rocha et le cinéma Novo dans les années soixante, ont donné un véritable statut de héros noir à quelques acteurs, au milieu du XXème siècle.

La seconde période de développement du théâtre noir, après les années de dictature au Brésil de 1964 à 1985, débute dans les années soixante-dix au moment des indépendances des pays d’Afrique et du mouvement Black Power aux Etats-Unis. Les dissidents du Teatro Experimental do Negro prennent le relais et notamment Haroldo Costa qui, à partir du groupe qu’il crée en 1949, Grupo dos Novos appelé ensuite Brasiliana, cherche à mettre en scène les apports d’origine afro-brésilienne dans la culture populaire brésilienne et à transporter sur scène les cérémonies religieuses et les fêtes populaires. Plusieurs personnalités le rejoignent dont Solano Trindade, appelé le poète du peuple, qui créera ensuite sa propre compagnie Teatro Popular Brasileiro sur fond d’idéologie communiste. Pour Christine Douxami, deux concepts de théâtre noir se font face, deux écoles : celle qui cherche à intégrer l’art populaire, avec Solano et celle d’Abdias Nascimento, plus érudite.

La troisième partie de l’ouvrage regarde les héritiers du théâtre expérimental du Noir, à partir de trois aires géographiques. A Rio de Janeiro le Grupo Ação engagé dans les mouvements de gauche et mené par Milton Gonçalves ; l’Instituto de Pesquisa sobre as Culturas Negras mené par Léa Garcia, actrice ayant fait partie du Teatro Experimental do Negro, et le Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal ; la Compagnie Black e Preto fondée par un collectif de metteur(e)s en scène dont l’une d’elle, Carmen Luz entre en dissidence et crée la Companhia Étnica de Dança e Teatro, qui travaille avec la dramaturgie classique et avec celle du théâtre noir, et cherche un langage spécifique au théâtre noir ; la Companhia Marginal qui s’inspire des axes du travail de Solano Trindade alliant lutte de classe et lutte de race, et la Companhia dos Comuns dont le fondateur est Hilton Cobra qui a œuvré de 2001 à 2012.

A São Paulo, « les tensions raciales sont beaucoup plus intenses » constate Roger Bastide anthropologue spécialiste de sociologie et littérature brésiliennes, observant que le Teatro Experimental do Negro n’avait pas réussi à s’implanter dans la ville, malgré quelques tentatives ; une des expériences de l’après dictature fut la création de la Companhia Ori-Gen Ilê de Creação par Zenaide Silva, issue de la Companhia Étnica de Rio qui mit en scène en 1991 une version de La Tempête avec seize femmes de couleur et un parti pris philosophique spécifique pour le personnage de Caliban qui reprenait les thèmes de la négritude, la pièce connut un immense succès et tourna dans le monde ; une autre actrice et metteure en scène quasi autodidacte au départ et venant de l’Etat du Parana – qui eut l’opportunité de jouer dans Les Nègres de Jean Genêt en 1989 – Dirce Thomaz a traité de la violence subie par la femme et consolidé le statut de la femme noire actrice. Elle crée en 1995 un Centre de dramaturgie et de recherche sur la culture noire et s’installe dans un squatt artistique, Casa Amarela. Aujourd’hui, de jeunes afro-descendants pour la plupart issus de milieux universitaires ont créé des groupes de théâtre noir sous forme de collectifs ou de compagnies : ainsi le Groupe Os Crespos créé à l’initiative d’un groupe d’étudiantes de l’école d’art de l’Université de São Paulo ; As capulanas du nom du tissu porté par les femmes mozambicaines et Colectivo Negro créé en 2008 par des comédiens de l’école de théâtre Santo André. La Mostra de Teatro Negro a été créée en 2010 et permet la confrontation des expériences.

A Salvador de Bahia où d’après le dernier recensement de 2010, la population blanche est à 17,87%, la noire à 26,83%, et la mulâtre à 53,39%, Christine Douxami note que « les préjugés de couleur vis-à-vis des Afro-brésiliens font partie du quotidien. Face à cette situation d’exclusion sur fondements ethnico-sociaux, le mouvement noir bahianais s’est organisé dès les années trente, se concrétisant plus nettement dans les années soixante-dix. Or, durant cette seconde période, à la différence du reste du pays, l’affirmation du mouvement noir bahianais passe avant tout par la mise en avant de sa spécificité culturelle afro-bahianaise. » Le Teatro Experimental do Negro n’eut jamais la possibilité de se présenter à Bahia mais son influence s’est faite fortement sentir. Les déclencheurs qui ont favorisé son développement sont la création de l’Ecole de théâtre Martin Gonçalves en 1957, et l’action du Teatro Negro da Bahia créé à l’initiative de Lucia dos Santis en 1969. Nivalda Costa, élève de l’école de théâtre créait ensuite avec d’autres acteurs noirs, en 1975 en pleine dictature, le Grupo Testa, faisant passer ses messages contestataires. Elle s’intéressa au théâtre anthropologique d’Eugenio Barba, aux rituels et au syncrétisme des religions mêlant le candomblé aux spectacles. Le Grupo Palmares Iñaron Teatro Raça e Posição, rassemblant de jeunes acteurs noirs de l’Ecole de Théâtre Martin Gonçalves s’est appuyé sur le théâtre documentaire pour parler « de la race, de l’ethnie et de l’Indien » et investi dans un travail social et éducatif de formation d’acteurs. La Companhia de teatro popular do Sesi créée en 1991 par Luis Bandeira, animateur ensuite de la dissidente Cia Gente de Teatro da Bahia a collaboré avec le groupe de carnaval afro des quartiers et monté une procession spectacle en l’honneur de Iemanja, déesse de la mer. C’est une troupe de théâtre « socialement engagée envers les populations afro-brésiliennes, particulièrement celles à faibles revenus. » Le Bando de Teatro Olodum fut créée en 1990 par Marcio Mereilles, souvent critiqué car blanc, dont le travail était reconnu avant même la création de la compagnie. Il s’inscrivait dans la sensibilité de Gilberto Freyre, sociologue et écrivain brésilien qui a marqué le pays. Mereilles travaille aussi bien à partir de la dramaturgie européenne (Büchner, Heiner Müller, Brecht) qu’à travers l’univers afro-brésilien. « Je ne sais pas si je fais du théâtre noir, parce que cela voudrait dire qu’il y a du théâtre blanc, mais je sais que les thèmes que nous abordons sont liés à la population noire » dit Marcio Mereilles. Les deux compagnies les plus récentes sont nées l’une en 1998, le Nucleo Afrobrasileiro de Teatro de Alagoinhas à cent trente kilomètres de Salvador, l’autre en 2004, le Centro Abdias Nascimento ; elles travaillent dans la pluridisciplinarité et mêlent théâtre, musique et danse.

Il n’est pas simple de définir le théâtre noir, Christine Douxami en transmet les nombreuses énonciations par ceux qui le font et qui expriment eux-mêmes la difficulté de cette définition : « La présence de l’acteur noir sur scène en est l’élément constitutif », suivi de « l’aspect militant et engagé de ce théâtre… »  Les acteurs définissent aussi « le public à qui se destine le théâtre noir» et disent jouer « pour le peuple ou la communauté… » Le metteur en scène et le producteur doivent, pour certains, être afro-brésiliens de même qu’une partie de l’équipe technique comme le créateur lumières et le costumier, mieux à même de traduire le discours identitaire. La collecte de la parole des artistes sur un si vaste terrain, le Brésil, semblable à un continent, est riche, et l’ouvrage, très fouillé, témoigne d’une multiplicité de rencontres et d’expériences. Il est une importante et remarquable somme de travail qui rassemble la mémoire éclatée des artistes afro-brésiliens, et donne lecture d’un parcours à une minorité longtemps reléguée aux rôles de second plan. Les compagnies de théâtre noir naissent – comme de nombreuses autres compagnies – par scissiparité, à partir de la dissidence et tablent sur le développement du collectif, se sentant vite à l’étroit quand un leader impose ses points de vue.

Brigitte Rémer, 20 avril 2016

Christine Douxami est artiste-chercheuse et anthropologue à l’Institut des mondes africains, associée au laboratoire Elliadd. Elle est Maître de Conférences en Arts du Spectacle à l’Université de Franche- Comté, et a à son actif plusieurs publications. Cet ouvrage est publié aux éditions de L’Harmattan, Collection Logiques sociales, Paris, 2015.

 

Seydou Keïta

© Seydou Keïta / SKPEAC / photo courtesy CAAC – The Pigozzi Collection, Genève

© Seydou Keïta / SKPEAC / photo courtesy CAAC -The Pigozzi Collect. Genève

Rétrospective du photographe malien présentant un parcours chronologique de 1949 à 1962, à partir d’un ensemble de tirages argentiques modernes réalisés de 1993 à 2011 et signés par Seydou Keïta, ainsi que des tirages argentiques d’époque.

Né à Bamako vers 1921, apprenti menuisier dès l’âge de sept ans, Seydou Keïta tombe amoureux de la photographie à quatorze ans quand son oncle lui offre un appareil Kodak Browning. Autodidacte, il commence à pratiquer le métier vers dix-huit ans tout en poursuivant la menuiserie et fabrique à l’aide d’un châssis-presse son agrandisseur. Vers 1945 Keïta acquiert un appareil à chambre 13/18 et se perfectionne au tirage auprès du photographe instituteur Mountaga Dembélé qui, engagé dans l’armée coloniale du Soudan français – plus tard le Mali – avait eu l’occasion de se former en France auprès du professeur Houppé, inventeur de l’agrandisseur Imperator et qui avait publié Les Secrets de la photographie dévoilés.

Keïta ouvre son studio en 1948 et travaille à la lumière du jour, dans la cour familiale attenante, dans un quartier animé, à deux pas de la gare. On le remarque très vite pour son sens de la mise en scène, la pose qu’il travaille au cordeau et la qualité de ses tirages. Il remporte un vif succès et le tout-Bamako défile devant son objectif : commerçants, fonctionnaires, politiciens, jeunes citadins lettrés qu’on appelle les évolués. Son studio est un lieu de rendez-vous et de palabre où il affiche sur les murs ses cartes c’est-à-dire ses photos faisant fonction d’échantillons et de modèles et qui permettent aux indécis de choisir leur pose : assis, debout, couché, en buste ou de pied. Le cas échéant, il sait aussi être directif.

Seydou Keïta engrange dans son studio une réserve d’accessoires donnant à ceux qui se présentent la chance de l’élégance avec variation de chapeaux, ceintures, fume-cigarettes, montres, cravates et bijoux. Le jeu des tissus, tapis et toiles de fond damassés très prisés et bigarrés permet une construction et une mathématique sublime de l’image. Il les croise avec les extraordinaires étoffes déclinées dans les robes larges et fluides qui s’étalent, et avec les coiffes très élaborées qui juxtaposent cinq ou six motifs différents. Des objets comme vélos, scooters, 203 Peugeot, postes de radio, chaises et machines à coudre Singer donnent l’idée de la modernité.

