Sindbad-Actes Sud

1972-2022. Cinquante ans d’édition des textes arabes et sur le monde arabe – Farouk Mardam-Bey, directeur de Sindbad – à l’Institut du Monde Arabe. (© Sindbad-Actes Sud, voir en fin d’article).

Les éditions Sindbad ont été fondées en 1972 par Pierre Bernard, qui a eu le talent de lancer en France et en Europe un mouvement de traduction de la littérature arabe contemporaine. De nombreux ouvrages toutes catégories confondues, ont été publiés et mis à la disposition d’un public francophone : romans contemporains, poésie, lettres classiques du patrimoine arabe et persan, essais sur l’histoire et la culture du monde arabe et de l’Islam. Sindbad a entre autres permis de faire connaître l’œuvre de Naguib Mahfouz bien avant l’attribution de son Prix Nobel de littérature en 1988 et donné à lire les grands poètes comme l’Irakien Badr Shakir al-Sayyab et le Syrien Adonis. Acquises par Actes Sud en 1995 et dirigées par Farouk Mardam-Bey, les éditions se sont enrichies de plus de quatre cents titres dont près de trois cents traductions, avec la volonté de mettre en exergue la diversité de la production littéraire arabe.

Pour fêter ses cinquante ans, Sindbad a programmé à l’Institut du Monde Arabe le 22 octobre dernier un temps de convivialité et d’échange autour du travail accompli. Deux tables rondes se sont succédé pour marquer l’événement. La première, intitulée La tâche des traducteurs entre l’arabe et le français, modérée par Nisrine Al-Zahre, a permis d’évoquer la difficulté de rendre compte de la complexité du passage entre deux langues, de la nécessaire prise en compte du contexte évoqué par l’auteur, des couches de signification et du monde symbolique qui renvoient à des notions d’interprétation particulières. Rania Samara, traductrice bilingue et biculturelle qui a étudié la littérature française à Damas et traduit plus d’une trentaine d’ouvrages – dont Miniatures et Rituel pour une métamorphose, de Saadallah Wannous, dont les textes d’Elias Khoury et certains de Naguib Mahfouz comme Son Excellence – a notamment évoqué la difficulté du transfert de la langue parlée et qualifié « d’espace gris » la tension entre ses deux langues. Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du Centre français d’études yéménites à Sanaa et du département scientifique des études contemporaines à l’Institut français du Proche-Orient de Beyrouth, a mis l’accent sur les différentes géographies de la langue arabe d’un pays à l’autre et pointé le manque de traduction dans le domaine des sciences sociales mais aussi l’étroitesse de cet espace de réflexion. Il a démontré en même temps à quel point toutes les formes d’écriture – dont les romans – rendaient compte d’un contexte politique, social, économique, anthropologique et avaient valeur de témoignages des réalités vécues, se substituant  en quelque sorte à la place des chercheurs. Les auteurs sont ainsi devenus les porte-paroles de leurs sociétés, comme l’est Alaa Al-Aswany que traduit Gilles Gauthier, pour l’Égypte. Ainsi en Syrie et au Yémen, écrire la guerre répond à la volonté de savoir et d’interpréter le réel et de lui donner un sens. Pour Marianne Babut qui, après des études de sciences politiques et d’arabe littéraire a vécu trois ans en Syrie, traduire est une activité chorale qui demande de dialoguer avec beaucoup de monde et d’explorer des sources diverses. La discussion qui s’est ensuite engagée avec la salle fut riche, tournant autour de l’exil, al manfaa/le lieu de l’oubli obligeant à la dissociation d’avec soi-même et à une double réalité, ce qu’on montre et ce qu’on est. « Maison, votre souvenir est ancré en nous… » Farouk Mardam-Bey a parlé de la force poétique des vers libres et mis l’accent sur l’absence d’un dictionnaire raisonné et critique, en arabe.

La seconde table ronde a porté sur L’état des lieux de la littérature arabe, le directeur de Sindbad en était le modérateur. Son introduction a fait le constat du peu de littérature arabe traduite et éditée dans l’espace francophone, insistant sur le fait qu’il était essentiel d’en parler. Il a rendu hommage à Pierre Bernard (1940-1995) le père fondateur des Éditions, né dans l’Aveyron,  dans une famille d’artistes, passionné de livres et formé à la typographie. Il avait découvert le monde arabe en Algérie où il avait vécu pendant un an comme appelé sous les drapeaux, ce fut pour lui une révélation. Détaché à Radio Alger, il y produisait des émissions culturelles. De retour en France il s’était mis à écrire et à peindre, à travailler dans le milieu du livre à différents niveaux, puis à diriger une collection, L’Écriture des vivants, aux éditions de L’Herne. Il s’était lancé à proposer une collection d’ouvrages d’origine arabe à plusieurs éditeurs, après un voyage au Caire en 1968 qui répondait à l’invitation du gouvernement égyptien. La capitale égyptienne était alors le cœur du monde arabe, intellectuellement et politiquement. Il y avait rencontré de nombreux auteurs dont l’immense Taha Hussein, des cinéastes, architectes, poètes et musiciens. L’éditeur Jérôme Martineau lui avait ouvert sa porte, en 1970 et permis les premières publications dont Construire avec le peuple du grand architecte Hassan Fathy et Passage des miracles de Naguib Mahfouz. Deux ans plus tard il créait l’outil qui lui permit la publication et la diffusion d’ouvrages du monde arabe, les éditions Sindbad.

Au cours de cette table ronde, Frédéric Lagrange, universitaire, spécialiste de littérature arabe et auteur de divers ouvrages dont Musiques d’Égypte, a retracé ce qui avait changé en cinquante ans de romans arabes, accompagnant les mutations du monde et des sociétés – problèmes pétroliers, changements de régime, instabilités, radicalités religieuses, terrorisme, révoltes et contre révoltes -. Une vision devenue plus tragique aujourd’hui. Frédéric Lagrange rappelle ce slogan d’il y a une cinquantaine d’années : « L’Égypte écrit, le Liban imprime et l’Irak lit. » Partant de Miroirs, de Naguib Mahfouz, un roman fondateur, premier ouvrage traduit et édité chez Sindbad, il a montré l’explosion du roman arabe depuis une dizaine d’années tout en constatant que le champ littéraire panarabe restait à construire. Subhi Hadidi, critique et traducteur a parlé des poètes et traversé cinquante ans de poésie arabe à travers notamment l’évolution des formes, poèmes en prose ou en vers libres et renouvellement de la traduction poétique. Pour lui, le temps métaphysique n’est pas le temps humain. Jumana Al Yasiri, auteure et traductrice depuis une quinzaine d’années travaille entre le monde arabe, l’Europe et les États-Unis sur des festivals, résidences de création, et programmes de soutien aux artistes et aux opérateurs culturels indépendants. Elle a évoqué la difficulté de la circulation des œuvres dans et hors le monde arabe, de la traduction en ses débuts à partir du milieu du XIXème siècle avec les pièces de Molière adaptées au contexte local, de l’absence de public pour le théâtre arabe, et de la complexité entre arabe dialectal et arabe littéral. Elle a parlé de l’impossibilité de la fiction aujourd’hui, remplacée par des textes- témoignages comme Les Monologues de Gaza du Théâtre Ashtar, sur l’opération militaire israélienne déployée dans la bande de Gaza en 2008-2009, qui avait conduit à la mort de centaines de Palestiniens, dont de nombreux enfants ; Zawaya, du Théâtre El-Warsha, cinq récits parmi d’autres, collectés après la révolution égyptienne de janvier 2011. Jumana Al Yasiri reconnaît l’action de certains réseaux comme le Young Arab Theatre Fund (YATF) qui soutient les tournées régionales, sur les lieux de diffusion que sont les festivals comme les Journées théâtrales de Carthage, le Downtown Contemporary Arts Festival (D’Caf) au Caire, les troupes et lieux qui participent de la création et de la diffusion comme Al-Balad Theater lieu de diffusion pour le théâtre, la musique et la danse à Amman (Jordanie) organisateur de plusieurs festivals chaque année, El-Warsha Théâtre au Caire dont nous rapportons fidèlement le travail, dans ce site, et le Centre culturel Jésuite d’Alexandrie.

