La Chauve-souris

© Elisabeth Carecchio

Musique Johann Strauss – livret Richard Genée, Karl Haffner d’après Le Réveillon de Henri Meilhac et Ludovic Halévy – mise en scène Célie Pauthe – direction musicale Fayçal Karoui –  coproduction Académie de l’Opéra national de Paris/MC93 – programmé à la MC93 Bobigny.

Ce n’est pas tant l’opérette en soi qui importe – la troisième du compositeur autrichien Johann Strauss, en 1874 – même si l’œuvre est appréciée pour ses qualités musicales rares, sa théâtralité et la pertinence du livret. Ce qui compte c’est le contexte dans lequel elle fut représentée dans le camp de Terezin en République Tchèque, installé entre 1941 et 1945 par les nazis, dans une forteresse du XVIIIème siècle. Ghetto pour les Juifs de Bohême et de Moravie d’abord, camp de transit sur le chemin d’Auschwitz pour les Juifs allemands, tchèques, néerlandais et danois, ensuite. Les meilleurs musiciens d’Europe s’y trouvaient emprisonnés et certains avaient réussi à y introduire leurs instruments, parfois en pièces détachées. Des détenus composaient, d’autres chantaient dans leur tête, d’autres encore recopiaient des partitions, de mémoire. Une vie culturelle et musicale cachée d’abord puis en pleine lumière s’est structurée, dont se sont emparés les nazis qui ont fait de Terezin leur outil de propagande, laissant croire cyniquement que ce camp était une cité heureuse, voire une cité thermale. Ils encouragèrent ainsi les initiatives, la constitution de chœurs et d’orchestres, les représentations théâtrales, les concerts et montraient ce magnifique camp comme modèle idéal. Ainsi, le 20 août 1944 eut lieu, entre autres, une soirée musicale de totale mystification, devant les envoyés du Comité international de la Croix-Rouge admiratifs et la Propagandastaffel tourna un film dont des extraits sont projetés dans le spectacle.

Terezin monta des opéras et opérettes, encouragés par les nazis, comme La Flûte enchantée, Carmen, etc. La Chauve-souris fut l’une des œuvres les plus représentées. Le paradoxe est impressionnant car l’histoire est légère, pleine de quiproquos et de travestissements, de champagne et de danses, dans le contexte de la fin d’un monde. L’action se situe à Vienne et se déroule pendant une nuit de folie. Elle relate l’histoire d’une vengeance, celle du Dr Falke (baryton) à l’égard de son ami Gabriel Von Eisenstein (ténor) qui l’a contraint, après un bal costumé, à traverser la ville, déguisé en chauve-souris. Cette farce nous mène, dans le premier tableau, chez Eisenstein, bientôt emprisonné pour outrage à agent, où Rosalinde sa femme (soprano), marivaude avec un ancien courtisan, Alfred (ténor) où la servante, Adèle (soprano), obtient, par quelques circonvolutions, la permission de se rendre au bal du prince Orlofsky. Le second tableau se passe chez le prince (mezzo-soprano) où Rosalinde apparaît travestie en comtesse hongroise pour séduire son propre époux, où Franck, gouverneur de la prison a rejoint le bal et se lie d’amitié avec Eisenstein. Le troisième acte se déroule, en prison avec Franck, rentré ivre, et avec un chassé-croisé de personnages sous l’œil d’un gardien de prison un peu trop bavard et décalé, projectionniste d’un film de propagande nazie : Adèle vient demander à Franck son soutien pour devenir chanteuse, Eisenstein déguisé, est tout aussi ivre que Franck, Rosalinde veut faire sortir Alfred de prison, etc. L’ambiance finale est aussi légère que les bulles de champagne et la bonne humeur, grand contraste après la projection.

L’espace laissé par la scénographie est assez limité compte-tenu du nombre de chanteurs (scénographie Guillaume Delaveau), les costumes (Anaïs Romand) s’inscrivent dans la gaîté du moment, les voix sont toutes superbement travaillées – jour B de ma venue – car il y a deux distributions. La troupe est composée des jeunes chanteurs et musiciens venus de tous pays, parlant de nombreuses langues, pour qui l’Académie est une superbe plateforme de lancement, elle réunit l’ensemble des artistes et artisans en résidence. La direction musicale, très précise, de Fayçal Karoui, placé avec les sept musiciens côté jardin et la mise en scène de Célie Pauthe, mettent en relief la vitalité et le talent de ces jeunes équipes rassemblées pour témoigner de la communauté d’infortune qui chanta, à Terezin, cette même Chauve-souris.

Le spectacle s’inscrit dans le cadre de la célébration des 350 ans de l’Opéra de Paris et propose une tournée sur tout le territoire, une belle initiative. « Le bonheur est d’oublier ce que l’on ne peut changer » paroles de l’Acte I du livret, qui s’articulent  si bien avec Terezin.

Brigitte Rémer le 29 mars 2019

Avec les artistes de l’Académie de l’Opéra national de Paris : Angélique Boudeville ou Adriana Gonzalez (Rosalinde) –  Sarah Shine ou Liubov Medvedeva (Adèle) –  Jeanne Ireland ou Farrah El Dibany  (Prinz Orlofsky) – Maciej Kwasnikowski ou Jean-François Marras  (Alfred) – Piotr Kumon ou Timothée Varon  (Gabriel Von Eisenstein) – Alexander York ou Danylo Matviienko (Dr Falke) – Tiago Matos (Frank) –  Nelly Toffon/ chœur Unikanti (Ida) –  Charlie Guillemin/ chœur Unikanti (Dr Blind) – Gilles Ostrowsky (Frosch). Avec les musiciens de l’Académie de l’Opéra national de Paris et de l’Orchestre- Atelier Ostinato :  Marin Lamacque, violon – Marie Walter, alto – Saem Heo, violoncelle – Chia Hua Lee, contrebasse – Marlène Trillat, flûte – Norma Rousseau, clarinette – Edward Liddall, piano – Adaptation musicale pour sept instruments, Didier Puntos – scénographie Guillaume Delaveau – costumes Anaïs Romand – lumière Sébastien Michaud – chorégraphie Rodolphe Fouillot –  assistante scénographe Julie Camus – assistante mise en scène Solène Souriau – dialogues en langue allemande et française, surtitrage en français.

Du 13 au 23 mars 2019 – MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine à Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – Tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com et www.operadeparis.fr

 

Le Printemps de la danse arabe

© Mario Jarweh – Et si demain – Collectif Nafass

Après une édition zéro en 2018, qui a servi de plateforme de lancement, l’Institut du Monde Arabe propose sa première édition du Printemps de la danse arabe. Marie Descourtieux, directrice des actions culturelles en assure la programmation. Des partenariats avec sept lieux qui accueillent les spectacles, venus de géographies et cultures différentes, se sont mis en place : Chaillot-Théâtre national de la Danse, l’Atelier de Paris-Centre de développement chorégraphique national/Festival June Events, le Centre national de la danse, le Cent-Quatre, le Tarmac-La scène internationale francophone, le Musée national de l’histoire de l’immigration et l’Institut du monde arabe. L’objectif est de « se réunir pour porter ensemble un visage singulier de l’actualité chorégraphique. »

Des artistes venant des deux rives de la Méditerranée, des Comores, d’Egypte, du Liban, du Maroc, de Palestine, de Tunisie sont accueillis pour présenter leurs chorégraphies et animer des workshops. La résidence chorégraphique de Shaymaa Shoukry, chorégraphe égyptienne, ouvre sur une restitution publique au Cent-Quatre, complémentairement à la chorégraphie qu’elle présente à l’IMA, Walking. Des films sont projetés, dont Un point de détail dans l’histoire du ballet ? réalisé en 2016 par Hisham Abdel Khalek, qui raconte la création, en 1953, du premier corps de ballet de l’Opéra du Caire, guidé par les interprètes du Bolchoï de Moscou. Tous les styles, rythmes et pratiques se mélangent et les vocabulaires se croisent, de la danse contemporaine au hip hop, du traditionnel au jazz. La soirée de lancement s’est donnée le 22 mars, avec au programme trois pièces : Et si demain, de Nidal Abdo (Collectif Nafass), Jusqu’à L, par la Compagnie Uni’Son, Soyons fous, par la Compagnie Tché-Za.

Chorégraphe et fondateur de Nafass en 2018qui se traduit par une respiration profonde, autrement dit vitaleNidal Abdo – né dans le camp de Yarmouk en Syrie, interroge sa double nationalité, ukraino-palestinienne à travers le collectif. Il est issu des Ballets libanais Caracalla et travaille entre l’identité orientale et la technique occidentale. Implanté en France depuis deux ans et partie prenante dans l’Atelier des Artistes en Exil, il présente Et si demain entouré de trois danseurs torses nus et drapés – Samer Al Kurdi, Alaaeddin Baker et Maher Abdul Moaty – qui interrogent la guerre et la déstructuration physique et mentale qu’elle entraîne. Puissance et grâce se dégagent de la chorégraphie sur une composition musicale de Osloob et du Trio Joubran. Cette pièce est programmée au Ramallah Contemporary Dance Festival de Ramallah le 4 avril.

La seconde pièce, Jusqu’à L, présentée par la Compagnie Uni’Son, est un solo signé du chorégraphe Akeem H.Ibrahim (alias Washko) qui l’interprète. Né aux Comores, arrivé en France à l’âge de onze ans, il a rencontré l’univers des cultures urbaines dans lequel il développe ses recherches, tant au plan de la danse et du hip-hop qu’au plan de l’expression écrite et orale par le slam et le rap. Il présente ici, après Suresnes Cités danse en janvier, son travail en duo/duel avec la lumière sur un scénario de Clotilde Tranchard, éclairé par Odilon Leportier. La théâtralisation de la pièce enracine le danseur au sol où il se meut comme une flamme incertaine, entre demi-clarté et reflets. Il y a peu de moments dansés, cette pièce mêle danse et recherche expérimentale sur le corps.

La troisième pièce, Soyons Fous, est aussi comorienne. Cest un hymne à la révolte qui puise dans différentes techniques dont le krump avec vie et bonne humeur. Né au cœur des quartiers pauvres de Los Angeles, le krump simule la violence et l’affrontement. Sous la houlette de Salim Mzé Hamadi Moisi (alias Seush) directeur artistique et chorégraphe de la Compagnie Tché-za, les danseurs – Abdou Mohamed, Mohamed Oirdine, Fakri Fahardine, Ahmed Abdel-Kassim –  s’en donnent à cœur joie dans leurs costumes aux couleurs flashy. Ils miment la colère et la révolte avec un humour décapant.

Un grand programme se déploie pendant trois mois dans les sept lieux partenaires du Printemps de la danse arabe, qui diffusent les créations chorégraphiques composées avec et dans le monde arabe et qui montre que toute une jeunesse s’empare des scènes, pour porter ce mouvement de liberté et de créativité qui les habite. A suivre de très près.

Brigitte Rémer, le 30 mars 2019

Du 22 mars au 28 juin 2019, Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés-Saint-Bernard, Place Mohammed V. 75005. Paris – métro : Jussieu – Tél. : 01 40 51 38 38 – Voir le programme complet et la programmation des divers lieux partenaires sur le site : www.imarabe.org

 

Le Pays lointain

© Jean-Louis Fernandez.

De Jean-Luc Lagarce –  mise en scène Clément Hervieu-Léger – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

C’est la dernière pièce de Jean-Luc Lagarce, écrite juste avant sa disparition. Il savait son temps compté et meurt du sida en septembre 1995 un mois après sa publication, à l’âge de trente-huit ans. La pièce avait fait l’objet d’une commande à l’écriture en 1994 par François Le Pillouër, directeur du Théâtre National de Bretagne. Elle reprend le thème de sa pièce précédente, Juste la fin du monde, – portée à l’écran par Xavier Dolan – qu’elle développe. Ici le motif s’étend : même retour de Louis, le fils, dans sa famille, porteur d’un message qu’il ne réussira pas à délivrer, celui de sa mort prochaine ; vieux réflexes et faux-semblants dans les retrouvailles mais heure de vérité, en même temps ; l’amour, la solitude, les relations intra-familiales, la présence-absence sont au cœur du sujet.

Dans Le Pays lointain Louis (Loïc Corbery) revient sur ses pas dans un cercle élargi qui met en jeu non seulement sa famille naturelle mais aussi sa famille élective, ses amants et amis. Les deux pôles se rencontrent et les morts tels des revenants se mêlent aux vivants, aussi présents et indispensables pour décoder son parcours de vie, lui donner consistance et sens. Il s’explique : « Je décidai de retourner les voir, rendre visite à la famille qui me reste, et revoir encore tous ceux-là que je connus, tous ceux-là que j’ai croisés toutes ces années que fut ma vie – le voyage d’un homme jeune à l’heure de sa mort, regardant tout ce que fut sa vie –. » Face à lui les rôles se répartissent et chacun, tour à tour, règle ses comptes et parle des liens qu’il/qu’elle a tissés ou tenté de tisser avec lui.

La rencontre a lieu sur une aire d’autoroute, entre une palissade, une cabine téléphonique, un reste de végétation et un peu de terre cendrée (belle et judicieuse scénographie d’Aurélie Maestre). Une voiture délabrée est garée au bord d’un petit terre-plein. Les acteurs restent en scène du début à la fin du spectacle à la manière d’un chœur antique et chacun est une pièce du puzzle. Dialogues et longs monologues se succèdent sous le signe de l’abandon et des non-dits. De pique-nique familial en passions furtives la pièce dit et digresse entre coups de gueule et déclarations d’amour, explications, tergiversations, jalousies, ressassements. Louis en est le discret chef d’orchestre et chaque personne passe aux aveux : Suzanne, sa sœur, (Audrey Bonnet) : « Lorsque tu es parti – je ne me souviens pas très bien de toi, c’était il y a beaucoup d’années – et  lorsque tu es parti je ne savais pas que tu partais pour tant de temps… » Antoine, son frère (Guillaume Ravoire) : « Tout n’est pas exceptionnel dans ta vie, dans ta petite vie, c’est une petite vie aussi, je ne dois pas avoir peur de ça, tout n’est pas exceptionnel, tu peux essayer de rendre tout exceptionnel, mais tout ne l’est pas… » Catherine, son épouse (Aymeline Alix) : « Mais lui, il peut en déduire, il pourrait en déduire, il en déduit certainement, il peut en déduire que sa vie ne vous intéresse pas… » La Mère (belle Nada Strancar) : « Cela ne me regarde pas. Je me mêle souvent de ce qui ne me regarde pas, je ne change pas, j’ai toujours été ainsi… Ils veulent te parler, tout ça…  Ils voudront t’expliquer mais ils t’expliqueront mal, car ils ne te connaissent pas ou peu… Tu répondras à peine deux ou trois mots et tu resteras calme comme tu as appris à l’être par toi-même… »

Du côté des revenants, Le Père, mort déjà (Stanley Weber): « Moi je n’ai jamais rien vu, de ma vie, je n’ai jamais rien vu que ce coin-ci, cet endroit, ville, sorte de ville. J’y suis né, et j’y ai travaillé, et lorsque j’en ai eu fini, je suis mort, comme une fin logique, on n’avait plus besoin de moi, je n’ai rien connu d’autre, pas un seul pays étranger, même Paris, lorsque j’y pense, je n’y suis jamais allé… L’Amant, mort déjà (Louis Berthélemy) : « La Mort prochaine et moi, nous faisons nos adieux, nous nous promenons, nous marchons la nuit dans les rues désertes légèrement embrumées et nous nous plaisons beaucoup… Je ne faisais rien. Je faisais semblant. J’éprouvais par avance de la nostalgie pour moi-même. »  Le Guerrier, tous les Guerriers (Daniel San Pedro) : « Tous ceux-là que je fais, ceux-là qui sont toujours solitaires et le croisèrent, croisèrent Louis, le croisèrent et ne voulurent laisser aucune trace, eurent bien trop peur de s’attacher à lui, et de perdre pied et s’éprendre et souffrir… » Longue Date, amant (Vincent Dissez) : « On se dit, on se jure qu’on s’aimera toujours. L’un ment et l’autre triche et tous les deux, au bout du compte, nous nous arrangeons. Nous nous sommes arrangés. » Un Garçon tous les garçons (François Nambot) l’Ami qui devient fou : « On s’aimait je ne le savais pas, je n’en avais aucune idée, comment est-ce que j’aurais pu imaginer cela ? » Hélène (Clémence Boué) ni vivante ni morte, l’amoureuse non reconnue, de Louis : « J’étais avec moi-même, seule, dans ma solitude, on ne m’entendait pas, je n’aurai même pas eu besoin de mourir pour disparaitre. J’étais sans importance… »

Au final cette tragédie moderne devient une pièce chorale, où chacun apporte un éclairage sur Louis/ double de Jean-Luc Lagarce, et fouille dans le passé, où jeu de la vérité et métaphore sont au bout de la route. Les fils de ces vies ébranlées s’entrecroisent, tissant en une toile fine un certain portrait de Louis et de sa mélancolie. En même temps, la vie suit son cours, énergique et colorée, humoristique parfois, ingrate souvent.