L’exposition débute sur de très grands formats, portraits solos qui nous fixent avec sérieux et/ou avec pudeur et timidité. Les mouvements des étoffes sont somptueux, les pois côtoient les carreaux et les rayures, les lignes et les dentelles, il y a beaucoup de grâce. Seydou Keïta met un point d’honneur à valoriser celui ou celle qu’il cadre, à lui donner la meilleure image possible de lui/d’elle-même. Il y a ensuite des photographies de différents formats mettant en scène des duos, trios, petits groupes, couples, familles entières, groupes d’amis, enfants, toujours dans la mathématique du bien ordonné et du parfaitement aligné, avec la variation du similaire ou du complémentaire : cravates ajustées, chaussures bicolores, vestes croisées. Les vêtements occidentaux croisent les boubous, le notable porte le sien, complet, fait de bazin – ce tissu blanc damassé, teinté et amidonné, frappé avec un maillet sur un billot de bois – les médailles s’alignent. Les coiffures sont comme des arabesques ou des trèfles à quatre feuilles et le placement des mains, savamment étudié, ajoute à la grâce. Elles se posent, s’envolent, effleurent, s’appuient, sur un poste radio ou un dossier de chaise, se calent sur la hanche. Les yeux parlent ou sont mélancoliques, l’une nous suit du regard comme une Joconde, les gestes sont parfois gauches, un scooter posé sur béquille conduit ces deux élégantes vers le pays des rêves, le sportif en short grandes chaussettes et tennis exhibe son trophée et l’homme à la fleur blanche aux lunettes sans verres, médite.

Les photos sont présentées dans deux longues coursives qui s’étirent et mènent dans un espace en rond où sont présentés les vintages, comme dans un écrin. Ces tirages d’époque, petits formats pour la plupart car à la dimension du négatif, sont des tirages contact aux couleurs parfois passées ou légèrement sépia auxquelles l’encadreur ajoutait parfois une petite touche de couleurs sur les ongles, sur un bijou ou une coiffure. C’est la première fois que sont réunis ces tirages, retrouvés parce qu’abandonnés dans l’atelier de l’encadreur ou oubliés par le client, car si Seydou Keïta classait ses négatifs, il ne gardait pas de tirages. Sur un mur, l’évocation de Françoise Huguier, une photographe passionnée d’Afrique qui a contribué à la diffusion des photographies de Seydou Keïta et à celles de son compatriote Malik Sidibé – l’œil de Bamako, Lion d’or d’honneur à la Biennale d’art contemporain de Venise en 2007, et qui vient de s’éteindre à l’âge de quatre-vingts ans -. La voyageuse a créé en 1994 avec Bernard Descamps, les Rencontres internationales de la photographie de Bamako confirmant en la première édition la notoriété mondiale de ces deux grands photographes. Sur grand écran, le film documentaire réalisé par Brigitte Cornand en 1998, Seydou Keïta, Photographe dans lequel l’artiste parle de son travail et où on le voit en action installer ses modèles et faire ses prises de vue, est un précieux témoignage.

Seydou Keïta ferme son studio en 1962, deux ans après l’Indépendance du pays devenu Mali, il est recruté comme photographe officiel. Il cesse ses activités photographiques et prend sa retraite à partir de 1977 pour se consacrer à une autre de ses passions, la mécanique. L’occident découvre son travail tardivement, sa première exposition se tient en 1994 à la Fondation Cartier, début de sa carrière internationale. Il meurt en 2001, à Paris.

Cette magnifique collection de portraits, Sans titre, de gens que Seydou Keïta ne connaissait pas et qui resteront la plupart du temps anonymes, illustre, à la veille de l’indépendance, les mutations d’une société qui n’hésite pas à transgresser la tradition – religieuse notamment par la représentation de soi – et à s’engager sur les chemins de la modernité. Elle a valeur de témoignage sociologique sur ces années charnières du milieu du XXème siècle, au Mali.

Brigitte Rémer, 22 avril 2016

Légende de la photo présentée ci-dessus : Seydou Keïta, Sans titre, 1956-1957 – Tirage argentique moderne réalisé en 1998 sous la supervision de Seydou Keïta et signé par lui –

Exposition organisée par la Réunion des musées nationaux-Grand Palais – Commissariat général : Yves Aupetitallot, en collaboration avec Elisabeth Whitelaw, directrice de la Contemporary African Art Collection (CAAC) – The Pigazzi Collection – Avec le conseil scientifique d’André Magnin, Galerie Magnin-A – 31 mars au 11 juillet 2016 – Grand Palais, Galeries Nationales, entrée Porte H – avenue du Général Eisenhower, 75008, Métro Georges Clémenceau – Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 10h à 20h, nocturne le mercredi jusqu’à 22h – Site : www.grandpalais.fr – Le catalogue de l’exposition est édité par la RMN.

 

 

 

Machin la Hernie

©Pierre Van Eechaute

©Pierre Van Eechaute

Texte Sony Labou Tansi – mise en scène Jean-Paul Delore – Jeu Dieudonné Niangouna – musique sur scène Alexandre Meyer – Dans le cadre des Traversées africaines présentées au Tarmac.

Métier : homme. Fonction : révolté, sa carte de visite. Né en 1947 au Congo Léopoldville (Kingshasa) mort en 1995 au Congo Brazzaville là où il vécut, Sony Labou Tansi est devenu le porte-flambeau d’une génération d’écrivains africains dès la publication de son premier roman, La vie et demie, en 1979. A son actif des récits, romans, poèmes et une quinzaine de pièces de théâtre qu’il a montées à Brazzaville avec sa troupe, le Rocado Zulu Théâtre et présentées en Afrique et en France, notamment au Festival International des Francophonies en Limousin. Il a reçu le Prix littéraire d’Afrique noire en 1983 pour son roman L’Anté-peuple et la Palme de la Francophonie en 1985, pour Les sept solitudes de Lorsa Lopez.

Il publie en 1981 L’Etat honteux, long roman touffu retrouvé quelque temps plus tard légèrement élagué sous le titre de Machin la Hernie, violente diatribe jusqu’à la transe et la folie, et dénonciation d’un état corrompu, dans un style subversif et flamboyant. Dieudonné Niangouna et Jean-Paul Delore se sont emparés du texte et le lancent avec la même force rebelle, le premier en et hors scène, le second mettant en scène le premier sur la base de leur complicité. Car pour Sony Labou Tansi le cadre de scène est étroit et la mégalomanie de ce dictateur à la Jarry qu’il met en mots, ne passe pas la porte : « Voici la vraie histoire de mon ex-colonel Martillimi Lopez, fils de Maman Nationale, commandant de sa hernie, la vraie histoire telle que se la racontent les gens de chez moi avec leur salive et leur goût du mythe, feu Lopez qui maintenant endort sa hernie historique au musée national pour l’éternité des éternités. » Son emblème, la braguette dont les reliefs « sa hernie », lui servent d’armoiries ; sa philosophie, l’arbitraire et la bêtise.

Le guitariste qui accueille les spectateurs et joue pendant une vingtaine de minutes seul en scène, fait monter la pression comme pour les préalables d’un important congrès. Il reviendra clôturer la représentation, ou… façon de parler car la représentation ne se clôture pas, l’acteur convoquant les spectateurs un à un, pour leur livrer en tête à tête un ultime message, repris sur écran dans le hall du théâtre ; à chacun sa vérité. Au début du spectacle il descend lentement du fond de la salle, la traverse, et prend possession du plateau comme le boxeur d’un ring. Tantôt capo-chef, tantôt opposant, tantôt haut fonctionnaire démissionnaire, il dialogue avec la figure figée qui apparaît sur l’écran, image d’une immobilité tronquée, et structure ses espaces de jeu et de paroles face aux trois micros sur trépieds qui font office de porte voix.

Avec Dieudonné Niangouna, on déboulonne la statue du commandeur, chef d’Etat semblable à tant d’autres, totalitaire, capricieux, roublard et sanguinaire. En tension montant crescendo et jouant de ses pulsions, il passe de l’insulte au mépris, du sarcasme à l’accusation d’un personnage peu recommandable dont la politique repose sur le culte de la personnalité, la torture et le meurtre, jusqu’à la transe finale, la paranoïa et le délire. Il y a du radicalisme dans le texte, comme dans le parti pris de Jean-Paul Delore mais après tout : toute ressemblance avec des personnes ou des événements existants ou ayant existé ne serait-elle que pure coïncidence ? Pour preuve cette Lettre ouverte à François Hollande adressée par l’équipe artistique, dénonçant les attaques criminelles contre les populations civiles en République du Congo, depuis la ré-élection de Sassou Nguesso à la Présidence, le 20 mars dernier.

De Sony Labou Tansi, Dieudonné dit, lors d’un échange avec Bernard Magnier : « C’est une sorte de féticheur en train de fabriquer quelques bizarreries dans son laboratoire derrière la case de sa grand-mère. Je ne sais si c’est un médicament, un filtre, une bombe, un sort ou une bénédiction » et il lui reconnaît la faculté de savoir bien « brouiller les pistes. » Pas facile de trouver les clés de lecture dans cette « forêt équatoriale » qu’est son écriture quand on n’est pas spécialiste de la question. Cette œuvre à la verve féroce participe du « sauvetage de l’espèce humaine » dit l’acteur, car « ce pays, nous le devons aux enfants de nos enfants, mais pas dans cet état honteux… » conclut l’auteur.

Brigitte Rémer, 20 avril 2016

Collaboration artistique et costumes Catherine Laval – création Lumière Jean-Paul Delore et Guillaume Pons – régies Bastien Lagier – artiste invité Sean Hart.

13 au 16 avril 2016, au Tarmac, la Scène internationale francophone – 159 avenue Gambetta. 75020. Tél. : 01 43 64 80 80 – site www.letarmac.fr

 

 

La Ménagerie de verre

© Elisabeth Carecchio

© Elisabeth Carecchio

Texte Tennessee Williams – traduction Isabelle Famchon – mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau – à la Colline Théâtre National.

L’action se passe à Saint-Louis au centre des Etats-Unis dans les années trente, dans le huis clos de la famille Wingfield, sur fond de dépression et de crise sociale. Tom, le fils, employé dans un entrepôt de chaussures est devenu soutien de famille depuis que son père a abandonné le foyer. Ses échappées du soir le conduisent, dit-il, voir des films… mais sa mère n’y croit guère. Vrai ou faux, la référence est forte quand on connaît les liens qui ont existé entre Tennessee Williams et le cinéma. Tom protège sa sœur, Laura, jeune femme fragile et singulière, déconnectée du monde, qui a discrètement laissé tomber les cours de dactylo où l’envoyait sa mère pour se consacrer à son jardin secret, la fabrication d’animaux de verre. La mère, Amanda, pénible et harcelante, marquée par l’angoisse et la peur de la misère jusqu’à l’hystérie, prétend tout faire pour le bien de tous et ne se remet ni de sa jeunesse passée ni de l’abandon de son homme. Chacun vit dans un monde de rêve et un imaginaire qu’il se construit.

La pièce est une chronique familiale proche de l’autobiographie. Tennessee Williams, de son vrai nom Thomas Lanier Williams, a passé son enfance avec sa mère et sa soeur Rose, schizophrène, qui après une lobotomie resta handicapée. Son père, voyageur de commerce, était très absent et il ne l’aimait pas. Il rompit avec sa famille en 1937 et partit tenter sa chance à la Nouvelle Orléans puis à New-York où il exerça différents métiers. Quand ses finances le lui permirent, il s’occupa de sa sœur. Au fil de ces années, sur les routes, il commença à écrire, notamment des pièces en un acte. La Ménagerie de verre date de 1944, il l’écrivit d’abord comme scénario, mais la Metro Goldwyn Mayer le refusa et il l’adapta pour le théâtre. La pièce fut montée en 1945 à New-York et remporta un grand succès, Tennessee Williams a trente-quatre ans. Il confirme son talent et assied sa notoriété deux ans plus tard avec Un tramway nommé Désir, film qu’Elia Kazan réalise avec un jeune premier prometteur, Marlon Brando. Il gagne pour ce texte, en 1948, le prix Pulitzer, qu’il obtiendra une seconde fois en 1955 avec La chatte sur un toit brûlant. Il écrit une trentaine de pièces qui furent pour un certain nombre présentées à Broadway entre 1947 et 1961, époque de gloire, et les plus grands réalisateurs ont adapté son œuvre au cinéma – entre autre Richard Brooks, John Huston, Sydney Lumet, Joseph Mankiewicz et Sydney Pollack -. Il mourra pourtant dans la solitude à New-York, en 1983.