Ces tables rondes ont été suivies de la projection du film Les Dupes du Syrien Tawfik Saleh adapté de la nouvelle Des hommes dans le soleil, de Ghassan Kanafani et d’un récital poétique avec lectures bilingue par Hala Omran (arabe) et Farida Rahouadj (français), accompagnées par l’éblouissante flûtiste Naïssam Jalal. Un magnifique tour d’horizon sur la création littéraire et ses prolongements pour lesquels Sindbad-Actes Sud est un acteur vital.

Brigitte Rémer, le 6 novembre 2022

Sindbad Actes Sud, Bertrand Py, directeur éditorial d’Actes Sud – Le Méjan, Arles – site : actes-sud.fr – Les photos de l’article ont pour source la brochure publiée par l’éditeur à l’occasion du cinquantième anniversaire de Sindbad – Photo 1 : couverture de la brochure – Photo 2 : Pierre Bernard, fondateur, devant les éditions Sinbad (Paris 18ème) autour de 1980 – Photo 3 : Farouk Mardam-Bey, Elias Sanbar et Mahmoud Darwich, Aix-en-Provence, 2003 – Photo 4 : couverture de La Danse des passions, de Edouard Al-Kharrat, publié en 1997 aux éditions Sindbad Actes Sud.

The Silence

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène Falk Richter, traduit de l’allemand par Anne Monfort, avec Stanislas Nordey, et à l’image Falk Richter et Doris Waltraud Richter, à la MC 93 Bobigny.

Comment se souvenir et se souvenir de quoi ? Le père mort, Falk Richter se livre au jeu de la vérité dans un dialogue sans concession avec sa mère, qui s’inscrit à l’écran et complète le récit qu’interprète sur scène Stanislas Nordey.

Il se retourne sur l’enfance et l’adolescence vécues dans la conscience de sa différence, par son homosexualité révélée à l’adolescence et particulièrement rejetée par le père. L’autoritarisme et les coups donnés devant la mère et la sœur de cinq ans et demi son aînée, qui n’intervenaient pas, les lettres interceptées, les coups de fil détournés, le silence à la maison, l’agressivité, sont gravés dans le parcours d’enfance. La découverte de l’amour, l’ami de quatorze ans, Konstantin, et la proposition de la mère de consulter un « psychologue pour t’en sortir » comme réponse au désarroi et à la solitude. Même violence à l’extérieur avec passages à tabac à l’école. Plus tard, à dix-neuf ans, agression dans la rue par des jeunes sans que personne n’intervienne. En fait, non-assistance à personne en danger, dedans comme dehors.

Falk Richter se raconte comme pour conjurer ses blessures. Les deux premiers chapitres sont autobiographiques, on le voit avec sa mère à l’écran, il la questionne, la pousse dans ses retranchements. On y voit les images fugaces d’enfance avec la grand-mère, les images de sa mère nageant à la piscine, petits instants suspendus. Les deux chapitres suivants sont des textes auto-fictionnels où Falk Richter est interprété sur le plateau par Stanislas Nordey, l’écrivain jouant avec difficulté de son clavier d’ordiateur. Le chapitre 5, Le Requin du Groenland est en prise directe sur le monde et parle des habitants non humains de la planète et de l’écologie. Images sous-marines. L’ombre de l’arbre. Le cri de l’arbre. Il neige. L’ensemble donne une pièce de guingois chargée de ces non-dits, comme le furent l’enfance et l’adolescence de son auteur qui construisit sa révolte par l’écriture, antidote laborieuse des débuts, papiers froissés. Éternel étranger chez lui ou « comme invité » il n’a considéré ses parents que comme « un couple d’espions », se réfugiant dans les images et la musique, les tentatives d’écriture, la rêverie. « Tu écrivais tout le temps dans le placard… » lui dit sa mère qui l’y enfermait.

Dans la partie fictionnelle qui déroute un peu, tant le ton change, Stanislas Nordey plante sa tente dans le jardin de ses parents, comme s’il se retirait du monde. Il porte sac à dos et anorak à poils qui lui donne l’apparence d’un abominable homme des neiges. « Relié à son corps » il règle ses comptes avec Konstantin, sagement marié, qu’il convoque à nouveau. Les feuilles s’envolent comme ce passé qui, exorcisé, peut se ranger.

En filigrane, derrière ces récits entrecroisés, la figure du père, jusqu’au bout resté dans le déni, ses mensonges, ses omissions, ses idées et son comportement distillant l’angoisse du fils. La complicité qui lie Falk Richter, artiste associé au Théâtre national de Strasbourg et Stanislas Nordey qui le dirige, ouvre sur la réussite du spectacle. Les deux hommes se connaissent depuis une quinzaine d’années, notamment depuis Das System (2008) où Falk Richter constatait notre singulière facilité à accepter la société du spectacle. Plus récemment My Secret Garden (2014) à partir du journal intime de Falk Richter et Je suis Fassbinder (2016) pièces co-mises en scène par les deux artistes.

© Jean-Louis Fernandez

Il n’y a pas d’amour juste, « j’ai toujours dix-sept ans et en même temps non… » Le temps n’est pas linéaire. Alors, Quand est-ce qu’on en parle ? « Laisse-moi tranquille. Aucun de nous n’a gagné » finit par lâcher la mère. Falk Richter livre un texte des plus personnels qu’il place dans les contradictions de la fiction, sensiblement interprétées par Stanislas Nordey. Ces bribes et réminiscences disent les blessures pour mieux les dépasser, pour lutter contre la peur et l’agressivité, gagner sa liberté et continuer à rêver.

Brigitte Rémer, le  4 novembre 2022

Dramaturgie Jens Hillje – scénographie et costumes Katrin Hoffmann – vidéo Lion Bischof – musique Daniel Freitag – enregistrement violoncelle Kristina Koropecki – lumière Philippe Berthomé – collaboratrice artistique de Stanislas Nordey Claire ingrid Cottanceau – assistanat à la dramaturgie et à la mise en scène Nadja Mattioli – assistanat à la scénographie et aux costumes Émilie Cognard.

21 octobre au 6 novembre 2022, à la MC 93, maison de la culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine. 93000. Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso. Site : mc93. com et voir tournée sur www.tns.fr

“Medea fiam”

© Espace culturel Bertin Poirée

Je deviendrai Médée, d’après Sénèque – conception, interprétation danse, costume, Elizabeth Damour – conception et chorégraphie, Denis Sanglard – création musicale, René Huysmans – à l’Espace culturel Bertin Poirée, dans le cadre de l’événement Dance Clip#2.

Succédera à Medea fiam/Je deviendrai Médée, Medea nunc sum/maintenant, je suis Médée, au moment où l’héroïne tragique passera à l’acte et assassinera ses enfants, dans le dénouement de sa vengeance. Les poètes se sont penchés sur le mythe de Médée, reine, étrangère, femme, mère et amante, les metteurs en scène et chorégraphes cherchent entre lecture psychanalytique, philosophique ou historique.

Avec Elizabeth Damour, danseuse butô, sous le regard de Denis Sanglard, chorégraphe, le corps est narrateur et par ses tensions montre la montée de la déraison : pied, doigts, mains, visage sculpté, paysage intérieur. Les mots s’effacent mais la tragédie demeure autour de la mer Égée, attendant le retour de Jason et de la Toison d’or.

Porté par une musique lancinante qui l’environne mais jamais ne l’étouffe, Elizabeth Damour traduit la souffrance et l’ombre de la folie qui s’impriment sur les murs de pierre. Sa concentration et son imperceptible mobilité appellent les formes d’un expressionnisme menant au Cri du peintre norvégien Edvard Munch. Tremblements, sifflements, spasmes et souffle, la portent, menant jusqu’à la perte des réalités.

