Bluebird

© Julien Piffaut.

Texte de Simon Stephens, traduit par Séverine Magois – mise en scène Claire Devers – au Théâtre du Rond-Point.

Chauffeur de taxi, Jimmy conduit sa Nissan Bluebird dans la nuit anglaise. La voiture est sur scène, entourée d’images mobiles, vastes travellings qui donnent l’illusion de la route et de la ville. Les clients défilent les uns après les autres, chacun avec ses spécificités, ses exigences et ses surprises. Jimmy (Philippe Torreton) est un homme singulier et secret, on ne le voit que de de loin, accroché à son taxi, observant ces allées et venues. De temps en temps il prend son téléphone et cherche à joindre une certaine Clare, souvent sans retour.

Dans la seconde partie, Jimmy et Clare (Julie-Anne Roth) se font face, dans une sorte de no man’s land, à deux pas d’une maison que tous deux connaissent. Jimmy a lâché sa Bluebird, elle, a accepté la rencontre et se présente pâle et tendue. Au début, questionné par l’autre, chacun parle de soi, les mots sont cachés et elliptiques. Clare dit avoir un compagnon et trouvé, si ce n’est du bonheur, un certain équilibre, elle annonce attendre un enfant. Jimmy avoue que la vie s’est suspendue depuis l’accident, il y a cinq ans, et qu’il vagabonde sans port ni attache, son taxi pour demeure.

La suite fige le spectateur, le fil du temps se remonte et leur histoire se reconstruit, avec douleur. Jimmy et Clare étaient mariés et avaient une petite fille. Leur rencontre a lieu le jour anniversaire de sa disparition, il y a cinq ans, écrasée par la voiture de son père. Depuis l’accident, Jimmy a disparu sans donner de nouvelles et vit accroché à son taxi comme un naufragé à sa bouée, il n’a pu assumer. Clare et Jimmy ne s’étaient pas revus, cette maison était leur maison. Clare lui reproche cet abandon, et exprime l’extrême solitude dans laquelle elle a dû tout régler, avant même de supporter la vie sans l’enfant. Pour Jimmy la rencontre est une déchirante tentative de réparation, il ne vient pas les mains vides et offre à Clare une partie de sa vie, de ses gains. Il tente le pardon, par ce don, concret autant que symbolique.

Bluebird a une grande force dramatique. Simon Stephens qui s’intéresse aux parcours blessés, l’écrit en 1998. Auteur associé au Royal Court de Londres, il a écrit de nombreuses pièces souvent distinguées par des prix prestigieux. Il avait adapté en 2011 pour Patrice Chéreau, la pièce de Jon Fosse, Je suis le vent. Dans Bluebird ses personnages sont d’une incandescence qui ajoute au tragique : l’extraordinaire interprétation de Philippe Torreton en Jimmy, si humain, avec ses faiblesses et son charisme, spectateur de la/de sa vie en première partie, blessé à mort et se mettant à nu dans la seconde ; la retenue et la pudeur de Julie-Anne Roth en Clare qui joue la transparence malgré la souffrance, sont un grand moment de théâtre.

Claire Devers, la maître d’œuvre de la pièce – réalisatrice de cinéma ayant obtenu la Caméra d’or en 1986, pour son film Noir et Blanc – signe avec Bluebird sa première mise en scène au théâtre. Elle réussit magnifiquement sa première fois en transcendant l’humanisme de l’auteur par une théâtralité qui se dégage de la scénographie et des images autant que des acteurs qui impriment à la pièce une puissante émotion.

Brigitte Rémer, le 25 février 2018

Avec Baptiste Dezerces (le Caïd, Billy Lee) – Serge Larivière (Robert, Richard, Andy) – Marie Rémond (Angela, une adolescente, Janine) – Julie-Anne Roth (Clare) – Philippe Torreton (Jimmy). Assistanat à la mise en scène et photographies Julie Peigné – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Thomas Cottereau, Olivier Oudiou – son François Leymarie – vidéo Yann Philippe, Renaud Rubiano – régie générale et plateau Guillaume Parra – régie vidéo et son Guillaume Monard – régie lumière Sébastien Lemarchand – costumes Fanny Brouste – maquillage Marion Bidaud. Le spectacle a été créé à l’Espace des Arts, Scène Nationale de Châlons-sur-Saône, le 16 janvier 2018.

Du 7 février au 4 mars 2018 – Théâtre du Rond-Point/salle Tardieu, 2 bis avenue Franklin Roosevelt, 75008 – métro : Franklin Roosevelt, Champs-Elysées Clémenceau – Tél. : 01 44 95 98 21 – Site : www.theatredurondpoint.fr

Le dur désir de durer : après-demain, demain sera hier

© Fanny Gonin

Conception, mise en scène et scénographie Igor et Lily – Textes Guillaume Durieux – Théâtre Dromesko. Espace chapiteau, Le Monfort Théâtre, dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville.

Créé en 1990 par Igor et Lily son épouse, le Théâtre Dromesko, anciennement Volière, est un lieu de fabrique qui a posé son chapiteau avec veaux, vaches, cochons et couvées depuis une vingtaine d’années, à la Ferme du Haut Bois près de Rennes, sous l’aile du Théâtre National de Bretagne. Au fil des ans ils y ont développé un travail singulier et exigeant.

Le dur désir de durer – après-demain, demain sera hier fait suite à Le Jour du Grand Jour présenté en 2016 et parle du temps qui passe, de la vie et de la mort. Dans le même dispositif au plancher de bois, nommé La Baraque, et avec les mêmes personnages, acteurs, chanteurs et musiciens passent et traversent de cour à jardin, comme on traverse la vie, ou comme un défilé, une procession ou une manif. Les spectateurs se font face. « On pourrait parler d’une suite. Ou plutôt d’une suite en avant, une grande panique face aux lendemains qui déchantent, avec dans le dos les rengaines du passé et sous les pieds le vertige d’être encore là aujourd’hui » écrit Igor. Une suite de séquences montre des personnages baroques et des situations inventives, pleines d’autodérision.

Un petit homme à la Sempé essaye de dire quelque chose mais en vain, poussé par la foule. Trois jeunes femmes font des roulés boulés dans leurs robes printanières. Une vierge maquillée et décorée à outrance, portée comme un Saint-Sacrement par un mille pattes (quatre danseurs, acrobates à quatre pieds – cherchez l’erreur – cachés sous un dais).  On voit passer des lits d’hôpital à vitesse grand V accompagnés de quelques répliques des Bonnes de Jean Genêt. Des personnes passent et repassent pour aller à un enterrement, chacun avec sa compulsivité. Un torero mi-homme mi-taureau avec une corne au front et une queue de taureau, aiguise sa faux, image de la camarde s’il en est. Une chanteuse de flamenco joue la Bianca Castafiore. Une tornade de vent contredit la marche d’un groupe de personnes qui tentent d’avancer, se cramponnent et s’envolent. Deux vieux acteurs saluent une dernière fois le public, on les voit de dos, ô surprise, fesses à l’air, en une séquence pathétique et cruelle. On est dans les représentations de la mort à la mexicaine, avec gaieté et dérision.

Chez les Dromesko rien n’est gris, l’humour et la poésie l’emportent. Du côté des animaux, on y trouve un chien, sorte de minotaure affublé de cornes et un ardeidae de la famille des marabouts qui fait des figures et déploie ses ailes magnifiquement, en duo avec la duègne, toute de noir vêtue comme il se doit. Et du côté de la musique se côtoient plusieurs univers, des instruments baroques du début du spectacle connotant les peintures de Dominikos Theotokopoulos dit Le Greco, au Requiem de Mozart, passant par le violoncelle et l’accordéon, tout s’accorde et se désaccorde en relation avec les images. A la toute fin, le violoncelliste dans une chaise à bras et à trois roues d’avant-guerre pour paralytique, poussé par l’accordéoniste, rejoignent l’enterrement d’un jeune homme, pure mystification et tour de magie. Ils invitent en réalité le public à les rejoindre sur le plateau, boire un verre de vin.  Le corps fait place au vin. Buvez et mangez.

Il y a beaucoup de clins d’œil et de références dans un spectacle bon enfant même s’il parle de mort, sujet tabou s’il en est. Les ombres décalées sur les deux cloisons de bois de cour et de jardin amplifient l’aspect à la fois spectral et bon vivant et la puissance dramatique des séquences n’enlève rien à la bonne humeur et à la convivialité qui sont, une fois encore, au rendez-vous.

Brigitte Rémer, le 23 février 2018

Jeu/danse : Lily, Igor, Guillaume Durieux, Florent Hamon, Olivier Gauducheau, Zina Gonin-Lavina, Revaz Matchabeli, Violeta Todo-Gonzalez, Jeanne Vallauri – interprétation musicale Revaz Matchabeli (violoncelle), Lily (chant), Igor (accordéon) – construction décor Philippe Cottais – costumes Cissou Winling – création et régie lumières Fanny Gonin – création son Philippe Tivilliers – régie son Morgan Romagny – régie plateau Olivier Gauducheau.

Du 23 janvier au 17 février 2018 – Le Monfort, Espace Chapiteau – 106 rue Brancion, 75015. Tél. : 01 56 08 33 88 – Site : www.lemonfort.fr – En tournée du 22 au 26 mai 2018 à la Scène nationale de Sète.

Une Adoration

© Simon Gosselin

Texte de Nancy Huston – Adaptation et mise en scène Laurent Hatat – au Théâtre de la Tempête/Cartoucherie de Vincennes.

Auteure d’expression anglaise et française née au Canada où elle passe son enfance, Nancy Huston a écrit des essais et de nombreux romans, d’une sensibilité très particulière. Le premier, Les Variations Goldberg, date de 1981. Une Adoration, est publié en 2003 et parle de l’absence, sujet particulièrement aigu pour elle dont la mère a déserté le foyer familial quand elle avait six ans.

On est au cœur d’un conseil de famille informel où l’absent, Cosmo, acteur et amant de la mère, tient le rôle principal. Cosmo a été assassiné, ce qui donne une version polar à l’affaire, on saura à la toute fin, par qui. Ce texte est une ode à l’amour, portée par une femme, Elke (Océane Mozas), qui rend des comptes face à ses enfants. Ils ne lui en demandaient pas tant et restent blessés : Franck, le fils, (Yann Lesvenan) très en colère, n’appréciait pas ce beau-père et s’oppose à sa mère. Fiona, la fille, (Jeanne Lazar) est tiraillée dans sa fragilité. D’autres parlent de lui par des images qui se projettent, personnages qui glissent comme des noyés, sur la verrière recouvrant le lieu du psychodrame, une belle idée scénographique (Laurent Hatat et Nicolas Tourte). Une inconnue passe (Emma Gustafsson), à plusieurs reprises, qui pourrait représenter la mémoire, ou la mort. Ces différents témoignages donnent un portrait en creux de l’absent et héros sublimé, vérité ou fantasme, le puzzle se reconstitue.

« Les histoires, elles seules sont susceptibles de transformer en destinée le chaos de notre existence. Nous sommes tous des romans ambulants, foisonnant de personnages principaux et secondaires, ponctués par des ellipses, des moments de suspens et de drame, de longues descriptions ennuyeuses, des apogées et des dénouements. Tu me racontes ton histoire et je te raconte la mienne, ton histoire fait désormais partie de la mienne » écrit Nancy Huston. On a la sensation de suivre une partie d’échecs où la parole tient lieu de silence. Car la parole est dense dans cet huis-clos où le public est voyeur en même temps qu’enquêteur.

Face à ce jeu de la vérité qui fait office de thérapie familiale, les acteurs s’efforcent de jouer leur personnage : Elke est en état de sidération, Fiona se montre tantôt tendre tantôt butée, Franck est dans les reproches et provoque son rival en duel, de façon posthume. Laurent Hatat signe l’adaptation et la mise en scène du spectacle qui convainc à demi, est-ce le texte en ses contradictions auquel on a du mal à croire ou les acteurs un peu trop démonstratifs ? Le metteur en scène dans ses différents travaux, s’est entre autres confronté à Lagarce, Vinaver, Kristof et Marivaux. Adapter un roman pour le théâtre n’est jamais simple et parler de l’absence l’est encore moins. « Car l’univers frissonne et miroite sans cesse, vous le savez n’est-ce pas ?
Sous l’effet des événements du passé grand et petit… Tout est là, diffus et intangible, mais là, dans l’air autour de nous, comprenez- vous ? » dit Elke, entre retenue et impudeur. Dans Une Adoration « les feuilles mortes se ramassent à la pelle » et les personnages échappent, Cosmo en tête. Est-ce le propre de l’absence ?

Brigitte Rémer, le 19 février 2018

Avec : Océane Mozas Elke – Emma Gustafsson La femme inconnue – Jeanne Lazar Fiona – Yann Lesvenan Franck. Scénographie Laurent Hatat et Nicolas Tourte – collaboration dramaturgique Laurent Caillon – lumières Anna Sauvage – costumes Martha Romero – image Nicolas Tourte – espace sonore Antoine Reibre -
assistante à la mise en scène Clara Benoit Casanova. A l’image Olivier Balazuc, Azzedine Benamara, Clara Benoit-Casanova, Laurent Caillon, Sylvie Debrun, Daniel Delabesse.