Daniel Jeanneteau a mis en scène La Ménagerie de verre au Japon en 2011, à l’invitation de Satoshi Miyagi et du Shizuoka Performing Arts Center. Il monte aujourd’hui la pièce avec des acteurs français et si nous sommes loin de cet Empire des signes qu’évoquait Barthes, on sent l’empreinte du pays, notamment dans la scénographie, sorte de boîte de la taille du plateau, délimitée par des voilages et un épais matelas recouvert de duvet blanc qui évoque la maison japonaise, ses pièces en tatami et portes coulissantes. Par cet effet de surexposition, le spectateur baigne dans une sorte d’irréel. Seul l’espace de Tom quand il est narrateur, à l’avant-scène, et celui de la ménagerie de verre, ces animaux en miniature patiemment créés par sa sœur Laura sont à l’extérieur. Il y a un va et vient entre le dedans et le dehors. « La pièce se passe dans la mémoire et n’est donc pas réaliste. La mémoire se permet beaucoup de licences poétiques. Elle omet certains détails ; d’autres sont exagérés, selon la valeur émotionnelle des souvenirs, car la mémoire a son siège essentiellement dans le cœur » dit Tennessee Williams, permettant ainsi d’échapper au naturalisme. On assiste pourtant à un psychodrame familial jusqu’à ce que l’insupportable Amanda demande à son fils d’inviter à dîner un de ses collègues en vue de lui présenter Laura qu’elle imagine déjà mariée. La jeune fille aux abois reconnaît en Jim un lointain ami d’école et un amour secret. Il l’avait joliment surnommée Rose Blue après une pleurésie. Petit moment de grâce et d’espoir, bien vite rattrapé par la réalité. Son petit objet favori, une Licorne – dans la mythologie symbole de pureté et de grâce – se casse et elle offre ce cadeau mutilé à celui qu’elle aurait pu aimer.

La Ménagerie de verre parle de solitude et de différence. Sous la direction de Daniel Jeanneteau les acteurs mettent en relief la densité de leur personnage, chacun dans son registre : les délires empreints de nostalgie et la protection étouffante de la mère – Dominique Reymond, proche de la caricature et du ridicule – ; les rêves de liberté de Tom – Olivier Werner – égrenés avec simplicité et évidence quand il est le personnage, sorte de voix off dans la narration ; l’intimité secrète et la pudeur de Laura – lumineuse et discrète Solène Arbel -. Ces jeux de la mémoire portés par le metteur en scène engendrent une troublante poétique du plateau.

Brigitte Rémer, 15 avril 2016

Avec Solène Arbel, Pierric Plathier, Dominique Reymond, Olivier Werner et la participation de Jonathan Genet – lumières Pauline Guyonnet – costumes Olga Karpinsky – son Isabelle Surel – vidéo Mammar Benranou – collaboratrice à la scénographie Reiko Hikosaka – assistant à la scénographie et à la mise en scène Olivier Brichet.

Du 31 mars au 28 avril 2016, La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. Tél. : 01 44 62 52 52 – www.colline.fr – En tournée : 11 au 13 mai Maison de la Culture de Bourges – 18 et 19 mai 2016 Le Quartz scène nationale de Brest – 24 au 27 mai Comédie de Reims CDN

 

 

 

 

Africa

© Kurt Van der Elst

© Kurt Van der Elst

Mise en scène Peter Verhelst – Jeu Oscar Van Rompay – Dans le cadre des Traversées africaines présentées au Tarmac.

L’acteur est assis au fond de la scène et regarde les spectateurs entrer. Quand la lumière baisse il retire ses vêtements, tous ses vêtements, il les plie minutieusement, prend son temps. Il est blanc, de peau très claire.

Comme un cérémonial mais avec des gestes simples, il saisit un pistolet à peinture et s’enduit d’une couche profondément noire, visage inclus. Il luit de cet outrenoir à la Soulages. A partir de cette convention qui a valeur de manifeste : Je suis noir, il ne joue pas, il se fond dans le noir, il est noir, amoureux d’un pays, le Kenya où il passe la moitié de sa vie. L’homme devient un dieu, une œuvre d’art brut, une installation. Il s’enracine dans le sol et danse, épouse les codes culturels du pays. Le noir se mélange au sable, se mélange au sang, et la fine pluie qui tombe fait un rideau de brume. Le corps est fin, souple, beau. Nous sommes en pleine brousse, l’homme est libre, il danse. Les gestes sont sobres, chorégraphiés, maitrisés. Une voix off envoie quelques signaux en anglais et en swahili, comme une métaphore.

A la fin du parcours, aussi naturellement qu’il s’est enveloppé de noir, l’homme se douche devant nous puis remet ses vêtements. Commence une seconde partie, radicalement différente, qui donne les clés de lecture de ce que le spectateur vient de vivre avec lui. C’est un autre homme qui s’avance et fait le récit de sa vie, dans un mouvement de générosité : parti au Kenya comme volontaire, il fut instituteur à Migori et a enseigné aux jeunes élèves en uniforme. Tombé amoureux du pays, il a cherché le sens des choses et pénétré au plus profond d’une société radicalement éloignée de la sienne, d’un rapport au temps différent, d’une philosophie autre. Cet homme s’appelle Oscar Van Rompay, acteur, d’origine belge néerlandophone. C’est sa vie qu’il raconte, entre la Belgique où il travaille au sein de la troupe NTGent et le Kenya où il est entrepreneur et possède une ferme.

Le déclencheur de cette aventure devenue aujourd’hui spectacle, repose sur sa rencontre avec Peter Verhelst. Tous deux ont cette même fascination pour l’Afrique, le premier la côtoie et y travaille, le second la rêve, mais l’idée lui est venue de proposer à Oscar Van Rompay de faire théâtre de sa vie. Ce grand écart entre les deux géographies et les deux vies de l’acteur, véritable mise en danger sur le plateau, s’est construit comme une dramaturgie à partir d’une riche complicité.

Le travail du son et de la lumière a cette même précision que l’ensemble de la proposition. Le Kenya s’entend aussi à travers de petites touches sonores, la parole des enfants qui circule, s’éloigne et s’approche, les roues de la charrette, sur la piste. La lumière est travaillée par des latéraux et des néons, par une tombée de rayons de couleurs qui croise quelques éclairs de lumière crue et imprègne l’environnement, entre brousse et mangrove. L’objet théâtral est sensible.

Quelques notes de piano au final, pendant qu’une machine artisanale, sorte de levier, fait émerger de l’eau une carcasse, faisant penser au Minotaure et que l’homme git dans le marigot. Gestes rituels, dualité entre l’homme de Belgique et celui du Kenya ? « Ici je pense à là-bas, là-bas je pense à ici…» Quel est la place du réel, qu’est-ce que l’illusion entre cet ici et cet ailleurs ? Partant d’une biographie, l’exercice est périlleux. Avec pudeur et retenue, il est très réussi.

Brigitte Rémer, 10 avril 2016

Texte et mise en scène Peter Verhelst – jeu Oscar Van Rompay – musique Kreng – traduction française Monique Nagielkopf – traduction du texte vers le swahili Marta Krajnik.

Du 30 mars au 2 avril 2016 au Tarmac, la Scène internationale francophone – 159 avenue Gambetta. 75020. Tél. : 01 43 64 80 80 – site www.letarmac.fr

 

Festival d’Avignon, édition 2016

Affiche créée par Adel Abdessemed

Affiche créée par Adel Abdessemed

Au cours des conférences de presse qui se sont tenues à Avignon et à Paris, Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, a dévoilé le programme de la 70ème édition qui se tiendra du 6 au 24 juillet 2016.

Par sa programmation, il pose un geste politique et dans son édito fait référence à la fonction historique du Festival, qu’il fait sienne aujourd’hui: « Quand Jean Vilar a imaginé un pacte entre les artistes et la république, il savait ouvrir un asile aux volontés utopiques, aux rassemblements de diversités et à l’amour des possibles. Nous insistons, avec l’engagement de l’artiste, dans la conscience du poète. Nous désirons hautement que le triste spectacle du monde et de notre impuissance trouve une contradiction sur la scène faite d’émerveillement et de courage. »

Le Festival affirme ses priorités à travers cinquante et un spectacles – dont la moitié créés en France – présentés dans quarante-cinq lieux d’Avignon comprenant la ré-ouverture de la Carrière de Boulbon et de Châteaublanc ; trente-six créations dont les deux tiers réalisées en coproduction et quarante textes d’auteurs vivants ; vingt-six spectacles de théâtre, sept chorégraphiques, quatre musicaux et quatorze s’inscrivant dans l’indiscipline comme le dit Olivier Py, c’est-à-dire l’interdisciplinarité.

Dans la Cour d’Honneur, le spectacle Les Damnés d’après le scénario de Luchino Visconti, marque le coup d’envoi du Festival et le retour de la troupe de la Comédie Française après de nombreuses années d’absence. Ivo Van Hove en donne sa lecture, non pas tant sous l’angle historique du national socialisme et de la corruption qu’au regard de ce que cela nous renvoie aujourd’hui. Place des héros, (Heldenplatz) de Thomas Bernhard, lieu du discours d’Hitler sous les acclamations des Autrichiens au moment de l’annexion de leur pays par l’Allemagne, en 1938, est mis en scène par le polonais Krystian Lupa et présenté par le Théâtre national de Vilnius, en lituanien. Familier de l’univers de Thomas Bernhard, Lupa a monté plusieurs de ses textes dans une écriture scénique forte et personnelle. Le réalisateur de cinéma et metteur en scène russe, Kirill Serebrennikov présente Les Âmes mortes d’après Nicolaï Gogol faisant la part belle à la musique ; FC Bergman d’Anvers qui travaille sur l’interdisciplinarité et mêle le cultuel et le culturel, présente Het Land Nod ; le Blitztheatregroup d’Athènes propose le thème de l’effondrement de l’humanité à partir d’un prologue de Friedrich Hölderlin et présente 6 am how to disappear completely ; Raoul Collectif, de Bruxelles découvert lors du Festival Impatience qu’avait créé Olivier Py quand il dirigeait l’Odéon-Théâtre de l’Europe – et qui, pour encourager la jeune création, remet cette année un prix du même nom – donne à voir Rumeur et petits jours, dernière émission d’une radio, le temps d’une utopie ; Marco Layera qui avait présenté en France il y a deux ans une pièce satirique sur la dictature au Chili affûte son regard, sociologique et amusé, sur le phénomène des bobos, avec un spectacle intitulé La dictature de la cool.

Un focus sur le Moyen-Orient se trouve au cœur de la programmation, avec plusieurs spectacles et metteurs en scène invités : Ali Chahrour, chorégraphe de Beyrouth, travaille sur les figures féminines et présente Fatmeh et Leïla se meurt ; Omar Abusaada de Damas propose Alors que j’attendais, parabole sur cet entre-deux de la vie et de la mort, avec un texte de Mohammad al Attar ; Amir Reza Koohestani de Téhéran, parle de mensonge et de dénonciation à partir de l’interrogatoire de deux jeunes filles, avec Hearing, ; Amos Gitaï présente dans la Cour d’Honneur au cours d’une unique soirée, une version théâtrale du film qu’il avait tourné sur Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat, remontant l’enquête et marquant la fin de l’espoir pour la paix ; une exposition de photographies est présentée en écho à la Fondation Lambert. Des cycles de films en partenariat avec les cinémas Utopia ainsi que des lectures complètent ce regard sur le Moyen-Orient.