Pourtant, la montée du rituel quand elle se lève comme une résurrection, transmet une grande intensité et des émotions. Le vêtement noir d’officiante qu’elle passe et lambeaux de tissu rouge affirment une féminité féroce et une lutte intense du personnage avec elle-même, dans sa transfiguration. Étendue au sol comme une novice prenant l’habit, bras, mains, doigts étirés, illuminations… L’enfer selon Rimbaud : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère… » Le corps-matrice frémit, l’enfant est bercé, réminiscences et obsessions reprennent le dessus. On entend le meurtre, moment de vérité, vitres brisées. Le temps et l’espace se dispersent. L’ordre cosmique n’est plus et Médée, ni sorcière ni pleureuse ni Erinnye, a accompli son destin.

Danseuse butô et psychothérapeute, formée à la London School of Contemporary Dance, Elizabeth Damour rencontre à Osaka Kim Manri, directeur de la troupe Taihen et découvre le butô qu’elle développe avec de nombreux danseurs avant de créer ses propres soli. Pour Medea fiam, Denis Sanglard, comédien et danseur butô formé entre autres auprès de Léone Cats-Baril, l’accompagne dans la chorégraphie, et René Huysmans qui vit et travaille à Amsterdam et Berlin et qui compose de la musique électro-acoustique depuis 2011, a écrit spécifiquement une partition pour le spectacle.

Le butô, cette danse du corps obscur qui rejoint l’invisible, apporte au mythe de Médée tout son mystère et son épaisseur. Son vocabulaire dépouillé et à vif, sa relation au cosmos et le versant conceptuel du langage ouvrent, par une économie de mouvements, des mondes abyssaux et moments de vérité.

Brigitte Rémer, le 5 novembre 2022

Conception et chorégraphie Denis Sanglard – conception, danse et costume Elizabeth Damour – musique René Huysmans – lumières Margot Olliveaux.

Vu le 11 octobre, à 20h30, Espace culturel Bertin Poirée, 8/12 rue Bertin Poirée, 75001. Métro : Châtelet – tél. : 01 44 76 06 06 – site : www.tenri-paris.com

Everywoman

© Armin Smailovic

Texte Milo Rau et Ursina Lardi – mise en scène Milo Rau – avec Ursina Lardi et Helga Bedau (vidéo) – Schaubühne de Berlin, en allemand surtitré en français – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, dans le cadre du Festival d’Automne.

La pièce est née de différents points de rencontre, à un moment donné : le Festival de Salzbourg demande à Milo Rau de mettre en scène Jedermann de Hugo von Hofmannsthal, comme la tradition le veut, en revisitant l’œuvre. Ce titre, dit le metteur en scène, peut se traduire par Everyman. Il propose alors une adaptation de l’argument, à sa façon, à partir d’Ursina Lardi, pour lui la meilleure actrice germanophone, avec qui il souhaitait travailler. Il laisse de côté l’allégorie sur la mort d’un homme riche et transfère le spectacle au féminin, qui devient Everywoman.

Mais à peine le travail commencé le projet se modifie suite au message d’une institutrice envoyé à l’actrice de la troupe de la Schaubühne, disant son désarroi de ne plus aller au théâtre pendant la pandémie, alors qu’un cancer la rongeait et qu’elle allait bientôt mourir. Une rencontre, improbable, entre cette femme en fin de vie, Helga Bedau, l’actrice et le metteur en scène, est alors programmée à Berlin, et le spectacle décale sa trajectoire. Milo Rau et Ursina Lardi tournent une longue vidéo chez Helga Bedau, que l’on retrouve en partie dans le spectacle. Sur scène, Ursina Lardi entre en dialogue avec elle ainsi qu’avec le public. « Être soi-même » devient le leitmotiv de l’échange et les rochers placés sur le plateau accentuent la notion de vie et le fait de remettre mille fois sur le métier l’ouvrage, comme Sisyphe le fait.  La mort est « un problème existentiellement personnel, chacun a sa propre mort » dit Milo Rau, qui, reprenant ces mots de Hofmannsthal, ajoute : « La mort devient acceptable parce qu’elle n’est plus solitaire. »

La pièce est devenue simple, essentielle et philosophique, elle s’ouvre sur un repas probablement d’adieu et le son lointain de cloches. Ursina Lardi mène cette danse de vie et de mort de sa belle présence et avec finesse, et les apparitions à l’écran de Helga Bedau dans son jeu de la vérité, sont puissantes. Dans cet aller-retour entre présence-absence, elle parle d’elle, dessine un peu de sa biographie, évoque son fils vivant en Grèce, qui lui manque terriblement. Qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que la mort ? Pour elle la mort a gagné, elle n’est plus, mais la tendresse échangée dans cette méditation délicate et bienveillante devient comme une essence vitale et précieuse. Cette sonate d’automne la garde en vie et dans son amour du théâtre.

© Armin Smailovic

Née en Suisse dans le canton des Grisons, Ursula Lardi est montée sur les planches très jeune avant d’étu­dier le théâtre à l’Académie d’art dramatique Ernst Busch de Berlin. Elle fait une brillante carrière entre théâtre et cinéma, a joué dans de nombreux ensembles artistiques en Allemagne et dans de grands films, elle a reçu de nombreux prix. Sa présence subtile et chargée, comme ange gardien d’un parcours de vie et de mort, est inspirante et inspiratrice pour Milo Rau qui, à travers ses spectacles multiformes en prise directe avec le monde et le présent, touchent le cœur de cible de ce qui nous constitue.

Un long travelling arrière ferme le spectacle, petit à petit Helga Bedau s’efface jusqu’à devenir ce petit point dans l’infini, accompagnée des notes de piano jouées par Ursina Lardi. « Je te regarde. J’ai allumé la pluie. »

Brigitte Rémer, le 2 novembre 2022

Avec Ursina Lardi, Helga Bedau (vidéo) – décors et costumes, Anton Lukas – assistant costumes, Ottavia Castelotti – vidéo, Moritz von Dungern – son, Jens Baudisch – dramaturgie, Carmen Hornbostel, Christian Tschirner – recherche, Carmen Hornbostel – lumières, Erich Schneid – figurants (vidéo), Georg Arms, Irina Arms, Jochen Arms, Julia Bürki, Keziah Bürki, Samuel Bürki, Achim Heinecke, Lisa Heinecke.

Du 20 au 28 octobre 2022 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31, rue des Abbesses. 75018. Paris – Site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

L’Enfant que j’ai connu

© Simon Gosselin

Texte Alice Zeniter – mise en scène Julien Fišera, compagnie Espace commun – avec Anne Rotger – au Théâtre de la Ville/Espace Cardin.

L’auteure, Alice Zeniter, romancière et dramaturge, part du récit de Nathalie Couderc dont le fils avait trouvé la mort à Lyon, au cours d’une manifestation : tué par un policier, Cédric avait dix-neuf ans. On est dans l’actualité, dans la réalité. Anne Rotger, actrice en solo, jette les mots de cette mère endeuillée, « Je ne pensais pas que la police pouvait tuer un enfant blanc » mots qui avaient plombé la fin du procès après l’annonce du non-lieu dont avait bénéficié l’agent de police.

En état de sidération et de désordre absolu, l’actrice fait brutalement irruption sur le plateau et pousse son cri de colère. Reviennent en boucle les paroles du fils, les bribes de souvenirs, les discussions, les lectures et les images. C’est lui qui, dans des rôles inversés, lui transmet, par petites touches, les couleurs de la vie. Elle, fait vivre la douleur avec une certaine distance imprégnée d’irréalité, comme somnambule, son discours est perturbé, haché, ses gestes désordonnés.

Une armée de sacs papier l’entoure, bien rangés, dans lesquels petit à petit elle fouille comme dans sa mémoire pour ramener à la surface quelques lambeaux de vie. Elle en sort l’anorak et la casquette qu’elle s’approprie et se souvient des odeurs, du toucher, se glisse dans la silhouette de l’adolescent, superpose les visages. Elle qui, appartenant à la petite bourgeoisie, n’imaginait pas que la République tue un enfant, en principe, ordinaire – à traduire par ni délinquant ni black ni beur. Le chagrin est rentré, la douleur est action, parfois confession. L’environnement est lourd même si l’actrice, à certains moments, développe le sarcasme et la fantaisie.