Du 19 janvier au 18 février 2018 – Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Route du Champ-de-Manœuvre, 75012 – métro : Château de Vincennes puis navette – téléphone : 01 43 28 36 36 – site : www.la-tempete.fr – Le texte est publié aux éditions Actes Sud.

Quills

© Stéphane Bourgeois

Texte de Doug Wright – traduction Jean-Pierre Cloutier – mise en scène et espace scénique Jean Pierre Cloutier et Robert Lepage – Ex Machina production – au Théâtre National de la Colline.

Né en 1962 à Dallas (Texas), librettiste, auteur de théâtre et de scénarios, Doug Wright écrit principalement des comédies musicales et des téléfilms pour la télévision. Sa pièce Quills fut créée en 1995 à Washington puis jouée off Broadway au New York Theatre Workshop. Elle traite de l’internement du Marquis de Sade à Charenton les dernières années de sa vie. L’auteur en a aussi écrit le scénario pour le film Quills, La Plume et le Sang qu’a réalisé Philip Kaufman, en 2000.

Robert Lepage, metteur en scène québécois connu en France pour ses propositions théâtrales multiformes, du jeu d’acteur le plus créatif – La Trilogie des Dragons – aux spectacles de haute technologie – Les Aiguilles et l’Opium – s’empare du texte, accompagné de Jean-Pierre Cloutier, artiste de cirque à l’origine. Lepage interprète Sade : Donatien Alphonse François de Sade, né le 2 juin 1740 à Paris et mort le 2 décembre 1814 à l’Asile de Charenton/Saint-Maurice où il passe les onze dernières années de sa vie. Il avait connu Vincennes et la Bastille pendant la Révolution, puis avait été interné sans jugement et de façon arbitraire à partir de 1801, à la prison de Bicêtre notamment. L’abbé de Coulmier, directeur de l’établissement, un réformateur bienveillant avec qui il sympathise, lui aménage un statut particulier et très protégé, Madame de Sade y veille particulièrement. Il croit aux vertus thérapeutiques du spectacle et fait construire à l’intérieur de l’asile un véritable théâtre destiné à recevoir une cinquantaine de malades mentaux. Sade devient le grand ordonnateur des fêtes, compose des pièces et en dirige les répétitions, Charenton défraie la chronique. Sa conduite lubrique et provocatrice face aux personnels et aux autorités et la diffusion de sa littérature sulfureuse, inquiètent l’Empereur Napoléon Ier qui ne veut ébranler les fondements moraux de la société. Il nomme à Charenton un médecin-chef, le docteur Royer-Collard pour mettre fin à la circulation des idées libertines et imposer le silence. C’est mal connaître le brillant Marquis, prolixe à souhait, et très connu depuis la publication de Justine ou les malheurs de la vertu qui avait scandalisé. A Charenton, quand on lui retire papier et crayon, Sade importe ses fantasmes et désirs immoraux sur les murs et les vêtements, sur tous les supports possibles trouvés dans ses appartements et avec toutes encres ou substituts, allant du sang aux excréments.

La pièce croise le destin du véritable Marquis de Sade mais sa construction a quelque chose de linéaire avec son unité de temps, de lieu et d’action. Robert Lepage et Jean-Claude Cloutier l’inscrivent eux-aussi dans un cadre quasi néo-classique, sauf au final dans la scène sacrilège mais tardive, quand tout se déstructure et que la mort approche. La scénographie est inventive, comme toujours chez Lepage et sert magnifiquement le propos. Elle est basée sur un jeu de miroirs pivotants, sorte de kaléidoscope qui travaille sur le dédoublement à l’infini du personnage, renvoie à son narcissisme et à ses multiples facettes. Elle a un effet labyrinthe où l’on se perd et joue parfois de transparence, façon miroirs sans tain. On ne décolle pourtant pas dans ces paradis artificiels surannés au style de jeu légèrement distant et désuet, où la distance de l’ironie qui affleure à de nombreux moments ne rattrape pas l’ensemble. Lepage lui-même, bien emperruqué, s’efforce à traduire la démence libertine du personnage qu’il interprète mais le spectacle est long pour arriver à la mise en croix licencieuse, sublimement réalisée par le jeu diabolique des miroirs psychanalytiques.

Écrite dans le contexte du retour d’un certain conservatisme aux États-Unis dans les années 1990, Quills – qui signifie la plume d’oie – réfléchit aux limites posées par la société et évoque la question de la censure. Taraudé par la diffusion de son œuvre, Sade s’inscrit dans la surenchère, devient inatteignable et hors-limites. De victime d’un système répressif, il se transforme lui-même sur scène en un monstre de débauche. Robert Lepage interprète cette déchéance avec précision, entouré du monde pieux de l’encadrement de l’Asile et des personnels qui, comme Madeleine la blanchisseuse, vaquent, et qu’il harcèle. On est à l’extrême de l’obscénité d’un homme qui se joue de tout et qui le fait savoir par ses écrits, il n’est plus que subversion. « L’enfer lui-même est le creuset où j’ai forgé mon arme » clame-t-il dans ses propos provocateurs. Il finit nu comme un ver et dépouillé de toute identité dans la pure expression de ses fantasmes. Pour lui, la tentation est permanente et pour le spectateur, l’illusion est théâtralité.

Brigitte Rémer, le 17 février 2018

Avec : Pierre-Yves Cardinal, Érika Gagnon, Pierre-Olivier Grondin, Pierre Lebeau, Robert Lepage, Mary Lee Picknell – assistante à la mise en scène Adèle Saint-Amand – lumières Lucie Bazzo -environnement sonore Antoine Bédard – costumes Sébastien Dionne – collaboration à la scénographie Christian Fontaine – accessoires Sylvie Courbron – perruques Richard Hansen –  maquillages Gabrielle Brulotte – Le spectacle a été créé le 12 janvier 2016 au Trident, à Québec.

Du 6 au 18 février 2018 – Théâtre National de la Colline, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – 15 rue Malte-Brun. 75020. Métro : Gambetta. Site : www.colline.fr – spectacle à partir de 16 ans.

 

Peer Gynt

@ Gaëlle Simon

D’après Henrik Ibsen – Adaptation et mise en scène Irina Brook – poèmes Sam Shepard – chansons Iggy Pop – création musicale collective d’après Edward Grieg – Spectacle en anglais, surtitré en français.

Dès l’entrée dans le théâtre on est immergé dans une ambiance musicale, une sorte de fête populaire pour noces et banquets. Pendant que le public s’installe les musiciens commencent à arriver de leur côté, détendus, ils prennent un verre et discutent entre eux. On se croirait dans les coulisses. Petit à petit ils commencent à dévoiler leurs instruments et à s’échauffer, avant de se fondre dans le spectacle où ils seront acteurs en même temps qu’instrumentistes. Violon, saxophone, guitare, basse, contrebasse, clarinette, trompette, batterie et percussions traversent la pièce, qui débute avec la petite flamme de celle qui sera la cristalline Solveig puis Démon vert chez les Trolls, la talentueuse et ravissante Shantala Shivalingappa. Peer Gynt est tout aussi magique, le grand acteur islandais Ingvar Sigurdsson, plein de charme et de roublardise, mène cet opéra-rock de main de maître, les acteurs sont de tous les pays. Les chansons d’Iggy Pop se mêlant au texte, la figure de Peer se superpose à celle de la rock star, pour notre plus grand plaisir. Le pays des Trolls, ce lieu de mythologie nordique populaire, aurait sa place dans les salles de concert rock telles que le Palace ou la Cigale. Irina Brook imaginait David Bowie en maître des lieux.  Peer Gynt vend son âme aux djinns pour épouser la fille du roi Troll, il lui est demandé de renoncer à sa condition d’homme, alors à toute vitesse il s’enfuit mais ne cessera d’être poursuivi. Des poèmes de Sam Shepard complètent la partition.

Formée au jeu à New York dans les années 1980 selon la méthode de l’Actor’s Studio, Irina Brook est comédienne avant de se consacrer à la mise en scène. Elle obtient en 2001 le Molière de la meilleure mise en scène pour Une bête sur la lune de Richard Kalinoski, puis monte Marivaux, Shakespeare, Brecht et Tennessee Williams. Passionnée de musique, elle réalise plusieurs mises en scène pour l’opéra. Depuis janvier 2014 elle dirige le Centre dramatique national de Nice-Côte d’Azur. Elle donne ici, dans le cadre du théâtre des Bouffes du Nord qui lui va si bien, sa libre interprétation de la pièce d’Ibsen, dense, belle, et aussi énigmatique que l’âme humaine et derrière la fable, pose la question existentielle et philosophique de la recherche de soi. Peer, au seuil de sa vie, fait le bilan : Qu’ai-je fait de ma vie ? Elle cite en référence Antoine Vitez qui s’exprimait sur la pièce : « Échapper aux simulacres, aux représentations, s’arracher au théâtre que l’on se fait de sa propre vie, aux rôles (…)  tout ce qui nous fait tant rêver depuis notre enfance, dépouiller tout cela, déposer à terre les vêtements imaginaires et courir nu. » La metteure en scène s’est appropriée Peer Gynt sans trahison, l’esprit y est bien, avec sa fronde et sa liberté de ton, l’insolence et l’affabulation. Les écarts d’avec la pièce restent anecdotiques, elle fait ses arrangements, au sens musical du terme et pose un point de vue sur le monde d’aujourd’hui.

C’est une année de Peer Gynt, David Bobée vient d’en présenter une intéressante lecture de son côté (cf. notre article du 14 février). Irina Brook propose la sienne, féérique et musicale en diable : la neige sur le plateau appelle la Norvège, l’errance de Peer Gynt et l’espérance de Solveig sont porteurs d’une grande poétique, les costumes et les masques, quelques pétales de fleurs donnent l’esprit de la fête et de la magie, une magnifique toile peinte en fond de scène, réalisée d’après le tableau Glad day par William Blake, largue les amarres à la toute fin du spectacle et l’on flotte entre réel et imaginaire, rêve et réalité. Une vision d’apocalypse dans le cœur et la quête d’un homme.

Brigitte Rémer, le 16 février 2018

Avec : Helene Arntzen, Frøydis Arntzen Dale, Diego Asensio, Jerry Di Giacomo, Scott Koehler, Mireille Maalouf, Roméo Monteiro, Damien Petit, Margherita Pupulin, Pascal Reva, Augustin Ruhabura, Gen Shimaoka, Shantala Shivalingappa, Ingvar Sigurdsson – Poèmes Sam Shepard – chansons Iggy Pop – chorégraphie Pascale Chevroton – scénographie Noëlle Ginefri – costumes Magali Castellan assistée d’Irène Bernaud – masques Cécile Kretschmar assistée de Sarah Dureuil – lumière Alexandre Toscani – assistant à la mise en scène Angelo Nonelli.

Du jeudi 8 au dimanche 18 février 2018, Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Bd de la Chapelle, 75010 Paris  – métro : La Chapelle – tél. : 01 46 07 34 50  – site : www.bouffesdunord.com – En tournée :  le 6 mars 2018, Scène nationale, Narbonne – les 9 et 10 mars 2018 Théâtre Saint Louis, Pau – le 13 mars 2018 Théâtre Jean Vilar, Saint Quentin dans l’Aisne – les 19 et 20 mars 2018 la Coursive, La Rochelle – les 22 et 23 mars 2018 Théâtre Angoulême, scène nationale – les 27 et 28 mars 2018 L’Apostrophe, Cergy-Pontoise – Le spectacle fut créé au Festival de Salzbourg en juillet 2012, en France au Théâtre National de Nice-CDN Nice Côte d’Azur en septembre 2014.

Peer Gynt

© Arnaud Bertereau

Texte Henrik Ibsen – Traduction François Regnault – Adaptation et mise en scène David Bobée/CDN Normandie-Rouen – Créé en janvier 2018 au Grand T de Nantes.

Ce poème dramatique norvégien en cinq actes d’Ibsen, publié en 1867 et représenté pour la première fois à Oslo en 1876, contient pas moins d’une cinquantaine de personnages. C’est dire la difficulté de le monter et la nécessité de l’élaguer. Au début de la pièce, Peer Gynt est un tout jeune homme, il nous mène, dans ses errances, jusqu’à la vieillesse et la solitude absolue. Fou de liberté, il parcourt le monde et le défie, taille sa vie fantasmée à coups de mensonges et de rêves, rate ce qu’il entreprend. Sa course folle tient de la fuite et du parcours initiatique et la chute n’est jamais loin de l’envol, dans sa quête d’identité il tient de l’albatros. Ceux qui le croisent n’en sortent pas indemnes : il perturbe la fête au village, viole la mariée, s’enfuit, séduit la fille du roi des montagnes qui l’entraîne dans le monde des trolls, leur vend son âme puis tente de se désister, s’enfuit à nouveau.