Les femmes sont à l’honneur en cette édition, Olivier Py a veillé à mettre de la parité dans sa programmation : Maëlle Poésy, évoque l’impuissance politique et la thématique de la démocratie, mettant en scène Ceux qui errent ne se trompent pas, de Kevin Keiss ; Madeleine Louarn présente Ludwig, un roi sur la lune, de Frédéric Vossier – sur Louis II de Bavière, légendaire roi fou à la recherche d’un monde sublimé – avec des comédiens handicapés et médite sur la notion de normalité, la composition musicale est signée de Rodolphe Burger ; Bérangère Vantusso et sa quinzaine de marionnettes présentent L’Institut Benjamenta d’après Robert Walser, avec un anti-héros apprenti-domestique qui étudie au cours de sa formation, la notion de subordination. A l’affiche aussi, des metteuses en scène venant d’ailleurs : d’Espagne, Angelica Lidell avec ¿ Qué haré yo con esta espada ? sur la recherche d’amour absolu ; de Suède, Sofia Jupither avec Tigern sur le thème de la peur de l’autre et avec 20 november à partir d’un texte de Lars Noren, sous un angle plus visionnaire ; d’Autriche, Cornelia Rainer, avec Lenz, traite de la folie et de la mort de Lenz d’après des textes de Lenz, Büchner et Oberlin ; de Belgique, Anne-Cécile Vandalem qui, à travers l’évocation d’une île, présente un spectacle nommé Tristesses.

De nombreux metteurs en scène montreront le fruit de leur travail actuel : Julien Gosselin avec 2666 présente une version scénique de l’immense roman de Roberto Bolaño – d’origine chilienne, décédé en 2003 à Barcelone – et pose la question de l’Europe, de la répétition des horreurs et des destructions collectives ; EspÆce d’Aurélien Bory, à partir d’Espèces d’espaces de Georges Perec, se balade entre cirque, danse, littérature et théâtre, évoquant le problème de l’espace, comme un doute : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner » dit Pérec ; Karamazov de Dostoïevski, monté par Jean Bellorini à la Carrière de Boulbon, puise dans les derniers chapitres du roman et met en scène les funérailles d’Ilioucha ; Thomas Jolly présente Le Radeau de la Méduse de Georges Kaiser, sur le thème de la violence, avec les élèves de l’école du TNS ; Nicolas Truong avec Interview parle de l’objet zéro du théâtre ; Pascal Quignard en scène et au piano avec Marie Vialle, présente une « performance de ténèbres » avec La Rive dans le noir, inédit qui a pour source la mort de Carlota Ikeda avec qui il avait présenté le butô en tournées, pendant plusieurs années.

D’autres spécificités encore impriment une belle dynamique à l’édition 70 du Festival : un spectacle itinérant d’Olivier Py, Prométhée enchaîné. Eschyle, pièces de guerre sans décor ni costume, qui tournera dans les villages alentours, seul spectacle que présente le directeur-metteur en scène cette année. Un feuilleton théâtral, Le ciel, la nuit et la pierre glorieuse – chroniques du Festival d’Avignon de 1947 à 2086 – réalisé à partir des archives, lu tous les jours à midi par la Piccola Familia. Un programme jeunesse, complémentaire au partenariat qui s’élabore toute l’année entre le Festival et l’Education Nationale, pour convaincre et donner l’envie aux jeunes de devenir le public de demain, et se former pour : Arnaud Meunier présente Truckstop pour les 10/13 ans un roman de l’impuissance face à la misère, Clara Le Picard avec De l’imagination travaille sur le thème de la peur ; Eric Thieû Niang présente à la Chartreuse Au cœur, fruit du travail mené avec des adolescents, sur le thème de la chute.

En danse, Marie Chouinard, de Montréal, présente Soft virtuosity et travaille sur l’origine de la danse ; Lisbeth Gruwez, d’Anvers – interprète de Jan Fabre – lie l’angoisse et la respiration à travers sa chorégraphie We are pretty ; Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, d’Anvers et de Bruxelles présentent Babel 7.16 avec une trentaine de danseurs qui au fil des ans ont tous dansé avec Cherkaoui ; Caen amour de Trajal Harrell, de New-York, est une danse érotique mi défilé de mode mi chorégraphie. Côté musique : Serge Teyssot-Gay, avec Kit de survie, Marc Nammour avec 99, DJ Pone et le Festival Résonance et Prima Donna avec l’Orchestre régional Avignon-Provence sont à l’affiche. Deux expositions sont également présentées dans le cadre du Festival : D’une chute d’Ange de Johny Lebigot, à l’Amirande et Surfaces, à l’Eglise des Célestins, œuvres inédites d’Adel Abdessemed, artiste plasticien franco-algérien qui signe aussi l’affiche du Festival. Une foison de propositions tout au long du Festival complète cette belle programmation, avec entre autre, les Sujets à vif et XS en partenariat avec les SACD de France et de Belgique, les Ateliers de la Pensée avec l’Université d’Avignon, avec des lectures, des projections et des débats.

La liste des partenaires est longue, tant publics que privés, qui participent de la réalisation du Festival et oeuvrent à sa réussite. Au cœur de l’actualité et par les différentes facettes de son programme, le Festival d’Avignon sous la houlette d’Olivier Py marque sa place dans une cité en perte de repères. Il participe, avec les forces artistiques rassemblées, à la lutte contre les totalitarismes et la montée des nationalismes. Son geste politique nous est précieux.

Brigitte Rémer, le 9 avril 2016

Du 6 au 24 juillet 2016 – 70ème édition du Festival d’Avignon. Programme complet à partir de la mi-mai – Ouverture de la billetterie le 13 juin – Site : festival-avignon.com

 

 

 

 

Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte…

LivresVingt ans de création au Théâtre de Lorient-CDN à travers les affiches des spectacles (1996-2015) – Histoires par Éric et Bénédicte Vigner en collaboration avec Éric Demey – Affiches par M/M (Paris) propos de Mathias Augustyniak recueillis par Jean-Louis Perrier.

Eric Vigner, directeur du Centre dramatique de Lorient – appelé aussi le  CDDB, pour le B de Bretagne – de 1996 à 2015, a placé l’écriture au cœur de son projet : le spectacle est pensé dans sa globalité, du texte écrit ou adapté à sa réalisation, de sa communication à sa diffusion. Il définit les objectifs de sa mission : « Il s’agissait de construire une maison dont chacun des acteurs, des artistes aux spectateurs, apporterait sa pierre à l’édifice et lui donnerait sa forme et son esprit. Ce fil directeur a permis de constituer un patrimoine immatériel dont ce livre témoigne. »

Séduit par le travail graphique de Mathias Augustyniak et Michaël Amzalag, Eric Vigner leur propose de faire un bout de chemin ensemble. M/M créent pour le Théâtre de Lorient un univers visuel et graphique significatif, qui confirme un projet artistique ambitieux et affirment l’image de la maison. Ils font parler les spectacles par les affiches qui appellent, dans les rues de Lorient, les habitants, comme le crieur dans la ville jadis, lançait ses messages. M/M élaborent les affiches de tous les spectacles et leur travail fait école. « Ces rendez-vous réguliers, entre trois et cinq par an en moyenne, inscrivaient dans le temps le travail en continu qui a été le nôtre » dit Eric Vigner. Ils interviennent aussi dans deux productions : Antigona, opéra baroque et Pluie d’été à Hiroshima. « Le dialogue a été permanent, fertile et vivant » poursuit le directeur du CDDB dans la définition de leur collaboration.

Les traces de ce travail commun, l’affiche – synthèse d’un spectacle en une image unique – sont rassemblées dans un livre d’art grand format avec autant de pages que de spectacles présentés en vingt ans. Elles sont les extraits – au sens des essences rares ou des huiles essentielles – et signes de la mémoire collective et théâtrale d’un moment donné, dans une ville précise, Lorient et un lieu artistique défini, le Centre dramatique. Dans cet ouvrage sont rapportées pour chaque affiche et en vis-à-vis, la parole du metteur en scène-directeur et celle de l’artiste graphiste qui a élaboré ses règles : « Pour les affiches, nous adoptons les règles de la tragédie classique : unité de lieu, de temps, d’action. Chaque affiche est construite autour d’une photo couleur et d’un titre en noir et blanc. L’image fait référence à la photo documentaire… L’affiche est définie à la suite de la lecture de la pièce et de nos conversations avec Eric » dit Mathias Augustyniak.

Ces affiches sont multiples, œuvres d’art à part entière qui transmettent la vibration de chaque spectacle. S’il fallait n’en citer qu’un(e) retenons L’Illusion comique de Corneille monté par Eric Vigner en janvier 1996, geste fondateur à son arrivée au Théâtre de Lorient, pièce revisitée à son départ, en décembre 2015. Deux spectacles à vingt ans de distance, deux affiches, la première joue sur le rapport du visage au masque, la seconde est tout autre et décline avec liberté le mot illusion.

Romantiques ou classiques, provocatrices ou mélancoliques, les affiches accompagnent la parole de l’auteur et le geste du metteur en scène, quels qu’ils soient. La liste des auteurs présentés à Lorient est longue. Pour n’en citer que quelques-uns – Samuel Beckett, Stig Dagerman, Rémi De Vos, Bernard-Marie Koltès, Jean Racine, August Strindberg, Anton Tchékhov, Ödön Von Horvath…  – la liste des metteurs en scène, de passage ou en résidence, l’est tout autant – Alfredo Arias, Jean-Damien Barbin, Peter Brook, Christophe Honoré, Daniel Jeanneteau, Marc Lainé, Arthur Nauzyciel, Eric Ruf… – Ces affiches « restent un moyen d’affirmer des idées autant que de concevoir des fictions… Dans leur construction, elles sont aussi des lieux et des moments d’expériences sémantiques » précise Mathias Augustyniak. La recherche typographique est toujours très élaborée, les affiches ne se dévoilent pas facilement : les lettres volent au vent, les mots sont cachés, les objets détournés ; charades et références les transforment en labyrinthes, charge au spectateur de relever le pari du parcours initiatique qui doit le guider jusqu’au théâtre.

Le livre se referme sur un cahier de photographies intitulé roman-photo, mémoire du CDDB, suivi de la programmation, déclinée saison après saison. La signature qui s’est tenue sous la coupole de la Comédie Française a mis en exergue cette belle ouvrage. La collaboration entre Eric Vigner et Eric Ruf aujourd’hui administrateur des lieux, et qui fit ses armes en écriture et mise en scène dans cette belle région de Bretagne, est à l’image des complicités artistiques qui se sont tissées entre Bénédicte et Eric Vigner avec ceux qu’ils ont accueillis au Théâtre de Lorient, ainsi qu’avec Mathias Augustyniak et Michaël Amzalag M/M (Paris).

Brigitte Rémer, 5 avril 2016

Ouvrage publié en 1500 exemplaires par le CDDB Théâtre de Lorient en association avec M/M (Paris) – (cddb@letheatredelorient.fr et anyone@mmparis.com).

Cahier d’un retour au pays natal

© Adrian Zapico & Carmine Penna

© Adrian Zapico & Carmine Penna

Texte Aimé Césaire – Dans le cadre des Traversées africaines présentées au Tarmac, du 9 mars au 16 avril 2016.