Créée par Clément Hervieu-Léger fin 2017 au Théâtre National de Strasbourg, la pièce est aujourd’hui reprise dans la même distribution. Bavarde, elle tire en longueur (quatre heures) même si les acteurs apportent charme et jeunesse, si Loïc Corbery porte le rôle avec un certain magnétisme, et si la justesse du concept de mise en scène, se fait l’écho d’une certaine génération, chorégraphiée avec sobriété et talent.

Brigitte Rémer, le 26 mars 2019

Avec : Aymeline Alix, Catherine, femme d’Antoine – Louis Berthélemy, L’amant, mort déjà – Audrey Bonnet, Suzanne, sœur de Louis – Clémence Boué, Hélène – de la Comédie Française, Loïc Corbery, Louis – Vincent Dissez, Longue Date – François Nambot, Un Garçon, Tous les garçons – Guillaume Ravoire, Antoine frère de Louis – Daniel San Pedro, Le Guerrier Tous les guerriers – Nada Strancar, La Mère – Stanley Weber, Le Père, mort déjà.  Collaboration artistique Frédérique Plain – musique Pascal Sangla – scénographie Aurélie Maestre – costumes Caroline de Vivaise – lumière Bertrand Couderc – son Jean-Luc Ristord – coiffures/maquillages David Carvalho Nunes. Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Du 15 mars au 7 avril 2019 – Odéon Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006 – métro Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site :  www.theatre-odeon.eu

Qui a tué mon père ?

© Jean-Louis Fernandez.

Texte Édouard Louis, mise en scène et jeu Stanislas Nordey – à La Colline Théâtre National.

C’est une lettre au père adressée par l’auteur à son propre père, une histoire de vie comme trame de l’écriture. Le père est une synthèse de ceux qu’on appelle aujourd’hui les invisibles, ceux qui n’ont pas la parole, à qui on ne la donne pas et qui se résume ici par milieu ouvrier, pauvreté et alcool. « Tu avais toujours cette peur d’être différent des autres à cause du manque d’argent, tu le répétais… » Au-delà du schéma tracé de la vie et des stéréotypes avec leurs critères du masculin/féminin définissant le cahier des charges de chacun, Édouard Louis, qui déserte assez tôt l’environnement familial, le dessine ici à petites touches. « Est-ce que tu m’avais déjà transmis le sens de notre place au monde ? » questionne-t-il.

Son récit est une tentative pour comprendre les mécanismes de transmission, quand les valeurs de l’un sont éloignées de celles de l’autre et obligent à une mise à l’écart réciproque, quand la violence sociale est à fleur de peau, et l’exclusion souffrance quotidienne. Édouard Louis par l’écriture, dit à son père tout ce qui ne pouvait pas se dire. Il met sous son scalpel l’histoire de la génération précédente et cherche les justifications, notamment le grand-père qui quitte le foyer, laissant sa femme seule : « Ta mère se retrouvait seule avec six ou sept enfants, elle n’avait pas fait d’études, elle ne pouvait pas trouver de travail. »

Et il étudie les rouages de la violence symbolique nommée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron La Reproduction, qui distille, pour ceux qui restent sur les bas-côtés, un sentiment d’infériorité et d’insignifiance. On y passe sans transition « de l’enfance à l’épuisement et à la préparation à la mort, sans avoir le droit aux quelques années d’oubli et de la réalité que les autres appellent la jeunesse. » Dans ce milieu-là on ne fait pas d’étude, il faut très tôt gagner un salaire en allant à l’usine, de père en fils. Il faut « sortir de l’école le plus vite possible pour prouver sa force aux autres. » En même temps l’école est désignée par Bourdieu, dans Les Héritiers, comme l’institution reproduisant les inégalités. Dans son récit, Édouard Louis le constate, par l’absence de réponses aux questions qu’il pose à son père : « Tu avais honte parce que je te confrontais à la culture scolaire, celle qui t’avait exclu, qui n’avait pas voulu de toi. »

L’accident de travail qui intervient dans la vie du père et provoque le retour du fils ouvre sur un besoin de compréhension et une nécessité de réparation. Le fils peine à reconnaître le père : « Je t’ai regardé, j’essayais de lire les années passées loin de toi, sur ton visage. » Puis il comprend l’ennui qui s’invite dans la vie, « à cause de ton dos broyé par l’usine, de ton dos broyé par la vie qu’on t’avait contraint à vivre… » et « la douleur qui n’a jamais disparu. » Et il montre du doigt les coupables : « L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique. » Le texte devient un réquisitoire contre ceux qui ne portent pas assistance à personne en danger, contre les mesures gouvernementales prises au détriment des plus faibles : médicaments non remboursés, fausses propositions de travail, prix de l’essence pour aller au travail. « L’histoire de ta souffrance porte des noms » et il aligne au générique Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron. « Tu appartiens à cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce. » L’intime et l’individuel rejoignent ici le collectif.

 « Quand j’y pense aujourd’hui, j’ai le sentiment que ton existence a été, malgré toi, une existence négative. Tu n’as pas eu d’argent, tu n’as pas pu étudier, tu n’as pas pu voyager, tu n’as pas pu réaliser tes rêves. Il n’y a dans le langage presque que des négations pour exprimer ta vie. » Et pourtant la sensibilité de l’un est vue par l’autre, et le père avait aussi aimé la vie : « Ton père dansait tout le temps ! Partout où il allait. Quand il dansait tout le monde le regardait. J’étais fière que ce soit mon homme ! » disait la mère. Et le texte fait un mouvement de balancier entre le fils et le père. « Ce que j’écris, ce que je dis, ne répond pas aux exigences de la littérature, mais à celle de la nécessité et de l’urgence, à celle du feu » dit Édouard Louis qui avait publié deux romans autobiographiques, En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence. Il fait référence à Peter Handke et à Didier Eribon qui, dans son Retour à Reims monté récemment par Thomas Ostermeier mettait aussi en lumière les mécanismes d’exclusion et la dissolution de la classe ouvrière. Avec Qui a tué mon père Édouard Louis répond à la commande de Stanislas Nordey, ici acteur et metteur en scène.

Seul en scène en ce long monologue le directeur du Théâtre National de Strasbourg porte le texte à son incandescence. Il est assis à une table où pourtant quelqu’un l’écoute. L’image est tellement vivante qu’on n’identifie pas tout de suite un mannequin. À chaque fin de tableau, paraît une autre figure, dans un nouvel endroit du plateau et dans une autre configuration (sculptures Anne Leray, Marie-Cécile Kolly). Cela démultiplie la figure du père, omniprésente et obsessionnelle, et l’image finale où le fils porte le père, sous la neige, est forte. Sur les murs, une image du bourg situé au nord de la France (scénographie Emmanuel Clolus) autour d’un plateau dépouillé.

Le texte d’Édouard Louis participe d’un processus de réconciliation et transforme le père autant que le fils : « Tu as changé du jour au lendemain, un de mes amis dit que ce sont les enfants qui transforment leurs parents, et pas le contraire. » L’énergie solaire, selon Edouard Louis, que dégage Stanislas Nordey y est pour beaucoup. Elle est ici contrôlée et retenue et gagne en densité.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2019

Avec Stanislas Nordey – collaboratrice artistique Claire ingrid Cottanceau – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Stéphanie Daniel – composition musicale Olivier Mellano – création sonore Grégoire Leymarie – clarinettes Jon Handelsman – sculpturesAnne Leray, Marie-Cécile Kolly – assistanat à la mise en scène Stéphanie Cosserat – décors et costumes Ateliers du Théâtre National de Strasbourg – perruque MTL Perruque – régie générale Thomas Cottereau – Le livre d’Édouard Louis est publié aux Éditions du Seuil.

Du 12 mars au 3 avril 2019, mercredi au samedi à 20h30, mardi à 19h30, dimanche à 15h30 – 15 Rue Malte-Brun, 75020 – métro Gambetta – tél. : 01 44 62 52 52 – site : www.colline.fr

La Collection

© Gwendal le Flem

Texte Harold Pinter – traduction et adaptation Olivier Cadiot – mise en scène Ludovic Lagarde – au Théâtre des Bouffes du Nord.

Très vite nous sommes sur des sables mouvants. Deux salons se font face et l’on regarde comme à travers la vitre les personnages, glisser lentement dans leurs fantasmes, leurs croyances, leurs mensonges et leurs vérités et jouer simultanément la même histoire. James et Stella côté jardin, (Laurent Poitreneaux et Valérie Dashwood) mariés depuis deux ans, habitent à Chelsea, quartier des artistes, à Londres, un énorme canapé blanc pour emblème. Créatrice de mode, Stella est âgée d’une trentaine d’années. Côté cour Bill, styliste lui aussi, habite chez Harry, (Micha Lescot et Mathieu Amalric) dans un autre quartier, huppé, de Londres, Belgravia ; rapports feutrés et singuliers, apparente hiérarchie entre les deux hommes, deux fauteuils, thé et alcools pour emblème. La porte d’entrée de leur appartement est le personnage principal de la pièce et le téléphone, une figure totem dans chacun des espaces. Et si Pinter démultiplie les trousseaux de clés, autant que les allées et venues de ses héros qui apparaissent et disparaissent jusqu’à nous perdre, il ne donne aucune clé réelle de ses personnages.

D’une intimité à l’autre, chez James le doute s’installe. Il croit comprendre que Stella aurait passé la nuit avec Bill lors d’un déplacement professionnel à Leeds, et mène l’enquête. Il veut rencontrer l’homme et se transforme en Sherlock Holmes, baroque et oppressant. Rien n’est dit mais tout se révèle petit à petit, au sens chimique du terme quand le révélateur laisse apparaître l’image. Au-delà de l’investigation menée par James, c’est la partie d’échecs jouée avec raffinement par chaque personnage et l’atmosphère d’échanges mi-courtois mi-pervers, qui priment dans ce jeu de masques. Pinter n’en dit jamais trop, l’énigme est opaque. Au spectateur de raccorder les fils des récits contradictoires et de faire le tri de ses réponses aléatoires, dans sa collection d’impressions.

Grand dramaturge britannique, auteur de plus de trente pièces, Harold Pinter écrit La Collection en 1961. Elle est montée l’année suivante par Peter Hall et la Royal Shakespeare Company à L’Aldwych Theatre de Londres. Passeur de l’œuvre de Pinter en France, Claude Régy la met en scène en 1965 au Théâtre Hébertot, ainsi que L’Amant, pièce en un acte, dans une superbe distribution – Michel Bouquet, Bernard Fresson, Jean Rochefort, Delphine Seyrig –. Quelques années plus tard il montera Le Retour, puis L’Anniversaire. Il y a de la provocation dans l’œuvre de Pinter, Prix Nobel de littérature en 2005, de l’éloquence, de l’absurde et de la poésie, et derrière les mots apparemment légers une profondeur noire, de la solitude, une intensité de vie et de mystère.

La lecture scénique proposée par Ludovic Lagarde – qui tisse soupçon, confiance et vérité – apporte un magnétisme fou et une fascination certaine dans ce labyrinthe, réglé avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie. Derrière des intérieurs bourgeoisement banals et fort bien éclairés (scénographie Antoine Vasseur, lumière Sébastien Michaud) se dessinent des failles et des naufrages, donnant au spectateur balloté entre rêve et réalité, le vertige du bord du vide. Depuis vingt-cinq ans le metteur en scène – qui a dirigé la Comédie de Reims de 2009 à 2018 – monte des opéras et développe ses talents à travers une multiplicité d’auteurs, entre autres Büchner et Shakespeare, Koltès et Molière ainsi que l’œuvre d’Olivier Cadiot qui est ici traducteur et adaptateur.

Entre le ludique et l’inquiétude, le texte est porté par quatre acteurs exceptionnels et diaboliques qui jouent et déjouent ces touches de texte avec une sérénité déconcertante passant des accents aigus aux graves, comme on décline au piano des nocturnes. Sous l’apparence de leurs banales conversations, leur étrangeté et leur cynisme font tanguer le sol qui se dérobe en permanence sous nos pieds. Un magnifique travail !

Brigitte Rémer, le 25 mars 2019

Avec : Mathieu Amalric, Valérie Dashwood, Micha Lescot, Laurent Poitrenaux. Dramaturgie Sophie Engel – lumière Sébastien Michaud – scénographie Antoine Vasseur – collaboration à la scénographie Éric Delpla – costumes Marie La Rocca – maquillages, perruques et masques Cécile Kretschmar – son David Bichindaritz – vidéo Jérôme Tuncer – assistante à la mise en scène Céline Gaudier – assistante à la traduction Sophie McKeown – assistante costumes Peggy Sturm – couturière Armelle Lucas – assistante maquillages, perruques et masques Mityl Brimeur – stagiaire à la mise en scène Lisa Pairault – régie générale François Aubry – régie plateau Éric Becdelièvre – régie lumière Sylvain Brossard, Grégoire Boucheron – habillage Florence Messé, Alice François – construction du décor Atelier du Grand T, Nantes. Le texte est publié aux éditions de l’Arche.

Du jeudi 7 au samedi 23 mars 2019 – Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de la Chapelle. 75010. Paris – métro La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – Site : www. bouffesdunord.com

En se couchant il a raté son lit

© Pascal Victor

D’après les textes de Daniil Harms – traduction André Markowicz – mise en scène Lilo Baur et Jean-Yves Ruf.

C’est un petit bijou d’intelligence qui nous parachute dans l’absurde d’une écriture semblable à son époque, le début du XXème. L’auteur, Daniil Harms, forge ses armes et lance des mots grinçants et ironiques, noyant le désespoir de la confusion mondiale sous la causticité de ses acides aminés.

Né à Saint-Pétersbourg en 1905, Harms dénonce le totalitarisme soviétique et en paye le prix fort par la censure, la répression et l’exil. Il meurt dans un hôpital psychiatrique en 1942, faute de nourriture, lors du siège de Leningrad. Proche du peintre futuriste Kazimir Malevitch il est co-fondateur de l’Oberiou, mouvement d’avant-garde qui a brièvement existé avant que la censure ne paralyse le pays. Mis à part deux poèmes publiés de son vivant, en 1926 et 1927, l’œuvre de Daniil Harms a été passée sous silence. Trente ans plus tard, à partir de 1956, sa réhabilitation lente a commencé en Russie, il reste encore peu connu en France. Ses écrits sont surtout des textes courts, des fragments, des blagues, des poèmes, et une pièce de théâtre. Dans son œuvre, le quotidien croise le fantastique et l’ironie le poème. Son humour glacial et implacable tombe comme un couperet.

Le comique vient du texte par ses jeux de mots et canulars, par son comique de situation et son absurde, autant que par les figures casse-cou qu’il engendre. « Sois ci… Sois pas ci… Là-bas est parti en cela ! Là-bas est cela… Où donc est maintenant ? » Surdoué de la traduction, André Markowicz s’est emparé de l’oeuvre de Harms comme il l’a fait des textes des grands auteurs russes – Dostoïevski, Tchekhov, Pouchkine, Gogol etc. – Il est ici magnifiquement le passeur du monde imprévisible et inattendu de ses textes dont la synthèse tient dans le titre du spectacle : En se couchant il a raté son lit. L’univers de Daniil Harms fait penser à certaines chroniques et billets d’Alexandre Vialatte cultivant l’anti-conventionnel et le singulier, au minimalisme et profond pessimisme de Beckett, à la farce et au fantastique de Gogol.