Derrière ses vagabondages qui célèbrent la vie, deux femmes illuminent son parcours : Ase, sa mère, avec laquelle il célèbre ses retrouvailles dans une petite roulotte, elle qui le connaît si bien dans ses affabulations et qui oscille entre surprotection et colère, lui qui l’accompagnera tendrement jusqu’à la mort ; Solveig – qui signifie le chemin du soleil – dont il tombe éperdument amoureux et qu’il retrouvera à l’approche de la mort, trop occupé par les affaires extraordinaires qu’il essaye de faire. Car il a de l’ambition et rêve de reconnaissance.

Après la mort de sa mère en un moment très émouvant où il lui fait croire qu’ils chevauchent ensemble dans la voie lactée, en route vers Saint-Pierre, après un saut dans le temps, on retrouve Peer Gynt loin de la Norvège, marchand d’esclaves à la tête d’une fructueuse affaire au Maroc. Comme toujours l’affaire tourne court et ses rencontres sont autant de mises à l’épreuve. Son partenaire le dévalise et le bateau plein de ses richesses sombre en mer, lors d’un retour qu’il souhaitait triomphal. Une série de péripéties s’en suivent. On le retrouve en Arabie où sa dernière conquête, Anitra, lui dérobe ses derniers biens puis en Egypte où il est sacré empereur des fous, dans un asile. Sur le vaisseau du retour au pays il subit encore toutes sortes d’inquiétudes par ses aventures, notamment avec un mystérieux fondeur de boutons-sorte d’alchimiste, avant de retrouver Solveig et de mourir entre ses mains : « Ton voyage est fini, Peer, tu as enfin compris le sens de la vie, c’est ici chez toi et non pas dans la vaine poursuite de tes rêves fous à travers le monde que réside le vrai bonheur. »

Dans une scénographie monumentale sur le thème de la fête foraine constituée de passerelles modulables manipulées à vue par les acteurs, toujours tous présents sur scène, ces échafaudages magnifiquement éclairés deviennent montagnes, forêts, navires et équipages. David Bobée conçoit lui-même ses dispositifs scéniques et élabore à partir de là, dramaturgie et théâtralité. Fondateur de la compagnie Rictus et metteur en scène depuis 1999 après des études de cinéma et de théâtre, il dirige depuis 2013 le Centre dramatique national de Normandie-Rouen. Il a mis en scène entre autre Lucrèce Borgia en 2014, puis La Vie est un Songe en 2017 en Tunisie et vient de monter un premier opéra, The Rake’s Progress de Stravinsky.

L’excellent travail qu’il propose à travers la fable et cette figure mythique qu’est Peer Gynt, pièce emblématique d’Ibsen, lui permet de poursuivre ses expérimentations même si les moyens et les plateaux ont changé d’échelle. Il mêle théâtre, danse, musiques, lumières et tout ce qui fait spectacle, avec brio et sensibilité, accompagné d’acteurs qui servent avec justesse ce monde fantasmé et poétique venu du grand nord scandinave. Et il renvoie à la question pour le moins troublante et qui nous concerne tous : qu’est-ce qu’être au monde?

Brigitte Rémer, le 9 février 2018

Avec Clémence Ardoin, Jérôme Bidaux, Pierre Cartonnet, Amira Chebli, Catherine Dewitt, Radouan Leflahi, Thierry Mettetal, Grégori Miège, Marius Moguiba – dramaturgie Catherine Dewitt – assistante à la mise en scène Sophie Colleu – scénographie David Bobée et Aurélie Lemaignen – composition et interprétation musicale Butch McKoy – création lumière Stéphane Babi Aubert – création son Jean-Noël Françoise – costume Pascale Barré – construction de la structure du décor par les ateliers du Grand T, théâtre de Loire- Atlantique – toiles peintes par les ateliers de l’Opéra de Limoges – construction des éléments mobiles Richard Rewers

Du 25 janvier au 4 février 2018, Les Gémeaux Scène Nationale de Sceaux, 49, av Georges Clé­men­ceau – RER B : Bourg-la-Reine et 5 mn à pieds – tél. : 01 46 61 36 67 – Site : www.​lesgemeaux.​com – En tournée : les 8 et 9 février 2018 au Théâtre des Salins, Martigues – vendredi 16 février à L’Avant-Scène, Colombes – 21 et 22 février à la Scène Nationale 61, Flers – 8 et 9 mars au Carré Colonne, Saint-Médard-en-Jalles – 20 et 21 mars 2018 à La Passerelle, Saint-Brieuc – 19 avril aux Scènes du Golfe, Vannes.

 

Saïgon

© Jean-Louis Fernandez

Un spectacle de Caroline Guiela Nguyen, artiste associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, présenté aux Ateliers Berthier, en français et en vietnamien, surtitré en français – Créé à la Comédie de Valence pour le Festival Ambivalence(s) et au Festival d’Avignon 2017 – Compagnie Les Hommes Approximatifs.

Paris 1996. Dans la grande salle d’un restaurant vietnamien, un homme, Antoine, a rendez-vous avec sa mère, Linh, vietnamienne, après une longue séparation. Très vite le ton monte. Une discussion-dispute s’engage mettant en lumière le fossé culturel qui les sépare. Dans cette salle, côté cour, un coin karaoké, côté jardin la cuisine, où s’affairent la chaleureuse Marie-Antoinette et la discrète Lam, sa nièce. On est chez les Viêt-Kiêu, les Vietnamiens de l’étranger, ici exilés en France.

Changement de lieu et de contexte : Saïgon 1956. Traces de la vie dans la capitale vietnamienne sous colonisation française, des couples se forment, des histoires se construisent. Avec la défaite des Français à Diên Biên Phu le temps s’accélère, les colons se voient contraints de quitter les lieux très vite, l’indépendance est proclamée. Sous nos yeux, plusieurs vietnamiennes espèrent partir. La dernière soirée vire au tragique, les couples se défont. Nous suivons le destin de Mai et Hao, et celui de Linh et Edouard. Tout le monde se ment pour justifier sa position. Hao, féru de chansons, part tenter sa chance en Europe, abandonnant la jeune Mai, très amoureuse, qui en perd sa raison de vivre. Edouard, un militaire grossier, repousse Linh, puis revient sur sa décision et l’épouse sans conviction, quand elle lui apprend qu’elle est enceinte. Louise, la femme du diplomate, s’égare, hystérique de devoir quitter ses privilèges. Marie-Antoinette cherche des nouvelles de son fils disparu. L’animosité monte entre Français et Vietnamiens, le comportement des Français n’est pas des plus glorieux. Racisme et violences circulent.

Dans le spectacle de Caroline Guiela Nguyen, les temps, les lieux et les langues se télescopent et s’interpénètrent comme des fondus-enchaînés. Le spectacle se construit par des aller-retour entre Paris en 1996 et les flash-back sur Saïgon en 1956, qui, en 1975, deviendra Hô-Chi-Minh-ville. Les revenants, ces visages perdus, apparaissent comme un flux et un reflux, à plusieurs reprises. Les chapitres se succèdent : Les Exilés, L’Absent, Le Retour. D’autres personnages émergent comme Cécile, hébergeuse pour le moins curieuse de Hao, les jeunes d’Hô-Chi-Minh-ville, insouciants et loin de toute nostalgie, quand Hao, quarante ans plus tard retourne visiter son pays et que ressurgit la mémoire, dans des visages d’une autre génération. La boucle se ferme quand à la fin Antoine demande des comptes à sa mère, Linh, au sujet de son père, et que nous découvrons qu’il était ce militaire français, si grossier ; quand Marie-Antoinette – après son grand chagrin dû à la confirmation de la mort de son fils en 1939, quand les Allemands avaient fait sauter l’usine d’armements de Bergerac où il travaillait – trouve l’énergie d’organiser une fête, le jour de l’anniversaire de ce fils absent. Les plaies sont vives, les émotions aussi.

Caroline Guiela Nguyen a préparé ce spectacle pendant plusieurs années, forte du constat de l’absence et du silence. A partir des récits entendus elle a écrit un livre, Saïgon, qui a servi de support à l’élaboration du spectacle, parle de destins brisés, d’exil, de rapports de force liés à la colonisation. Après des études en sociologie et en arts du spectacle, et après une formation en mise en scène à l’école du Théâtre national de Strasbourg, elle a créé sa Compagnie, Les Hommes Approximatifs, en 2009 et monté quelques grands classiques. En 2011 elle présente Elle brûle, variations à partir de Madame Bovary, spectacle qui a fait date. A partir de là, la Compagnie travaille sur ses propres récits, parle du monde d’aujourd’hui, des invisibles, des absents. Le chagrin en 2015, montrait les retrouvailles d’un frère, resté dans le village natal et d’une sœur qui a fait sa vie à Paris, après le décès de leur père, chacun revisitant le passé, les histoires et les liens qui les ont constitués. Mon grand amour, en 2016, entrecroisait trois histoires décentrées, dans trois villes.

Avec Saïgon, Caroline Guiela Nguyen montre la réalité de ce que fut la colonisation française en Indochine – dont l’appellation même d’Indochine traduit la vision occidentale de l’Asie du Sud-Est – qui n’a guère été traitée sur les scènes de théâtre et reste largement méconnue, même si Marguerite Duras est passée par là. Lancé en 1858, le processus d’invasion militaire française se prolongea jusqu’au début du XXe siècle, via les opérations militaires officieuses de pacification qui visaient à éliminer les derniers et nombreux îlots de résistances rurales et populaires. Caroline Guiela Nguyen propose avec finesse et intelligence un regard vietnamien sur l’Histoire, par le biais de destins individuels qui croisent la mémoire collective. Comme toujours elle privilégie l’écriture de plateau et crée une réelle dynamique collective, mêlant acteurs amateurs et professionnels, en l’occurence des acteurs français, viêt-kiêu et vietnamiens rencontrés à Hô-Chi-Minh-ville. La chronique qu’elle propose est remarquable. Elle fait théâtre de la souffrance, des larmes et de l’exil, avec une grande maîtrise. Une longue tournée s’annonce.

Brigitte Rémer, le 5 février 2018

Avec Caroline Arrouas, Dan Artus, Adeline Guillot, Thi Truc Ly Huynh, Hoàng Son Lê, Phú Hau Nguyen, My Chau Nguyen Thi, Pierric Plathier, Thi Thanh Thu Tô, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia – Ecriture Caroline Guiela Nguyen, avec l’ensemble de l’équipe artistique – mise en scène Caroline Guiela Nguyen – scénographie Alice Duchange – costumes Benjamin Moreau – lumières Jérémie Papin – création sonore et musicale Antoine Richard – composition Teddy Gauliat Pitois – traduction Duc Duy Nguyen, Thi Thanh Thu Tô.

Jusqu’au 10 février 2018 – Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – métro Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.fr

En tournée : du 21 au 23 février 2018 au CDN de Normandie-Rouen – du 6 au 9 mars 2018 au Théâtre Dijon Bourgogne-CDN – les 13 et 14 mars 2018 à La Comédie de Valence – du 4 au 7 avril 2018 au Théâtre de la Croix Rousse-Lyon – mars 2018 Festival Iberoamericano de Teatro de Bogotá, Colombie – du 13 au 15 avril 2018 à la Schaubühne, Berlin, Allemagne – les 25, 26 avril 2018 au CDN de Besançon – du 15 au 18 mai 2018 au Théâtre National Bretagne, Rennes – du 29 mai au 2 juin 2018 au Centre dramatique national de Tours – les 7 et 8 juin 2018 au Festival Theater Formen, Braunschweig, Allemagne – les 13 et 14 juin 2018 Poly Holland Festival, Amsterdam – juin 2018 Théatre de Pékin, Chine – juin 2018 Oriental Arts Centre de Shangai août 2018 Ingmar Bergman International Theater Festival, Stockholm, Suède – 21 22 septembre 2018 Hô-Chi-Minh-ville, Vietnam.

Kroum

© Anastasia Blur

Texte de Hanokh Levin, mise en scène et scénographie Jean Bellorini, avec la troupe du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg – spectacle en russe sous-titré en français.

Après un long séjour loin de chez lui, Kroum dit l’ectoplasme revient chez sa mère et retrouve son ancien quartier. Ses voisins sont aux fenêtres, persuadés de sa réussite, mais il n’en est rien. Il rentre bredouille, sans argent, sans travail ni métier, sans femme, sans le moindre petit cadeau. C’est une sorte d’anti-héros à la Peer Gynt. La pièce a une allure de fable du quotidien où la vie sans gloire s’écoule irrémédiablement, monocorde et figée, où le récit de parcours entrecroisés se décline sur un mode léger et cruel.