C’est un poème qu’écrit Césaire à Paris en 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale, alors qu’il vient de quitter l’Ecole normale supérieure et rentre à la Martinique, pour y enseigner le français. Il a vingt-six ans. Il écrira une dizaine de versions du poème dont l’une sera dédiée à André Breton. Ce dernier le rencontre à l’occasion de l’escale qu’il fait à Fort-de-France, sur la route de New-York : « La parole d’Aimé Césaire, belle comme l’oxygène naissant…» dit le maître du surréalisme en 1947, dans sa préface pour la publication du texte, qu’il organise aux Etats-Unis. Pour lui, Césaire, c’est « la cuve humaine portée à son point de plus grand bouillonnement, où les connaissances, ici encore de l’ordre le plus élevé, interfèrent avec les dons magiques. »

Texte fondateur, ce Cahier d’un retour au pays natal est d’une poésie à l’état brut, subtile, violente et musicale. Sa vie durant, Césaire n’a eu de cesse d’exprimer l’oppression, le désespoir, la révolte et l’amertume sur la place des Noirs dans la société. Il a créé avec d’autres écrivains noirs francophones dont Léopold Sédar Senghor du Sénégal, René Depestre d’Haïti et Guy Tirolien de Guadeloupe, le mouvement littéraire de la négritude, écrit de la poésie, du théâtre – dont Une saison au Congo et La tragédie du roi Christophe – des essais et des discours. Son Discours sur le colonialisme, publié en 1950 dans la revue Présence Africaine qu’il a contribué à créer trois ans plus tôt avec Senghor, fait date, il est une implacable dénonciation de l’idéologie colonialiste européenne, dont s’empare tout le mouvement.

S’il partage sa vie entre Fort-de-France et Paris, s’oriente vers le politique en étant maire de Fort-de-France et député de Martinique pendant près d’un demi-siècle, Césaire n’oublie pas ses origines modestes. Né à Basse-Pointe d’une mère couturière et d’un père contrôleur des impôts, il fait partie d’une fratrie de sept enfants. On en trouve les signes dans le Cahier, qui parle de l’éloignement et de l’exil. « Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fins de mois… Ici, il n’y a que des toits de paille que l’embrun a brunis et que le vent épile. »

Cet admirable Cahier d’un retour au pays natal est inclassable, difficile à transposer sur un plateau. Il est un long poème qui se suffit presque à lui-même, une imprécation, une métaphore, ou la parole des morts. La vision qu’en donne Daniel Scahaise, pour généreuse qu’elle soit, manque d’amplitude. Un tas de sable au centre du plateau comme aire de jeu, un morceau de palissade, quelques briques, un brûlot, un sac dans un coin d’où sortent un réchaud et une théière, lumières immobiles plein feu, une idée de solitude, une image de réfugié. On sent pourtant une hésitation entre deux partis-pris, celui du jeu de l’acteur qui s’isole dans son long monologue et esquisse quelques gestes, dans une première partie, celui de la narration du conteur, beaucoup plus quotidien, qui prend le public à témoin. Ces deux styles ont du mal à cohabiter et le texte ne se déplie pas vraiment, même si Daniel Minoungou, l’acteur, possède une belle présence, l’intensité retombe et la parole de Césaire échappe. Est-ce que les gestes du quotidien banalisent la poésie ? « Au bout du petit matin, cette ville plate, étalée… Au bout du petit matin, la grande nuit immobile, les étoiles plus mortes qu’un balafon crevé. » Est-ce l’essence des mots qui se dilue sous le plein feu ? Ce poème touffu et granitique semble en tous cas résister.

Brigitte Rémer, 30 mars 2016

Mise en scène Daniel Scahaise, interprétation Daniel Minoungou, assistant mise en scène François Ebouele – régie Frédéric Nicaise.

23 au 26 mars 2016, au Tarmac, la Scène internationale francophone – 159 avenue Gambetta. 75020. Tél. : 01 43 64 80 80 – site www.letarmac.fr

Eichmann à Jérusalem

© Pascal Victor/ArtcomArt

© Pascal Victor/ArtcomArt

ou “les hommes normaux ne savent pas que tout est possible”. Texte de Lauren Houda Hussein, mise en scène Ido Shaked.

Créé en 2009 par Ido Shaked et Lauren Houda Hussein, le Théâtre Majâz s’intéresse à l’Histoire et à la mémoire collective, utilisant les archives comme matériau de travail. Son précédent spectacle, Les Optimistes, traitait du conflit israélo-palestinien, non pas sous l’angle de l’historicité mais comme une métaphore.

Pour Eichmann à Jérusalem, la compagnie s’empare des minutes du procès d’Adolf Eichmann, procès qui s’est tenu dans un théâtre de Jérusalem, en 1961, et a duré quatre mois. Ce haut fonctionnaire du Troisième Reich, chargé des affaires juives et de l’évacuation avait signé la mise en œuvre de la déportation et la logistique de la solution finale. Caché en Argentine et ayant échappé à la justice lors du Procès de Nuremberg en 1945, il fut retrouvé quinze ans plus tard, en 1960, exfiltré en Israël, condamné à mort lors de son procès et exécuté. Sa défense reposait sur la notion d’obéissance : « Je ne pouvais pas désobéir… ».

Les minutes du procès sont rapportées dans d’imposants volumes posés sur un bureau, au fond du plateau, elles sont la trame du spectacle. Lauren Houda Hussein a fait un énorme travail pour en prendre connaissance et réaliser un montage. Le langage aride du document original est repris avec simplicité et la parole, sèche, consignée. Ses sources sont répertoriées dans le programme de manière détaillée, donnant l’indication du volume, de la session et de la page. La compagnie s’appuie aussi sur des enregistrements, des écrits, des documents historiques, sur l’interview d’Eichmann dans Life Magazine à son arrivée en Israël, et sur les trois cent cinquante heures filmées lors du procès, même si, dans un parti-pris de mise en scène, aucun document audiovisuel n’est ici présenté. La pensée d’Anna Arendt guide par ailleurs la pensée du spectacle qui emprunte son titre à l’un de ses ouvrages : Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, écrit par la philosophe en 1963 après avoir couvert le procès comme journaliste pour le New-Yorker, et qui a fait polémique. Il est aussi donné lecture des lettres qu’elle avait échangées avec Gershom Sholem qui ne partageait pas ses points de vue.

Nous ne sommes pas dans un prétoire et Eichmann n’est pas incarné. Tout juste une photo posée dans un coin. Le texte est réparti entre les comédiens qui jouent, selon les moments, une dizaine de personnages dont de nombreux témoins, passant d’accusateur à défenseur ou à témoin, mais c’est la voix du bourreau, Eichmann, qui est mise en exergue. La parole circule, la trace laissée par les mots est puissante. Ni chercheurs ni historiens, comme ils le rappelaient lors de la table ronde qui a suivi le spectacle, le Théâtre Majâz ne traite pas de la shoah, ni ne résume le procès. Il s’intéresse au potentiel du mal existant chez les humains, à la question de la responsabilité, à celle de l’obéissance. Quelle représentation du mal, donner ? Le metteur en scène a opté pour un plateau nu ou presque, un espace de répétition dans lequel les mots portés par les acteurs sont à la fois des esquisses et des coups de poignard. On y trouve un portant avec quelques chemises blanches, un rétroprojecteur, un bureau et un piano. L’espace est vide et l’idée forte repose sur la mobilité d’un plateau qui oscille, montant légèrement ou s’inclinant, puis redescendant, tels des sables mouvants dans lesquels l’Histoire s’englue, et donnant une idée d’instabilité et de fragilité. C’est la voix du metteur en scène qui ouvre le spectacle parlant du processus de travail, indiquant que le moteur de recherche repose, pour les acteurs et pour lui, sur l’angoisse.

Auschwitz, Birkenau pour les femmes, l’organisation des camps que les acteurs dessinent au sol, est la même que celle d’une grande entreprise où tout est calculé. Les minutes témoignent de cette organisation démoniaque, ainsi que des transports d’enfants et de la collaboration y compris dans les rangs des institutions juives. Le nombre de déportés par pays est éloquent, les témoignages demeurent à vif.

Le Théâtre Majâz – qui signifie métaphore, en arabe – s’empare des témoignages avec intelligence, déjouant les pièges dans lesquels l’Histoire proche et présente auraient pu les entrainer. Cela tient au puissant travail de recherche fait dans les archives et à la réflexion menée par le tandem Lauren Houda Hussein, qui a grandi entre la France et le Liban et Ido Shaked, israélien, dont le geste laisse place à la mémoire, tout en restant théâtre. Ce spectacle, témoignage d’une traversée qu’ils font avec les acteurs du Théâtre Majâz, porte les traces d’un douloureux passé.

 Brigitte Rémer, le 25 mars 2016

Avec Lauren Houda Hussein, Sheila Maeda, Mexianu Medenou, Caroline Panzera, Raouf Raïs, Arthur Viadieu, Charles Zévaco – dramaturgie Yaël Perlmann – lumière Victor Arancio – son Thibaut Champagne – costumes Sara Bartesaghi Gallo – Scénographie Théâtre Majâz avec l’aide de Vincent Lefevre – assistanat mise en scène Clara Benoit-Casanova.

Du 9 mars au 1er avril 2016, Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules-Guesde. 93207. Saint-Denis – www.theatregerardphilipe.com – Tél. : 01 48 13 70 00.

 

 

 

 

 

 

Phèdre(s)

 © Pascal Victor

© Pascal Victor

Création à l’Odéon Théâtre de l’Europe – Textes de Wajdi Mouawad, Sarah Kane et John Maxwell Coetzee – Adaptation et mise en scène Krzysztof Warlikowski, avec Isabelle Huppert-Phèdre, Andrzej Chyra-Hippolyte 2.

Le mythe de Phèdre vient de très loin. Il remonte le temps depuis Euripide cinq siècles avant JC. L’auteur grec produisit deux pièces, Hippolyte voilé, document aujourd’hui perdu et Hippolyte porte-couronne. Sénèque, au premier siècle après JC, écrivit Phèdre. Plus près de nous et bien connus, les cinq actes de Racine joués pour la première fois sous le titre Phèdre et Hippolyte en 1677, dont il nous est donné d’entendre quelques vers, à la fin du spectacle.

Dans la mythologie grecque, Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé troisième gardien de l’enfer, demi-sœur du Minotaure et épouse de Thésée, roi d’Athènes. Pour se venger d’Hippolyte – fils de Thésée et d’une reine des Amazones – qui lui avait préféré Artémis, Aphrodite, déesse de l’amour et de la sexualité, précipite Phèdre dans ses bras.

Partant de cette mythologie, Krzysztof Warlikowski a choisi de traiter Phèdre(s) au pluriel en rassemblant des textes de différente nature et donnant à l’héroïne plusieurs visages à partir d’une seule et même actrice. Isabelle Huppert, mythique elle aussi, se donne à corps perdu à ses personnages kaléidoscopiques, femmes fatales et de la transgression, et accepte avec courage tous les risques, y compris celui de la démythification.

La première séquence met en espace et en images le texte de Wajdi Mouawad, Une Chienne, écrit à la demande de Krzysztof Warlikowski. Tous deux ont créé des liens et collaborent depuis 2009. Mouawad place l’action « dans un night-club de la péninsule arabique. » Le spectacle s’ouvre sur une chanson écrite pour la grande Oum Khalsoum, Al-Atlal/Les Ruines, merveilleusement interprétée par Norah Krief – qui tient aussi le rôle d’Oenone – accompagnée d’un guitariste : « Jamais je ne t’oublierai, tu m’as enivrée… Y a-t-il éclair semblable à celui de tes yeux ?» Une danseuse mi-orientale mi-crazy horse glisse à la manière d’un serpent, ou d’une sirène. Est-ce Ishtar, déesse astrale de l’amour et de la guerre, ou la « Vierge-immaculée-miraculée » dont parle Mouawad ? Hippolyte se refuse : « Tu mérites tout mon amour. Mais mon cœur est fermé. Une clef est perdue. Autant traîner dans la forêt à la recherche de clairières inconnues. » Pourtant l’assaut donné par Phèdre aura raison de lui, et plus tard, d’elle : « Midi. Soleil écrasant. Le sang est partout. Phèdre arrache le drap souillé de son lit… Du drap, elle fait un nœud coulant. Elle va dehors, attache le drap en haut de l’embrasure de la porte. Monte sur une chaise, passe le nœud autour du cou. Le soleil semble la regarder en face. » Premier suicide. Wajdi Mouawad a construit son texte en cinq chapitres, portant pour titres : Beauté, Cruauté, Innocence, Pureté et Réalité. Aphrodite et Phèdre s’y superposent, comme les images sur grand écran qui brouillent les pistes, vacillent et se démultiplient, augmentant ainsi l’effet d’illusion.