Sur le plateau, le burlesque bat son plein et l’extravagance est au rendez-vous. On est dans le tragi-comique et le décalé, avec sept acteurs qui enchaînent incidents, ruptures, changements de costumes, absence d’histoire, chutes et relevés, apparitions-disparitions, superpositions. Ils passent du contresens à la confession, des aveux à la grandiloquence de la manière la plus décousue et loufoque et tout s’enchaîne avec pertinence et poésie. On pense à Keaton, aux accélérés et ralentis du cinéma muet, aux gags à contre-courant et effets contraires, au détournement du sens des objets. Ainsi les glissades sur la glace, la course sur place, le train qui emporte tout le monde, l’homme en uniforme, celui qui perd son 7 puis son 8, la course derrière l’élève, la poule, obsédante et jacasseuse.

Les co-metteurs en scène Lilo Baur et Jean-Yves Ruf ont mené de mains de maîtres les contre-points et non-sens enchaînés-débridés, les discontinuités. Ils ont développé les tempos et musicalités des textes avec l’équipe d’acteurs. Ils ont travaillé dans l’esprit de Meyerhod, grand théoricien du théâtre russe, pour qui « le rôle du mouvement est plus important que tout autre élément théâtral. Privé de dialogue, de costume, de rampe, de coulisses et d’auditoire, et laissé seul avec l’acteur et sa maîtrise du mouvement, le théâtre reste le théâtre… » Tout est d’une grande précision.

Se succèdent des séquences version dadaïste apportant leur cortège de trouvailles scéniques, de l’accident du début et du cri de la dame : « Mon chien, sale bourgeois ! » à l’apostrophe au public : « Spectateur, tu sentiras comme un malaise ! » La démultiplication des personnages nous plonge dans un effet miroir aux images décalées comme celles d’un kaléidoscope. Les situations burlesques et cocasses côtoient l’angoisse et le frisson, et le désarroi guette au coin du bois. « Ainsi commence un très beau jour d’été » ouvre le spectacle et tout contredit cet optimisme ensoleillé : une vieille femme bascule par la fenêtre et s’écrase au sol ; quelqu’un passe sous une voiture ; un homme sans visage et sans corps a été vu ; le rêve de l’homme jeté à la poubelle traverse le silence ; le mariage sous une volée de cloches devient le pire des cauchemars ; l’homme objet d’expérience est tué par la médecine ; la conférence pastiche ouvre sur le rien de la démonstration pédagogique ; la traversée d’un homme de petite taille inquiète ; deux hommes porte-manteaux paraissent gênés aux entournures ; et Diderot qui savait tout… mais pourquoi ? On traverse des langages qui s’emboitent et se font la révérence, des répétitions et des désarticulations : une coqueriquette, une criquette… L’énorme balancier d’une horloge se suspend au-dessus de la scène et balaye le temps, un carré rouge passe. « Le monde c’était moi. Je suis le monde. Mais le monde n’est pas toi… » Fantaisies et folies se succèdent même si le rire est parfois jaune, comme le tricycle de la jeune fille prêt à s’envoler avec son ballon, jaune aussi. « Quoi d’autre ?  Rien d’autre… Voilà. C’est tout. »

Le ludique comme expression de la révolte et comme remise en cause des conventions idéologiques, politiques et esthétiques, tels sont les textes de Daniil Harms témoin d’une époque sombre, comme le canevas de sa vie dont se sont emparés les metteurs en scène. Les acteurs leur emboitent le pas et font un remarquable travail sur la langue et les mots, l’extravagance en bandoulière, l’hétéroclite pour figures de style. En se couchant il a raté son lit permet au spectateur la découverte d’un auteur et de n’avoir pas raté la soirée avant d’aller se coucher.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2019

Avec Elissa Alloula, Joan Bellviure, Jean-Christophe Cochard, Isabel Aimé Gonzalez Sola, Laurence Mayor, Vincent Mourlon, Pierre-Yves Poudou – lumière Jean Bellorini – scénographie Laure Pichat – création son Xavier Jacquot – costumes Agnès Falque, assistée de Marlène Hervé – Stage à la mise en scène Samantha Pelé.

Du 11 au 31 mars 2019 – Théâtre de Saint-Denis /centre dramatique national de Saint-Denis 59, boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis – www.theatregerardphilipe.com – Tél. : 01 48 13 70 00 – navette retour tous les soirs vers Paris, les jeudis et samedis à Saint-Denis.

 

Je passe

© Sameh Salameh

Performance – conception et mise en scène Judith Depaule, d’après les récits d’artistes de l’atelier des artistes en exil réalisation vidéo  Samer Salameh – à l’Institut du Monde Arabe.

Sept cercles de chaises délimitent des espaces d’intimité où le public, en arrivant, se répartit. Quand le spectacle commence, du fond de la salle sept actrices et acteurs se regroupent. Un à un ils prennent place, chacun dans un cercle. Ils ont dans les mains une tablette et un discret haut-parleur et circuleront de groupe en groupe selon un code commun à tous, comme une chorégraphie, ou un rituel de passage. Ils s’assiéront parmi les spectateurs, entrant dans le cercle, allumeront leur tablette. Un portrait s’affichera d’un artiste en exil qui fera face au public, pendant que l’acteur raconte. A la fin de la séquence – et toutes les séquences se terminent en même temps, d’un bout de la salle à l’autre – on verra l’artiste à l’œuvre, dans sa discipline : chant, musique, dessin, peinture, écriture etc.

Dans la diversité des récits et des géographies, chaque spectateur rencontre sept visages, sept itinéraires de vie, sur l’avant de l’exil, le pourquoi, le comment de leur arrivée en Europe : Je suis né(e) en/ année de naissance… nom du pays… Elle/il parle de sa formation, de sa profession, de sa famille, puis de la guerre, de la prison et de la torture, de la peur.

Le premier récit de vie qu’il m’est donné d’entendre vient de Syrie. C’est une jeune femme, artiste formée à l’école des Beaux-Arts de Damas qui se raconte et parle de cet état de peur, permanent, qui anéantit. « J’ai participé aux manifestations mais je ne voulais pas faire la guerre. Je suis partie pour la France » dit-elle pudiquement.

Née en Iran, la seconde a étudié la peinture mais « en tant qu’artiste on ne peut pas se montrer » il faut se cacher. Mariée à un étranger dont le contrat n’a pas été renouvelé, elle a subi pressions, interrogatoires et perquisitions, toute activité liée à l’étranger étant jugée suspecte. « Sentir l’exil c’est ne plus voir ta famille » c’est les parents qui disparaissent sans que l’on puisse ni les revoir ni les accompagner. A l’arrivée le dépaysement est garanti « autour de soi tout est nouveau. » Cette artiste chante l’exil tandis que sa peinture apparaît sur l’écran.

Réfugié politique, le troisième visage vient de Kinshasa. Opposant au régime il parle des manifestations et de la répression, des menaces, de la prison, des tortures, des évasions. Par l’aide de réseaux plus ou moins mafieux il réussit à quitter le pays. Arrivé à Roissy le passeur le largue comme un paquet et sans papiers, dans l’anonymat de l’aéroport, sa langue – le lingala – pour seul bagage. On le voit sculpter la terre – un prisonnier assis au sol, mains dans le dos – son travail témoigne de sa vie.

Le quatrième témoignage vient du Soudan et des changements géographiques imposés par la situation. L’homme, alors enfant, a suivi sa famille entre le Tchad puis la Libye. Il parle des printemps arabes où les cartes se sont rebattues dans la confusion générale. Il évoque le fait d’être noir en Libye, un handicap de plus. Son père et son frère sont tués sous les bombes lâchées sur la maison, dans un quartier décimé. Il parle de sa vie cachée, pour déjouer le pire, évoque les exactions dont il fut témoin : décapitation, vente d’hommes et de femmes, viols. Il parle de la nécessité de partir et des destins qui se brisent par centaines dans ce qu’il nomme le cimetière bleu. Là-bas il était traducteur.

La cinquième est une femme afghane arrivée en France il y a deux ans et demi. De son pays elle garde la misogynie généralisée dans les transports, la rue et partout, le harcèlement sexuel à l’entrée de l’Université. Elle parle de petite enfance sinistrée, violée, des mariages forcés, du manque d’éducation. Elle est designer et crée des costumes. On la voit, pinceau à la main, dessiner la mode avec une grande finesse.

La sixième histoire de vie est celle d’un homme né au nord Soudan. Il est écrivain. Quitter son pays n’était pas sa volonté. Il accuse son gouvernement d’avoir bâillonné le peuple pour mieux l’exterminer. Il parle des quatre cents langues de son pays et de l’écrit remontant à plus de cinq mille ans. Il parle de prison, de torture, de sa vie là-bas qui le condamna à mort après la destruction de sa maison et du journal qu’il avait créé. Il raconte sa fuite, les faux-papiers et son changement d’identité, les trahisons, les risques, le soutien des organisations humanitaires. Il parle de l’asile politique et du Haut-Commissariat aux réfugiés. Il parle de la peur. Dans sa djellaba blanche et coiffé d’un turban, il est conteur-chanteur.

Le septième parcours de vie nous mène en Azerbaïjan où Azeris et Iraniens se mélangent, où vivre sa sexualité est impossible et oblige à ne pas être soi, à dissimuler. Chez les Azeris porter une boucle d’oreille vaut aveu d’homosexualité. Pour exister, « tu dois tout le temps faire l’acteur. » Menaces à la famille. Peurs permanentes. Assignation à résidence. Coups. Absence de preuves. Obligation de partir. Il raconte son voyage dans les cales des bateaux et son tour d’Europe non choisi. Il écrit pour nous Politic/Poétic. Refused/Réfugié Refusé. Autour de ses mots, quelques enluminures.

Pour le spectateur le parcours est rude mais salutaire et le concept élaboré par Judith Depaule –  d’envoyer ces bouteilles à la mer – fonctionne magnifiquement et sobrement, avec ses acteurs-conteurs. Ensemble ils recréent de la dignité en donnant des visages à l’exil. Fondatrice de la compagnie Mabel Octobre en 2001 après de nombreuses collaborations artistiques, Judith Depaule avance sur des sentiers où elle s’engage personnellement. Elle crée le plus souvent ses propres textes à partir d’une base de recherche documentaire qu’elle croise avec le multimédia, anime des ateliers-spectacles avec les détenus, les primo-arrivants en France, le milieu scolaire et universitaire, les amateurs.

Cette performance, qui nous plonge dans les drames d’aujourd’hui et les espoirs de nouvelles vies, sera suivie d’autres rencontres, en avril, juin et octobre.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2019

Avec : Mathilde Bigan – Raphaël Bocobza – Fernand Catry – Anouk Darne-Tanguille – Nino Djerbir – Pauline D’Ozenay – Nicolas Gachet – Mouradi M’Chinda – Morgane Peters – Nathan Roumenov – Tamara Saade – Angelica Kiyomi Tisseyre Sekine – Frederico Semedo Rocha ou Pablo Jupin – Clémentine Vignais. Réalisation vidéo : Samer Salameh – Production Mabel Octobre et l’atelier des Artistes en exil, avec le soutien du FIJAD.

Le 10 mars 2019 –  Salle du Haut Conseil, Institut du Monde Arabe – Atelier des Artistes en exil, 102 rue des Poissonniers, 75018 Paris. Tél. : +33 1 53 41 65 96 – courriel : contact@aa-e.org – Prochain rendez-vous, le 1er avril à 20h au Collège des Bernardins, Je passe 1&2 – 20 rue de Poissy.  75005 Paris – métro : Maubert-Mutualité.

L’aventure du Cavalier bleu / Der Blaue Reiter

Franz Marc Vasily Kandinsky Der Blaue Reiter Almanac, 1914
Publisher: R. Piper & Co., Munich, 2nd edition – Neue Galerie New York. Gift of Allan Frumkin © Neue Galerie, New York

Deux figures majeures de l’expressionnisme allemand, Franz Marc et August Macke, complices en art comme dans la vie, dans un parcours élaboré par le Musée de l’Orangerie, à Paris. Commissariat général Cécile Debray.

Ils se rencontrent à Munich en 1910, Franz Marc a trente ans, August Macke vingt-trois. Le premier (1880/1916) prédestiné à être pasteur et philosophe, étudie à l’Académie des Beaux-Arts de Munich. Le second (1887/1914) de sept ans son cadet, se forme à l’École d’arts appliqués de Düsseldorf. Leur attirance pour les peintres français les rapproche. Au début de leur carrière, Cézanne, Van Gogh et Gauguin les inspirent et la nature les fascine. Leurs premiers tableaux sont empreints de ce post impressionnisme et leur amitié, immédiate et durable, les féconde.

Franz Marc, très tôt, exprime son rejet du monde industriel naissant et place les animaux au centre de sa démarche picturale. Tous ses tableaux, structurés, colorés, métaphoriques et méditatifs en témoignent, à partir d’un dessin esquissé et d’une belle harmonie dans la composition comme dans les couleurs. Il utilise diverses techniques : de la gouache et crayon sur papier, avec Les Premiers Animaux où se croisent magiquement âne, chevaux et bélier ; de l’encre sur papier, avec La peur du lièvre ; de l’huile sur jute, montrant un Lapin de garenne à l’écoute, au milieu d’une végétation de blés dorés ; la tempera sur papier avec Cheval et âne ; de nombreuses huiles sur toile comme ce Tableau pour enfants/Chat derrière un arbre, roux et ronronnant ; un Chien couché dans la neige dormant harmonieusement au centre du tableau, Trois animaux : chien, renard et chat très stylisés, chacun dans sa position, bienveillante et aux aguets ; Les Loup (Guerre des Balkans) le corps en fuseau, prêts à bondir comme boulets de canon, référence à la première guerre des Balkans contre l’Empire Ottoman ; Belettes jouant, pleine d’espièglerie dans une nature toutes couleurs. Franz Marc décline une palette submergée de couleurs.

Plusieurs rencontres inspirent l’artiste – au-delà de celle avec August Macke, en 1910 – et orientent son travail vers de nouvelles tentatives. Sa rencontre avec Vassily Kandinsky en 1911, puis avec les Delaunay, Robert et Sonia, en 1912, sont déterminantes. Quand, en rupture avec le milieu officiel de l’art, Kandinsky crée la Nouvelle association des artistes munichois (NKVM) – qu’il quitte quelque temps plus tard quand on lui reproche son abstraction grandissante – il propose à Franz Marc de travailler avec lui sur un projet d’Almanach. Dix-neuf articles, rédigés et illustrés par des artistes de toutes disciplines, mènent à cent quarante-quatre reproductions d’œuvres où se mêlent, sur tous supports, l’académique et l’imagination populaire. On y trouve Henri Rousseau dit Le Douanier que Franz Marc admirait particulièrement – l’Orangerie présente sa toile Promeneurs dans un parc, très sobre ; ainsi que Son Ancien et Clair de lune à Saint Germain, de Paul Klee ; Gabriele Münter, artiste faisant partie du mouvement expressionniste et compagne de Kandinsky, ainsi que le compositeur Arnold Schönberg, font partie du mouvement Cavalier Bleu. C’est l’effervescence des avant-gardes

Un unique numéro de l’Almanach du Cavalier Bleu/Der Blaue Reiter est publié en mai 1912 « Nous avons trouvé le nom Der Blaue Reiter en prenant le café dit Kandinsky (…) ; nous aimions tous les deux le bleu, Marc les chevaux, moi les cavaliers. » Imprimé de manière artisanale et coloré par xylographie, l’Almanach est précédé de deux expositions présentées à Munich en décembre 1911 et février 1912, affirmant le métissage des courants artistiques et des esthétiques et visant à ouvrir l’art et les esprits et à prendre en compte l’ouverture internationale. L’exposition du Blaue Reiter regroupe les œuvres de quatorze artistes. Elle est suivie d’une seconde exposition, quelques semaines plus tard, intitulée Noir et Blanc, principalement à partir des œuvres graphiques. L’Almanach est ré-édité en 1914.