La mise en scène de Julien Fišera, adepte avec sa compagnie Espace commun de la parole en action, dessine en creux le chagrin de cette mère essayant de faire face à la brutalité de la disparition. Le dialogue instauré entre l’auteure et le metteur en scène les a menés à ce point de bascule où le non-sens s’installe, repris par l’actrice incarnant cette mère blessée, forte et fragile, et qui trébuche dans ses certitudes, remettant en jeu ce qu’elle est.

Avec L’Enfant que j’ai connu, on ressort d’une heure de musique de chambre suspendus dans l’absurdité d’une vie perdue – celle du fils, tout en restant un peu sur sa faim, la fin d’une vie, une vie sans suite si ce n’est dans la mémoire de la mère et maintenant dans celle des lecteurs et des spectateurs.

Brigitte Rémer, le 31octobre 2022

Collaboration artistique, Nicolas Barry – espace, François Gauthier-Lafaye – lumières et vidéo, Jean-Gabriel Valot – images, Jérémie Scheidler – costumes, Benjamin Moreau – regard chorégraphique, Thierry Thieû Niang – régie, Jean-Gabriel Valot.

Du 4 au 21 octobre 2022 à 20h, dimanche à 15h, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – En tournée : 16 février 2023 aux Bords de Scènes, à Athis-Mons –  du 9 au 12 mars 2023 en Corse, à L’Aghja d’Ajaccio et à la Fabrique Théâtre de Bastia.

 

Zoo ou l’Assassin philanthrope

© Photo Jean-Louis Fernand

D’après deux textes de Vercors : Zoo, L’Assassin philanthrope et Les Animaux dénaturés, ainsi qu’à partir de textes rédigés par les scientifiques ayant contribué au projet – mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, avec la troupe du Théâtre de la Ville, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin.

On connaît Vercors par son engagement dans la résistance et sa révolte contre la collaboration et l’antisémitisme – il est lui-même fils d’un Hongrois d’origine juive ayant fui l’antisémitisme de son pays. Il les mettra sobrement en mots dans Le Silence de la Mer, son premier ouvrage, publié aux Éditions de minuit qu’il fonde clandestinement avec Pierre de Lescure à l’automne 1941. De son vrai nom Jean Bruller (1902-1991) Vercors est illustrateur en même temps qu’écrivain et l’humanisme imprime son œuvre. « L’humanité, nous le voyons, n’est pas un état à subir, mais une dignité à conquérir » écrivait-il.

© Photo Jean-Louis Fernandez

Zoo ou L’Assassin philanthrope met en scène le procès de Douglas Templemore, journaliste, qui, à titre expérimental, a inséminé de sa propre semence une femelle tropi, avant d’empoisonner l’enfant qui en est né. Douglas avait lui-même appelé le médecin pour en constater la mort. La mère, originaire de Nouvelle Guinée, appartenait à l’espèce des anthropoïdes – qu’on appelle tropis – et ressemblait à un singe. L’enfant avait été déclaré et même baptisé. Il est ici au centre de la scène, mi-homme mi-singe et plus vrai que nature. L’étonnement du Dr Figgins sera à la hauteur de la problématique posée et le procès qui s’en suit cherchera à déterminer s’il s’agit d’un infanticide ou du meurtre d’un animal.

La pièce tourne autour de la question à travers l’observation du mode de vie des Tropis mais personne ne saura y répondre et les deux thèses philosophiques qui s’affrontent donneront du grain à moudre aux anthropologues : qu’est-ce que l’homme ? Les hommes sont-ils des animaux dénaturés ou bien l’homme est-il un animal rebelle, comme le posait Vercors ? « Tous nos malheurs proviennent de ce que les hommes ne savent pas ce qu’ils sont et ne s’accordent pas sur ce qu’ils veulent être » écrit-il. Et il ajoute : « L’humanité ressemble à un club très fermé : ce que nous appelons humain n’est défini que par nous seuls. »

Par l’enquête judiciaire et ce procès que l’on suit, d’étape en étape, on entre de plain-pied dans l’aventure intellectuelle qui a mené Emmanuel Demarcy-Mota et la troupe du Théâtre de la Ville à une première version du spectacle, présentée au Musée d’Orsay en juillet 2021 dans le cadre de l’exposition Les origines du monde. L’invention de la nature au XIXème siècle. Après Jean Mercure qui avait créé la pièce de Vercors en 1975 au Théâtre de la Ville qu’il dirigeait alors, le metteur en scène l’a inscrite dans le projet du théâtre qu’il dirige à son tour avec talent, par la rencontre entre les univers scientifique et artistique, et les recherches qu’il mène avec ses équipes sur le lien entre mémoire et présent.

© Photo Jean-Louis Fernandez

Pour Zoo ou l’Assassin philanthrope, Emmanuel Demarcy-Mota a questionné les scientifiques sur le transhumanisme et dialogué entre autres avec la neurochirurgienne Carine Karachi, l’astrophysicien Jean Audouze, la biologiste Marie-Christine Maurel, le biologiste et philosophe Georges Chapouthier. Il a articulé les textes de différentes sources et inscrit la théâtralité, en parallèle au procès, par la représentation d’animaux sous forme de masques tels que vautour, caméléon, lion, panthère noire, poisson, lynx, bouc et zèbre qui renforcent le fantastique et la fable philosophique, et qui se prolongent par le costume (masques d’Anne Leray, costumes de Fanny Brouste).

Dix comédiens de la troupe du Théâtre de la Ville, mise en place en 2008 par Emmanuel Demarcy-Mota, tiennent les différents rôles de la pièce et occupent des positions différentes dans le cadre du procès. Mathias Zakhar est un remarquable Douglas Templemore et tous les personnages, juge, avocats, ministre de la justice, médecins, paléontologues et jurés répartis sur plusieurs niveaux de praticables, renvoient le trouble dans lequel ils se trouvent. Plusieurs narrateurs transmettent le fil rouge de la pièce.

Cette interrogation sur l’origine et l’avenir de l’humanité, à travers l’homme et l’animal, fait aussi penser à George Orwell dont La Ferme des animaux fut publiée en 1945. La question scientifique philosophique et esthétique que posait Vercors en 1952, dans l’après-guerre, reste pourtant d’actualité si l’on fait référence aujourd’hui à l’homme augmenté qui en fait « est déjà là », comme le dit Jean Audouze et à l’invention de créatures hybrides. Zoo ou l’Assassin philanthrope est une invitation à réflexion sur la condition humaine par la rencontre entre deux univers complexes, le scientifique et l’artistique, et c’est très réussi.

Brigitte Rémer, le 31 octobre 2022

Avec : Marie-France Alvarez, Charles-Roger Bour, Céline Carrère, Jauris Casanova, Valérie Dashwood, Anne Duverneuil, Sarah Karbasnikoff, Stéphane Krähenbühl, Gérald Maillet, Ludovic Parfait Goma, Mathias Zakhar – Assistante à la mise en scène Julie Peigné – collaborateurs artistiques Christophe Lemaire, François Regnault – conseillers scientifiques Carine Karachi, neuro-chirurgienne – Jean Audouze, astrophysicien – Marie-Christine Maurel, biologiste – Georges Chapouthier, biologiste et philosophe – scénographie Yves Collet, Emmanuel Demarcy-Mota – lumières Christophe Lemaire, Yves Collet – musique Arman Méliès – costumes Fanny Brouste – son Flavien Gaudon – vidéo Renaud Rubiano – maquillages et coiffures Catherine Nicolas – masques Anne Leray – accessoires Erik Jourdil.

Du 5 au 22 octobre 2022 à 20h et le dimanche à 15h. au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Vêpres de la Vierge bienheureuse

© Alban Van Wassenhove

Texte Antonio Tarantino, traduction Jean-Paul Manganaro, mise en scène Jean-Yves Ruf – avec Paul Minthe – au Théâtre du Rond-Point, Paris.