Autour de Kroum (Vitali Kovalenko) et de sa Mère (Marina Roslova), une galerie de portraits comme croqués au fusain, et des personnages qui passent tranquillement à côté de leur vie : il y a Tougati l’affligé (Dmitri Lyssenkov), le copain d’enfance souffreteux qui mourra avant la fin de la pièce mais qui épouse Doupa la godiche (Yulia Martchenko), copine de Trouda et qui rêve d’amour. Trouda la bougeotte, amourachée de Kroum (Vassilissa Alexéeva), et qui, lasse d’espérer, épouse Takhti le joyau, (Sergey Amossov), désarmant de lucidité et qu’elle n’aime pas. Shkitt le taciturne (Ivan Efremov), ami fidèle de Kroum, mutique, observe et ramasse les informations. Dulcé époux de Félicia (Vladimir Lissetski) et Félicia (Maria Kouznetsova), vieux couple usé qui s’asticote sur des broutilles, le docteur Schibeugen (Alexandr Luchin). Rien ne se passe dans cet immeuble frappé de léthargie, de paresse et de médiocrité, la vie comme elle va. Les femmes rêvent d’amour, Tougati de guérir, la mère de Kroum qu’il s’insère, et Kroum repousse indéfiniment les choses au lendemain. «Tu me connais, j’en veux toujours autant et j’en fais toujours aussi peu» dit-il à Tougati. La pièce s’achève sur la mort de sa mère et Kroum le velléitaire se dit prêt à reprendre en mains son destin, mais, comme toujours, « plus tard, plus tard… » Discrètement, côté jardin, un musicien commente l’action de son piano ou de son accordéon (Michalis Boliakis).

Hanokh Levin (1943-1999) rapporte ces chroniques du rien – la pièce est publiée en 1975 – avec un humour tendre, et noir. Il nomme les personnages en adossant une caractéristique à leur nom : Kroum l’ectoplasme, Trouda la bougeotte… Auteur et metteur en scène, il a écrit une cinquantaine de pièces et en a monté un bon nombre, à Tel-Aviv où il résidait. Ses comédies lui ouvrent la porte de la reconnaissance à partir des années soixante-dix, dont Yacobi et Leidental qui donne le coup d’envoi. Il croque les petites gens, dans leurs espaces de vie minimum où la gaité succède au désarroi, où l’attente sert de ciment, où se côtoient gravité et légèreté. François Rancillac avait monté la pièce en 2004, Krzysztof Warlikowski en 2005.

La scénographie de Jean Bellorini sert ici magnifiquement le propos : une façade d’immeuble permet de voir à l’intérieur de modestes logis aux couleurs vives, emboités les uns sur les autres, couleurs reprises dans les costumes acidulés de Macha Makeïeff qui rompent avec la vie en gris. La montée-descente des escaliers permet une fluidité entre le dedans et le dehors, et les apparitions-disparitions des personnages impriment un tempo vif et ludique à cet univers d’échec et de conformisme. Jean Bellorini s’est attelé à plusieurs reprises au théâtre russe et au travail avec des acteurs forgés à d’autres exigences que les nôtres. Il avait présenté en 2016 Le Suicidé de Nicolaï Erdman avec les acteurs du Berliner Ensemble, puis Les Frères Karamazov d’après le roman de Fédor Dostoïevski la même année à Avignon. C’est avec les grands interprètes du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg – fondé en 1756 et dirigé par Valéry Fokine – qu’il présente aujourd’hui l’humour grinçant de la pièce d’Hanokh Levin, figure majeure du théâtre israélien contemporain. Il l’avait créée à Saint-Pétersbourg en décembre dernier, elle est entrée au répertoire du Théâtre national Académique Pouchkine, dit Alexandrinski. L’association L’Art des Nations (ADN) fondée il y a trois ans par Patrick Sommier, ancien directeur de la MC93 Bobigny, remplit son rôle de go between en favorisant les échanges entre les structures françaises, russes, et chinoises. «  J’ai voulu la pièce comme une comédie italienne, à la Ettore Escola, où le cynisme devient joyeux… dit Jean Bellorini. Pari très réussi.

Brigitte Rémer, le 4 février 2018

Avec la troupe du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg : Vasilissa Alexéeva Trouda, la bougeotte – Dmitri Belov Bertoldo – Ivan Efremov Shkitt, le taciturne – Maria Kouznetsova Félicia – Vitali Kovalenko Kroum l’ectoplasme – Vladimir Lissetski Dulcé, époux de Félicia – Alexandr Luchin le docteur Schibeugen – Dmitri Lyssenkov Tougati, l’affligé – Sergey Mardar Takhti, le joyau – Yulia Martchenko Doupa, la godiche – Marina Roslova Mère de Kroum – Olessia Sokolova Tswitsa, la tourterelle – le musicien Michalis Boliakis. Collaboration artistique Mathieu Coblentz – assistanat à la mise en scène Macha Zonina (interprète) – scénographie Jean Bellorini assisté de Mikhaïl Koukouchkine – costumes Macha Makeïeff assistée d’Olga Ouskova – traduction russe Marc Sorsky – traduction française Laurence Sendrowicz.

Du 18 au 28 janvier 2018 – Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules Guesde. Saint-Denis. Métro : Basilique de Saint-Denis – Tél. : 01 48 13 70 00 – Site : www. theatregerardphilipe.com –

Dada Africa

Sophie Taeuber-Arp (1889 – 1943)  – Composition verticale-horizontale, 1918  – Tapisserie de laine, 81 x 117 x 0,3 cm Remagen, Arp Museum Bahnhof Rolandseck © Arp Museum Bahnhof Rolandseck / Photo Mick Vincenz 

Exposition sur les Sources et influences extra-occidentales, présentée à l’Orangerie, organisée par le Musée Rietberg de Zurich, la Berlinische Galerie de Berlin, les Musées d’Orsay et de l’Orangerie de Paris.

L’exposition propose un regard sur le mouvement Dada – né à Zurich en 1916 autour du Cabaret Voltaire fondé par Hugo Ball – sur l’avant-garde et le nouveau système de pensée qu’il élabore en réaction à la société industrielle, à la pensée bourgeoise, aux violences de la Grande Guerre. Les artistes Dada sont pacifistes, pour la plupart réfugiés en Suisse mais venant de toute l’Europe, ils élaborent des langages de subversion pour rompre avec l’ordre bourgeois. « Le but est de rappeler qu’il y a, au-delà de la guerre et des patries, des hommes indépendants qui vivent d’autres idéaux » dit Hugo Ball dans son Premier Manifeste. Plus tard, Jean Arp dira : « Nous cherchions un art élémentaire qui devait, pensions-nous, sauver les hommes de la folie furieuse de ces temps. »

La démarche des commissaires est ici de montrer l’appropriation par les dadaïstes, dans le sillage des cubistes, de formes de production artistique venant d’ailleurs, et de la recherche d’une fusion entre les arts. Cette lecture des influences extra-occidentales est construite en quatre séquences. Dada foyers, la première, couvre les années 1914/1917 et en arrière-plan évoque la guerre, montrant des images de tirailleurs sénégalais qui pourtant dansent, ou accroché au plafond, un mannequin prussien unijambiste portant un masque à gaz. Cette section parle des croisements qui ont lieu au Cabaret Voltaire, entre les artistes qui s’y regroupent, Tristan Tzara, Sophie Taeuber, Jean Arp, Hans Richter, Hannah Höch, Raoul Haussmann et d’autres. Vidéos, tableaux, de Francis Picabia (Portrait de Tristan Tzara), Picasso (La femme au peigne), Marcel Janco (Le Jeu de dés), statuettes, poèmes nègres et Note 6 sur l’art nègre de Tzara illustrent cette période.

Dada Galerie fait référence aux années 1915 à 1925 qui structure le mouvement autour d’une réflexion sur le sens rituel et social des objets d’art extra-occidentaux et d’écrits théoriques comme La Sculpture nègre de Carl Einstein. Les musées ethnographiques deviennent la source de l’inspiration Dada. Collectionneurs et marchands d’art commencent à s’intéresser au sujet, en particulier Paul Guillaume. Une première exposition, organisée en Suisse en 1917 à la Galerie Coray du nom d’un ardent collectionneur, permet le dialogue sans hiérarchie entre les œuvres africaines et des œuvres dadaïstes. Affiches, tracts et poèmes, typographie, textiles et bijoux, masques et marionnettes, collages et photomontages de journaux et documents, spectacles, univers littéraires et plastiques singuliers issus du mouvement se multiplient.

La séquence Dada Performance traduit le chahut et la confusion qui règnent dans les soirées du Cabaret Voltaire mêlant music-hall, arts du cirque, bruitages, danse cubiste, lectures phonétiques expérimentales, costumes extravagants etc. Les superbes Masques de Marcel Janco et ses costumes en carton, les Poupées de Emmy Hennings, la Danse de la sorcière de Mary Wigman, les textes de Tzara, de Paul-Albert Birot avec La Lune ou le livre des poèmes, ou de Blaise Cendrars avec Continent noir sont lus au cours de soirées mémorables.

Dada fusion suivi de Post-dada forme la dernière séquence de l’exposition avec les bijoux, broderies et tapisseries de Sophie Taeuber-Arp, avec ses élégantes marionnettes réalisées pour le spectacle Le Roi-Cerf qui réadapte un conte comique du XVIIIème et l’actualise sous couvert de la querelle entre les psychanalystes Freud et Jung, avec ses maquettes de costumes à la manière des petites Poupées Katsina hopi représentant les danseurs masqués du culte des ancêtres en Amérique du Nord, devenues objets de collection. L’énergie créatrice des dadaïstes s’exprime notamment avec Tristan Tzara qui retranscrit des poèmes Maori et écrit Vingt-cinq poèmes qu’il adosse aux gravures sur bois de Jean Arp ; avec les poèmes sonores de Hugo Ball comme Caravane, ou ceux de Raoul Haussmann, comme Bbbb qui déconstruisent la langue et s’accompagnent de percussions et musiques africaines ; avec les collages et assemblages et les superbes Poupées Dada en textile, cartons et perles de Hannah Höch s’inspirant de la statuaire Kmer : « Jusqu’à ce jour, j’ai tenté d’exprimer, avec ces techniques, mes pensées, mes critiques, mes sarcasmes, mais aussi le malheur et la beauté » dit-elle ; avec la puissance d’expression des dessins et collages de Jean Arp, de ses assemblages en bois flottés privilégiant les formes et les couleurs, ses recherches avec Sophie Taeuber qu’il qualifie de « recherche d’un art élémentaire, qui guérirait les hommes de la folie de l’époque, et d’un ordre nouveau qui rétablirait l’équilibre entre le ciel et l’enfer. » De nombreux objets mis en miroir sont au rendez-vous de l’exposition dans toutes leurs variations, ainsi que des masques africains et statuettes magiques de Côte d’Ivoire, République démocratique du Congo et d’autres pays africains. La fin du parcours dadaïste présente aussi l’œuvre de deux artistes contemporains, Athi-Patra Ruga, de Johannesbourg, qui travaille sur la performance et l’identité et Otobong Nkanga, d’origine nigériane, qui interroge la notion de territoire.

Avec sa gaité provocatrice, le mouvement Dada sera court. Il s’éteint de manière imprécise au cours des années 20 et le Surréalisme prendra sur lui peu à peu le pas. « L’œil existe à l’état sauvage » dira André Breton, en 1928. Sans idées préconçues ni programme il fut « une force explosive qui lui a permis de s’épanouir dans toutes les directions » comme l’a dit Hans Richter, une sorte d’anti-art basé sur la transdisciplinarité et la reconnaissance, pour la première fois, de l’influence des arts premiers sur l’art occidental.

Brigitte Rémer, le 3 février 2018

Commissaires de l’exposition : Ralf Burmeister, Berlinische Galerie de Berlin – Michaela Oberhofer et Esther Tisa Francini, Musée Rietberg de Zurich – Cécile Debray et Cécile Girardeau, Musée de l’Orangerie de Paris. Le catalogue de l’exposition est édité en partenariat avec les Editions Hazan.

Jusqu’au 19 février 2018 – Musée de l’Orangerie/Jardin des Tuileries – Métro : Concorde – Site : musée-orangerie.fr

 

Hors pistes 2018

© Joana Hadjithomas & Khalil Joreige – The Lebanese Rocket Society

Un autre mouvement des images, Hors pistes 13ème édition, sur le thème La Nation et ses fictions, au Centre Georges Pompidou, Paris.

Vous descendez par le grand escalier au cœur du Forum -1  vers le centre de la Terre. Au sous-sol butinent de nombreux jeunes liés aux écoles d’art et d’architecture dans le monde et souffle un vent de liberté d’expression et d’inventivité. On pourrait y lire en filigrane, comme cinquante ans avant, Il est interdit d’interdire.

Vous vous promenez et croisez toutes sortes d’installations, de projections, de conversations, d’ateliers de jardinage et de performances. Vous observez et questionnez la philosophie de l’écologie et de l’environnement, les recherches en architecture et le milieu urbain, les commentaires alternatifs sur la Nation puisque tel est le thème de l’année, la géopolitique. Les herboristes côtoient les philosophes et les politiques, les urbanistes les artistes, tous s’inscrivent au rayon utopistes.

Chaque journée est rythmée par une Univers-Cité – concept inventé par Camille Louis, philosophe et dramaturge – proposant des classes alternatives. Une première section parle des Zone-Institutions/Exstitutions. On y développe les thèmes des origines de la Nation, de la reconquête de l’espace public, du bruissement de la parole. Le Jeu Méta-Nation, « œuvre collaborative et évolutive » est une petite fiction qui se passe en duo entre un/une meneur/meneuse et un/une candidat/candidate. L’Ambassade de la Méta-Nation décline ses Jardins et ses Anarchives, « consultables, augmentables, itinérantes et souvent fictionnelles dans cette temporalité et au-delà. » Notre place, rapproche l’urbain et le végétal, l’agora et la forêt.