La seconde séquence repose sur L’Amour de Phèdre, de Sarah Kane, pièce écrite en 1996, qui se développe en huit scènes. La jeune dramaturge britannique à la courte vie a traité avec violence et âpreté, de passion et de sexualité. L’action tourne autour d’un Hippolyte à la fierté pudique et sauvage, qui « assis dans une chambre plongée dans la pénombre, regarde la télévision. » Phèdre et un médecin l’observent. Puis Phèdre dialogue avec sa fille, Strophe, et se raconte : « Impossible d’éteindre ça. Impossible de l’étouffer. Impossible. Me réveille avec, ça me brûle. Me dis que je vais me fendre de bas en haut tellement je le désire. » Le tête à tête entre Hippolyte et Phèdre est des plus crus et sur les raisons de cet amour, Phèdre lui répond, provocante : « Tu es difficile, caractériel, cynique, amer, gras, décadent, gâté. Tu restes au lit toute la journée et planté devant la télé toute la nuit, te traines dans cette maison avec fracas les yeux bouffis de sommeil et sans une pensée pour personne. Tu souffres. Je t’adore. » Elle apprend, par Hippolyte, sa liaison avec Strophe. Seconde pendaison d’une Phèdre victime de ses pulsions, comme Sarah Kane le fit elle-même à l’âge de vingt-huit ans. Mort de Strophe. Tête à tête père-fils, entre Hippolyte en prison et Thésée face à la mort de Phèdre.

La troisième séquence est écrite par John Maxwel Coetzee, romancier né en Afrique du sud, Prix Nobel de littérature en 2003, qui s’interroge sur l’ambiguïté et sur la violence. Il met en jeu une intellectuelle extravagante et caricaturale, Elisabeth Costello, parlant de ses recherches sur Eros et des rapports entre mortels et immortels. L’interview prend des dimensions singulières, la fantasque chercheuse – Phèdre numéro trois – y donne ses prédictions et sa vision de l’Armaguedon, lieu symbolique du combat entre le Bien et le Mal.

Ces trois séquences se fondent les unes dans les autres, sans rupture et la scénographie leur sert de trait-d’union. Les personnages évoluent dans une grande pièce nue et claire, celle d’un palace, d’un bordel ou d’un lieu de torture tapissée de grands miroirs et d’écrans panoramiques. Au fond, le pommeau d’une douche dont l’eau, à certains moments, lave ou purifie, côté jardin un lavabo, espaces pour le geste, récurrent, de la pendaison. Deux ventilateurs tombent des cintres puis remontent, ajoutant à la notion de lourdeur et d’enfermement. Une chambre mobile, aux parois de verre, laisse voir par sa transparence les actes de transgression, puis la mort, ainsi Thésée, devant le corps inerte de Phèdre – qui, par un jeu de dédoublement raconte sa propre absence – viole le cadavre ; cynisme et violence sont au rendez-vous.

Krzysztof Warlikowski est un familier de l’Odéon, il y est venu en 2007 avec Krum, d’Hanokh Levin, puis en 2010 pour la création de Un Tramway, d’après Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams dans lequel Wajdi Mouawad était co-adaptateur et Isabelle Huppert interprète. En 2011, le metteur en scène présentait Koniec/La Fin, d’après Kafka, Koltès et Coetzee. Il tourne actuellement son spectacle Les Français, réalisé à partir d’un travail sur Proust. Après avoir étudié la philosophie et l’histoire à Cracovie, Warlikowski s’intéresse au théâtre grec et à la mise en scène. Assistant de Peter Brook et de Krystian Lupa, il met en scène l’opéra autant que le théâtre et s’est attaqué aux grands auteurs, de Shakespeare à Mishima et de Dostoievski à Koltès, ainsi qu’aux grands compositeurs, de Wagner à Penderecki et de Verdi à Richard Strauss. C’est une tête chercheuse qui expérimente de nouveaux langages, table sur les complicités artistiques et crée de nouvelles aventures théâtrales. Sa passion pour l’image est une des voies qu’il explore. Pas une séquence de Phèdre(s) qui n’ait, dans un angle, un écran, un moniteur ou une caméra qui renvoient quelques images, petites et grandes comme autant d’écritures au plateau, ou qui tiennent lieu de référence. Quand enfin apparaissent les images de Théorème, film de Pasolini tourné en 1969, on comprend qu’il fit scandale, les Phèdre(s), l’antique comme la moderne ont ce même relent de transgression et de blasphème. Le tragique est là, brutal, violent et excessif, porté par d’excellents acteurs, dont le couple Huppert/Chyra, et par la réverbération des images en miroir sortant d’une machinerie sophistiquée, et fascinante.

Brigitte Rémer, 23 mars 2016

Avec : Isabelle Huppert, Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero – dramaturgie Piotr Gruszczyński – décor et costumes Małgorzata Szcześniak – lumière Felice Ross – musique Paweł Mykietyn – vidéo Denis Guéguin – chorégraphie Claude Bardouil – maquillages et coiffures Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo

Du 17 mars au 15 mai, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. Paris 6ème – En tournée, en 2016 : 27 au 29 mai, Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale – 9 au 18 juin, Barbican London & LIFT – 26 et 27 novembre, Grand Théâtre du Luxembourg – 9 au 11 décembre, Théâtre de Liège (Belgique).

 

 

 

Les Liaisons dangereuses

© Brigitte Enguerand

© Brigitte Enguerand

Texte de Pierre Choderlos de Laclos – Adaptation et mise en scène Christine Letailleur.

Entre ses obligations militaires et les villes de garnison qu’il traverse, le capitaine d’artillerie Laclos se met à l’écriture. Il publie en 1781 Les Liaisons dangereuses, roman épistolaire, et l’œuvre fait scandale. Elle met en vis à vis Madame de Merteuil, marquise et non moins courtisane et le Comte de Valmont, duo d’anciens amants qui, de théâtralité en compétitivité, se révèle diabolique.

Calculs et petites vengeances, manipulations et machinations, subtile initiation, le catalogue de leurs jeux libertins semble inépuisable. C’est Merteuil qui mène la danse, faisant preuve d’une fertile imagination pour arpenter les labyrinthes du désir et de la séduction. Dominique Blanc – avant de rejoindre la troupe de la Comédie Française – l’interprète comme une reine, glissant dans ses somptueuses robes allant du bleu profond au gris moiré, passant par le rouge vif comme dans l’arène, avec une sorte d’autorité évidente. Elle joue et se joue de Madame de Merteuil, froidement calculatrice, avec une grande fluidité et Valmont, Vincent Pérez, exécute, jusqu’au point de rupture, et lui emboîte le pas dans une sorte de sauvagerie amusée.

Leurs proies se nomment Cécile de Volanges, (Fanny Blondeau) jeune novice sortie des ordres qui trompant la vigilance de sa mère – qui avait pour elle d’autres projets – et manipulée par Merteuil, est initiée au plaisir érotico sexuel jusqu’à la nymphomanie, par Valmont ; Mme de Tourvel (Julie Duchaussoy) se refusant à Valmont-Don Juan avant de s’en éprendre follement et jusqu’à en mourir après le dévoilement de la supercherie ; M. Danceny (Manuel Garcie-Kilian) timide professeur de musique et ex amoureux de Cécile, joker de cette partie de poker menteur dans les mains de Merteuil, qui se vengera en provoquant Valmont en duel.

Les Liaisons dangereuses selon Christine Letailleur, ce sont trois heures de spectacle non stop, des plans machiavéliques et des conquêtes qui placent les deux sexes en concurrence et en opposition ; ce sont des pactes opaques entre les deux protagonistes qui tiennent le monde dans leurs mains, se jouent des sentiments et de la vie des autres ; c’est l’idée de venger les femmes, mission que se donne Madame de Merteuil, habile manipulatrice y compris avec ses amies dont Mme de Rosemonde, tante de Valmont.

On est dans le monde du paraître et de la bonne réputation, des rapports de force, de la destruction et de l’autodestruction, de la cruauté. Courtiser, désirer, parier, déjouer, guetter, attendre et écrire sont les paraboles vers l’infini des personnages. Des lettres passent de mains en mains, le poids des mots en ajoute au mensonge. Au final, les deux protagonistes se déclarent la guerre, et la chute est brutale : Valmont est tué en duel et Madame de Merteuil perd son aura et sa féminité sous les huées générales. La morale serait-elle sauve ? Les trois-quarts du spectacle ne le laissait guère à penser et la fin déroute, l’écheveau est dévidé. Fin du cynisme. La scénographie reconstitue avec intelligence une maison de maître, ses espaces suggérés, ses portes dérobées, son escalier menant aux chambres et jouant entre le visible et le caché. Les lumières dessinent les espaces intérieurs.

Les Liaisons dangereuses ont prêté à de nombreuses adaptations dont le film de Roger Vadim tourné en 1959 – dans lequel Jeanne Moreau interprétait Madame de Merteuil et Gérard Philipe Valmont – et au théâtre celle qu’en a faite Heiner Müller en 1987 sous le titre Quartett, monté par les plus grands metteurs en scène – dont Bob Wilson en 2006. Artiste associée au Théâtre national de Bretagne depuis 2010, au Théâtre national de Strasbourg depuis un an, Christine Letailleur sert avec talent cette entreprise pleine de soufre et de complexité, comme elle sait mettre en scène avec la même précision des auteurs aussi différents que Duras, Feydeau, Kleist, Labiche, Platon, Sade, Töller ou Wedekind.

Brigitte Rémer, 15 mars 2016

Avec : Dominique Blanc, Fanny Blondeau, Stéphanie Cosserat, Julie Duchaussoy, Manuel Garcie-Kilian, Vincent Perez, Guy Prévost, Karen Rencurel, Richard Sammut, Véronique Willemaers – Scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur – lumIères Philippe Berthomé en collaboration avec Stéphane Colin – costumes Thibaut Welchlin assisté d’Irène Bernaud – son Manu Léonard – maquillages Suzanne Pisteur – coiffures Clémence Magny – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat.

Du 2 au 18 mars 2016 – Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75001 – Métro : Châtelet – Site : theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77 – En tournée : du 23 au 25 mars Théâtre national de Nice, du 29 au 31 mars Théâtre de Cornouaille, Quimper. Le texte de l’adaptation de Christine Letailleur est édité aux Solitaires Intempestifs.

 

 

 

 

Cali clair-obscur, photographies de Fernell Franco

@ Fernell Franco - Série Interiores

@ Fernell Franco – Série Interiores

Première rétrospective européenne de l’œuvre du photographe Fernell Franco (1942-2006), présentée par la Fondation Cartier pour l’art contemporain.