 Un homme est assis, attendant l’autobus dans un habit du dimanche légèrement étriqué. Il a dans les mains un objet encombrant, une urne. Ce sont les cendres de son fils qu’il ramène à la maison. L’homme est frêle. Il se jette dans un flot ininterrompu de paroles, comme pour lui confier ce qu’il n’avait jamais su ou pu lui dire, dialoguant avec lui. « Tu dois tout me dire, papa ! » Une façon de se dire adieu… « Écoute-le ton vieux ! »

Le garçon avait déserté très tôt sa famille, qui l’avait renié, il se travestissait et se prostituait. Perruque, bas résille, cothurnes, miroir, rimmel, fond de teint… La robe rouge en velours… « Je veux partir, quitter ma mère » disait-il au père ne supportant plus ses violentes insultes. Par désespoir il s’est jeté dans le Lambro, cette rivière au débit préalpin et aux eaux limpides, selon la traduction littérale. Parviennent, dans les méandres du texte, les voix entremêlées de la mère, des sœurs, des copains, des voisins, et comme le pardon du père.

C’est une tétralogie qu’a écrite Antonio Tarantino (1938-2020) originaire de Bolzano, au nord de l’Italie, Quattro atti profani, donnant une voix à ceux qui n’en ont pas, les exclus de la société qu’il rejoindra à la fin de sa vie. Vespro della Beate Vergine/Vêpres de la Vierge bienheureuse, Passione secondo Giovanni/Passion selon Jean et Stabat Mater datent de 1997, Lustrini de 1993. L’auteur était avant tout artiste plasticien, peintre et sculpteur, l’écriture dramatique était venue tard dans sa vie mais avait tout de suite été reconnue et récompensée. Et si l’on s’arrête sur le titre, Vêpres de la Vierge bienheureuse, l’action se passe au crépuscule et l’icône de la Vierge bienheureuse est ici formée par le duo père-fils. C’est le père qui porte le fils dans les bras, et le texte serait comme une prière païenne et une entrée dans le Styx, ce point de passage menant aux Enfers dans la mythologie grecque et méditerranéenne. Le père lui prodiguera même quelques conseils pour réussir cette traversée décisive vers l’au-delà : « Toi, mets-toi l’en courir. Quand tu sens l’herbe grasse du Fleuve…gaffe à pas glisser… tu y es. Laisse-toi l’aller dans l’eau… Ah, n’oublie pas, garde tes cothurnes aux pieds… »

Paul Minthe est ce père blessé, plein de finesse et d’humanité qui, dans ce monologue, refait le parcours d’une fragile vie, celle du fils dans les différentes accentuations de la partition. Son chagrin est empreint de pudeur et de timidité, d’excuses. L’homme est sonné et remet ses pas dans ceux du fils tantôt avec regrets et remords, tantôt avec colère et chagrin, parfois avec fierté. Il rythme la langue, crue, triviale, naturaliste ou poétique avec la précision d’un scalpel et rend le texte limpide malgré sa construction elliptique aux expressions singulières qui n’ont pas dû faciliter la tâche du traducteur (Jean-Paul Manganaro). La direction d’acteur de Jean-Yves Ruf est à saluer.

Avec Olivier Cruveiller, Paul Minthe avait interprété La Passion selon Jean du même auteur et sous le regard du même metteur en scène, dans le rôle d’un schizophrène se prenant pour Jésus-Christ. Dans Vêpres de la Vierge bienheureuse, tout est dépouillé, il y a juste un banc au milieu de nulle part signe d’une scénographie froide, presque clinique (Laure Pichat) et des lumières crépusculaires (Christian Dubet). Il y a l’extrême justesse et sobriété du jeu de Paul Minthe et l’humanité de l’auteur, Antonio Tarantino.

Brigitte Rémer, le 29 octobre 2022

Avec Paul Minthe – scénographie Laure Pichat – création sonore Jean-Damin Ratel – lumières Christian Dubet – production Chat borgne Théâtre, compagnie conventionnée DRAC Grand Est et Région Grand Est – Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

12 au 30 octobre 2022, 20h30, dimanche, 15h30, relâche les lundis et le 16 octobre – Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt. 75008 Paris – site : ww.theatredurondpoint.fr – tél. : 01 44 95 98 21

Catarina et la beauté de tuer des fascistes

© Filipe Ferreira

Catarina e a beleza de matar fascistas, texte et mise en scène Tiago Rodrigues – spectacle en portugais surtitré en français et en anglais – au Théâtre des Bouffes du Nord, dans le cadre du Festival d’Automne.

La table du banquet est dressée. En bout de table un homme, silencieux, en habit de ville, contraste avec les personnages assis côté jardin, face au public. Les acteurs vont et viennent tranquillement avant l’entrée des spectateurs, échangent quelques mots. L’action se passe dans le sud du Portugal, dans le jardin d’une charmante maison toute de bois, à la campagne. Vêtus de longues robes, les personnages nous mènent de plain-pied dans la culture populaire traditionnelle, ils font aussi penser au Tchiloli de São Tomé-et-Príncipe, ancienne colonie portugaise.

On entre dans l’histoire, guidés par un narrateur qui nous plonge dans des sentiments pleins d’étrangeté et qui ne s’expriment plus guère aujourd’hui ou alors d’une tout autre manière, ceux du code de l’honneur. Quelle est cette mystérieuse famille qui semble attendre l’une de ses filles et préparer un obscur rituel ? Tous les personnages se nomment Catarina, on flotte entre histoire, superstitions, mauvais sorts et cauchemar.

Le rassemblement familial a lieu près du village de Baleizão au sud du Portugal, où a été assassinée Catarina Eufémia leur ancêtre, icône de la résistance face au régime fasciste qui a sévi au Portugal de 1933 jusqu’à la Révolution des Œillets, en 1974. Chaque année depuis, la famille se réunit sur cette terre et commémore le meurtre, en exécutant un fasciste. Aujourd’hui c’est au tour d’une des plus jeunes et des plus aimées de la famille, Catarina, de tuer son premier fasciste, comme un rite de passage. L’otage, cet homme en habit de ville, écrivait les discours vénéneux du Premier ministre.

Catarina est en retard, (Beatriz Maia), elle prend position face à l’homme qui lui est amené et qu’elle doit exécuter, puis se ravise. À contre-courant de la tradition familiale elle ne peut ni ne veut accomplir ce geste et ouvre une brèche sur l’auto-justice et la loi du talion. Ce jour de fête et de meurtre, de tradition et de beauté, s’écroule, ouvrant sur les divergences familiales. « Ne craignons pas la mort, craignons la vie inutile… » Les conversations s’orientent sur la démocratie, sous le regard de Catarina Eufémia, revenante, qui s’entretient avec le fasciste. Tiago Rodrigues compresse le temps entre passé et futur et nous amène par cette métaphore, à des questions d’actualité dont celle de la violence politique et de la montée de l’extrême droite, du populisme et de la démagogie. La famille s’entredéchire et met en scène sa propre mort. L’otage s’échappe, figure de la dictature en gestation qui nous assène un discours hélas des plus actuels et des plus offensifs, performance de l’acteur (Romeu Costa) qui met à mal le spectateur.

Quatre spectacles de Tiago Rodrigues, auteur, metteur en scène et nouveau directeur du Festival d’Avignon, sont actuellement programmés dont deux dans le cadre du Festival d’automne – Le Chœur des amants dont nous avons rendu compte, Dans la mesure de l’impossible qui rapporte les récits de militants humanitaires, Entre les lignes, un texte-manifeste pour un acteur seul en scène. Avec Catarina et la beauté de tuer des fascistes, on a l’illusion d’un conte qui attendrait sa princesse, dans un environnement scénographique des plus chaleureux et la beauté des personnages. On découvre des âmes sombres, des plans machiavéliques et la bête noire du fascisme rampant qui ronge les esprits. Ionesco et son Rhinocéros ne sont pas loin.