Une seconde section intitulée Les Mots et les Actes-Inscriptions, Imaginations, Actions cherche des Chemins de traverses dans le cadre de la création sonore, propose des Lectures électriques faites à haute voix pour la découverte d’œuvres littéraires, à la manière d’une création radiophonique en direct. Elle permet aussi aux étudiants de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture du Quai Malaquais de réaliser un inventaire-fleuve des gestes d’hospitalité, sous l’intitulé Tout autour. Une œuvre commune. Ce poème-plaidoirie parle de l’accueil et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Dans la même veine, une vidéo, Mesures compensatoires, résulte d’une enquête réalisée par quatre jeunes réalisateurs sur le terrain du Calaisis.

Une troisième section, qui a pour titre Les Temps-Calendrier Révolutionnaire, réfléchit à l’expérience du temps qui contredit l’accélération de la vie d’aujourd’hui. L’évocation de la naissance du calendrier révolutionnaire émise dans le Rapport fait à la Convention nationale dans la séance du 3 du second mois de la seconde année de la République Française, est un marqueur fort : « … Nous avons pensé que la Nation… En conséquence, nous avons rangé par ordre dans la colonne de chaque mois, les noms des vrais trésors de l’économie rurale. Les grains, les pâturages, les arbres, les racines, les fleurs, les fruits, les plantes, sont disposés dans le calendrier de manière que la place et le quantième que chaque production occupe, est précisément le temps et le jour où la nature nous en fait présent. »

Venant de nombreux points du monde, ce Hors pistes 2018, véritable espace de dialogue, permet la confrontation des regards sur le monde contemporain, et sur ce qui fonde aujourd’hui nos sociétés : le réel, les migrations, l’exil, l’hospitalité, le transnational, les villes, la mémoire, les identités, les utopies. De nombreux artistes participent à cette édition, de nombreux étudiants s’y impliquent. Tous, tentent de montrer, à travers les débats, les films, les lectures et leurs diverses propositions, Un autre mouvement des images, peut-être les Plis dont parlait Deleuze.

Brigitte Rémer, 31 janvier 2018

Sylvie Pras, responsable des cinémas, Département du développement culturel – Géraldine Gomez assistée de Doriane Foix, Camille Leprince et Vincent Raynaud programmation Hors Pistes – Camille Louis artiste associée – Catherine Quiriet administration – Baptiste Coutureau régisseur film – Frédérique Mirotchnikoff coordination audiovisuelle/DDC – Yann Bréheret chargé de production audiovisuelle Hugues Fournier-Montgieux et les projectionnistes et agents d’accueil régie des salles – Yvon Figueras chef du service des manifestations – Laurence Lebris architecte scénographe – Malika Noui chargée de production – Francis Boisnard régisseur d’espace – Arnaud Jung éclairagiste – Alexandre Lebeugle, Kim Lévy, Ivan Gariel service audiovisuel.

Du 19 janvier au 4 février 2018 – Centre Georges Pompidou, Paris. Forum – 1. Métro : Hôtel de Ville, Châtelet, Les Halles, Rambuteau. Site : centrepompidou.fr – Tél. : 01 44 78 12 33 – Hors pistes est en entrée libre.

Le Syndicat des algues brunes

Un roman-photo imaginé et écrit par Amélie Laval – photographies de Cécile Rémy – publié aux éditions FLBLB.

La sortie de ce roman-photo tant attendu, lié à la complicité d’Amélie Laval et Cécile Rémy est annoncée pour Février. Un titre mystérieux, Le Syndicat des algues brunes, une intrigue qui l’est tout autant, un bel ouvrage plein de suspens. C’est un récit d’anticipation sur une Terre où les rapports de force ont changé, où les métamorphoses intempestives côtoient l’art martial, et où les animaux se révèlent plus bavards que prévu.

C’est un roman-photo sans trucage ni intervention de photoshop. Les costumes sont en peau de vison du grand couturier Emmaüs et les effets spéciaux n’ont rien à envier aux premiers Star Wars. Un talent d’inventivité et le système D comme Débrouillardise en sont les principaux moyens techniques ! En témoignent des séances photo dans les calanques marseillaises au mois d’avril, en plein mistral glacé ou au fond d’une eau à 14 degrés ; ou encore les sessions de petites mains en confection et couture des costumes, jusqu’au milieu de la nuit.

Le Syndicat des algues brunes a nécessité deux années de travail et six mois de repérage, à Marseille essentiellement, lieu principal de tournage, sans compter les nombreuses semaines de shooting photos. C’est une grande aventure collective qui a mobilisé de nombreux figurants, acteurs, amis, copains, amis d’amis, voisins, qui ont soutenu et aidé la jeune et belle entreprise qui aboutit aujourd’hui à un grand livre format A4 de 240 pages couleur. Présenté en avant première au Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) de Marseille en janvier dernier, puis pour séances de dédicaces au Festival de la BD d’Angoulême. Succès déjà assuré. Courez réserver votre volume !

https://www.helloasso.com/associations/boucherie/collectes/soutenez-le-syndicat-des-algues-brunes

 

Et Dieu ne pesait pas lourd

© Pascal Gely

Texte Dieudonné Niangouna, mise en scène et interprétation Frédéric Fisbach

Un homme seul, en colère, sur un grand plateau de théâtre. C’est Anton. Comme Sisyphe, il pousse son rocher. Il philosophe, règle ses comptes et brouille les pistes. Il se pense acteur. Son raisonnement est volatile, comme sa pensée. Des bribes nous parviennent de l’homme aux prises avec l’humanité, en lutte avec lui-même. « Chacun dans sa solitude est un roc » dit-il.

Ce bavard décalé, quasi retiré du monde, par choix, ou par obligation, a le verbe haut. Il lance une adresse au public avec véhémence, organise son espace, et déplace ce qui pourrait ressembler à une cage de but en football crachant une lumière qui contraste avec la pénombre dans laquelle il se trouve. Est-il ballon, gardien de but, spectateur, arbitre, ou simple joueur ? Contre qui ce match, le monde qui danse sur une jambe, la terre bleue comme une orange, comme le dit Eluard ? Au fil d’une conversation débridée et plutôt abstraite il convoque des rencontres et provoque Dieu, les services secrets américains, des geôliers djihadistes, la banlieue, les totalitarismes, la mondialisation, et tout ce qui ne tourne pas rond. « Je cherche à vous donner des raisons de ne pas me tuer… »

Ce texte, Et Dieu ne pesait pas lourd, est né de la rencontre entre Dieudonné Niangouna, auteur, acteur et metteur en scène travaillant entre le Congo Brazzaville son pays et la France, et Frédéric Fisbach, concepteur de spectacles, ici acteur et metteur en scène. Il dit leur colère partagée du monde d’aujourd’hui, avec insolence, sarcasme et provocation. Il est comme la lave sortant du volcan. « On ne peut pas parler de démocratie avec vous. Je dis ce que je pense »

Le texte est rugueux, le regard de Dieudonné Niangouna sur le monde ressemble à un dessin à la Charlie. Frédéric Fisbach dans sa rencontre avec l’auteur parle de ce qui l’a séduit : la matière de l’écriture. Il porte avec vérité et passion un texte qui parle de la dérive du monde, dans lequel Dieu ne pèse vraiment pas lourd.

Brigitte Rémer, le 30 janvier 2018

Dramaturgie Charlotte Farcet – collaboration artistique Madalina Constantin – scénographie Frédéric Fisbach et Kelig Le Bars – lumière Kelig Le Bars – son John Kaced – vidéo John Kaced et Etienne Dusard.

Du jeudi 11 au dimanche 28 janvier – MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Métro ligne 5 – Station Bobigny Pablo Picasso. En tournée : du 4 au 6 avril 2018, Comédie de Saint-Etienne, CDN – Automne 2018 Théâtre Joliette-Minoterie, Marseille – Automne 2018 Théâtre de l’Union, CDN du Limousin.

Les Reines

© Nabil Boutros

Texte Normand Chaurette – mise en scène Elisabeth Chailloux – Théâtre des Quartiers d’Ivry / Manufacture des Œillets.

L’histoire se déroule en Angleterre, en pleine Guerre des Deux-Roses, une guerre civile qui depuis 1455, oppose la maison de Lancastre dont la rose rouge est l’emblème et la maison d’York qui a la rose blanche pour emblème.

Six reines convoitant le trône s’entredéchirent et complotent. Elles sortent tout droit des drames et psychodrames shakespeariens. Âmes noires, elles se déplacent sur un plateau blanc aux lumières crues qui tombent en douche. L’espace scénique est semblable à une immense piste longitudinale de danse, une galerie de bois le surplombe, telle les galeries d’un château où se déplacent de manière feutrée, les personnages. Certaines royales figures sont chaussées de patins à roulettes, signe de compétition ? De chaque côté du plateau le public se fait face, belle occasion de mettre en valeur la Fabrique, grande salle de la Manufacture des Oeillets-Théâtre des Quartiers d’Ivry.

Tandis que le roi Edouard IV agonise, son épouse, Elisabeth Woodville, espère le trône dont son beau-frère, Georges, pourrait théoriquement hériter. Leurs deux enfants, potentiels héritiers, se trouvent de ce fait menacés. Ils sont ici représentés de façon métaphorique, comme des fœtus morts-nés, et passent de mains en mains. Isabelle Warwick, épouse de Georges ex-futur-roi-malade, pleine d’ambition, convoite également la couronne. Elle risque de se faire damer le pion par sa jeune sœur, Anne Warwick, Duchesse d’York, – épouse de Richard frère d’Edouard, autre-potentiel-futur-roi – pleine d’une insolence espiègle et perverse. La Reine Marguerite d’Anjou, épouse d’Henri VI, venant de France apparaît poussant une énorme mappemonde, et abat ses cartes : « Je m’exile en France » dit-elle, dans des intonations chantantes à la Ingrid Caven ; la vieille Duchesse d’York, icône presque centenaire et mère d’Edouard, George et Richard, donnerait tout pour porter la couronne, quelques instants. Sa fille et soeur des rois, Anne Dexter, mutique, rejetée par sa mère, à qui l’on a coupé les mains, sorte de mouette blessée dans son costume aux ailes d’ange, donne un peu d’humanité. La scène des aveux de son amour pour Georges et de la cruauté exprimée par sa mère, Duchesse d’York, devant laquelle elle s’abandonne quelques secondes, est déchirante. « Qui est Anne ? Anne n’est rien… Cette femme qui a été ma mère… »

Normand Chaurette, romancier, traducteur et scénariste québécois, plonge au cœur de l’Histoire anglaise et du pouvoir au féminin. Il est l’auteur de plus d’une douzaine de pièces de théâtre dont Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans écrite en 1981 et Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues en 1986. On le connaît aussi pour ses traductions des pièces de Shakespeare. Avec Les Reines il fait une ré-écriture de Richard III métissée de Henri VI après, dit-il, une tentative de traduction de Shakespeare. La pièce est une métaphore, sa langue est poétique, elle flamboie, elle embrase : « Adieu mon Roi, mon dragon d’espérance. Adieu mon seul échelon » dit la Reine Elisabeth à la mort de son époux. L’auteur parle de sa démarche d’écriture : « Je ne peux penser l’écriture autrement que comme une écriture musicale et l’acteur comme un instrument de musique. Les mots sont pour moi des rondes, des blanches, des noires et des croches, la voix des acteurs des timbres. » La pièce fut montée au Québec à partir de 1991 date de sa publication, dont en 2005 par Denis Marleau. En France, la Comédie-Française l’a présentée en 1997, dans une mise en scène de Joël Jouanneau.

Elisabeth Chailloux, co-directrice du TQI et de la Manufacture des Œillets avec le regretté Adel Hakim, la met en scène aujourd’hui avec habileté en reconstituant les strates du pouvoir, de la corruption et de la cruauté. Ponctuée par le glas, le bruit lointain des pas asymétriques d’un Richard qui claudique et de nombreux God Save the Queen, elle fait revivre ce monde perdu plein d’ambition, d’intrigues et de meurtres, un monde qui se dérègle. Insolence et noblesse, férocité et pureté blessée, opportunisme et hiératisme, elle dessine avec intensité ces héroïnes déraisonnables comme des gladiatrices, ou des fauves dans l’arène. « Ainsi la roue de la justice a tourné. Tu as usurpé ma place, pourquoi n’usurperais-tu pas une juste part de mes douleurs ? » lance la Reine Marguerite à la Reine Elisabeth. Ironie, prophéties et sarcasmes, férocité et impétuosité, sont le ton de la représentation et les actrices tiennent royalement leurs rôles dans le registre qui leur est imparti, entre piste de cirque et enfers.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2018

Avec Bénédicte Choisnet Anne Dexter – Sophie Daull La duchesse d’York – Pauline Huruguen Isabelle Warwick – Anne Le Guernec la reine Elisabeth – Marion Malenfant Anne Warwick – Laurence Roy la reine Marguerite. Collaboration artistique Adel Hakim – scénographie et lumière Yves Collet – collaboration lumière Léo Garnier – costumes Dominique Rocher – son Philippe Miller – vidéo Michaël Dusautoy – maquillage Nathy Polak – marionnettes Einat Landais – assistante à la mise en scène Isabelle Cagnat – Le texte est publié aux Editions Léméac/Acte Sud-Papiers.