De Kandinsky, sont exposés à l’Orangerie Trois cavaliers, une xylographie sur papier avec trois matrices, rouge, bleu et noir. Kandinsky réalise pour l’Almanach onze aquarelles représentant un cavalier s’élançant vers le ciel et brandissant un tissu bleu, symbole du pouvoir triomphant de l’esprit sur la matière. On voit, dans des vitrines, les différentes étapes de fabrication de la couverture. La figure du cavalier fait référence à Saint-Georges terrassant le dragon et à L’Apocalypse, le bleu comme dimension spirituelle et symbole d’une avant-garde sert de support d’idées. « L’art prend aujourd’hui des directions que nos pères étaient loin de rêver ; devant les œuvres nouvelles, on est comme plongé dans un rêve où l’on entend les cavaliers de l’Apocalypse fendre les airs ; on sent une tension artistique gagner toute l’Europe. De toutes parts, de nouveaux artistes s’adressent des signes : un regard, une poignée de main suffisent pour se comprendre ! » écrit Franz Marc dans l’Almanach. Le Cavalier Bleu sera une sorte de chemin vers l’abstraction.

Issu du primitivisme et imprégné d’impressionnisme August Macke s’intéresse, lui, à l’urbain et aux lieux de la ville. Stylisés et estompés, ses personnages n’ont pas de visage et gardent l’anonymat. Malgré son amitié avec Franz Marc, il s’éloigne assez vite du mouvement du Cavalier Bleu et ses références vont du côté de la modernité. Robert Delaunay et le futurisme italien l’intéressent, comme Umberto Boccioni et sa toile La Rue entre dans la maison. Il structure l’organisation spatiale de la toile avec rigueur et travaille le prisme des couleurs de manière subtile et éclatante. L’exposition montre principalement des huiles sur toile comme Deux femmes devant la boutique d’un chapelier, ou Café sur le lac à partir de forme formes colorées et rythmées, qui se dirigent vers l’abstraction. De la nature il rapporte un Couple dans la forêt en 1912 ou un Paysage avec vaches, voilier et figures, en 1914. Il y a quelque chose de très onirique dans ses toiles. En avril 1914 August Macke se rend en Tunisie avec Louis Molliet, un artiste suisse et avec Paul Klee, il en est ébloui. Très productif, il en rapporte de nombreux dessins, aquarelles et esquisses. Kairouan III une aquarelle, Marchand de cruches et Paysage africain des huiles sur toile sont montrés dans l’exposition en même temps que quelques toiles de Paul Klee. August Macke regarde l’Orient. À peine rentré, en août 1914, il est mobilisé. Il sera tué un mois plus tard, le 26 septembre 1914.

L’exposition réunit une centaine d’œuvres des deux artistes et débute autour des années 1908/1910, moment de leur formation artistique et de leur attirance pour la peinture impressionniste française. Le noyau central en est, l’Almanach du Cavalier Bleu/Der Blaue Reiter qui met en dialogue des œuvres de Kandinsky, Delaunay et du futurisme, avant de se diriger vers plus d’abstraction. Quatre sections la composent : Une amitié de peintres – Les années Blaue Reiter – Une avant-garde européenne – Vers l’abstraction.

Franz Marc et August Macke ont traversé différents courants qui les ont façonnés : le post impressionnisme, le fauvisme et le cubisme, le futurisme. Quand ils se rendent ensemble à Paris, en Septembre 2012 ils rencontrent les Delaunay. Fondateur et principal artisan du mouvement orphiste, branche du cubisme, Robert Delaunay fait leur admiration. Sonia, son épouse, travaille sur la simultanéité des couleurs. Elle a magnifiquement illustré sur papier Japon l’intense poème de Blaise Cendrars La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, écrit en 1913. L’œuvre traduit l’idée du mouvement et du balancement du train. Présentée dans l’exposition, elle est signée de l’auteur : « En ce temps-là j’étais en mon adolescence J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance J’étais à 16 000 lieues du lieu de ma naissance J’étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares Et je n’avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours Car mon adolescence était si ardente et si folle Que mon coeur tour à tour brûlait comme le temple d’Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou quand le soleil se couche. »

L’exposition du Musée de l’Orangerie présente deux grands artistes, deux modes de vie, une même recherche sur les sentiers de la modernité et des styles qui évoluent différemment : Franz Marc capté par Kandinsky et le concept du Cavalier Bleu, August Macke séduit par les Delaunay. Tous deux, morts prématurément à la guerre. Simple, précise et pleine de charme, l’exposition dégage une sorte d’harmonie cosmique, qui met en relief le lyrisme et l’inquiétude de Franz Marc, la ville et la lumière, d’August Macke. La couleur, souveraine pour tous deux, est remarquablement mise en scène.

Brigitte Rémer, le 13 mars 2019

Commissariat général Cécile Debray, directrice du Musée de l’Orangerie – commissariat Sarah Imatte, conservatrice au Musée de l’Orangerie – scénographie Loretta Gaitïs, Irène Charrat – graphiste Savannah Lemonnier – éclairage Philippe Collet/Abraxas Concept. Exposition organisée par les Musées d’Orsay et de l’Orangerie à Paris et la Neue Galerie de New-York où elle a été présentée d’octobre 2018 à janvier 2019. Elle s’inscrit dans la programmation du musée de l’Orangerie autour des Avant-gardes européennes – Le catalogue de l’exposition est coédité par les Musées d’Orsay et de l’Orangerie/ Hazan (39,95 €).

Musée de l’Orangerie, de 9h à 18h tous les jours (sauf le mardi, le 1er mai et le 14 juillet au matin – 1 Place de la Concorde/Jardin des Tuileries (côté Seine) 75001 Paris – métro : Concorde – tél. : 01 44 50 43 00 – e-mail : information@musee-orangerie.fr

Journée des Femmes au Centre culturel Égyptien

© Brigitte Rémer

Deux raisons de se réjouir au Centre culturel égyptien de Paris où on fête la Journée internationale des droits des Femmes, comme partout dans le monde, doublé pour l’Égypte, de L’Année Culturelle France Egypte qui vient tout juste de débuter (cf. notre article du 22 février).

Conseillère culturelle près l’Ambassade d’Égypte en France et directrice du Bureau Culturel Égyptien à Paris, c’est une femme, Nivine Khaled, qui accueille, en ce 8 mars, femmes et hommes venus honorer la Journée internationale de la Femme.

La soirée proposée se compose de trois séquences. Elle débute par la projection du film Past in peace/ Repose en paix, en présence de la réalisatrice Dina Abdel Salam qui réalise une fiction-documentaire sur deux sœurs, femmes de milieu populaire dont la seconde enterre son époux alors que la première est veuve déjà. On les suit dans leur reconstruction de femme seule et le rituel de leur vie quotidienne. Un échange avec la salle a suivi la projection.

La seconde partie consiste en un échange sur le thème de La femme égyptienne, une mosaïque de profils, réalisé par Lana Habib et Nivine Khaled. La conseillère culturelle rappelle que la Journée de la femme a été instituée dès 1910 au Congrès de Copenhague et qu’elle a été mise en pratique l’année suivante dans quatre pays : le Danemark, l’Autriche, l’Allemagne et la Suisse. En France, c’est depuis 1982 que l’on fête le 8 mars, décision du président François Mitterrand. Elle rappelle que le droit de vote a été donné aux femmes dans les Pays Scandinaves au début du XXè, en 1944 pour la France, en 1956 sous Nasser pour l’Égypte, et, en 2011 pour l’Arabie Saoudite. Dans tous les pays, la conquête pour la reconnaissance de l’égalité hommes/ femmes, est un long processus, en Égypte, il a débuté à compter de 1914, avec son inscription dans les constitutions successives. Dans le pays, 25% de femmes occupent aujourd’hui des postes ministériels – contre 50 % en France, 52% en Suède et 53% au Nicaragua -. Partout dans le monde le combat pour l’égalité entre hommes et femmes se poursuit.

Lana Habib, professeur à l’Université d’Alexandrie, exprime son plaisir de passer quelques jours en France alors qu’elle y fut, vingt ans plus tôt, boursière. Elle présente le phénomène des Vlogs – vidéo/blogs – qui, dans l’espace virtuel, fait fureur, notamment auprès des 16/24 ans. Les jeunes, jeunes femmes en tête, mettent leur parole de type journal intime, en vidéo et se mettent en scène, ce qu’elles ne feraient ni dans la vie ni dans l’espace public. Elles franchissent là une barrière à la manière d’une bravade et font le choix de l’authenticité. Lana Habib présente ainsi quatre profils de femmes qui s’expriment par leurs Vlogs, de professions diverses comme médecin, guide touristique, critique cinéma et designer.

La troisième partie présente un intense moment musical, le tour de chant de Farrah El Dibany sur les traces de Dalida. Jeune mezzo-soprano à la voix profonde, elle a travaillé au Centre des arts de la Bibliotheca Alexandrina à partir de 2005, est passée par l’Opéra de Berlin et le Festival de Bayreuth en Allemagne, par l’Opéra du Caire et a rejoint l’Académie de l’Opéra de Paris en 2016. Accompagnée ici au piano par Jeff Cohen, cette superbe jeune femme lamée d’argent, a donné avec intelligence et gaîté plusieurs chansons du répertoire de la grande dame, disparue en 1987 – Paroles Paroles, Bambino, Je suis malade, Il venait d’avoir dix-huit ans – et a terminé sur un air qu’affectionnait Dalida, Helwa ya Baladi, une chanson populaire égyptienne reprise nostalgiquement par la salle.

Cette soirée du 8 mars fut un joli moment, simple et chaleureux, qui s’est déroulé en présence de l’épouse de l’ambassadeur S.E.M. Ehab Badawy. Ladies first !

Brigitte Rémer, le 10 mars 2019

Vendredi 8 mars 2019 à 18H30, au Centre Culturel Egyptien, 111 Boulevard Saint-Michel, 75005 – RER : Luxembourg – Tél. : 01 56 89 50 30.

J’ai pris mon père sur mes épaules

© Sonia Barcet

Texte Fabrice Melquiot – mise en scène Arnaud Meunier, Comédie de Saint-Étienne/Centre dramatique national, au Théâtre du Rond-Point.

« Avec J’ai pris mon père sur mes épaules, Fabrice Melquiot et moi avons parlé d’une pièce à large distribution, qui parlerait de la France d’aujourd’hui ; de ses replis et de ses peurs ; qui mettrait en scène les oubliés, les laissés-pour-compte et leur rendrait la parole… Nous étions en 2016, bien avant les gilets jaunes et pourtant… » Ainsi Arnaud Meunier, metteur en scène et directeur de la Comédie de Saint-Étienne, définit-il, dans sa note d’intention, son projet de commande d’écriture auprès de Fabrice Melquiot.

Et l’auteur choisit le grand écart entre l’immeuble d’une cité populaire qu’il fait vivre sous nos yeux et L’Énéide de Virgile, comme socle d’inspiration. Son héros qu’il prénomme Énée, un jeune bien d’aujourd’hui, accompagne son père, Roch, sans travail et « si près de la retraite », sur la route de la mort. On apprend en effet au début de la pièce que le père (qui dans l’Énéide serait Anchise) est atteint d’un cancer des os qui s’exprime chez lui par le genou. Mais la mort fera semblant de n’être pas triste. La pièce est ce chemin de Damas emprunté par chaque personnage – trois actrices, cinq acteurs – dans son frottement aux autres, sur les chemins escarpés de l’amitié, de l’amour et du quotidien. « De nos fenêtres Il n’y a Aucune jolie vue Sur Aucun joli lac » dit la belle Anissa, égérie du père comme du fils et qui attend un enfant.

Ce petit clan, haut en couleurs dans son langage, ses aspirations, ses combats et ses passages à vide se compose d’un premier trio : Roch, bien vivant encore, au fort charisme, qui voyage entre lucidité et peurs (Philippe Torreton) ; Énée son fils : « La scène représente Notre jeunesse assise dans Un kebab Qui change de propriétaire Tous les six mois La scène représente La cité Vue  d’hélicoptère C’est ma cité Je suis né ici » (Maurin Ollès) ; Anissa, mi-Pythie mi-coryphée, à la frontière du dedans/dehors en même temps que personnage à part entière (Rachida Brakni). Le second trio se compose de trois jeunes et amis d’Énée : Céleste, son ancienne petite amie, qui fait des études et voudrait partir au Yémen, s’inventant, comme tous, un ailleurs (Bénédicte  Mbemba) ; Mourad qui se cherche, entre les religions, les femmes et les espoirs et qui décidera d’en finir, au bout d’un câble électrique (Riad Gahmi) ; Bakou ami d’Énée, parti puis revenu, et qui scelle ses retrouvailles par une bonne nouvelle : le rôle qu’il vient de décrocher dans une pub, premier pas dans son envie de devenir acteur (Frederico Semedo). Entre les deux espaces se balance Grinch, ami de Roch, au look de crooner mais au moral fragile, qui tient une place particulière entre le deuil qu’il ne fait pas de sa femme et de son fils, tous deux décédés, son envie de vivre et sa tristesse de voir l’ami Roch s’affaiblir (Vincent Garanger). Et il y a Betty (Nathalie Matter) rencontrée sur la route du Portugal où le fils emmène le père dans ce voyage emblématique, pour un rendez-vous avec la mort.

Tous accompagnent Roch sur son dernier bout de route, d’une apparente insouciance avec fête, bistrot, rêves et fantasmes de chacun, avec la mort qui rode. « La mort s’était assise dans un coin de la pièce et elle fumait en attendant qu’on prenne congé les uns des autres… » rapporte Anissa devant le personnage de la mort qui s’est glissée sur le plateau. « Je crois qu’on a tous fermé les yeux » répond Énée. « Quand on les a rouverts La Mort Avait débarrassé les restes Elle avait fait la vaisselle Rangé les couverts Dans le tiroir dévolu… » enchaîne la jeune femme. Autour, dans la séquence Tel était le temps et nous en faisions partie, les bruits du monde, glaçants, et trop réels : « Ils parlent du Stade de France Du Bataclan Des cafés de la rue de Charonne La rue de la Fontaine-au-Roi À Paris… » Le tout sur fond de tremblement de terre aux secousses très concrètement visibles sur le plateau, emblématique des fêlures de chacun. La scénographie de Nicolas Marie, un immeuble en coupe monté sur pivot avec rez-de-chaussée, entresol et étage sert parfaitement la pièce.

Ce que Virgile construit en chants, Fabrice Melquiot le construit en séquences aux noms parfois énigmatiques. Le premier, Nous étions la maison, met en scène Anissa, La scène représente… expression qui ouvre nombre de scènes et dont chaque acteur s’empare, qu’on retrouve en leitmotiv dans l’écriture. La narration annonce ce qui va advenir, avant que la scène ne se déroule. Ce principe d’écriture apporte de la distance et de la poésie aux personnages, rudes par la vie, sensibles par leur humanité. Fabrice Melquiot joue de différents niveaux de langage et registres d’écriture, avec fluidité et habileté. Tête chercheuse dans l’écriture dramatique, il est doué d’un immense talent, tous ses écrits depuis une vingtaine d’années, le montrent. Ici le lyrisme et la poésie côtoient des langues, populaire, familière et argotique, et son écriture, flamboyante de liberté, n’est jamais dans le cliché. La pièce se ferme, après Les Enfers comme dans L’Énéide et après la séquence dite Les arbres ont été couchés, sur les mots du chanteur Murray Head, Say It Ain’t So/Dis que c’est pas vrai, Joe, steuplai, énoncés par Anissa.