Brigitte Rémer, le 28 octobre 2022

© Filipe Ferreira

Avec : António Fonseca, António Afonso Parra, Beatriz Maia, Carolina Passos Sousa, Isabel Abreu, Marco Mendonça, Romeu Costa, Rui M. Silva – scénographie, F. Ribeiro – lumières Nuno Meira – adaptation lumières pour le Théâtre des Bouffes du Nord, Rui Monteiro – costumes, José António Tenente – création, design sonore et musique originale, Pedro Costa – chef de choeur, arrangement vocal, João Henriques -conseillers en chorégraphie, Sofia Dias, Vítor Roriz – conseiller technique en armes, David Chan Cordeiro – traduction française, Thomas Resendes (français) – surtitrages Patrícia Pimentel – assistante mise en scène, Margarida Bak Gordon – collaboration artistique, Magda Bizarro.

Du 7 au 30 octobre au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis boulevard de la Chapelle, 75010. Paris – tél. : 01 46 07 34 50 – site : www.bouffesdunord.com – En tournée : 9 novembre 2022, Théâtre d’Arles – 12 et 13 novembre, Centre culturel André Malraux/Scène nationale de Vandoeuvre – 15 et 16 novembre, Théâtre de l’Agora/Scène nationale de l’Essonne – 18 et 19 novembre, Théâtre Joliette, Marseille – 22 et 23 novembre, Maison de la Culture d’Amiens – 25 et 26 novembre, Théâtre d’Angoulême/scène nationale – 29 novembre au 1er décembre, Comédie de Reims – 3 et 4 mars 2023, Le Quai/CDN d’Angers – 6 avril 2023, Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul – Le spectacle est déconseillé aux moins de 16 ans.

Chœur des amants

© Filipe Ferreira

Texte et mise en scène Tiago Rodrigues – Théâtre des Bouffes du Nord.

C’est un récit polyphonique écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues en 2007 sur lequel il revient aujourd’hui. Un jeune couple, un homme et une femme, racontent en chœur, parfois en canon ou comme en écho, leur état de mise en suspension quand tout à coup il leur semble étouffer, au sens physique du terme. Départ en ambulance, angoisses et embouteillages, le surréalisme de la vie.

Le film culte qu’ils regardaient, Scarface, avec Al Pacino leur acteur fétiche duquel ils se sont arrachés, revient en leitmotiv au fil de la représentation, et même s’ils s’endorment avant la fin du film ils en parodient les personnages, sous l’effet d’une vibrante catharsis. La fiction s’enchevêtre à la vie qui défile sous leurs yeux, sous les nôtres : l’enfance, les poupées, le père Noël, premier mensonge à la mère, premier coup reçu et rendu, naissance de l’enfant, blessure à l’école.

Quand ils rentrent à la maison tout est à la même place, rangé, rien n’a bougé. Retour sur les premières fois. Je dis… Il dit… Les dialogues du quotidien se superposent comme des jeux de lego : « on perd beaucoup de temps à agrafer les papiers peints, vert, bleu turquoise… J’ai arrêté de fumer… » petits repères dans le temps. Du passé au présent, on voyage entre simulacre et réalité. On se passe l’anneau de main à main. C’est à la fois feutré, tonique et distancié. Le dialogue est parallèle ou se chevauche, certains événements reviennent de manière récurrente, la mémoire des gestes est à l’oeuvre, il y a de la tendresse. Quand lui est assis elle est debout, ou l’inverse. Ça a un petit côté absurde, déconnecté, version Ionesco.

La bouilloire siffle, le thé se prépare, des percussions traversent le silence. Sur un tapis noir moucheté de blanc, assis côte à côte face au public, ils boivent le thé. Puis le jeu du J’aimerais avoir les saisit… un jardin, un chauffage, un autre enfant, je veux qu’il apprenne le piano… plus tard, on a le temps… Un autre jour commence, on découvre le présent. Aujourd’hui, j’ai confiance en demain. On attrape des bribes de vie, c’est gentiment décousu, comme la vie, ça cogne dans la tête. Les années passent, les grands-parents commencent à mourir, restent les albums photos, un poème, une chanson, leur amour.

Alors que faire, changer de vie ? Le changement est lent… changement de lieu, de maison : « pas de jardin, un petit balcon. » Rêver, faire un grand projet assez fou pour « tout dépenser dans un seul rêve ? » mais peut-on rêver quand on a peu d’argent ?  En se retournant sur la vie, rien de ce qui avait été prévu n’est arrivé. On s’est séparés. Les étapes de la vie… un jardin, une forêt pleine de vie. La mathématique se compte en temps de vie, jusqu’à la dernière Cène. On glisse lentement, l’un d’entre nous meurt et il devient forêt. alors il y a « celui qui est encore une personne et celui qui est la forêt et qui comprend la langue de la forêt. »

Ce Chœur des amants est une méditation sur le temps qui passe, doucement, douloureusement, réglée au cordeau par Tiago Rodrigues, auteur, metteur en scène et nouveau directeur du Festival d’Avignon, portée sobrement par les deux acteurs, Alma Palacios et David Geselson. La vie passe et si l’on peut résumer une vie, on ne résume pas l’amour, ô mon amour… on n’a plus le temps, la petite musique de nuit s’éteint.

Brigitte Rémer, le 25 octobre 2022

Avec :  David Geselson et Alma Palacios – scénographie Magda Bizarro et Tiago Rodrigues – lumières Manuel Abrantes – adaptation lumières pour Bouffes du Nord – costumes Magda Bizarro – traduction du texte Thomas Resendes – régisseur général et lumière Thomas Falinower – habilleuse Sophie Ormières – régisseuse plateau Camille Magne.  Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

Du 8 au 29 octobre 2022, du mercredi au samedi à 18h, les samedis à 15h, au Théâtre des Bouffes du Nord – 37 (bis), boulevard de La Chapelle 75010 Paris métro : La Chapelle – réservations 01 46 07 34 50 – site : www.bouffesdunord.com – En tournée : 9 novembre 2022, Théâtre d’Arles – 12 et 13 novembre, CCAM/Scène nationale de Vandoeuvre – 15 et 16 novembre, Théâtre de l’Agora/Scène nationale de l’Essonne – 18 et 19 novembre, Théâtre Joliette/Minoterie de Marseille – 22 et 23 novembre, Maison de la Culture d’Amiens – 25 et 26 novembre, Théâtre d’Angoulême/Scène nationale – 29 novembre au 1er décembre, Comédie de Reims.

Le 150ème anniversaire du Syndicat de la critique

© Jean Couturier – Table ronde n°1

Le Syndicat professionnel de la critique de théâtre, de musique et de danse a célébré le 17 octobre 2022 au Théâtre de la Ville-Espace Cardin son 150ème anniversaire. Tables rondes et débats sur la critique théâtre, musique et danse se sont succédé en présence de personnalités du monde de la presse, d’artistes et de responsables de lieux de diffusion.

Après les mots de bienvenue d’Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville et l’introduction de la journée par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore, président du Syndicat de la critique, Jean Couturier et Antonella Poli ont donné un bref historique du Syndicat. Quatre tables rondes se sont ensuite succédées sur Le passé, le présent et l’avenir de la critique, en France et à l’étranger.

La première table-ronde, De la critique-monde, acte 1 avait pour thème le regard critique dans différents pays. Modérée par Brigitte Rémer, elle a rassemblé des critiques de Belgique, de Suisse et d’Allemagne : Sylvia Botella, dramaturge au Théâtre national Wallonie-Bruxelles, enseignante, critique dans différents champs du spectacle vivant dont théâtre, danse, opéra, cirque, arts performance ; Alexandre Demidoff, critique théâtre et danse, journaliste pour Le Temps à Genève, rubrique Culture et Société ; Eberhard Spreng, journaliste culturel indépendant, cinéaste, critique de théâtre et traducteur à Berlin et à Paris, collaborateur artistique dans des productions théâtrales, en France. Autour de la table également, deux critiques oeuvrant depuis la France : Laura Cappelle, sociologue de l’art, journaliste et chroniqueuse pour le théâtre au New York Times, critique de danse pour différents médias anglo-saxons et Victoria Okada, critique musique pour différents médias japonais et français, traductrice et interprète.