Du 12 au 29 janvier 2018, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/ Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – Tél. : 01 43 90 11 11 – www.theatre-quartiers-ivry.com

Cherchez la faute

© Patrick Berger

D’après La divine Origine/Dieu n’a pas créé l’homme de Marie Balmary – adaptation et mise en scène François Rancillac – Théâtre de l’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes.

Faute, pêché originel, culpabilité, côte d’Adam… Des tables disposées en carré type salle de réunion, une cinquantaine de spectateurs invités à prendre place et parmi eux quatre acteurs en vis à vis sur chacun des côtés : quatre acteurs en croix. Un dossier papier pour chaque spectateur, versets bibliques posés à chaque place. Au centre, un semblant de Buisson Ardent, en réduction. Etude de la Genèse, version André Chouraqui. On parle de la Bible, même si le penseur et homme politique israélien né en Algérie a aussi traduit la Torah et le Coran. Séance d’exégèse à partir d’un essai de la psychanalyste Marie Balmary qui s’intéresse aux mythes fondateurs et travaille, à partir de ses deux expériences de la parole – la psychanalyse et l’aventure spirituelle – sur le texte original de la Genèse, en hébreu ancien. Explication de texte ! Page 146, verset 98. Chaque spectateur cherche dans ses feuillets et révise sa connaissance des écrits bibliques avant de les replacer, sous la direction de son directeur de conscience, l’acteur/actrice, dans le contexte.

La lecture est polyphonique, trois des acteurs débattent entre eux (Danielle Chinsky, Daniel Kenigsberg, Frédéric Révérend). Le quatrième joue la mouche du coche ou le naïf de service (François Rancillac, Fatima Soualhia Manet en alternance). Dans la seconde partie, les spectateurs – cette communauté éphémère, selon François Rancillac concepteur du « spectacle » qu’il a créé en 2003 à la Comédie de Saint-Etienne, et qu’il reprend quinze ans plus tard – sont invités à discuter avec les acteurs.

Il est vrai que les sujets de la laïcité et des intégrismes sont au coeur de nos sociétés. Que des expositions comme Chrétiens d’Orient 2000 ans d’histoire, à l’Institut du Monde Arabe ou Lieux saints partagés en Europe et en Méditerranée au Musée National de l’Histoire de l’Immigration donnent du grain à moudre sur le thème. Mais nous sommes au théâtre, dans la petite salle de l’Aquarium transformée en salle du chapitre, qui propose la dissection des textes sacrés sans aucune théâtralité.

Que suis-je venu faire en cette galère ? La leçon de caté est pesante. N’est-ce pas un métier que de ré-interroger les sources judéo-chrétiennes, pleines de dogmes, gloses et controverses ? De nombreux théologiens s’y collent et ré-inventent le monde. Marie Balmary le fait de son côté qui plus est par le filtre de la psychanalyse, mais la mise en théâtre reste périlleuse, voire inféconde. Ici pas de théâtre, pas de scène, rien qu’un reste de Cène.

« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » premier verset de la Genèse. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu » premier verset du prologue de l’Evangile selon Saint-Jean. Qu’est-ce que le Verbe ? Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que le théâtre ?

Brigitte Rémer, le 19 janvier 2018

Avec Danielle Chinsky, Daniel Kenigsberg, Frédéric Révérend, en alternance François Rancillac ou Fatima Soualhia Manet – direction technique Dominique Fortin – régie de scène François Lepage – Montage technique Eric Den Hartog, Juliette Ogé-Lion, Antonio Rodriguez.

Du 9 au 21 janvier 2018, du mardi au samedi à 20h – le dimanche à 16h – Théâtre de l’Aquarium/la Cartoucherie route du champ de manœuvre. 75012 Paris – Tél. : 01 43 74 72 74 – www.theatredelaquarium.com

En tournée : Le Granit, Scène nationale de Belfort, 15 janvier 2018 – Théâtre de la Madeleine à Troyes, 23 et 24 janvier – Théâtre Francis-Planté à Orthez, 30 janvier – Maison des Arts du Leman à Thonon-les-Bains, 2 et 3 février – Panta théâtre à Caen, 8 et 9 février – La Filature de Mulhouse, 15,16,17 février – Théâtre de Lisieux, 22 février – Olympia – CDN de Tours, 13 au 17 mars – Le Quai, CDN Angers – Pays de la Loire, du 22 au 25 mai – Théâtre Victor Hugo à Bagneux, 13 juin.

Sur mes Yeux

© Juliette Romens

Texte, jeu, mise en scène Elie Guillou – conseiller artistique Hassan El-Geretly – musique Babx, Grégory Dargent.

C’est une histoire de guerre et d’enfance perdue, en Anatolie où le conflit turco-kurde s’étend au-delà des limites géographiques connues. La mêlée des nationalités, mineures et majeures dans le sens de leur reconnaissance officielle ou non, augmente la fragilité des territoires, du quotidien, de la révolte. La ville de Diyarbakir est le rendez-vous des exilés : « des Kurdes, des Arméniens, des Azéris, des Ezidis, des Assyriens, des Arabes » dit le texte. Chacun enroule et déroule ses appartenances, cherche sa terre. Les circulations et migrations appellent la guerre, les prisons débordent de prisonniers politiques. On est, par ce récit, dans le face-à-face turco-kurde et un état d’insurrection grandissant. « Une crise c’est quand le vieux monde se meurt, que le nouveau tarde à naître et que dans ce clair-obscur surgissent des monstres » disait Gramsci.

L’acteur, narrateur et chanteur, est face au public au centre d’un carré recouvert de copeaux noirs qui craquent légèrement sous la marche. Derrière lui, trois musiciens. Il raconte une histoire d’enfance et d’initiation, celle de Nishwan, dans un contexte de guerre ; la tragédie d’une femme, Jiyan sa mère, gardienne des valeurs et résistante à sa manière ; la mémoire du vieux Dengbej, le poète errant ; l’hésitation du soldat turc avant de sauter de la muraille, en déserteur ; les militants du Parti des travailleurs du Kurdistan qui combattent pour leur autonomie ; les actes de torture subis en prison par Azad, frère de Jiyan, dont il dresse la liste. Elie Guillou est tous ces personnages, il invite au voyage dans l’espace social d’une ville turque située au sud-est du pays et que les Kurdes ont faite leur, Diyarbakir, ville de combats, de couvre-feux et de check-point où l’on est dans le regard des autres, menaçant ou complice. Ses personnages citent en référence un intellectuel turc du XIIIe siècle, Yunus Emre, emblématique par ses pensées et sa façon de vivre.

Elie Guillou se lance dans l’écriture de Sur mes yeux après plusieurs voyages dans les régions kurdes de Turquie et se fait la chambre d’écho de ce qu’il a vu et entendu. Parti rencontrer les conteurs-chanteurs kurdes il y a cinq ans, il a trouvé la guerre. Il y est retourné plusieurs fois, alors que le conflit syrien s’amplifiait et qu’une guerre civile qui ne porte pas son nom se confirmait en Turquie. Il s’est imprégné de la violence sourde qui montait entre l’Etat turc et la population kurde. De cette relation singulière avec le Kurdistan et son peuple éclaté, il a écrit un texte et cherché les compagnonnages qui pouvaient lui permettre de le présenter sur scène pour transcender la réalité et la rendre supportable. Le Théâtre d’Ivry-Antoine Vitez a répondu présent, Christophe Adriani, directeur, lui a donné carte blanche et l’a accueilli en résidence. Hassan El Geretly a répondu présent. Directeur du Théâtre El-Warsha qu’il a fondé il y a trente ans au Caire, il interroge les expressions du récit et la parole des vaincu(e)s, les formes populaires, les identités morcelées dans l’épaisseur de l’Histoire, comme Barthes parle de l’épaisseur des signes et du bruissement de la langue. Palestine, Gaza, Egypte, Liban, sont ses sphères d’intervention et de partage, et il inscrit la transmission dans ses priorités.

Sur mes yeuxSer çava en langue kurde – signifie bienvenue, ou, littéralement et en signe de respect : Je vous place sur mes propres yeux. L’acteur est-il narrateur, ou témoin réel des événements ? Il les interroge et témoigne, sur un mode métaphorique : l’oiseau est symbole de liberté quand Nishwan ouvre la cage, les chaussures trop grandes restreignent les déplacements, finalement « pour aller où ? » La cour intérieure de la maison, le puits, le feu, l’arbre, un mûrier symbole de vie qui ponctue les saisons, symbole de mort quand tout est gelé et que les ronces l’enserrent alors que la guerre arrive aux portes de la maison, la planque dans la cave, la mère et l’enfant épargnés, dans la narration, mais dans la vie… ?

Le passage du récit au chant, signe de la tradition kurde, comme le passage de la parole à la musique instrumentale, s’inscrit dans la construction savante et populaire du récit. Elie Guillou passe de l’un à l’autre avec facilité, entre berceuse et hymne. Le syncrétisme de l’écriture musicale de Babx compositeur imprégné des musiques du monde, donne les couleurs et tonalités qui participent du commentaire. Secondé par Grégory Dargent, il a écrit une partition pour piano (David Neerman), violoncelle (Julien Lefèvre), guitares et clarinette (Pierrick Hardy). Les interventions musicales sont des respirations, comme des parenthèses dans la violence sourde du récit. La théâtralisation passe par une scénographie dépouillée (Cécilia Galli) qui marque, sous le sol noir, le rouge vif des blessures et du fleuve de sang, le vide apparent laisse place à l’ampleur des mots. Les lumières (Juliette Romens) jouent entre jour et nuit, dans la densité du sombre. On est aux frontières entre le récit et le théâtre, la langue d’Elie Guillou cherche de ce côté-là et sa représentation hésite. Au-delà de la théâtralité, dire lui était essentiel, comme un geste de libération. Il est ce jeune soldat, sorte de dormeur du val avec deux trous rouges au côté droit.

Brigitte Rémer, 16 janvier 2018

Avec Elie Guillou, récit, chant – Pierrick Hardy, guitares, clarinette – Julien Lefèvre, violoncelle – David Neerman, piano – scénographie Cécilia Galli – création lumières Juliette Romens – assistante mise en scène Noémie Régnaut – régie lumière Véronique Chanard – régie son Claude Valentin – production administration Dylan Guillou.

Les 11 – 18 et 19 – 25, 26 et 27 janvier 2018 – Théâtre d’Ivry Antoine Vitez, 1 rue Simon Dereure, 94200. Ivry s/Seine – Site : theatredivryantoinevitez. Ivry94.fr – En tournée : 7, 8 février 2018 MDC de Gennevilliers – 20 avril 2018 Pôle Sud, Chartres-de-Bretagne (35), Festival Mythos.

Et aussi, une exposition des photographies de François Legeait dans le hall du théâtre, Kurdistan : le retour des années noires, rapportées de Turquie, Syrie, Irak 2012-2016.

 

Un jour en octobre

© Photo Lot

Texte de Georg Kaiser traduit de l’allemand par René Radrizzani – mise en scène Agathe Alexis – au Théâtre de l’Atalante.

Georg Kaiser (1878-1945) est considéré comme l’un des dramaturges de langue allemande les plus importants du début du XXème, au même titre qu’Ernst Toller ou Bertolt Brecht. Ce dernier voit en lui le représentant du drame de l’individualisme.

Après une formation commerciale et un séjour de plus de trois ans à Buenos-Aires à partir de 1901, Georg Kaiser se consacre exclusivement à l’écriture. De 1910 à 1930 il produit plus de quarante-cinq pièces – comédies, tragicomédies ou pièces d’expression épique – et un opéra bouffe que Kurt Weil mettra en musique. Il s’inscrit, au cours de sa première période de création, dans le mouvement expressionniste qui porte une vision pessimiste, hantée par la guerre qui menace, se teinte de symbolisme et de psychanalyse naissante. Si ses pièces furent parmi les plus jouées en Allemagne entre 1919 et 1933, il fut ensuite interdit de représentation à partir de 1933 et mis à l’index, ses livres furent brûlés et son théâtre interdit. Il quitta l’Allemagne pour s’exiler en Suisse en 1938. Il y mourut sept ans plus tard, dans l’oubli.

Son théâtre est peu représenté en France : il y eut notamment De l’aube à minuit, drame dialogué datant de 1912, mis en scène par Sylvain Maurice en 1994 et plus récemment, en 2016, Le Radeau de la Méduse, pièce écrite entre 1940 et 1943, présentée par Thomas Jolly avec les élèves de l’école du Théâtre National de Strasbourg. Un jour en octobre (Oktobertag) date de 1927, elle est une réflexion sur la condition humaine mais flirte avec le vaudeville.