Né en 1942 dans un village de la campagne colombienne, Versalles, Fernell Franco s’installe avec ses parents à Cali, troisième ville du pays par sa population, pour fuir le climat de violence qui les menace, dans les années cinquante. Il découvre la ville à l’âge de huit ans et en reste marqué : « En termes visuels, la ville signifia pour moi que la nature s’absentait de mon environnement, que je perdais l’horizon auquel je m’étais habituée en tant qu’enfant.» De ses traversées de Cali à vélo, comme coursier pour un laboratoire de photographies à l’âge de quatorze ans, il observe les quartiers en voie de disparition, ceux voués à la prostitution, les anciennes demeures qui se dégradent, et les fixe dans son objectif, très tôt passionné de photo. En cinéphile assidu qu’il est aussi, il admire le cinéma mexicain et les films italiens néoréalistes qui lui tiennent lieu de formation, leur influence est visible dans son travail.

A l’âge de vingt ans, Fernell Franco devient reporter photographe pour El País et Diario de Occidente puis quelque temps photographe de mode dans une agence. Il y rencontre de nombreux artistes, cinéastes et photographes, avant de s’orienter vers des recherches plus personnelles. Témoin des inégalités de la société colombienne, il capte les espaces urbains les plus informels et dégradés, sortes de non-lieux qui le captivent et retient des moments de vie, expérimentant par des procédés de solarisation, l’ombre et la lumière.

Intitulée Cali clair-obscur, l’exposition porte bien son nom et met en scène ces atmosphères d’ombre et de lumière pour témoigner de la pauvreté, du délabrement, de l’abandon et de l’oubli. Les commissaires de l’exposition, Alexis Fabry et María Wills Londoño, ont sélectionné cent quarante photos prises entre 1970 et 1996, issues de dix séries, élaborant avec précision et subtilité les différentes étapes du parcours de vie de Fernell Franco, mêlées à ses recherches photographiques.

Prostitutas (1970/72) parle, dans une démarche quasi ethnographique, des femmes du quartier Belalcàzar de Cali – du nom du fondateur de la ville – qu’il traversait en allant à l’école. Il a travaillé sur ce même thème des prostituées à La Pilota, dans le port de Buenaventura où il aimait se rendre pour sentir les effluves du Pacifique et le brassage des gens -. « Ce que je cherchais en elle c’était la vérité de la vie lorsqu’elle n’est pas maquillée, même si elle était rude et violente » dit Fernell Franco. Sur ces petits formats en noir et blanc, à l’image qui se démultiplie parfois jusqu’à s’estomper, des femmes allongées, l’esquisse d’un geste, l’attente, le regard d’une autre femme à l’arrière plan, le détail subtil d’une main ou d’un pied, des groupes de femmes. Il y a de la beauté et de la sensualité autant que de la solitude.

Dans ses Interiores (1970/72/78) la grâce pénètre à l’intérieur des bâtiments, sculptée d’ombre et de lumière. Il y a de la nostalgie en ce temps où les plus fortunés quittent le centre de la ville pour de nouveaux appartements à la mode américaine et délaissent les bâtisses anciennes. Fernell Franco a observé par les fenêtres, pour garder traces des intérieurs et de l’ancienne majesté des bâtiments, réinvestis plus tard par les déplacés de l’émigration rurale.

Color popular (1975/1980) montre, sur fond de salsa, des tirages chromogènes sur les murs de la ville et des scènes composées dans les lieux populaires, déserts ou habités : une boulangerie, un café, le dancing El Faisan – sortie de boîte au petit matin, jeu de chromos sur le dedans et le dehors. « Nous aimions tous la salsa et nous allions faire la fête dans des lieux très populaires où l’on écoutait cette musique. Ce genre de danse pour quelqu’un comme moi qui venais des faubourgs, avait un sens. »

Billares (1985). « Les billards étaient de beaux lieux qui disparaissent dans les années soixante-dix avec la rénovation de Cali » regrette Fernell Franco. Il y a dans ses photos de l’observation, de la concentration, l’échange de regards, le temps qui se suspend, une même photographie reprise en donnant de légers dégradés au tirage, le même personnage qui réapparaît, des ajouts à la photo comme un jeu, la composition des arrières plans, différents formats. On devine à peine les personnages, l’attente est sombre, presque noire. Il règne dans ces salles de jeu, un climat théâtral et cérémoniel.

Dans Pacífico (1987) Buenaventura nous est montrée en deux grands formats, l’eau passant sous un ponton, les pilotis et les reflets. Avec Demoliciones (1990) l’objectif accompagne l’effacement de Cali, la disparition de la ville aimée : « La ville que j’aimais lorsque j’étais adolescent, celle de mes promenades à vélo en quête d’une pièce de théâtre ou d’un film à voir, s’est mise à disparaître ou à péricliter à partir des années soixante-dix.» On y voit des restes de couleurs, estompées comme celles d’une fresque ancienne, où encore la surexposition faisant face aux déclinaisons du noir, des débris de vie sur le sol, des lambris, gravats, briques et pierres, des restes d’écritures et de dessins sur des murs lépreux, des sols qui se dégradent, une vie arrêtée. Les planches contact et surimpressions exposées où le soleil colombien cherche à se faufiler à travers une fenêtre, rejoignent une sorte d’abstraction.

Retratos de Ciudad (1994). « Dans mes premiers Portraits de ville j’ai expérimenté la répétition des images dans un même format, et cette ville généralement, c’est Cali. Le ton des manifestations était donné à Cali, théâtre de nombreux scandales qui se répercutaient ensuite dans les autres régions du pays » dit Fernell Franco qui déstructure ici sa composition, l’éclaire et l’obscurcit, la retravaille jusqu’à ce qu’elle crée une autre œuvre, complémentaire, ou prolongement de la première. On y trouve des collages et des assemblages, des compositions : diptyque où le personnage, noir, contraste à l’atmosphère lumineuse de la salle ; triptyque où le photographe décale l’image, et polyptyque comme ces deux rangées de vingt-quatre photos format carte postale qui ressemblent au trait de fusain, entre l’esquisse, le flou, l’effacement et l’abstraction.

Amarrados (1980/1995) témoigne des lieux du commerce informel, des rues. Emballages, ballots, étals et immenses paquets recouverts de bâches et ficelés en des compositions très structurées, sont déposés dans des hangars déserts, au petit matin. Ici, l’objet est en pleine page, isolé par le cadrage. Il s’en dégage une impression de mort.

Cali clair-obscur présente aussi la Ciudad Solar, premier espace artistique alternatif à l’atmosphère communautaire, créé en 1971 à Cali dans un manoir du XIXème siècle que la famille du photographe Hernando Guerrero possédait. Les artistes associés – le Groupe de Cali – s’intéressaient tous à la culture populaire et à la ville. Il y avait les artistes visuels Ever Astudillo et Oscar Muñoz, l’écrivain Andrés Caicedo, les réalisateurs Carlos Mayolo et Luis Ospina. Ce dernier définit Ciudad Solar comme « un mélange de maisons de la culture et de communauté hippie, un lieu ouvert à tout le monde.» Des projections de films, une galerie d’art, un atelier de gravure, un magasin de produits artisanaux, des fêtes, en ont fait un lieu de sociabilité animé où se retrouvent artistes, militants, politiques de toutes tendances et bandes rivales de jeunes. Oscar Muñoz lui, a reçu commande de la Fondation Cartier pour réaliser une installation : El principio de la empatia se compose de quatre photographies sur un même sujet décliné selon de subtils éclairages et une variation du temps d’exposition, à la manière du travail de Fernell Franco. Dans une salle noire attenante, les ébauches de l’œuvre, les étapes et outils de cette installation posés sur une table lumineuse.

Le documentaire réalisé par Oscar Campo qui ferme le parcours, Escrituras de luces y sombra, montre Fernell Franco dans son atelier et dans ses errances, parlant de ses influences et de ses inspirations. Après les images fixes et ses compositions construites telles des peintures d’ombre et de lumières contrastées, le geste et la parole de Fernell Franco transmettent encore d’autres clés de lecture. Petits et grands formats, études et répétitions, réalisme et abstraction impriment un rythme à l’oeuvre que la scénographie de la Fondation Cartier met magnifiquement en exergue.

Brigitte Rémer

Du 6 février au 5 juin 2016 – Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 Boulevard Raspail, 75014 Paris – Métro : Raspail ou Denfert-Rochereau – Tél. : 01 42 18 56 67 – Site : www. fondation.cartier.com – Le catalogue est co-édité par la Fondation Cartier et les éditions Toluca, en édition bilingue français-anglais. Après Paris, l’exposition sera présentée au Mexique du 27 juillet au 2 novembre 2016, au Centro de la Imagén, à Mexico.

 

Les Vagues

©Frédéric Tétart

©Frédéric Tétart

Théâtre-Vidéo. D’après le roman de Virginia Woolf, traduction Marguerite Yourcenar – Adaptation et réalisation Pascale Nandillon, Frédéric Tétart – Création à l’Echangeur de Bagnolet – Compagnie Atelier Hors Champ.

Six amis – Rhoda, Jinny, Suzanne, Neville, Louis et Bernard – se réunissent pour un repas autour de Perceval, l’ami qui part pour l’Inde et y meurt. Une conversation ininterrompue s’engage et croise les fils ténus de la présence-absence. Le mystère est au rendez-vous, par le langage littéraire et métaphorique de l’écrivaine et de sa traductrice : « Je n’essaie pas de raconter une histoire, mais il serait peut-être possible de procéder de cette manière. Un esprit en train de penser. Ce pourrait être des ilots de lumière. Des îles au milieu du courant que j’essaye de représenter… » écrivait Virginia Woolf au sujet de son roman.

Ces éléments de littérature, organisés comme les interventions d’un chœur où chaque récitant est une pièce maitresse, sont rythmés par un important travail de création, visuelle et sonore – dicté entre autre par une caméra in situ qui à certains moments balaye les restes d’un banquet sans convive, sorte de cérémonie funéraire. La mémoire agit, les sentiments se suspendent aux brûlures de la vie, à l’amitié, à la mort. « Je ne crois pas à la valeur des existences séparées. Aucun de nous n’est complet en lui seul » énonce l’un des personnages.

Plusieurs plans scénographiques structurent cette chambre des révélations, comme les plis d’un cerveau à travers lesquels les personnages sont en errance : un écran à l’arrière plan, un pan de mur, cette grande table pleine de verres et de carafes, de fruits et de fleurs, qui s’affichent, grossis par l’objectif de la caméra.

On entend ce spectacle comme une petite musique de nuit trouée de présences fantomatiques et poétiques. De belles images arrivent en flux et en reflux. La table couverte de fleurs et de plantes au final, prend l’allure d’un cercueil. Tout reste un peu énigmatique et légèrement solennel, préciosité du texte oblige. Il n’est pas sûr que l’abstraction des mots et la situation en suspension soient transposables sur un plateau, malgré ici la précision et l’intensité données par les acteurs, la mise en lumières et la mise en sons, vivantes et lancinantes, l’approche sensible de la réalisation.

Brigitte Rémer

Avec : Serge Cartellier, Nouche Jouglet-Marcus, Jean-Benoit L’héritier, Aliénor de Mezamat, Sophie Pernette, Nicolas Thevenot – Vidéo Frédéric Tétart – Lumière Soraya Sanhaji et Frédéric Tétart – Costumes Odile Crétault – Son Sébastien Rouiller – Construction décor François Fauvel

Du 5 au 12 mars 2016 – L’Echangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle, Bagnolet – Métro : Galliéni – Site : lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20 – Site de la compagnie : www.atelierhorschamp.org – En tournée : automne 2016, Théâtre du Soleil (Cartoucherie de Vincennes) et Les Quinconces/L’Espal (Le Mans) – 2017, Le THV (Saint-Barthélémy d’Anjou).