Il y a Énée qui, dans sa quête, gomme son identité et inverse les rôles ; il y a Roch et sa souffrance, sa traversée du désert : « Ma jambe est un cactus dont les épines se sont retournées vers l’intérieur » ; il y a ce voyage vers un pays imaginé, le père sur les épaules du fils ; il y a Anissa dans un intense duo avec l’un puis avec l’autre et qui se place du point de vue du collectif ; il y a Grinch qui s’inventerait bien une nouvelle vie ; il y a l’appétit de vivre de tous et l’écroulement de chacun, la solidarité, les doutes, les vacillements, la fête qui tourne court et le rock final. « La scène représente Le chemin emprunté Par Énée À travers la cité À travers la ville Sur les routes… »

Il y a un voyage initiatique né de la rencontre entre Fabrice Melquiot et Arnaud Meunier et un magnifique travail artisan, individuel et collectif, où chaque acteur a sa place, sous la baguette du chef d’orchestre/metteur en scène Arnaud Meunier. Tous sont à féliciter.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2019

Avec : Rachida Brakni, Riad Gahmi, Vincent Garanger, Nathalie Matter, Bénédicte Mbemba, Maurin Ollès, Frederico Semedo, Philippe Torreton – collaboration artistique Elsa Imbert – assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Parelle Gervasoni – assistanat à la mise en scène Fabio Godinho – scénographie Nicolas Marie – lumières César Godefroy – musique Patrick De Oliveira – vidéo Fabrice Drevet – costumes Anne Autran – perruques et maquillage Cécile Kretschmar – regard chorégraphique Cécile Laloy – construction décor et costumes ateliers de La Comédie de Saint-Étienne – Le texte est publié aux éditions de L’Arche.

Du 1er février au 9 mars 2019, au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin Roosevelt, 75008 – métro : Franklin Roosevelt – tél. : 01 44 95 98 00 – Site : www.theatredurondpoint.fr – En tournée : 13 au 23 Mars 2019,  Théâtre des Célestins, Lyon – 27 et 28 Mars, Bonlieu/scène nationale d’Annecy – 2 et 3 avril, Les théâtres de la ville de Luxembourg – 9 au 11 avril, Comédie de Saint-Étienne – 16 au 18 avril, Scène nationale de Sète – 24 au 26 avril CDN de Normandie, Rouen –  9 et 10 mai, Théâtre de Villefranche – 16 au 18 mai, Théâtre du Gymnase, Marseille – 24 mai, Maison des Arts du Léman.

 

La Conférence des oiseaux

© Laurent Schneegans

Récit théâtral de Jean-Claude Carrière, inspiré par le poème Manteq Ol-Teyr de Farid Uddin Attar – mise en scène, Guy Pierre Couleau, Compagnie Des Lumières et Des Ombres – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets, à Ivry.

« On ignore presque tout de la vie de Farid-Ud-din Attar… On sait surtout qu’il fut l’un des plus grands poètes mystiques de cette époque glorieuse du soufisme où la quête divine atteignit des sommets inégalés. Rûmi, Hallaj, Sandi furent ses pairs » renseigne la quatrième de couverture de la publication au Seuil de La Conférence des oiseaux, dans une adaptation d’Henri Gougaud.

C’est un lumineux récit initiatique adapté ici pour le théâtre par Jean-Claude Carrière, écrivain et scénariste, dont Peter Brook avait retranscrit l’intensité symbolique en 1979, en présentant son spectacle au Festival d’Avignon, à partir d’un long processus de travail collectif. Ce spectacle fait référence. « Il s’agissait, par des exercices et des improvisations, de tenter de parvenir à l’essentiel c’est-à-dire au champ où les impulsions de l’un rejoignent les impulsions de l’autre pour résonner ensemble » disait le Maître.

Ces oiseaux de toutes espèces, de la plus quotidienne à la plus précieuse, en quête d’un monde meilleur, partent à la recherche du Simorg, l’oiseau mythique qu’ils désignent comme leur Roi.  Ensemble, ils traversent sept vallées – de la recherche, de l’amour, de la connaissance, du néant, de l’unité, de la stupeur et de la mort – et arrivent, au bout de leurs forces, face à l’abîme et à leurs songes, face à eux-mêmes.

Une rangée de loges surélevées en fond de scène, sur un sol recouvert de plumes mordorées, fait ici face au public. Les acteurs descendent un à un de la salle et se placent chacun face à un masque, posé devant le miroir de ces coulisses – scénographie de Delphine Brouard, lumières de Laurent Schneegans -. Dix masques se réfléchissent dans ces miroirs, plumages imposants réalisés selon la typologie des oiseaux. Ils sont superbement fabriqués, par Kuno Schlegelmilch, après moulage des têtes de tous les comédiens et de nombreuses opérations de sculpture en positif, avec des dispositifs adaptés à chacune de leurs caractéristiques, comme par exemple la crête des plumes de la huppe, cheffe d’orchestre de la colonie et sorte de coryphée.

Chacun se masque et l’on voit apparaître le faucon en militaire, la perdrix à la cravate, le canard femme, la chauve-souris aux lunettes de soleil, le rossignol qui régale l’assemblée par son chant de crooner, la perruche verte encagée dans un cerceau, la grive, la huppe et le moineau en short. Le travail des acteurs mêle réalisme et fantaisie, chacun habitant son volatile de manière spécifique et différenciée. Au-delà du jeu, les acteurs sont aussi narrateurs et parlent par énigmes. Tous partent sur les traces du Simorg. La route est longue et se décline avec entraide, doute et fatigue… « Je cherche la réponse » dit l’un, « Je réfléchis » dit l’autre, « Je suis la vérité » déclare le troisième. « Une odeur de peur » souvent les traverse dans leur recherche de la perfection et de la connaissance. Un personnage orchestre, outsider, ponctue certaines scènes de ses percussions et bâton de pluie.

Les sinuosités qu’emprunte Guy Pierre Couleau, ancien directeur de la Comédie de l’Est/CDN d’Alsace et metteur en scène de cette Conférence des oiseaux, joue de différents registres et notamment de l’humour, le masque étant la clé des personnages, et comptant avec l’invention de chaque acteur. Il est périlleux de ne pas tomber dans la caricature ou la simplification, le metteur en scène ainsi que les acteurs réussissent à garder le cap. Poésie, rituel et quête de l’absolu restent présents et invitent en douceur et en images à une méditation sur l’amour – en lettres lumineuses : L’Amour aime les choses difficiles – la mort, la stupeur, l’absolu et le néant. « Et si tout n’était qu’illusion ? » conclut Farid Uddin Attar.

Dans un dernier acte de solidarité, les acteurs posent respectueusement leurs masques auprès de l’oiseau mort, avant de reconnaître qu’ils se trouvent face à eux-mêmes. « Amis, tout ce que tu as dit, tout ce que t’ont appris tes maîtres, tout ce que tu as découvert sur le chemin du Tout-Puissant, tout cela n’est que le commencement de l’histoire. Disparais, efface ton être, ta demeure n’est pas ici, dans les ruines de ce bas-monde. Tu dois atteindre l’Essentiel. » ainsi se conclut ce voyage intérieur et métaphorique selon Attar, auquel la représentation donne vie.

Brigitte Rémer, le 2 mars 2019

Avec : Manon Allouch, Nathalie Duong, Cécile Fontaine, Carolina Pecheny, Jessica Vedel, Emil Abossolo M’Bo, Luc-Antoine Diquéro, François Kergourlay, Shahrokh Moshkin Ghalam, Nils Öhlund – assistante mise en scène Christelle Carlier – collaboration artistique Carolina Pecheny – scénographie Delphine Brouard – lumières et régie générale Laurent Schneegans – masques Kuno Schlegelmilch, assisté de Hélène Wisse – costumes Camille Pénager – musique Philippe Miller – régie son Nicolas Favière – régie lumière Léo Garnier – régie plateau Léa Coquet-Vaslet, Maxime Palmer – accompagnement chorégraphique Catherine Dreyfus – Le spectacle a été créé pour Le Printemps des Comédiens à Montpellier en juin 2018 et présenté à la Comédie de l’Est en octobre 2018 – L’adaptation de Jean-Claude Carrière est publiée aux éditions Albin Michel.

Du 11 au 22 février 2019 au Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry.

aSH

© Aglaé Bory

Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory – chorégraphie Shantala Shivalingappa, percussions Loïc Schild, à La Scala de Paris.

Une énergie cinétique circule entre la danseuse et l’univers visuel dans lequel elle évolue, énergie intérieure et extérieure. Shantala Shivalingappa fait face à un dispositif scénique, espace symbolique à la fois simple et ultra sophistiqué. C’est un « immense châssis de papier kraft suspendu, enduit de laque noire appliquée sur un bâti sonorisé et électrifié » avec lequel elle entre en dialogue, qui bruisse comme une voile au vent.

Dans sa confrontation avec les éléments représentés par l’univers mouvant et illusionniste de ce papier kraft aux froissements sonores, Shantala Shivalingappa mène avec grâce, force et précision son combat, comme David affronte Goliath. Travaillant entre Paris et Madras, elle a rencontré les grands et travaillé entre autres avec Peter Brook, Maurice Béjart, Bartabas, Pina Bausch, Giorgio Barberio Corsetti. Tout en étant contemporain son alphabet puise dans le Kuchipudi où elle excelle, cette danse indienne de l’Andhra Pradesh dans le sud du pays, autrefois uniquement dansée par les brahmanes et très codifiée. Shantala Shivalingappa fait le grand écart entre ce style ancestral, sculptural et sacré, et l’image abstraite sur grand écran, sorte de Krishna profane qui semble l’absorber. « Sa danse effectue un balancier perpétuel quelque part entre mystique hindoue et physique quantique » écrit Aurélien Bory. Partant du commencement, du vide, son art de la gestuelle, ses bras déployés et offrants, ses mudras superbement maîtrisées, sa rythmique des pieds donnée par les tempos du musicien, Loïc Schild, présent sur le plateau côté cour, sont de forme pure. Elle est porteuse d’une charge émotionnelle forte.

Shantala Shivalingappa est la déesse et la servante d’un rituel qu’elle trace au présent, dessine un cercle de bienvenue comme devant l’entrée de la maison. Formé de dessins au sol exécutés traditionnellement à la farine de riz, et maintenant à la chaux, le kolam se transmet de mère en fille, lignes sinueuses blanches au quotidien, sophistiquées et colorées pour la fête. Aurélien Bory s’est emparé des couleurs pour fondre dans son dispositif animé des motifs géométriques aux cercles concentriques, spirales et rosaces très élaborées. « La scénographie est au centre de mon travail, elle fait apparaître dans son rapport à la gravité entre autres, des lois physiques avec lesquelles les interprètes dialoguent » dit le metteur en scène. Lunaire, la création lumière d’Arno Veyrat éclaire subtilement le plateau.

aSH, le titre du spectacle, est composé des initiales et de la finale des prénom et nom de la danseuse, Shantala Shivalingappa, clin d’œil au dieu de la danse, Shiva, à la fois créateur et destructeur, et qui, en grand ordonnateur des lieux de crémation, se couvre le corps de cendres. C’est le troisième portrait de femmes qu’Aurélien Bory dessine de son talent atypique et au croisement des arts, les deux premiers, étaient consacrés à Stéphanie Fuster et Kaori Ito. Avec la première, dans Questcequetudeviens? il faisait fusionner le flamenco et son écriture de l’espace. Avec la seconde, dans Plexus, il tissait une toile de plus de de cinq mille fils suspendus.

Hybride et multidisciplinaire – entre cirque, danse, musique et théâtre – la palette du metteur en scène-plasticien est vaste, il traverse les styles. Son univers s’inspire de l’œuvre du plasticien allemand ­Oskar Schlemmer, de la réflexion d’Heinrich von Kleist Sur le théâtre de marionnettes, de l’univers de Georges Pérec. Il inscrit ses recherches de l’installation à la performance, et transforme les espaces, comme un magicien. Des sciences à l’esthétique, l’environnement scénographique qu’il invente influe sur la danseuse, la danse modifie la perspective visuelle, l’imaginaire du public se déplace.

Avec aSH, présenté au Festival Montpellier-Danse en 2018, l’espace, a valeur de symbole et fonde la dramaturgie. La scénographie comme métaphore de naissance et de mort, la rythmique des percussions, la fluidité des mouvements, sont autant d’éléments qui, mis en synergie, créent de l’inattendu et une véritable poétique.

Brigitte Rémer, le 20 février 2019

Avec Shantala Shivalingappa (danse), Loïc Schild (percussions). Collaboration artistique Taïcyr Fadel – création lumière Arno Veyrat, assisté de Mallory Duhamel- composition musicale Joan Cambon – Conception technique décor Pierre Dequivre, Stéphane Chipeaux-Dardé – costumes Manuela Agnesini, avec l’aide de Nathalie Trouvé – régie générale Arno Veyrat, Thomas Dupeyron, régie plateau Thomas Dupeyron ou Robin Jouanneau – régie son Stéphane Ley – régie lumière Mallory Duhamel ou Thomas Dupeyron – aSH a été présenté au Festival Montpellier-Danse, en 2018.

Du 16 Février au 1er Mars 2019, La Scala-Paris, 13, boulevard de Strasbourg, 75010. Paris – Métro Strasbourg Saint-Denis – Tél. : 01 40 03 44 30 – Site : www.lascalaparis.com – En tournée : 24 mai Théatre de l’Olivier, Istres – 28 et 29 mai Théâtre de Caen.

 

Concert des chanteurs étoiles de l’Opéra du Caire

© Brigitte Rémer

Oratoire du Louvre, Paris. Dans le cadre de l’année culturelle France Egypte 2019 – en collaboration avec Caroline Dumas, de l’Opéra de Paris.

Les solistes de l’Opéra du Caire ont donné un récital des plus chaleureux au cœur de Paris, interprétant de la musique française, italienne et égyptienne à l’Oratoire du 1er arrondissement de Paris. A cette occasion, cinq des plus belles voix de l’Opéra du Caire se sont fait entendre sous le patronage de la Ministre Egyptienne de la Culture, Dr Enas Abdel Dayem, en présence de S.E. Ehad Badawy, Ambassadeur d’Egypte en France, délégué permanent auprès de l’Unesco et de la Conseillère culturelle Nivine Khaled. Jean-François Legaret, Maire du 1er arrondissement de Paris et Conseiller régional d’Île-de-France accompagnait la démarche ainsi que la Présidente du Comité d’animation culturelle de l’arrondissement, Carla Arigoni.

Les mots d’accueil des personnalités présentes, précédant le concert, ont créé un climat d’intimité, pris en relais par les deux cantatrices et trois chanteurs qui se sont succédé. L’Ambassadeur a mis l’accent sur l’importance de la culture comme pivot de la relation entre l’Egypte et la France depuis Champollion, le Maire a évoqué l’importance du patrimoine matériel et immatériel par les voix, comme autant de trésors vivants.

« Carmen » de Georges Bizet fut à l’honneur, avec trois morceaux : La fleur que tu m’avais jetée par le ténor Amr Medhat – qui a par ailleurs chanté È la solita storia del pastore de « l’Arlesiana » de Francesco Cilea composée d’après Alphonse Daudet ; Toreador, le grand air, chanté par Mostafa Mohamed, baryton, qui a aussi interprété une mélodie populaire égyptienne, Tes yeux sont des perles de Hisham Khalaf, qui signe les arrangements musicaux du récital ; La Habanera de « Carmen » L ’amour est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser… écrit Prosper Mérimée, morceau interprété par la mezzo-soprano Jolie Fayzi, également interprète de Voi lo sapete, o mamma, un air de « Cavaleria Rusticana » de Pietro Mascagni, et de Mon cœur s’ouvre à ta voix, de « Samson et Dalila » opéra de Camille Saint-Saëns ; Reda El Wakil, profonde voix de basse, a chanté La Calunnia/L’air de la calomnie, du « Barbier de Séville » signé Gioachino Rossini, Ella giammai m’amo ! Elle ne m’a jamais aimé, aria du « Don Carlo » de Verdi et Quand la flamme de l’amour de « La jolie fille de Perth » opéra de Bizet ; Iman Mostapha, soprano dramatique, a interprété avec Amr Medhat l’intense duo d’amour du « Bal masqué » de Giuseppe Verdi, Duo Teco io sto, une aria tragique de « La Tosca » de Giacomo Puccini, Vissi d’arte/J’ai vécu pour l’art, inspirée de la pièce de Victorien Sardou, et deux chansons napolitaines des compositeurs Eduardo di Capua et Ernesto de Curtis. Les chanteurs étaient accompagnés au piano par le talentueux James Greig Martin.