Nous sommes dans le salon en hémicycle d’une maison bourgeoise où vit Monsieur Coste (Hervé Van der Meulen), notable, oncle de Catherine une nièce qu’il élève (Ariane Heuzé). Catherine revient après un long séjour en province passé chez la sœur de l’abbé Jattefaux (Jaime Azoulay), tuteur chargé par l’oncle de surveillance plutôt que d’éducation. Elle vient d’accoucher, mais pour tous l’énigme est entière : qui est le géniteur de l’enfant ? La pièce tourne en circonvolutions et l’oncle enquête, dégainant sa flasque pour en attraper quelques gorgées et se remettre, au fil des éléments contradictoires qu’il apprend : la paternité revient-elle au lieutenant Marrien (Bruno Bouzaguet) désigné par la jeune femme comme père, et avec qui l’honneur – par la classe sociale qu’il représente – serait sauf ? « Il a suffi d’une étincelle pour porter le feu dans son sang. Cela s’est produit lorsque votre regard l’a effleuré. Elle vous a aimé tout de suite, submergée par le sentiment d’avoir rencontré son destin » dit l’oncle au lieutenant qui tombe des nues et s’en défend, pied à pied. Serait-ce le garçon boucher Leguerche (Benoît Dallongeville), un parti moins enviable, au demeurant maître chanteur qui s’auto-désigne en vue d’une lucrative opération ? L’énigme est à son comble.

Mi-nymphomane, mi-calculatrice la jeune femme hautement inflammable brouille à loisir les pistes et écrit avec exaltation son propre scénario : une rencontre un jour d’octobre, devant la devanture d’une bijouterie, puis à l’église pendant la messe, et dans une loge de l’opéra. Sa force de conviction fait basculer Marrien et le temps se suspend, la raison aussi. « La vie est l’affaire la plus impénétrable que l’on puisse penser » écrivait Kaiser qui a aussi publié deux romans, dont l’un sur l’inceste. A partir de là toutes hypothèses pourraient, dans le regard du spectateur, rester ouvertes. L’oncle fait partie des puissants de ce monde et défend son image sociale. Catherine se perd dans son chaos intérieur, entre hallucination et possession, et s’invente un amour absolu qui se cogne à la réalité,

On suit ce petit polar daté avec sympathie, comme un jeu de piste et les acteurs, bien dirigés par Agathe Alexis, collent à leurs personnages et font hésiter la vérité. Rêve, affabulation, force de conviction, imagination et fantasmes s’entrecroisent, dans l’étrange destin de cette Catherine Coste, entourée d’hommes qui ne veulent que son bien.

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2018

Avec Jaime Azulay, Bruno Boulzaguet, Benoit Dallongeville, Ariane Heuzé, Hervé Van Der Meulen. Scénographie et costumes Robin Chemin – réalisations sonores Jaime Azulay – lumière Stéphane Deschamps – chorégraphie Jean-Marc Hoolbecq – collaboration artistique Alain Alexis Barsacq – assistant à la mise en scène Sébastien Dalloni.

Du 6 janvier au 13 février 2018 – les lundis et vendredis à 20h30, mardis, jeudis et samedis à 19h00, dimanches à 17h00, relâche les mercredis, relâches exceptionnelles jeudi 18 et vendredi 19 janvier – Théâtre de L’Atalante, 10 place Charles Dullin, 75018 – métro : Anvers, Abbesses, Pigalle – tél. : 01 46 06 11 90 – site : www.theatre-latalante.com – La pièce est publiée chez L’Arche Editeur.

Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée

Notre-Dame qui fait tomber les murs © MuCEM-IDEMEC. Manoël Pénicaud

Exposition au Musée National de l’Histoire de l’Immigration – Commissariat général : Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, anthropologues.

Présentée en 2015 au Mucem, l’exposition Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée se re-pense et se ré-écrit à chaque fois qu’elle fait escale. Première escale après Marseille, Paris. L’exposition a pour objectif de questionner le croisement et la coexistence des trois religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, à partir d’une approche anthropologique. « Les lieux saint à la différence des lieux de culte – mosquée, église ou synagogue – sont habités par la puissance d’un personnage comme Abraham, Elie ou Marie. Ils deviennent ainsi de véritables lieux de pèlerinage avec une date et des interventions précises qui répondent à des démarches individuelles. C’est là qu’apparaît le phénomène de partage » dit Manoël Pénicaud, co-commissaire.

Un parcours en quatre étapes est proposé au visiteur. La première, Une terre sainte et saturée de sens, part de la lithographie de Marc Chagall, Abraham et les trois anges, emblématique du thème de l’hospitalité pour les trois religions et met Jérusalem sous le projecteur. Avant d’être le lieu des dissensions politiques comme elle l’est aujourd’hui, elle fut le symbole des trois monothéismes : le mizrah du judaïsme, mur qui oriente les prières vers Jérusalem, le Saint-Sépulcre des catholiques lieu de la Résurrection dont une maquette recouverte de nacre montre ici les détails, l’Esplanade des Mosquées pour l’Islam d’où le prophète Mohamed se serait élancé dans le ciel à partir de la mosquée Al Aqsa. La figure de Marie citée dans le Coran autant que dans la Bible apporte ses annonciations et ouvre sur la Basilique de la Nativité. L’exposition a retenu trois villes comme symboles de la coexistence des religions où, aujourd’hui encore et malgré les conflits, elles se côtoient : Hébron, peuplée d’une majorité de palestiniens musulmans et d’une minorité de colons juifs, ville sous haute tension depuis la Guerre des six jours de 1967 qui la plaçait sous autorité militaire puis administrative israélienne, et où, de fait, le Caveau des Patriarches se trouve partagé entre musulmans et juifs. La grotte d’Elie sur le Mont Carmel, près d’Haïfa au nord d’Israël, lieu de pèlerinage où se retrouve les trois religions, complétées de la confession Druze qui s’appuie sur l’unité absolue de Dieu, synthèse du mysticisme musulman ainsi que du syncrétisme d’autres religions, entre autre perse et indienne. Le tombeau du prophète Samuel situé au nord de Jérusalem sur le site de Mitzpah qui a érigé une mosquée sur les vestiges d’une église médiévale et où les rites, depuis toujours, sont partagés entre juifs et musulmans.

Faisant le constat que les îles, plateformes pour le commerce et la navigation, sont souvent un point de contact entre civilisations rivales et souvent hostiles, les commissaires ont intitulé cette seconde étape de l’exposition Des îles carrefour. Qui eut pensé que dans l’actualité tragique de Lampedusa avec l’arrivée massive de migrants, cette île cachait dans une grotte, un oratoire dédié à la fois à la vierge et à un saint musulman, et qu’au Siècle des Lumières elle représentait un idéal utopique qui inspira Diderot et Rousseau ? Que Djerba en Tunisie cache une histoire où se mêlent des récits juifs et musulmans et où nombre de juifs tunisiens contraints à l’immigration y reviennent en pèlerinage, à la recherche de leurs racine ? Que l’île de Büyükada au large d’Istanbul accueille dans le monastère grec orthodoxe de Saint-Georges dit le Monastère des musulmans des fidèles de toutes confessions, majoritairement non chrétiens ? Que La Canée, située sur la côte nord-ouest de l’île grecque de Crète était un creuset interculturel et multiconfessionnel ? L’exposition en apporte les traces par de nombreux objets, bijoux, amulettes, carreaux de faïence, photos, sculptures et ex-votos.

D’une rive à l’autre, troisième étape, parle de conquêtes et de colonisation et témoigne des déplacements de population. Ainsi, dès le XIXème siècle, la conquête française de l’Algérie et les symboles catholiques essaimés, tels statues, églises et chapelles. La figure de Marie est un symbole récurrent qu’on trouve dans de nombreuses villes d’Algérie comme Notre-Dame-d’Afrique à Alger ou Notre-Dame-de-Santa-Cruz à Oran, les musulmans s’en sont emparés et ont poursuivi leurs dévotions après la décolonisation. L’émir Abd El Kader, chef de la résistance algérienne contre la colonisation, est une figure phare du dialogue inter-religieux. L’exposition le présente sous l’angle de la spiritualité, de la tolérance et de l’étude des textes, dans une volonté du dialogue islamo-chrétien : « Si tu penses que Dieu est ce que croient les diverses communautés – musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, polythéiste et autres – il est cela et autre que cela » écrit-il. Des Roms, chrétiens et musulmans prient au Sanctuaire Sainte-Rosalie de Palerme, lors d’une fête annuelle nommée Hederlezi. Les Tamouls, chrétiens et hindous, dont une communauté importante s’est installée dans la ville, s’y rendent aussi pour prier.

La quatrième et dernière étape de l’exposition nommée Bâtisseurs de paix, présente, dans une première partie les trajectoires de personnalités qui ont établi des passerelles entre les religions et les cultures : Louis Massignon, grand orientaliste et professeur au Collège de France, qui fut médiateur auprès de l’église catholique pour la reconnaissance de l’Islam. L’un de ses disciples spirituels, Paolo Dall’ Oglio, un jésuite italien qui a fondé à partir de 1982 un monastère en Syrie dédié à l’hospitalité et au dialogue interreligieux et qui est aujourd’hui retenu à Raqqa, par l’organisation Etat Islamique. André Chouraqui, issu du Judaïsme, traducteur de la Torah, de la Bible et du Coran qui fut un passeur, engagé dans le dépassement des conflits.

La seconde partie sur les Bâtisseurs de paix met l’accent sur les initiatives novatrices des projets architecturaux qui favorisent la rencontre et le dialogue interconfessionnels. Ainsi, la Basilique universelle de la paix et du pardon de la Sainte Baume, s’inscrit dans le mouvement d’après-guerre du renouveau de l’Art sacré en France. Un entrepreneur, Edouard Trouin souhaitait y construire, au-delà de la Basilique, une Cité de la contemplation. Il avait mobilisé Fernand Léger pour illustrer le projet et Le Corbusier pour la conception de la cité d’accueil des pèlerins dont ce dernier réalisa les plans, pour un projet qui ne verra pas le jour. L’exposition évoque aussi ces espaces intermédiaires que sont les lieux de prière et de méditation interconfessionnels dans les aéroports et House One à Berlin, projet de maison de prière et d’enseignement des trois religions conçu par l’agence d’architecture Kuehn Malvezzi. Elle montre aussi : l’œuvre architecturale de Nikos Stavroulakis, autre figure du judaïsme méditerranéen fils d’un père grec orthodoxe et d’une mère juive originaire d’Istanbul, artiste, professeur d’histoire et directeur du Musée juif d’Athènes, restaurateur de la synagogue Etz Hayyim à la Canée, en Crète ; un Lieu de recueillement et de prière conçu par Michangelo Pistoleto en 2009 ; des photos réalisées par Alain Bernardini entre 2003 et 2011, sous le thème Les Désactivés mettant en situation des responsables religieux déplacés dans un autre lieu de culte que celui de leur appartenance ;  la quête spirituelle de Cheikh Khaled Bentounès, né en Algérie, guide de la confrérie soufie Alâwiyya. « Plus nous serons nombreux à choisir de mieux vivre ensemble, plus notre engagement changera le monde » dit-il.

Travailler sur les identités religieuses aujourd’hui n’est pas chose facile. A ce titre, l’exposition relève du défi et a une réelle utilité, historique et pédagogique. Les deux anthropologues commissaires de l’exposition, Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, directeur et chargé de recherche au CNRS, directeur et membre de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne européenne et comparative (IDEMEC) à la Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence, en ont assuré l’élaboration et le contenu scientifique. Conçue comme une déambulation dans le Bassin Méditerranéen, l’exposition utilise tous types de supports comme photos anciennes et récentes, icônes, manuscrits, dessins et tableaux, vidéos et films documentaires, atlas, bijoux, livres sacrés, amulettes, carreaux de céramique, maquettes, statuaires etc… Ce qui compte, au-delà de l’objet présenté, c’est la pensée qui guide le parcours et la place dans l’histoire de l’immigration, dans celle des croyances et des comportements religieux en un geste d’humanisme. Entre ouverture et fermeture, frontières et nœuds de circulation, l’exposition Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée montre les interactions entre fidèles de religions différentes et recherche du mieux vivre ensemble. Une utopie et un espoir compte tenu de la complexité du monde contemporain.

Brigitte Rémer, le 6 janvier 2018

Du 24 octobre 2017 au 21 janvier 2018, Musée National de l’Histoire de l’Immigration – Palais de la Porte Dorée 293 avenue Daumesnil. 75012 – tél. : 01 53 59 64 30 – mail : palais-portedoree. fr – métro : Porte Dorée. Un catalogue, Coexistences en Europe et en Méditerranée, a été co-édité par le Musée National de l’Histoire de l’Immigration et Actes Sud.

 

Jack Ralite, humaniste et homme de culture

On ne peut quitter l’année 2017 sans évoquer la disparition de Jack Ralite le 12 novembre 2017, grande personnalité des milieux artistiques et culturels, figure de référence pour la politique culturelle en France.