La seconde table-ronde, De la critique-monde, acte 2, modérée par Jean-Pierre Han a parlé de la place de l’Association internationale des critiques de théâtre (AICT) en présence de deux anciens présidents : Margareta Sörenson, de Suède et Georges Banu, de France-Roumanie, et en compagnie de Karim Haouadeg, chroniqueur théâtral de la revue Europe, ancien stagiaire AICT.

Animée par Mireille Davidovici et Marie-José Sirach, la troisième table ronde, Vous avez dit critique ? parlait des critiques face à eux-mêmes dans la confrontation de leurs expériences et des différentes facettes et difficultés de leur métier. Autour de la table : Armelle Héliot, critique au Quotidien du Médecin, blog Le Journal d’Armelle Heliot ; Jean-Pierre Léonardini, critique à L’Humanité auteur de Qu’ils crèvent les critiques ; Olivier Frégaville-Gratian d’Amore, président du Syndicat de la critique, rédacteur en chef de L’œil d’Olivier ; Caroline Châtelet, critique dans différents médias dont Incise, Novo, Théâtre(s), AOC média ; Marie Plantin, critique à Théâtre(s) Magazine ; Gilles Charlassier, vice-président musique du Syndicat de la critique et critique musical à La Terrasse, Anaclase et Jim le Pariser.

La quatrième table-ronde modérée par Delphine Goater et Jean-Guillaume Lebrun, a présenté Les critiques vus par les artistes et les directeurs d’institutions, en présence de Léna Bréban, metteuse en scène, autrice et actrice ; Hassane Kassi Kouyaté, directeur du Festival Zébrures d’automne, ex Francophonies en Limousin ; Chantal Loïal, interprète et chorégraphe de la compagnie Difé Kako, directrice artistique du festival Mois Kréyol ; Petter Jacobson, chorégraphe, directeur général du Ballet de Lorraine ; Alain Perroux, directeur général de l’Opéra national du Rhin.

De fructueux échanges avec la salle ont eu lieu au cours de cette journée, conviviale et de réflexion sur nos métiers. Le Théâtre de la Ville-Espace Cardin avait réservé au Syndicat de la critique théâtre, musique et danse le meilleur accueil, ce qui en a permis la réussite

Brigitte Rémer, le 21 octobre 2022

Syndicat professionnel de la critique de théâtre, de musique et de danse, au Théâtre de la Ville – Espace Cardin, 1 Av. Gabriel, 75008 Paris – Coordonnées : Hôtel de Massa, 138 rue du Faubourg Saint-Jacques. 75014 Paris – Site : associationcritiquetmd.com

Combat de nègre et de chiens

© Gilles Le Mao

Texte Bernard-Marie Koltès – création collective, compagnie Kobal’tmise en scène Mathieu Boisliveau, vu à la Maison des Arts de Créteil.

Quelques gradins sur scène ferment l’arène où se déroule l’action, un chantier de travaux publics. On est dans un pays d’Afrique de l’Ouest, sorte de lieu indéfini, dans une cité « entourée de palissades et de miradors, où vivent les cadres et où est entreposé le matériel » où tournent les ventilateurs. L’ambiance est FrançAfricaine, même si l’objet de la pièce n’est pas de parler de néocolonialisme ni de question raciale, comme le précise l’auteur. Bernard-Marie Koltès (1948/1989) met en jeu de façon métaphorique la révolte, la violence, la confrontation avec l’autre, l’altérité, et se situe du côté de Conrad ou de Faulkner « au point de jonction entre la langue française et le blues. » La pièce est écrite et publiée en 1979, Koltès en a déjà une huitaine à son actif, il a voyagé les années précédentes au Nigéria, au Mali et en Côte d’Ivoire. Créée en 1982, au théâtre de La Mama de New York dans une mise en scène de Françoise Kourilsky, elle est mise en scène en 1983 au Théâtre des Amandiers de Nanterre par Patrice Chéreau – qui montera les principales pièces de Koltès –  dans une impressionnante distribution : Sidi Bakaba, Myriam Boyer, Philippe Léotard et Michel Piccoli.  Parlant de Koltès, Chéreau disait : « Il a été une météorite qui a traversé notre ciel avec violence dans une grande solitude de pensée et avec une incroyable force, à laquelle il était parfois difficile d’avoir accès. »

Combat de nègre et de chiens met en jeu quatre personnages : Horn (Pierre-Stefan Montagnier), âgé de soixante ans, chef d’un chantier qui doit bientôt fermer, travaille, boit des whiskys et joue pour de l’argent avec Cal (Thibault Perrenoud), ingénieur de trente ans. Passionné de feux d’artifice, Horn vient d’accueillir Léone (Chloé Chevalier), anciennement femme de chambre dans un hôtel, appelée à devenir son épouse. Drôle d’ambiance, plutôt beauf, jusqu’à ce que le jardin frissonne. Un Noir, Alboury (Denis Mpunga) –  portant le nom d’un roi de Douiloff (Ouolof) qui s’opposa à la pénétration blanche, au XIXème siècle – s’est introduit dans l’espace européen et vient réclamer le corps de son frère Nouofia – qui signifie conçu dans le désert – ouvrier journalier, mort sur le chantier. « Souvent les petites gens veulent une petite chose, très simple… » justifie-t-il. Il reviendra à plusieurs reprises, mais en vain. Des échanges entre Horn et Cal on apprend de ce dernier qu’il a tué l’ouvrier pour raison, plaide-t-il, d’arrogance, son corps jeté dans les égouts : « Moi, je flingue un boubou s’il me crache dessus, et j’ai raison, moi, bordel… »

Quand Léone entre en piste, elle brasse la légèreté du stéréotype européen et décline mollement la proposition grossière de Cal avant de croiser amoureusement Alboury qui lui transmet un peu de sa chaleur et de sa sagesse. Chacun parle sa langue dans une première scène, elle, lui déclare son amour – devant Horn – dans une seconde scène, puis elle se fait violemment éconduire quand elle propose un compromis pour acheter la paix, jusqu’à recevoir d’Alboury le même crachat que celui que Nouofia avait jeté au contremaître et qui lui avait valu d’être tué. Se met alors en place, entre Horn et Cal, une machination machiavélique de mise à mort visant à effacer définitivement Alboury et sa demande. Contre toute attente, la révolte d’Alboury sera plus forte et c’est Cal qui se fera tirer dessus par les gardes, du haut du mirador. Léone disqualifiée de tous se scarifie le visage avec un tesson de bouteille, à l’image des marques tribales d’Alboury et sera raccompagnée là d’où elle vient.

© Gilles Le Mao

La pièce débute presque comme un drame petit-bourgeois et la première partie s’interprète ici au premier degré. Passé la surprise du jeu néo-réaliste des personnages européens, on s’enfonce petit à petit dans le doute et l’ambiguïté, dans la densité poétique du texte où dialogues et monologues se succèdent, dans un art du récit et de la conversation propre à Koltès. Comme dans toutes ses pièces, le personnage Noir, ici Alboury, est au centre, dans tout son mystère, sa force d’attraction et sa pulsion de vie. S’opère alors, comme le dit Hervé Guibert, « un glissement entre la lutte des classes et une lutte des races. »

Fondée en 2010 par Mathieu Boisliveau, Thibault Perrenoud et Guillaume Motte, la compagnie Kobal’t a traversé les grands classiques dont Molière, Tchekhov et Shakespeare, avant d’affronter Koltès, monté par Mathieu Boisliveau. La mise à distance des personnages n’y est pas toujours, notamment dans la première partie mais leur volte-face, celle de Léone notamment – qui, de couleur fuchsia ressemble aux bougainvilliers du plateau dans les costumes de Laure Mahéo – ouvre sur la profondeur du texte. La scénographie de Christian Tirole sert bien ce propos de l’enfermement et les signes du contexte africain, éclairée par Claire Gondrexon. On s’enfonce petit à petit dans la solitude et le silence, le meneur de jeu devenant le personnage le plus secret, Alboury, dans sa vengeance accomplie par la mort de celui qui a tué.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2022

Avec Chloé Chevalier, Pierre-Stefan Montagnier, Denis Mpunga et Thibault Perrenoud – Collaboration artistique Thibault Perrenoud et Guillaume Motte – assistant à la mise en scène Guillaume Motte – dramaturgie Clément Camar-Mercier – scénographie Christian Tirole lumière Claire Gondrexon – costumes Laure Mahéo – régie générale et son Raphaël Barani – régie plateau Benjamin Dupuis.