Cette invitation au cœur de Paris des solistes de l’Opéra du Caire s’inscrit dans le cadre de l’année culturelle France Egypte dont le coup d’envoi a été donné le 8 janvier dernier par l’ambassadeur de France en Egypte, Stéphane Romatet, à l’Opéra du Caire. Un spectacle de danse classique et contemporaine, Indépendanse X Egypte – création de Gregory Gaillard, chorégraphe, danseur et maître de ballet à l’Opéra de Paris interprétée par les danseurs des deux Opéra(s), Le Caire et Paris – a été créé à cette occasion. La composition musicale de Florian Astraudo, également danseur à l’Opéra, a été réalisée pour l’événement, mixant de l’électro au ney, la flûte arabe. La ministre de la Culture égyptienne Inas Abdel Dayem et le ministre des Antiquités Khaled el-Enani étaient présents. Dans le cadre de cet échange artistique et symbole d’amitié entre les deux pays, l’année culturelle France Egypte propose de nombreuses manifestations tant au Caire qu’à Paris : au Caire, deux manifestations importantes, L’Épopée du Canal de Suez, pour les 150 ans de l’inauguration du Canal, exposition présentée en 2018 à l’Institut du Monde Arabe de Paris, et La Bande dessinée arabe aujourd’hui, créée lors du dernier Festival de la BD d’Angoulême. Le prochain grand événement parisien sera l’exposition Toutânkhamon, Le Trésor du Pharaon, à La Grande Halle de La Villette, à partir du 23 mars prochain.

Une année culturelle prometteuse s’engage, à en juger par la virtuosité des solistes de ce concert, donné à l’Oratoire du Louvre : l’amplitude, la couleur, le volume vocal et la qualité des timbres de voix, d’une belle intensité chacun dans son registre, furent un vrai plaisir.

Brigitte Rémer, le 22 février 2019

Mercredi 20 février 2019, Oratoire du Louvre, 145 rue de Faubourg Saint-Honoré, 75001. Paris – métro : Louvre-Rivoli et Palais-Royal, RER : Châtelet – Les Halles – Sites : www.bureaucultureleg.fr www. institutfrancais-egypte.com – www.francegypte19.com

 

Vies de papier

© Thomas Faverjon

Écriture et réalisation Benoit Faivre, Kathleen Fortin, Pauline Jardel, Tommy Laszlo – Jeu Benoit Faivre, Tommy Laszlo – Compagnie La Bande passante – à l’Espace Culturel André Malraux / Théâtre du Kremlin-Bicêtre.

L’acteur, Tommy, s’avance avec simplicité et raconte : en 2015, alors qu’il se balade dans une brocante, Place du Jeu de Balles à Bruxelles où il s’est promis de ne rien acheter, son regard est attiré par une couleur, un livre. Il le saisit et le feuillette, c’est un album photos sans légendes et sans signature, fait avec soin. Les photos sont nombreuses, en noir et blanc, d’origine et de tailles différentes, organisées, disposées, parfois découpées, avec des ajouts d’éléments extérieurs, de dessins, de peinture, de collages, la lumière est toujours exceptionnelle. Les doigts lui brûlent et il se résout à l’acheter. Par la délicatesse du travail ; par le drapeau nazi qu’il remarque page six ou sept, quelque chose pour lui devient magnétique. Il comprend que la grande Histoire s’est invitée dans l’histoire de vie de ces inconnus et en informe son comparse de la Bande Passante, Benoît.

Ensemble, ils feuillettent l’album et mènent leur enquête pour poser des lieux, des dates, des événements, des branches généalogiques sur cette histoire familiale. Le point de départ est la photo d’un charmant bébé joufflu, répondant au nom de Christa, on est autour des années 30, en Allemagne. A force de perspicacité et du délicat décollage des photos et des cartes pour tenter de lire ce qui est écrit derrière, on apprend que la petite fille est née le 9 décembre 1933, l’année où Hitler accède au pouvoir, que son père, docteur en droit, était dans l’aviation allemande, qu’ils habitaient Regensburg, à quatre-vingts kilomètres de Nuremberg, en Bavière, tout près de la République Tchèque. Il y a une image avec ses insignes, datée du 14 septembre 1939, quatorze jours après la déclaration de guerre au moment où la Pologne puis les Russes, entrent à leur tour dans le conflit.

On suit Christa de la naissance à l’âge adulte malgré des discontinuités dans la chronologie et des sauts dans le temps. On la retrouve à l’âge de 25 ans avec sa mère, Anita, à l’exposition universelle de Berlin, en 1958. Le père disparaît et reste un mystère, un nouvel homme, officier dans l’artillerie de l’air, apparaît. La dernière image de l’album est un chien royalement allongé sur un muret devant une maison. Qui est l’auteur de l’album, cette question est récurrente au fil de l’enquête. Serait-ce un album réalisé par la mère, à la naissance de sa fille ? Un écran en fond de scène composé de deux parties, permet, sur la gauche, de zoomer, de mettre en vis-à-vis photos, images et dessins de l’album, d’observer l’architecture des maisons, jardins, quartiers, villes, pour comprendre où l’on est et reconstruire l’Histoire ; à droite le travail d’identification fait par Tommy Laszlo et Benoit Faivre. Sur une table côté cour, sur laquelle est posée une caméra, ils investiguent, s’interrogent, recherchent, recoupent, interprètent et émettent des hypothèses. Pas à pas et par post-it interposés ils notent un mot clé, retiennent un extrême détail, inscrivent une question, le nom d’une ville. Le processus de l’enquête est, dès le départ, entièrement filmé. Toute la spirale d’interrogations et les tentatives de résolution des questions, ainsi que l’élaboration du processus théâtral, s’inscrivent en filigrane du spectacle. On suit les protagonistes jusqu’en Allemagne, et dans leurs coups de fil pour tenter de trouver des pistes et rencontrer des gens susceptibles de les faire avancer. Ils vont de surprise en surprise, retrouve la maison de Christa, non loin de l’usine manufacturière de Messerschmitt.

Deuxième cercle de l’histoire, le rapprochement entre cette enquête et l’histoire familiale des deux acteurs, ce qui donne une épaisseur et une humanité supplémentaire à la démarche. D’origine hongroise, Tommy – Tamàs en langue originale – remonte le cours de l’histoire familiale, son environnement, la route des vacances, l’exil de 1956. Il est en lien avec son père qui, passionné par la Grande Histoire, la croise avec les déplacements obligés de sa vie et ceux de sa mère, restée sans époux après 1945. A la disparition de sa grand-mère bien aimée, en 2008, un précieux carnet couvert des dessins crayonnés par le grand-père, sort des archives familiales, une pure merveille de bande dessinée et des informations pour sa descendance. Benoît lui, fait référence à sa grand-mère maternelle, née à Berlin en 1931 et arrivée en France avec ses deux enfants en 1948, sans papiers ni archives, sans mémoire familiale matérielle.

L’histoire de Christa s’efface à sa mort, en 2011. Son mari, Georges, qu’elle aurait rencontré dans un parc, disparaît à son tour quelques années plus tard. On trouve dans l’album une carte de vœux datant de 1989 et la question revient : Georges aurait-il créé cet album photo à la mémoire de sa femme ? Un de ses amis interrogé, ne le croit pas et cette question, comme d’autres, restera sans réponse. Tommy et Benoît élargissent chaque jour le champ de leurs réflexions sur la préservation des archives familiales, et repartent de l’album photos orphelin : comment jeter l’histoire familiale, pour les uns ; comment, pour les autres, fouiller dans la vie d’autrui ? Ces questions éthiques les taraudent. D’après les indices de l’album, la mère de Christa serait décédée en 1989, année de la chute du Mur de Berlin, Christa avait cinquante-six ans. Elle aura sûrement vidé la maison de sa mère et n’avait pas de descendance.

Cette invitation au voyage dans le temps et la mémoire, proposée par le collectif La Bande Passante est exemplaire. Créé en 2007 par Benoît Faivre autour du théâtre d’objets, rejoint en 2014 par Tommy Laszlo, leur objectif est de se mettre à l’écoute du passé pour interroger le présent et lutter contre l’oubli. Ensemble, ils développent un cycle de spectacles, Mondes de Papier, à partir d’installations autour du papier, découpage et pliage, de la mise en mouvement de mécanismes, de la vidéo. Vies de Papier spectacle bien nommé, s’inscrit dans ce cycle et ouvre sur l’imaginaire, dans un commentaire passé-présent. Sur scène, les souvenirs de cette mystérieuse Christa se mêlent à la mémoire des deux grands-mères – hommage familial donc – toutes deux ayant fui leur pays. L’archéologie intime se superpose à l’archéologie collective dans laquelle l’album les a menés. Dans cette forme de théâtre documentaire, l’objet, manipulé à vue, sert de pièce à conviction. Au-delà des images qui aident à décrypter l’enquête, de la table des commentaires où officient les deux auteurs-acteurs, un grand damier au sol, formé par les photos sur un fond petit gris clair similaire aux pages de l’album trouvé, alimente aussi la caméra en direct.

Reste la question de la représentation, entre les images vidéo témoins du déroulement de l’enquête, celles qui se tournent en direct pour étayer le récit, la distance de la narration par deux acteurs dans l’élaboration d’un langage scénique sur la mémoire, un ensemble qui s’articule ici avec pertinence. Vies de papier interroge de manière fine et sensible la reconstruction de la mémoire là où, selon le sociologue Maurice Halbwachs « on peut dire aussi bien que l’individu se souvient en se plaçant au point de vue du groupe, et que la mémoire du groupe se réalise et se manifeste dans les mémoires individuelles. » Là, le théâtre a du sens.

 Brigitte Rémer, le 16 février 2019

Direction artistique et interprétation Benoit Faivre, Tommy Laszlo – regard extérieur Kathleen Fortin – prise de vues Pauline Jardel – création musicale Gabriel Fabing – lumière Marie Jeanne Assayag-Lion – costumes Daniel Trento – régie et petite construction Marie Jeanne Assayag-Lion, David Gallaire, Thierry Mathieu, Daniel Trento.

Le 15 février 2019 à l’Espace Culturel André Malraux-Théâtre du Kremlin-Bicêtre, 2 Place Victor Hugo, 94270 Le Kremlin-Bicêtre – métro : Le Kremlin-Bicêtre – Compagnie La Bande Passante www.ciebandepassante.fr – En tournée : 7 et 8 mars 2019, Centre culturel La Maillette – Mil Tamm Locminé (56) – 10 mars 2019 Le Strapontin, Pont-Scorff (56) – 26 au 28 mars 2019 Festival Marto, Théâtre Firmin Gémier/La Piscine, Antony/Châtenay-Malabry (92) – 30 mars 2019 Festival Marto, Théâtre des Sources, Fontenay-aux-Roses (92) – 2 avril 2019, L’Hectare, Scène conventionnée, Vendôme (41) – 9 avril 2019, Théâtre de Jouy, Jouy-le-Moutier (95), 12 avril 2019 Théâtre du Cormier, Cormeilles-en-Parisis (95) – 27 et 28 avril 2019, Théâtre d’Arles, Scène conventionnée, Arles (13) – 17 Mai 2019, la BIAM-Maison du développement culturel, Gennevilliers (92) – 5 au 28 Juillet 2019, Festival d’Avignon – 11 Gilgamesh Belleville, Avignon (84).

 

Jours tranquilles à Jérusalem

© Nabil Boutros

Texte Mohamed Kacimi – mise en scène et scénographie Jean-Claude Fall – dramaturgie Bernard Bloch – à la Manufacture des Œillets/Ivry-sur-Seine.

En 2015, Adel Hakim part à la rencontre du Théâtre National Palestinien avec lequel il collabore depuis plusieurs années. Entre Jérusalem-Est et Ivry-sur-Seine où il codirige avec Élisabeth Chailloux le Théâtre des Quartiers d’Ivry, qui s’installera plus tard à la Manufacture des Œillets, il vient monter Des Roses et du Jasmin pièce dont il est l’auteur et qui traverse l’histoire contemporaine de la région israélo-palestinienne de 1944 à 1988, à travers trois générations d’une même famille qui met en jeu Israéliens et Palestiniens. « Chacun est inscrit dans une généalogie, cela n’empêche pas de construire son destin » faisait justement remarquer Leila Shahid, ex-déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, lors d’un débat que proposait la Manufacture, en janvier 2017.

Dans cette mission délicate, Adel Hakim, a demandé au dramaturge Mohamed Kacimi de l’épauler. Ce dernier en a rapporté un carnet de bord et le fruit de ses observations, collectées entre février et juin 2015. Adel Hakim a écrit la pièce en français, en a demandé la traduction en arabe à Nabil Boutros, qui, également photographe et plasticien, a rapporté de Jérusalem-Est de superbes témoignages images, exposés au moment de la création de la pièce, à la Manufacture des Œillets. Sans doute, Adel Hakim ne s’attendait-il pas à tant d’embûches. C’est ce dont témoigne Jours tranquilles à Jérusalem, de Kacimi.

Son journal commence le mercredi 11 février 2015 : « Il fait un froid de canard à Jérusalem. Nous travaillons depuis une semaine dans une petite salle, encombrée de gradins bleus couverts de poussière et de manuscrits. La lumière est faible, le chauffage en panne, et le sol jonché de mégots et de gobelets écrasés. Autour de la table huit comédiens fument à tombeau ouvert. Ils lisent la dernière pièce d’Adel Hakim : Des Roses et du jasmin… » Et Kacimi retrace les premières réactions de la troupe qui, au-delà des déclarations d’amitié faites au metteur en scène, s’opposent farouchement à ce que, eux, Palestiniens, interprètent des rôles d’Israéliens. Ce thème, expression d’un réel blocage fut, dans les premiers temps, récurrent, et repris par le conseil d’administration du théâtre qui refusait tout en bloc : « J’ai compté les personnages de la pièce. Elle compte deux Palestiniens, Salah et son fils, les autres sont Juifs, Myriam, Aron, Rose, Dov et Yasmine. Deux sur cinq, mathématiquement c’est une pièce juive » dit l’un. « Tu veux un drapeau israélien sur la scène du Théâtre National Palestinien ? » demande l’autre. « Oui, pour la création de l’État d’Israël, il faut bien le montrer le drapeau… » se défend l’auteur, qui ajoute : « Vous voulez interdire la pièce c’est ça ? »  « Non, on ne parle pas d’interdiction. Mais de refus. On ne veut pas de cette pièce, c’est tout. Ce n’est pas de la censure, c’est un choix » répondent-ils en chœur. Le CA lui, voulait supprimer des pans entiers de la pièce, mais Adel Hakim résistait. A plusieurs reprises il fit sa valise. C’est le directeur de la troupe qui, contre l’avis du CA et contre ses acteurs, finit par prendre le parti de l’auteur et à défendre le projet.

Tout devient problème quand on est écorché vif. La fin de la pièce posait aussi problème : dans une première version, « la soldate israélienne, Rose, fille de Mohsen et de Léa, devait mourir dans un attentat, mais les acteurs trouvaient que cela nivelait les relations et effaçait la notion de coupable et victime, de dominant et dominé. » Alors, Rose se suicidera. Il y eut de nombreux échanges plus ou moins houleux avec les acteurs, sur tous les sujets sensibles, avant d’arriver à un consensus. On mesure la difficulté de monter un spectacle dans un pays où, comme le dit l’un d’eux, « tout est piégé »  et trois semaines avant la première, tout restait incertain.