Né le 14 mai 1928 à Châlons-sur-Marne, il avait adhéré au Parti Communiste dans l’après-guerre, en 1947. Ses mandats politiques l’avaient conduit à être député PCF pour la Seine-Saint-Denis, de 1973 à 1981. Dans le Gouvernement Mauroy sous la Présidence Mitterrand, il fut ministre de la santé, puis en 1983/84, ministre délégué à l’emploi. Il fut Maire d’Aubervilliers de 1984 à 2003, puis passa la main, l’habit d’élu local lui allait bien, la ville garde son empreinte. Il fut sénateur de 1995 à 2011. « Le local, c’est l’universel sans les murs » disait-il, reprenant les paroles de Torga.

S’il ne fut pas ministre de la Culture, Jack Ralite s’engagea, prit la parole et la défense de la création et des artistes, de la liberté intellectuelle. Il rassembla, en 1987, les Etats Généraux de la Culture, après avoir lancé une pétition contre la marchandisation de la culture, au moment où TF1 se privatisait et où la cinquième, Canal + et M6, trois chaines privées, se créaient. La mobilisation du milieu artistique fut immédiate et des réunions de réflexion eurent lieu dans tous les théâtres de l’Hexagone. Le rassemblement fédérateur s’est fait au Zénith de Paris, le 16 novembre 1987. La lecture de la Déclaration des Droits de la Culture, fondatrice des Etats Généraux, fut énoncée devant une salle comble. Le mouvement s’est ensuite exporté partout dans le monde, et Jack Ralite en a assuré l’animation pendant trente ans. Ardent défenseur de l’exception culturelle, son combat, il l’a faite inscrire dans les accords généraux sur les services de l’Organisation Mondiale du Commerce.

Dans la Préface de Cultures au Faubourg, actes des rencontres qui marquaient dix ans de la Formation Internationale Culture, publiés en 2004, Jack Ralite reprenait les mots d’Hölderlin « quand il parlait des traductions et qu’il soulignait qu’elles mêlaient l’apprentissage du propre et l’épreuve de l’étranger. C’est une métaphore heureuse de l’idée qu’il faut en finir avec les différences indifférentes aux autres différences.» Evoquant cette assemblée de francophones, invités du ministère de la Culture au titre de la formation et de la comparaison des savoir-faire dans le domaine des politiques culturelles, il parlait de « mêlée des cultures qui par-delà leurs tensions vibrantes, cherchent une harmonie, c’est-à-dire un vrai pluralisme, pas celui du statu quo, mais celui du mouvement, ce que d’aucuns appellent la diversité culturelle.» Et il poursuit : « Ceci dit, c’était beaucoup plus riche que la diversité culturelle, expression qui renvoie trop à la diversité commerciale prônée par les grandes affaires des industries culturelles financiarisées et qu’un homme d’affaire français, égaré, porta au pinacle en se targuant d’enfoncer la notion d’exception culturelle dont le cœur est que le monde marchand ne peut pas être le régulateur impitoyable et sans rivages de ce qui touche à l’essentiel de la vie des hommes : la culture, les cultures, l’art, les arts. Il y a déjà longtemps qu’Octavio Paz nous avait averti : Le marché est efficace, soit, mais il n’a ni conscience ni miséricorde. Or nous sommes, nous voulons être des sociétés de conscience. »

Grand penseur et grand humaniste, Jack Ralite était pétri de nombreuses références qui le mettaient, et qu’il mettait, en action et en pensée. Il défendait avec acharnement les concepts de Liberté, Egalité et Fraternité, luttait contre l’exclusion, s’engageait pour plus de justice. Il reste une chaise vide autour de la table.

Brigitte Rémer, le 3 janvier 2018

 

Transit

© Emmanuel Burriel

Spectacle de cirque présenté sur une idée originale de la Compagnie Flip Fabrique – direction artistique Bruno Gagnon – mise en scène Alexandre Fecteau – Dans le cadre de Villette en cirques.

Le Québec est à l’honneur pendant plus d’un mois, au Parc et à la Grande Halle de La Villette. A l’affiche, une riche programmation avec des expositions et spectacles de théâtre et de cirque. De grands noms croisent les artistes émergents de la scène québécoise.

Fondée en 2011, la Compagnie Flip Fabrique oeuvre dans la ville de Québec et fait partie de la nouvelle génération du cirque canadien. Elle se compose de cinq circassiens et une circassienne, tous issus de l’Ecole de Cirque de Québec, et qui ont travaillé avec le Cirque du Soleil ou la Compagnie Eloize. Leur premier spectacle, présenté en 2012, Attrape-moi, retraçait l’histoire individuelle de chaque artiste et leur histoire commune. Ils sont une joyeuse bande, liée par l’amitié. Leur travail s’élabore de manière collaborative et met en exergue les points force de chacun, et tous apportent leur pierre.

Avec Transit, ça déménage, leur belle énergie et humeur s’envole dans les airs, tombe et rebondit, fait mine de, imagine et scintille. La troupe visiblement s’amuse et nous amuse sur fond de musique pop, les circassiens font corps. Les équilibres de toute configuration et inventivité s’adaptent aux obstacles que sont notamment de gros buffets qui se renversent et font des galipettes avec eux. Les pyramides qu’ils construisent touchent le ciel. Les lancers acrobatiques se font avec aisance et virtuosité. Les numéros de sangles aériennes sont maitrisés avec gros plans sur l’artiste qui se filme, par la caméra de son téléphone. Le jonglage, avec jeux de balles et de quilles stroboscopiques, se décline en harmonieuses figures aux mille couleurs. Les diabolos montent haut, se croisent et se rattrapent. Les cordes à sauter s’entremêlent mais jamais ne s’emmêlent. Les voltigeurs s’élancent dans les cerceaux, tels des lions à travers le feu, ou bien dansent et s’amusent follement, ou parfois se concurrencent dans un concours de hula-hoop. Au trampo-mur ils excellent, sur un rythme endiablé montant et descendant d’une haute muraille de caissons qui leur sert de niches.

C’est ludique et bon enfant, virtuose, humoristique et poétique. Les séquences s’enchaînent comme des saynettes ponctuées de petits dialogues qui racontent l’itinéraire d’une troupe dans sa dernière tournée. Jade, petit bout de femme faite de souplesse et de grâce mène son monde : cinq baraqués qui se dépassent et se jouent de tout, même peut-être de la peur. Humour, fraîcheur, prouesses, sont autant de mots qui caractérisent cette belle soirée où une pluie de sous-vêtements vole dans le public à la fin du spectacle, dernière pirouette potache dont on peut retenir l’inventivité et la virtuosité, en voltige comme en jonglage.

Brigitte Rémer, le 31 décembre 2017

Avec Jérémie Arsenault, Cody Clay Russell, Hugo Ouellet Côté, Jade Dussault, Bruno Gagnon, Yann Leblanc. Scénographie Ariane Sauvé – chorégraphie Annie Saint-Pierre – costumes Geneviève Tremblay – son Antony Roy – lumières Bruno Matte.

Du 21 au 31 décembre 2017, Espace Chapiteaux, Parc et Grande Halle de La Villette. Métro : Porte de La Villette – www. flipfabrique.com – Tél. : 01 40 03 75 75

La Fuite !

© Pascal Victor

Comédie fantastique en huit songes de Mikhaïl Boulgakov – Un spectacle de Macha Makeïeff.

On est en 1920 et la guerre civile qui suit le coup d’état bolchévique est perdue pour les Russes blancs qui n’acceptent pas la révolution et n’ont d’autre choix que de s’enfuir en Crimée, à Sébastopol, Constantinople et Paris. Boulgakov les suit, dans cette pièce intitulée La Fuite ! écrite en 1926/27. Macha Makeïeff croise la pièce avec son histoire familiale. Ses grands parents venaient de Russie et ont pris ce même chemin de l’exil, jusqu’en France. Sa grand-mère rêvait à haute voix, elle rapporte : « Premier théâtre pour moi que la chambre de ma grand-mère. Petite alors, je m’asseyais sur le parquet au seuil de sa porte, écoutais Olga et regardais ce qui, à la nuit tombée, se mettait à flotter de ses rêveries fantastiques, souvenirs de la guerre civile en Russie, de la perte d’un monde ancien, d’une maison, d’un pays, de paysages disparus. » Elle est cette petite fille d’une dizaine d’années présente sur le plateau tout au long du spectacle, témoin discret de l’Histoire.

Un grand portrait de Mikhaïl Boulgakov, photo reproduite sur un voile, accueille le spectateur. Né à Kiev, à l’époque partie de l’Empire Russe, en 1891, Boulgakov exerce quelques années son métier de médecin avant de se consacrer à l’écriture. En 1921, il s’installe à Moscou, collabore à diverses revues et écrit des feuilletons, sortes de sketches comiques inspirés de l’actualité quotidienne. Publié en 1925, son premier roman, La Garde blanche raconte le parcours d’une famille de l’intelligentsia proche des Blancs et évoque les évènements révolutionnaires de Kiev dont il tirera une pièce de théâtre, Les Journées des Tourbine. Ses écrits s’inscrivent dans un style satirico-fantastique. Il est peu publié, et, à partir de 1926, traqué par le régime, ses œuvres sont interdites. Staline lui refuse la permission de quitter la Russie. Il lui écrit le 30 mai 1931 : « Dans les vastes espaces des Belles-lettres russes, j’ai été en URSS le seul et unique loup de la littérature. On m’a conseillé de teindre mon pelage. Conseil inepte. Qu’un loup soit teint ou bien tondu, il ne pourra, quoi qu’on en fait, ressembler à un caniche. On m’a donc traité comme un loup. Et l’on m’a pourchassé plusieurs années d’affilée, selon les règles de la battue littéraire, dans un espace clos. Je n’en conçois pas de rancune mais je suis très fatigué, et à la fin de 1929, je me suis effondré. Aussi bien, même une bête sauvage peut se lasser. La bête a déclaré qu’elle n’était plus un loup, plus un homme de lettres. Qu’elle renonçait à sa profession. Qu’elle se taisait. Disons-le clairement, c’est de la lâcheté. Il n’existe pas d’écrivain qui puisse se taire. S’il l’a fait, c’est qu’il n’est pas un véritable écrivain. Et si un écrivain se tait, il périra. » Il travaille un temps comme assistant metteur en scène au Théâtre d’Art de Moscou, écrit des livrets d’opéra pour le Bolchoï, adaptations et travaux alimentaires se succèdent. Il donne sa pleine mesure dans Le Maître et Marguerite, texte commencé en 1928 où il traite de la problématique de l’écrivain face au pouvoir totalitaire et y travaille jusqu’à ses derniers jours. Il meurt en 1940 à l’âge de 49 ans.

Toute l’écriture de Boulgakov est marquée par sa passion du théâtre. Dans La Fuite, le contexte des émigrés apparaît sur un mode drôle et tragique, en même temps qu’onirique. Il y traite sur un mode insolent et provocateur de l’arbitraire stalinien et de la censure, du destin, de la revanche, de la trahison, de la nostalgie du retour. La pièce est construite en huit songes et présente une galerie de portraits – des déclassés, des réprouvés, des gens chassés, exclus et sans identité – entre rêves et cauchemars, dans une sorte d’électricité fantastique.

On retrouve tous ces ingrédients dans la lecture que fait Macha Makeïeff de la pièce où mélancolie, fantaisie et humour côtoient la noirceur de l’histoire collective. Auteure, metteure en scène et plasticienne, elle dirige La Criée, Théâtre National de Marseille après avoir créé avec Jérôme Deschamps de nombreux spectacles de théâtre. Elle présente ici un spectacle flamboyant et sensible, entre fresque ou épopée et intimité, avec une densité de jeu exceptionnelle, une gestuelle précise et des chants, avec une scénographie intemporelle et efficace, des lumières-écritures qui ponctuent les actions, de la verve et de la tendresse, dans un imaginaire terrien et onirique, et un rappel politique de ce qui a habité son enfance.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2017

Avec Karyll Elgrichi – Vanessa Fonte – Alain Fromager – Samuel Glaumé – Pierre Hancisse – Sylvain Levitte – Thomas Morris – Émilie Pictet – Pascal Rénéric – Geoffroy Rondeau – Vincent Winterhalter – Noémie Labaune – Salomé Narboni. Adaptation, mise en scène, décor et costumes Macha Makeïeff – lumière Jean Bellorini – collaboration Angelin Preljocaj – conseil à la langue russe Sophie Bénech – création sonore Sébastien Trouvé – coiffures et maquillage Cécile Kretschmar – assistanat à la mise en scène Gaëlle Hermant – assistanat à la lumière Olivier Tisseyre – assistanat à la scénographie et aux accessoires Margot Clavières – assistanat aux costumes et atelier Claudine Crauland – intervention et scénographie Clémence Bézat – Pavillon Bosio (Monaco) iconographie et vidéo Guillaume Cassar – régie générale André Neri.

Du 29 novembre au 17 décembre 2017 – Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis 59, boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis – Tél. : 01 48 13 70 00 www.theatregerardphilipe.com – En tournée : 21 et 22 décembre, Théâtre Liberté à Toulon – du 9 au 13 janvier 2018, Les Célestins à Lyon – 19 et 20 janvier 2018, Le Quai à Angers.