Frontières

Harragas © Bruno Boudjelal

Harragas © Bruno Boudjelal

Photos – Art – Récits. Une exposition sur le thème des Frontières, les limites et leurs limites, au Musée de l’Histoire de l’Immigration.

C’est une exposition forte et modeste qui est présentée au Palais de la Porte Dorée, conçue par la politologue Catherine Wihtol de Wenden et l’historien Yvan Gastaut, pour le Musée de l’Histoire de l’Immigration : forte par la complexité du sujet alors qu’on assiste aujourd’hui, dans un monde en désordre, à un brouillage des codes diplomatiques et un flou des réalités ouvrant sur le conflit et l’exclusion ; modeste par sa méthode, didactique et documentée, qui fait voyager à travers les temps et les pays, présentant des cartes, témoignages, vidéos, articles, œuvres d’art, extraits de textes littéraires et récits de vie.

Conçue en trois mouvements, l’exposition évoque tout d’abord les pays extra-européens, sous le titre Les murs-frontières dans le monde. Il s’agit ici, par delà les frontières naturelles freinant la mobilité, du marquage et de la fermeture des territoires dans le but de se protéger de l’autre. La Grande Muraille de Chine en est un stigmate, de même que la zone frontalière entre les Etats-Unis et le Mexique, les murs de séparation entre l’Inde et le Bangladesh, ceux qui furent érigés entre les deux Corées, ou entre Israël et la Cisjordanie. L’artiste Anne-Marie Filaire montre ainsi un film photographique intitulé Enfermement, réalisé à partir de relevés de terrain pris sur les zones frontalières des deux côtés de la barrière israélo-palestinienne, qui révèle avec force la déchirure de la séparation : « Ces images parlent de l’enfermement, de la façon dont l’espace est investi, transformé, de la façon dont la vision est bouleversée. »

L’exposition met ensuite la focale sur l’Europe des XXème et XXIème siècles, dans un second mouvement intitulé Vers une Europe des frontières. Elle évoque entre autre les deux guerres mondiales et les déplacements de populations, le Mur de Berlin et le rideau de fer, et aujourd’hui, tout près de nous, Lampedusa, Melilla et les étapes obligées d’un exil monnayé. Cette partie présente l’espace de libre circulation depuis les accords de Schengen, les tentatives d’harmonisation et les dispositifs de sécurité et de contrôle renforcés, le grand exode de migrants, la problématique des capacités d’accueil et des quotas de réfugiés, par pays. La question de la réglementation est traitée à partir de la Première Guerre Mondiale qui impose aux étrangers le port d’un document d’identité, alors que le passeport intérieur était abandonné en France depuis 1860, et qu’il était alors possible de voyager en Europe sans document. La Méditerranée comme espace de contacts autant que de ruptures, devenu un lieu de racket et de violence sur lequel plane l’ombre de milliers de morts emportés dans leurs frêles esquifs. La série des Voitures-cathédrales de Thomas Mailaender illustre, sans commentaire, l’exode, par ces véhicules transportant d’une rive à l’autre de la Méditerranée des amoncellements de bagages, sacs, vélos et objets divers : « Ces containers sur quatre roues sont une matérialisation évidente du concept de la frontière et des frottements culturels qui en résultent » dit l’artiste.

Un troisième temps dans le parcours de l’exposition évoque les frontières françaises intérieures sous le titre Traverser les frontières de la France, pays à la fois de transit par sa position géographique, et d’immigration par l’image qu’elle véhicule de terre des Droits de l’Homme. Sont notamment présentés les postes frontières d’Hendaye et de Vintimille, la douane où l’on décline son identité, Marseille comme porte du Sud, le fleuve Maroni en Guyane française, ressource fondamentale pour l’économie fluviale. Les tampons géants, sculptures de l’artiste Barthélémy Toguo intitulés Carte de séjour, Mamadou, France, Clandestin, symbolisent cette partie et font allusion au coup de tampon qui résume le statut d’une personne : « Nous sommes tous en transit permanent. Qu’un homme soit blanc, noir, jaune, peu importe, il est de toute façon un être potentiellement exilé » précise-t-il. Les témoignages de ceux qui ont vécu l’exil – déracinés puis réfugiés – disent, comme Shahab Rassouli, que « Les frontières sont des lignes imaginaires. »

Une cinquantaine d’artistes traduisent, dans l’exposition, ce sentiment de solitude absolue et de perte de soi. Ainsi les Paysages du départ de Bruno Boudjelal, images prises du pays que l’on quitte, dernier regard sur son pays et Harragas, installation vidéo composée de films des téléphones portables provenant de migrants clandestins ; Les Cahiers afghans, installation de Mathieu Pernot, qui confie à deux réfugiés rencontrés en France des cahiers d’écolier : le premier, Jawad, transcrit le récit de son voyage de Kaboul à Paris : « A chacune de nos rencontres, il me donnait quelques pages de son histoire qu’il me traduisait. J’y voyais le récit d’une épopée moderne, l’histoire en négatif de notre mondialisation. » Le second, Mansour, apporte ses cours de français : « Un langage de la survie, une littérature de l’urgence était traduite du farsi. Je n’ai rien changé à ces écrits, à la brutalité du texte et au récit sur l’exil qu’ils constituaient » dit le photographe qui présente plusieurs blocs de textes écrits sur quarante et une doubles pages de cahiers. Photographe engagé, Gérald Bloncourt fait un travail sur l’immigration portugaise, familles fuyant la dictature de Salazar, et montre le passage à pied de la frontière, dans les Pyrénées. Il présente ici Immigrés portugais train Hendaye-Paris 1965. Bruno Serralongue lui, choisit de capter du hors champ plutôt que de se rallier au collectif de sans-papiers et privilégie les refuges précaires, la nature environnante et l’invisibilité des clandestins aux cabanes improvisées.

Né à Gaza, Taysir Batniji travaille sur le thème de l’errance et réalise la vidéo Départ, en 2003. «Je cherche un langage artistique qui corresponde à ma manière de vivre, au fait que je circule tout le temps » dit-il lors des Rencontres internationales de la photographie d’Arles en 2002. Il montre un ferry chargé de voyageurs qui traverse de part en part le champ fixe de la caméra et détermine ainsi la durée du plan-séquence : « L’utilisation d’un ralenti saccadé brouille le réel et restitue, tremblantes, les silhouettes des passagers. Aucun repère géographique n’est présenté. Dans ce non-lieu, seul l’écho de la mer rappelle le voyage ». Jacqueline Salmon réalise en 2001 Le Hangar, une série de photographies du camp de réfugiés de la Croix-Rouge à Sangatte, près de Calais où l’on ne voit âme qui vive, l’immensité déserte appelle la solitude. Liquid Traces de Charles Heller et Lorenzo Pezzani est une installation forte qui montre le point clignotant où une embarcation partie de Libye dérive dans la zone de surveillance de l’OTAN et n’est pas secourue à temps, malgré ses nombreux appels, laissant disparaître dans les flots plus d’une soixantaine de personnes dont seule une petite poignée seront sauvés. La chilienne Emma Malig – qui a travaillé sur l’art du papier au Japon – clôt le parcours avec Atlas in fine II, sorte de lanterne magique avec ses trois sphères emboitées recouvertes de morceaux de gaze et de tissus brodés où sont projetés l’ombre de bateaux et d’oiseaux, obsessions ou paradis perdu ?

Cette remarquable exposition, pleine de signes et d’objets, de morceaux de vie repris ou réanimés, est en prise avec la problématique des réfugiés qui ne trouve pas de réponse et fait face à la fermeture de certaines frontières. Conçue sur plusieurs années de travail, elle parle des enjeux migratoires dont la clé s’appelle la misère et les guerres. Frontières est une leçon de vie et de mort qui nous parle au plus près de l’actualité, il y est question d’humanité et d’inhumanité, de droits de l’homme et de liberté.

Brigitte Rémer

Commissaires scientifiques Catherine Wihtol de Wenden, politologue et Yvan Gastaut, historien.

Jusqu’au 29 mai 2016. Palais de la Porte Dorée. 293 avenue Daumesnil. 75012. Métro, Tramway : Porte Dorée. Mardi au vendredi 10h-17h30 – Samedi et dimanche : 10h-19h. Site : www.histoire-immigration.fr

Le Discours aux animaux

© Fabienne Douce

© Fabienne Douce

De Valère Novarina, par André Marcon, au Théâtre des Bouffes du Nord.

« J’écris des livres qui cherchent à vivifier, armer, relever, qui viendraient à notre secours – au lieu de nous accabler encore. Chacun de nous, chacun des animaux parlants, fait face à des expériences immensément singulières, terrifiantes, ou magnifiques, indicibles. » C’est un parcours d’étrangeté – en écriture comme en peinture – auquel nous convie Valère Novarina depuis 1978, date de ses premières publications. Il écrit tout autant qu’il traduit en expériences visuelles – dessins, peintures, performances – son imaginaire. Ses mots oscillent du concret à l’abstrait. « Nous avons à traverser la tempête verbale, à réveiller des zones du langage, qui n’avaient pas travaillé depuis notre âge de deux ans, de onze mois, d’un jour » disait-il à Marion Chénetier-Alev dans L’Organe du langage c’est la main.

Son invention d’un langage, primitif et raffiné à outrance est ici porté par André Marcon, alchimiste de haut niveau qui rend précieuse la matière sans la rendre arrogante : un langage comme une clôture qui ne serait jamais fermée et laisserait couler le sable, grain à grain, un langage de terre et de cosmogonie ; un acteur-diseur qui le porte comme une voie lactée, ou comme une météorite tombée sur une terre vierge, le plateau.

« Un homme parle à des animaux, c’est-à-dire à des êtres sans réponse. Il parle à trois cents yeux muets. Il prononce Le Discours aux animaux qui est une suite de onze promenades, une navigation dans l’intérieur, c’est-à-dire d’abord dans sa langue et dans ses mots. Un homme parle à des animaux et ainsi il leur parle des choses dont on ne parle pas : de ce que nous vivons, par exemple, quand nous sommes portés à nos extrêmes, écartelés, dans la plus grande obscurité et pas loin d’une lumière, sans mots et proches d’un dénouement. » Il y est question de tombes et d’outre tombe, de solitudes, de corps éclatés, d’animaux mythiques et imaginaires, de quantités, d’alignements de chiffres et de listes. La fin du spectacle ressemble à une longue imprécation où tous les oiseaux de son imagination sont appelés, avant que la lumière ne baisse. « J’ai étudié la solitude » dit le narrateur.

Depuis le 19 septembre 1986, date de sa création par André Marcon sur ce même plateau des Bouffes du Nord, Le Discours aux animaux voyage avec l’acteur. « Chaque représentation est une aventure nouvelle, dit-il. Il n’y a rien de mécanique. A chaque fois que je le reprends, ponctuellement en fonction du lieu, des spectateurs, c’est toujours une chose différente et un spectacle auquel j’assiste aussi, qui continue de me surprendre. » Seul en scène, drapé dans un grand manteau noir, il pétrit les mots et les fait siens. Il n’y a rien que sa présence vibrante, comme le chef d’un orchestre imaginaire, ponctuant le rythme du langage porté par son énergie maitrisée, sans aucun artifice.

Brigitte Rémer, 15 février 2016

Du 5 au 20 février 2016 – Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010 – Métro : La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – Site : www.bouffesdunord.com – Le texte est publié aux éditions P.O.L.

Le Discours aux animaux sera présenté le 7 mars, à Bonlieu, scène nationale d’Annecy, dans le cadre d’un Grand format consacré à Valère Novarina à compter du 1er mars. Informations : www.bonlieu-annecy.com et tél. : 04 50 33 44 11.