Mais le chemin de Damas n’était pas fini car la vie quotidienne, à Jérusalem-Est, se pétrifie dans les check-point. Comment se concentrer sur un texte et trouver le temps de l’apprendre quand « pour sortir de Bethléem, je dois me réveiller à 5 heures du matin pour être à Jérusalem à 9 heures » dit l’un ; quand l’autre explique que « chaque jour, elle fait un trajet de 4 heures entre Haïfa et Jérusalem, prend un bus, un train, puis un taxi » ; quand le troisième doit franchir le pont Allenby, qui sépare la Cisjordanie de la Jordanie, comme le dit Le Monde « un condensé de toutes les calamités dont les Palestiniens sont affligés : bureaucratie, corruption et tyrannie sécuritaire…» temps au bout duquel, après des sinuosités extravagantes « les passagers passent enfin par la douane israélienne puis prennent le bus pour Jéricho. Pour franchir ce poste frontière, chaque palestinien met 8 heures les beaux jours et 10 heures les jours d’affluence. Un Paris-Marseille pour parcourir 40 mètres » note Kacimi. Le blocage est partout, aux check point, avec les embouteillages, avec la mort qui plane en permanence, avec les distances et contournements. Passer un mur, plus une zone de sûreté de barbelés superposés, plus d’autres grillages, plus une zone de détection faite de sable sur lequel les pas marquent, des miradors, des mitrailleuses, des portes à franchir : comment être à l’heure au théâtre et comment se concentrer ? On comprend que certains jours les filages soient mous et que « ça flotte. » Chaque moment apporte son lot d’incertitude et d’inquiétude. Les bouteilles d’eau sont bloquées par le fisc, les soldats interrompent les répétitions… La liste est longue des tracasseries quotidiennes.

« Nous faisons le point : nous sommes à deux mois de la création, nous n’avons plus de comédiennes. L’acteur qui doit jouer John n’a toujours pas obtenu d’autorisation de l’armée pour sortir de Bethléem. Le texte n’est pas prêt, les partenaires palestiniens peinent à trouver les fonds qui manquent et les membres du conseil d’administration du TNP sont très hostiles au projet » poursuit Kacimi. Coup de grâce la veille de la première prévue le lundi 1er juin. Quelqu’un dit : « C’est vraiment formidable votre travail. Mais vous oubliez une chose, il n’y a personne pour le théâtre à Jérusalem, si vous faites une deuxième représentation nous n’aurez pas plus de trois chats dans la salle. L’idée des trois heures de spectacle est magnifique, on n’a jamais vu ça ici, mais si vous faites un entracte personne ne va revenir. Vous allez vous retrouvez tous les deux, tous seuls. Je ne sais même pas si les comédiens vont rester avec vous pour la deuxième partie de la pièce. » Ce lundi 1er juin pourtant : « Nuit d’été à Jérusalem dont la lumière n’a pas d’équivalent ailleurs. La cour du théâtre se remplit petit à petit. Il y a beaucoup de monde. Nous avons un peu la trouille. Les gars de la sécurité habillés en tee-shirts noirs roulent des mécaniques devant la porte du théâtre.  Le spectacle commence dans un grand silence. Beaucoup ont sorti leurs tablettes pour filmer mais durant toute la première partie personne ne bouge. Un miracle. Durant trois heures, la pièce d’Adel déroule, avec un souffle épique, les destins fracassés de familles juives et palestiniennes mélangées, par l’amour et par la haine… A la fin, de la représentation, la salle est debout. »

Il n’est sans doute pas simple de trouver un point de vue scénique qui ne surcharge ni ne détourne le propos. Mettre en espace ces Jours tranquilles à Jérusalem, de Mohamed Kacimi, témoin d’un autre travail, celui d’Adel Hakim a peut-être tout simplement une valeur posthume – le metteur en scène est décédé l’été 2017 -. Kacimi en avait fait lecture quelques mois avant, en janvier, sous l’œil du Maître, lors de la création de Des Roses et du Jasmin à la Manufacture des Œillets, sa complémentarité était intéressante. On perd ici en densité en recréant en images le contexte de vie, et les difficultés de la création dans un pays en guerre. Dans la mise en scène de Jean-Claude Fall, qui a aussi conçu la scénographie et qui tient le rôle d’Adel Hakim, les acteurs se fondent dans le public, sorte de personnages en quête d’auteur qui interviennent depuis la salle, se glissant dans la peau des acteurs palestiniens, cela sonne plutôt faux. Il y a des séquences de reprise de « l’original » de la pièce Des Roses et du Jasmin, avec notamment, au début du spectacle, la rencontre entre John le militaire anglais et la jeune Myriam, pastiche d’une séquence hollywoodienne sous les projecteurs. Le texte est saupoudré de petites histoires drôles au rire grinçant, Trump, Macron et Dieu apparaissent au générique. Pour qui a vu le spectacle d’Adel Hakim, cette image-reflet des acteurs du Théâtre National Palestinien est une fausse bonne idée, le décalage de la langue aidant, la magie et l’Histoire s’envolent. Et les prises de vue vidéo défilant sur écran – très vite au départ et comme des coups de poing – qui montrent le quotidien de Jérusalem-Est, avec de nombreux graffitis témoignant de la guerre, n’ont pas de réelle construction dramaturgique.

Cette « tragédie grecque mettant face à face deux frères jumeaux qui s’autodétruisent » selon Leila Shahid n’avait peut-être pas besoin de ce commentaire sur le commentaire de l’Histoire. Adel Hakim, qui avait mis en scène, avec le même Théâtre national Palestinien, Antigone, se reconnaissait aussi dans la tragédie grecque « qui m’a toujours servie de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde » disait-il avant de partir.

Brigitte Rémer, Paris le 15 février 2019

Avec Bernard Bloch,  Roxane Borgna, Etienne Coquereau, Jean-Marie Deboffe, Jean-Claude Fall, Paul-Frédéric Manolis, Carole Maurice, Nolwenn Peterschmitt, Alex Selmane. Création vidéo et collaboration artistique Laurent Rojol – direction technique Jean-Marie Deboffe – régisseur lumière Bernard Espinasse – régisseur son Olivier Naslin – habilleuse Marie Baudrionnet –  Commande d’écriture d’après Jours tranquilles à Jérusalem, texte publié aux éditions Riveneuve – Extraits de Des Roses et du Jasmin d’Adel Hakim, éditions l’Avant-Scène.

Du 28 janvier au 8 février 2019, à la Manufacture des œillets, 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry –  Tél. : 01 43 90 11 11 – Site www.theatre-quartiers-ivry.com

Gravité

© Jean-Claude Carbonne

Chorégraphie Angelin Preljocaj – Musiques Maurice Ravel, Johann Sebastian Bach, Iannis Xenakis, Dimitri Chostakovitch, Daft Punk, Philip Glass, 79D – à Chaillot-Théâtre national de la danse.

« La gravitation est l’une des quatre forces fondamentales qui régissent l’univers. Elle désigne l’attraction de deux masses. Elle est invisible, impalpable, immanente. C’est pourtant elle qui crée ce qu’on appelle la pesanteur. Depuis des années, les notions de poids, d’espace, de vitesse et de masse ont traversé de façon intuitive ma recherche chorégraphique » dit Angelin Preljocaj qui inscrit son travail dans un mouvement de balancier. Tantôt il l’oriente vers le narratif, comme ses chorégraphies Blanche-Neige, Roméo et Juliette ou Le Parc, créé pour l’Opéra de Paris, en témoignent, tantôt il plonge dans des recherches fondamentales pour élaborer une écriture-matériau « comme on le fait avec la glaise » et se nourrit du narratif.

Gravité, un concept abstrait en même temps que concret pour le chorégraphe, fait partie de ses recherches laboratoires pour un langage chorégraphique nouveau. La pièce est construite en chapitres musicaux thématiques, mis en relation avec des oeuvres musicales de différents styles qui donnent à la chorégraphie et au public différentes saveurs : Johann Sebastian Bach, Maurice Ravel, Iannis Xenakis, Dimitri Chostakovitch, Daft Punk, Philip Glass, 79D. Le tout s’articule en un geste chorégraphique fort.

L’ouverture de Gravité se danse en relation avec le sol, on se croirait au centre de la terre : une douzaine de danseuses et danseurs, jambes nues et justaucorps noirs se déplacent en rampant et se mêlent en un flux et un reflux continus. Les jambes blanches attirent le regard qui suit les figures-hiéroglyphes. Le courant et l’impulsion musicale, comme par temps de grand vent, les incitent à se redresser. Chaque séquence repousse les limites du corps et travaille sur des tonalités de gravités. Les danseurs cherchent à se libérer de la pesanteur, par suspension ou par pulsions, et de l’idéal de la danse classique, en résistant à l’élévation. Le chorégraphe pourtant se promène avec virtuosité dans un vocabulaire néo-classique où la gravité est un poids qui redescend vers le sol, et les danseurs en solos, duos, trios ou mouvements collectifs en matérialisent les lois de l’attraction avec une grâce infinie.

La dernière partie du spectacle réserve une belle surprise et ouvre sur les premières notes du Boléro de Ravel qu’Angelin Preljocaj amène avec subtilité et naturel. Et le spectateur se laisse glisser dans ce trou noir musical, black hole au sens où Stephen Hawking – qui applique les lois de la physique quantique à la cosmologie – dont on entend quelques mots de l’aventure spatiale juste avant, l’entend. « L’idée du trou noir que l’on peut définir comme l’objet cosmologique le plus dense et qui engloutit tout ce qui l’approche » à l’origine de la quête du chorégraphe impose sa circularité, développe la notion de gravité où tout tourne autour d’un centre et mène à la transe. Partant de cette idée philosophique, le Boléro s’est imposé à Angelin Preljocaj comme texture idéale servant son propos. Avec les danseurs il s’est engouffré dans ce pari risqué de le danser, et c’est une pure merveille. Après Béjart il fallait oser. Cette masse blanche formée par les danseurs comme un magma ondulant puis bouillonnant est d’une force et d’une beauté sidérante. Et le solo final de la danseuse (Isabel Garcia Lopez) alors que tous sont au sol et ont rejoint le trou noir, offre, par sa majestueuse lenteur, une intense densité.

Né en France de parents albanais, Angelin Preljocaj s’est formé en France et aux États-Unis, a créé sa compagnie le Ballet Preljocaj en 1984, a chorégraphié une cinquantaine de pièces, du solo aux grandes formes. Preljocaj est ceinture noire de judo et reconnaît l’influence des arts martiaux dans sa démarche, par la connaissance de l’autre corps que cela lui a donnée, les portés, le contact. Depuis octobre 2006, il est directeur artistique du Pavillon Noir à Aix-en-Provence, centre chorégraphique national construit par Rudy Ricciotti, où il travaille avec les vingt-quatre danseurs permanents du Ballet. Il aime à créer des synergies avec d’autres artistes et s’ouvre à différentes disciplines comme la musique, les arts plastiques, le design, la mode et la littérature. Ses créations sont reprises au répertoire de nombreuses compagnies comme La Scala de Milan, le New York City Ballet et le Ballet de l’Opéra national de Paris. Il s’intéresse aussi au cinéma et a réalisé plusieurs films.

La puissance et la facture de ses ballets reposent aussi sur l’art de s’entourer. Les costumes d’Igor Chapurin, styliste de haut vol né en Russie, tombé dans la mode par hérédité, et qui tout jeune y a développé son imaginaire et ses talents de jeune créateur, sont pour Gravité de toute beauté et d’une grande simplicité. De l’ouverture en noir profond au dernier fragment blanc éclatant, ce collaborateur du Bolchoï, joue des transparences, plissés, cœurs croisés et lignes de fuite avec majesté. Éric Soyer, créateur lumières et d’espaces lumineux, a, dans sa palette, une belle expérience et une diversification des arts. Il conçoit des éclairages dans les domaines des arts de la rue, de la musique, de l’opéra, du théâtre et de la danse, en France et en Europe. Il accompagne subtilement le spectacle, créant des environnements lumières en dialogue avec le plateau, danseurs, costumes et musiques réunis.

C’est un grand plaisir de suivre le voyage en Gravité proposé par Angelin Preljocaj, à la recherche perpétuelle de l’épure et du Beau. Il fait bouger ses danseurs à l’unisson, dans des mouvements partagés, une même énergie et une respiration commune. Il crée ici un langage chorégraphique de la gravité et une grammaire des formes dans laquelle l’effet kaléidoscope enrichit le danser ensemble.  « J’aime la virtuosité dit-il, c’est pourtant très critiqué. » La virtuosité est artisanale et le fruit d’un long et magnifique travail.

 Brigitte Rémer, le 13 février 2019

Avec les danseurs : Baptiste Coissieu, Leonardo Cremaschi, Marius Delcourt, Mirea Delogu, Léa De Natale, Antoine Dubois, Isabel Garcia Lopez, Véronique Giasson, Florette Jager, Laurent Le Gall, Théa Martin, Victor Martinez Caliz, Nuriya Nagimova – chorégraphie Angelin Preljocaj – costumes Igor Chapurin – lumières Éric Soyer – assistant, adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch – assistante répétitrice Cécile Médour – choréologue Dany Lévêque – Gravité fut présenté dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon, en  2018.

Du 7 au 22 février 2019, à Chaillot-Théâtre National de la Danse, 1 place du Trocadéro – 75116 Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – Site : www.theatre-chaillot.fr

Le Grand Théâtre d’Oklahama

© Christian Berthelot

Librement inspiré des oeuvres de Franz Kafka – mise en scène et adaptation Madeleine Louarn et Jean-François Auguste, Atelier Catalyse, à la MC93 Bobigny.

Après la création au Festival d’Avignon de Ludwig un roi sur la lune, en 2016 et sa reprise au TGP de Saint-Denis (cf. notre article du 7 janvier 2017) l’Atelier Catalyse y a présenté l’été dernier Le grand théâtre d’Oklahama, repris à la MC93 Bobigny. Madeleine Louarn travaille depuis une trentaine d’années avec des acteurs en situation de handicap et développe une présence artistique au sein du groupe. Elle poursuit sa route avec eux et pour ce spectacle avec Jean-François Auguste, directeur artistique de la compagnie For Happy People and Co.

Ils s’inspirent ici de Kafka et prennent pour base de travail le dernier chapitre de Amerika, “Le grand théâtre d’Oklahoma”, changent le “o” en “a” et y intercalent quelques autres pages de l’auteur sur un thème qui fonctionne avec la notion de collectif, ancrée dans leur démarche. Toujours, ils mettent en parallèle la quête de personnages en même temps que la position des acteurs de Catalyse, qui cherchent leur place dans la société. Ils ont approfondi leurs recherches autour de Kafka, ses récits les plus connus ne convenaient pas au profil des acteurs. Ils ont préféré puiser dans les textes inachevés, fragments et nouvelles les moins connus avec lesquels ils ont construit un canevas mieux adapté.

Par une grande affiche placée à l’avant-scène, première image qui accueille le spectateur, le grand théâtre d’Oklahama recrute des artistes où, justement, chacun aurait sa place. « On embauche tout le monde » figure en toutes lettres sur l’affiche. Les chômeurs et les exclus s’y présentent, les cabossés de la vie. Le recrutement se fait dans un rapport de force, Karl Rossmann héros kafkaïen par excellence (Guillaume Drouadaine, l’ex magnifique Louis II de Bavière dans le spectacle précédent) et ses amis, se présentent : Fanny mi-chat mi-agneau la figure de l’ange, Joséphine la souris au tutu blanc, Rougeaud le singe en cage et qui en sort pour imiter les humains. Au grand théâtre d’Oklahama ils sont tous engagés et organisent un banquet pour fêter les embauches. Assis à table, de dos, ils portent un toast. Scéniquement, l’image est forte. Mais très vite ils déchantent et se heurtent à un autoritarisme cynique et débridé. On suit leurs espoirs et déceptions, quand chacun comprend qu’il se doit de renoncer à ce qu’il est. Karl devient agent technique et non pas ingénieur comme il l’espérait, sous le nom imposé de Negro, les postes proposés ne coïncident pas aux promesses d’emploi. Ils deviennent des exécutants pour basses besognes – agent d’entretien, lingère, soutier, liftier, soubrette – et non pas des artistes, comme ils l’imaginaient. Tous et chacun se retrouvent broyés dans la machine à mensonges – la société ? -. On voit la faim, la rupture, l’abandon, la colère, le monde qui se rétrécit. La fin est rude avec un départ pour Oklahama annoncé, sans possibilité de bagages ni de livres, sans rien. Un aller, sans retour.

La scénographie d’Hélène Delprat, plasticienne, mi-réaliste mi-onirique, sert le propos à partir d’installations mécaniques et de portes. Elle construit un mirador sur roulettes, une tour-ascenseur, une cage, des figures d’ange qui se déplacent. Avec les lumières de Mana Gautier, qui créent des univers et ajoutent au lyrisme, l’enveloppe théâtrale est belle. Dans l’élaboration du scénario les acteurs ont mêlé leurs mots à ceux de Kafka pour mettre à distance l’aspect littéraire du texte et s’inspirent du registre du burlesque, soulignant le caractère dérisoire des destinées. Ils savent passer du rire aux larmes, peuvent parler de soumission, d’oppression et de culpabilité tout en s’amusant avec la création de leurs personnages. Un porte-voix intégré dans l’équipe d’acteurs tient le rôle du souffleur et un narrateur, voix enregistrée, donne le fil conducteur.

Le grand théâtre d’Oklahama est le fruit d’un travail interdisciplinaire patiemment mené par Madeleine Louarn et Jean-François Auguste, une fois de plus une belle aventure. Il met en jeu différentes techniques du spectacle avec inventivité (théâtre d’ombres, table tréteau, métaphore animale etc…) et crée les siennes propres. Il y a de l’humain, de l’inquiétude, de l’humour, une grande intensité dans ce spectacle qui baigne dans l’imaginaire et l’étrangeté de Kafka.

Brigitte Rémer, le 10 février 2019

Avec les comédiens de l’Atelier Catalyse : Tristan Cantin, Manon Carpentier, Guillaume Drouadaine, Christian Lizet, Christelle Podeur, Jean-Claude Pouliquen, Sylvain Robic – accompagnement pédagogique Erwanna Prigent, Mariwenn Guernic – dramaturgie  Pierre Chevallier – scénographie Hélène Delprat – création musicale Julien Perraudeau – chorégraphie Agnieszka Ryszkiewicz – régie générale Thierry Lacroix – lumière Mana Gautier – son Cyrille Lebourgeois – costumes Claire Raison – couturières et couturiers Yolande Autin, Ludivine Mathieu, Magali Perrin Toinin, Armando Sanchez – construction décor atelier et équipe technique MC93 Bobigny.

Du 31 janvier au 9 février 2019, à la MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine à Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – En tournée – 13 février : Ferme du buisson – Scène Nationale de Marne-La-Vallée, 20 et 21 mars : Le Quartz – Scène Nationale de Brest.

Ces gens-là !

© Blandine Soulage

Conception et chorégraphie Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou, Compagnie Chatha – musique d’Haythem Achour alias Ogra au Tarmac/La scène internationale francophone, en partenariat avec Faits d’hiver/Festival de danse- Paris.

Cinq danseurs sur le plateau dégagent une belle énergie, guidés par la composition musicale de Maître Haythem Achour alias Ogra qui, au final, apparaît en majesté, devant ses pupitres. De cour à jardin et retour ils déclinent un alphabet en un flot ininterrompu de passages et de figures, le geste chorégraphique se fait d’un seul souffle.

Ces gens-là ! est le titre d’une chanson bien connue de Jacques Brel, sensible humainement et scrutée, sur lesquels les chorégraphes, Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou ont trouvé matière à réflexion. Pourtant, si on l’a lu avant le spectacle, la présentation de leur travail, y chercher une quelconque trace ou référence, est vain. « D’abord, y a l’aîné, Lui qui est comme un melon, Lui qui a un gros nez, Lui qui sait plus son nom Monsieur tellement qu´y boit, Tellement qu´il a bu, Qui fait rien de ses dix doigts, Mais lui qui n´en peut plus, Et puis, y a l´autre, Des carottes dans les cheveux, Qu´a jamais vu un peigne, Qu´est méchant comme une teigne, Même qu´il donnerait sa chemise, A des pauvres gens heureux… » Oublions cet hommage aux invisibles qui, pour les chorégraphes relève du secret de fabrication, et embarquons-nous dans le bruit et la fureur de la figure emblématique de la scène techno tunisienne qui mène la danse et qui avait déjà signé la composition musicale du spectacle précédent de la compagnie, Narcose.

Les pas et gestuelles sont hybrides, déclinent leur différence, parlent de la violence et s’inscrivent dans l’environnement extrême et le contexte social d’aujourd’hui. Les corps s’abîment dans le fracas musical, le quintet se déplace ensemble, sans unisson et lance des signes et signaux qui, à certains moments, saturent le spectateur. La frontière entre le réel et la fiction, la guerre, l’humain, les réseaux sociaux et la confusion qu’ils engendrent sont des thèmes chers aux chorégraphes qui aiment travailler autour de la perception du spectateur.

Nés à Tunis où ils se forment au Conservatoire de Musique et Danse, puis au Centre National de Danse Contemporaine d’Angers, Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou créent leur compagnie, Chatha, en 2005 et constituent une équipe avec laquelle ils développent leurs projets chorégraphiques. L’une de leurs premières pièces, Kawa solo à deux, en 2009 s’imprégnait du texte de Mahmoud Darwich, Une mémoire pour l’oubli. Implantés à Lyon, ils tablent sur l’engagement physique des danseurs et créent avec eux une grammaire corporelle en évolution permanente. Ils composent une partition lumières qui, comme leur univers des sons tient le spectateur en haleine et l’oblige à être aux aguets.

Danseurs et spectateurs ont peu d’espaces de respiration. Les premiers, aux parcours et profils divers, offrent une diversité d’interprétations dans le tissu chorégraphique, les seconds tentent de lutter contre le brouillage des signes et le volume saturé d’un environnement sonore techno cru et sauvage.

Brigitte Rémer, le 10 février 2019

Danseurs : Stéphanie Pignon, Johanna Mandonnet, Gregory Alliot, Fabio Dolce, Phanuel Erdmann – performeur Heythem Achour Alias OGRA – univers sonore Heythem Achour Alias OGRA, Hafiz Dhaou – lumière Xavier Lazarini assisté de Jérôme Deschamps – conception des costumes Aïcha M’Barek

Du 4 au 6 février 2019 – Le Tarmac/La scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta, 75020 – métro : Pelleport – tél. : 01 43 64 80 80 – site letarmac.fr

Insoutenables longues étreintes

© François Passerini

Comédie dramatique de Ivan Viripaev, traduction Sacha Carlson et Galin Stoev, mise en scène Galin Stoev, à La Colline/Théâtre National.

C’est un huis-clos entre quatre personnages d’une trentaine d’années venant d’horizons différents – Monica, Charlie, Amy et Christophe – qui croisent leurs destins solitaires, pour le meilleur et pour le pire, entre New-York et Berlin. Nous sommes au cœur de leurs problèmes existentiels sur lesquels ils devisent, de manière directe et crue. Leur énergie n’a d’égale que leur liberté, leur recherche de désir et de plaisir, leur imaginaire, un certain romantisme. Rencontres, mariage, avortement, séduction, régime végan, malaise, tendresse, globalisation, projets, sexualité, sont leurs thèmes de prédilection. Sur un plateau d’une sobriété élaborée, qui ressemble à nulle part, les personnages – au départ assis sur un banc, dos au public – se racontent et déversent leurs paroles errantes et virtuoses, leurs détresses, cherchant à s’inventer des horizons, individuel ou collectif, dans un monde sans repère. Par moments leurs visages, graves, paraissent sur écran.

Des voix d’outre-tombe soudain les hèlent, venant de l’univers et nous projettent dans une bulle d’anticipation et un espace cosmogonique, qui pourrait entretenir illusions et espoirs. A travers cette oscillation entre toute-puissance et fragilité, entre soi et l’autre, soi et le monde, ils se métamorphosent en alchimistes et se verraient bien changer le plomb en or. « Dans cette partition écrite à la troisième personne, le comédien n’interprète pas le rôle mais l’histoire. Ce n’est pas réaliste mais descriptif et ultra concret. Le paradoxe réside également dans l’alliage des registres littéraire et populaire, du spirituel et du trivial, de l’humour lumineux pour sonder l’obscurité de l’Histoire ou de l’âme. »  Le spectacle a un petit air d’émission type talk-show où chacun est à la recherche de sens. La scénographie d’Alban Ho Van, un espace indéfini inspiré du cosmos, représenterait leur espace mental. La fin est une apocalypse où, après l’émiettement puis l’écroulement du mur de fond de scène ouvrant sur une clarté nue, les personnages s’effacent dans une fumée psychédélique, par une porte donnant sur le vide, placée en contre-haut du plateau.

« L’acteur ne doit pas jouer le personnage, mais jouer du personnage, de la même façon qu’un musicien joue de son instrument… Il doit entrer en relation avec ce personnage, pour faire entendre un thème » dit le metteur en scène. Galin Stoev a construit un véritable compagnonnage avec l’auteur dont il a monté Les Rêves en langue bulgare, à Varna, sa ville natale, en 2002 ; Oxygène en 2004 ; Genèse n° 2 en 2006 au Festival d’Avignon et au Théâtre de la Cité Internationale ; Danse Delhi, composé de sept brèves pièces en un acte, à Liège puis à La Colline, en 2011. L’écriture dramatique d’Ivan Viripaev est sinueuse et il nous met au bord du vide. Né à Irkoutsk, en Sibérie en 1974, l’auteur est aussi acteur et metteur en scène. Depuis 2001, il travaille à Moscou et présente pour la première fois en 2000 son spectacle, Les Rêves, qui obtient un vif succès et tourne dans de nombreux pays. Contraint de quitter sa ville natale, Viripaev s’installe à Moscou en 2001 où il participe à la fondation de Teatr.doc, centre de la pièce nouvelle et sociale. Il est acteur dans sa pièce Oxygène mise en scène par Viktor Ryjakov, en 2003 et accueillie dans de nombreux pays européens, puis Genèse n° 2 en 2004, écrite d’après un document d’Antonina Velikanova. Il crée sa propre structure, Mouvement Oxygène, poursuit son travail d’écriture théâtrale et se lance aussi dans l’écriture de scénarios et la réalisation de films.

Actuellement directeur du Théâtre de la Cité- CDN Toulouse Occitanie avec Stéphane Gil, Galin Stoev qui a grandi à Moscou puis étudié dans une école russophone en Bulgarie, a cette communauté de langue qui lui donne un accès direct à la pensée d’Ivan Viripaev. Il connaît bien la musicalité de l’œuvre et de l’écriture, littéraire et familière, l’incertitude de ses personnages et ses ruptures de tonInsoutenables longues étreintes est de ces objets volants mystérieux porté par quatre acteurs talentueux et bien dirigés, Pauline Desmet, Sébastien Eveno, Nicolas Gonzales et Marie Kauffmann qui impriment une distance poétique à cette puissante langue paradoxale, et qui traversent le ciel et l’enfer.

« En sortant du théâtre, on doit avoir l’impression de s’éveiller de quelque sommeil bizarre, dans lequel les choses les plus ordinaires avaient le charme étrange, impénétrable, caractéristique du rêve et qui ne peut se comparer à rien d’autre » écrivait le dramaturge polonais S.I. Wikiewicz au début du XXème. C’est dans un espace de brume métaphysique que le spectateur s’en va, méditatif, ressassant l’équation posée par l’un des personnages de la pièce : « Et quand ton cœur sera-t-il pleinement satisfait ? Quand il s’arrêtera de battre, je pense. »

Brigitte Rémer, le 8 février 2019

Avec Pauline Desmet Amy – Sébastien Eveno Christophe – Nicolas Gonzales Charlie – Marie Kauffmann Monica. Scénographie Alban Ho Van – vidéo Arié Van Egmond – lumières Elsa Revol – son Joan Cambon/ Arca – assistanat mise en scène Virginie Ferrere – décor sous la direction de Claude Gaillard – costumes sous la direction de Nathalie Trouvé, réalisés dans les Ateliers du Théâtre de la Cité – compositing Raphaël Granvaud-Perez – prises de vue Lucie Alquier-Campagnet – régie générale Agathe Tréhen – régie plateau Pierre Bourel – régie lumières Michel Le Borgne – régie son Valérie Leroux – régie vidéo Éric Andrieu.

Du 18 janvier au 10 février 2019, du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h – En tournée, du 13 au 16 février 2019 au Théâtre de la Place, Liège, Belgique – Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

 

Premier Amour

© Hélène Bamberger – Opale

Texte de Samuel Beckett, mise en scène et interprétation Sami Frey, au Théâtre de l’Atelier.

Devant le rideau de fer, deux bancs publics côte à côte. Une porte étroite côté jardin d’où apparaît l’acteur avec une lumière clignotante type entrée des artistes, ne pas déranger enregistrement en cours. Sami Frey voyage d’un banc à l’autre dans cet espace de jeu-couloir prenant le public à témoin. Par le texte de Beckett il repasse le temps dans une intimité partagée et se retourne sur son passé : la mort de son père, le moment où il quitte la maison familiale, les espoirs, la solitude, le jardin où il guette une jeune femme, Lulu qui, comme lui, souvent, vient s’asseoir et avec laquelle il noue conversation, rencontre des sentiments contradictoires, puis le désir.

Il revient à la source, plein de naïveté et d’ironie et revit ce premier amour, avec ce qu’il a de beau en même temps que d’absurde et dérisoire : « Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. » Il distille avec tendresse et simplicité la langue de Beckett et traduit le pathétique de la situation à travers le filtre de sa longue expérience d’homme et de son beau parcours d’acteur.

Sami Frey avait créé la mise en espace et en scène de ce récit, écrit en 1945, il y a une dizaine d’années. Il a la bonne idée de la reprendre, pour trente représentations. « J’ai découvert tard dans ma vie à quel point les écrits de Samuel Beckett me touchaient. A quel point la profonde humanité de ses personnages, le rythme de ses phrases, la musicalité de son français, son humour terrible, sa poésie, m’étaient proches sans effort. » L’acteur a rencontré Beckett vers la fin de sa vie alors qu’il était dans une maison médicalisée. Cette rencontre, dans le petit jardin qui jouxtait sa chambre, l’a marqué. Comme Beckett fut lui-même marqué par sa rencontre avec James Joyce dont il traduisit Anna Livia Plurabelle. « Pour le présenter, en ce moment je pense au Beckett des dernières années de sa vie logé dans l’annexe d’une maison de retraite médicalisée Le tiers-temps, il y occupe seul une chambre qui donne sur un petit jardin où il peut sortir prendre l’air » raconte Sami Frey.

Premier Amour ne fait pas partie des textes les plus connus de l’auteur et son titre appelle la nouvelle de Tourgueniev et son pessimisme romantique. On connaît Beckett – installé en France à partir de 1938, Prix Nobel de littérature en 1969 – dans ses textes majeurs, son premier roman Murphy, publié en anglais en 1935 et qu’il a lui-même traduit, ses pièces dont, En attendant Godot révélée dans la mise en scène de Roger Blin en 1953, Fin de partie et bien d’autres.

Sami Frey aime à se souvenir, avec tendresse, humour, simplicité et poésie. Son J’m’souviens d’après le texte de Georges Pérec il y a une vingtaine d’années est resté dans les mémoires. La roue du temps n’efface pas l’élégance de l’acteur ni sa luminosité, ses vibrations et notre plaisir sont intacts avec ce monologue beckettien dont l’ultime phrase « Il m’aurait fallu d’autres amours, peut-être. Mais l’amour, cela ce ne se commande pas. » L’esquisse d’un geste, qui essaie d’étreindre le temps pour mieux le retenir, ébauché mais dérisoire, ferme le spectacle. Une belle émotion, à petits traits crus et sans détours, comme si de rien n’était.

Brigitte Rémer, le 6 février 2019

Texte de Samuel Beckett, mise en scène et interprétation Sami Frey – Lumières Franck Thévenon. Le texte de la pièce est publié aux Éditions de Minuit

Du mardi 29 janvier au dimanche 3 mars 2019. A 19 h du mardi au samedi, à 11h le dimanche, au Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin, 75018 – métro : Anvers ou Pigalle – tél. : 01 46 06 49 24 – site : www.theatre-atelier.com