Vu à la Maison des Arts de Créteil le 6 octobre 2022. Prochaines représentations : 8 novembre au 2 décembre 2022, Théâtre de la Bastille, Paris – site : theatre-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14 – En tournée : 27 et 28 mars 2023, Halles aux Grains, scène nationale de Blois – 25 au 29 avril 2023, Théâtre des Célestins à Lyon, 4 et 5 mai 2023, MCB / Scène nationale de Bourges – 10 au 12 mai 2023, Théâtre Sorano, scène conventionnée de Toulouse – 16 mai 2023, ACB/Scène nationale de Bar-le-Duc.

 

Vent rouge

Akakaze © A.Baldrei, encre sur papier japonais

Exposition des œuvres sur papier d’Alexandre Baldrei – Le Salon H, Paris, jusqu’au 29 septembre.

C’est la première exposition personnelle à Paris d’Alexandre Baldrei, plasticien dont l’œuvre épouse exactement ce charmant écrin qu’est Le Salon H.

Il travaille un matériau d’une grande fragilité, le papier, qu’il va chercher jusqu’en Asie, principalement au Japon, en Corée du Sud et en Thaïlande. C’est au cours d’un voyage à Hiroshima à la fin des années 2000 qu’une petite boutique de la ville avait attiré son attention, c’est là qu’il avait trouvé les supports sur lesquels il travaille. Sur ces papiers minutieusement choisis, Alexandre Baldrei trace des milliers de lignes et de points à l’encre de couleur, créant un langage des signes qui lui est propre.

 Ses formes rondes aux couleurs tendres, vert, orangé, turquoise, jaune-vert ou métissées qu’il nomme Tambours ont une trentaine de centimètres. Elles rappellent Paul Eluard parlant de « la terre, bleue comme une orange ». D’un format un peu plus grand, Akakaze – qui se traduit par Vent rouge – fait partie de cette série et donne son nom à l’exposition. C’est l’expression choisie par les Japonais pour décrire l’intense chaleur des incendies qui ravagèrent jadis Tokyo, ville reconstruite en bois après les bombardements américains de la seconde guerre mondiale. La profondeur de la couleur, difficile à définir, rappelle la brique, le rythme des enchevêtrements savamment ordonnés apporte simplicité et complexité, il invite à la méditation.

Des Fragments multicolores traduisent le mouvement et impriment la vie, donnant l’illusion du tissage. Alexandre Baldrei voyage avec ses encres comme le tisserand fait courir le fil, teint naturellement, sur les métiers ancestraux, il intitule Lisière plusieurs de ses œuvres.  L’une d’elle, d’une taille légèrement plus grande et qui nomme, Zone, appelle les gris-bleu et porte en son centre une croix en volume, qui rappelle les signes de l’artiste catalan Antoni Tàpies, peintre et graveur. Ses Échantillon, sont comme un laboratoire de couleurs, montrant l’élaboration d’un travail où rien n’est laissé au hasard. On y trouve d’étroites bandes de papier qui forment un bouquet, des panneaux de tâches juxtaposées aux subtiles variations de couleurs, des jeux de formes.

Né en 1979 à Paris, Alexandre Baldrei vit et travaille à Orléans. Son parcours d’apprentissage est riche et multiforme et lui a permis de se forger des outils pour élaborer sa pensée et son œuvre : Histoire de l’Art avec Didier Semin, Phénoménologie Peinture et Cinéma avec Alain Bonfand à l’École Supérieure des Beaux-arts de Paris, Masterclass du sculpteur japonais Yuji Takeoka à la HFK, l’Université des Arts de Brême. Il est diplômé de la Haute École des Arts du Rhin après avoir suivi la classe du vidéaste et performer Manfred Sternjakob et celle du sculpteur Vladimir Skoda qui l’a beaucoup inspiré et dont il devient assistant d’atelier, comme il le sera aussi pour Jean-Marc Bustamante. Il participe à des programmes de résidence artistique à l’HIAP d’Helsinki, centre d’art et à la Busan Hight School of Arts, en Corée du sud. Il enseigne actuellement l’esthétique à l’École Supérieure d’Art et de Design de Rouen.

Zone © A.Baldrei, encre sur papier japonais

L’ancien directeur du musée d’Art Moderne de Paris et du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie, Germain Viatte, conseiller auprès du président du musée du Quai Branly, qualifie Alexandre Baldrei de chercheur d’âme et dit de lui qu’il « sait regarder le travail d’artistes comme Mark Rothko, Pierrette Bloch, Lee Ufan et d’autres ; il lit Gilles Deleuze, Alois Riegl ou Wilhelm Worringer, se passionne pour l’architecture, mais il se concentre résolument à l’émergence d’une expression totalement intime, au départ rigoureuse et ingrate dans son ascèse, activée par une inlassable discipline de répétition (…) Sous prétexte de bricolage revendiqué les recherches de l’artiste envahissent l’espace, se transforment et articulent une dynamique propre à chaque œuvre (…) L’audace des découpes ou des superpositions de formes énonce un nouveau vocabulaire structural. »

Créé par Yaël Halberthal et Philippe Zagouri en 2015, Le salon H est ce petit lieu magique et discret qui partage ses découvertes et coups de cœur, un lieu où s’élaborent des parcours esthétiques de haute volée et grand professionnalisme. Il y souffle un Vent rouge qui porte les œuvres sur papier d’Alexandre Baldrei et invite à la rêverie.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2022

Exposition au Salon H – du 16 septembre au 29 octobre 2022, mardi au samedi 14h30/19h et tous les jours sur rendez-vous (contact@salonh.fr) – 6/8 rue de Savoie. 75006. Paris – métro : Saint-Michel – site : www.salonh.fr

Vanish

© Alban Van Wassenhove

D’après Océanisé.e.s de Marie Dilasser – adaptation Lucie Berelowitsch et Marie Dilasser – mise en scène Lucie Berelowitsch, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes.

Le titre est un mot clé, vanish. Traduit de l’anglais il signifie disparaître. Nous sommes sur l’océan. Tout est dit. Le récit se construit autour de Rodolphe, marin d’une cinquantaine d’années, aguerri, qui se prépare à partir en mer pour un tour du monde en solitaire sur son voilier. Amoureux fou de la mer, pour lui « l’océan vient du ciel. » Il s’affaire avec son ami et sa femme, Nadja, entre cordages, passerelles, agrès mobiles et machinerie, check-list de ce qui reste à faire et passe une dernière soirée chez lui. Sa femme lui offre un confortable ciré et ses recommandations : « Attache-toi ! » Derniers instants de haute tension. « C’est toujours au moment où vous êtes prêts à partir que les gens veulent vous retenir. Les derniers instants ne devraient pas exister. Il va falloir dire les derniers mots, faire les derniers gestes, échanger les derniers regards… » Dans sa tête, Rodolphe est déjà loin, il a décidé de ne pas revenir. Il se raconte.

© Alban Van Wassenhove

Tombé dans le piège et l’amour de la mer, il avait débuté avec un petit bateau, puis en a pris un plus grand, puis un autre encore plus grand et il est devenu accro. On le suit dans son voyage, physique autant que mental et peut-être métaphysique, dans son journal de bord, luttant contre les éléments et la fatigue, perdant pied avec la réalité. « Se sentir vivant… » Les champs magnétiques se brouillent, les voix s’éloignent, la communication se dérobe, les instruments ne répondent plus. Joshua, son fils, – dont le nom signifie Dieu sauvera – dessine la mer et invente son père. « Joshua, tu es de l’autre côté, du côté de la terre ferme ! Joshua me reverra… »

Autour de Rodolphe tout devient abstraction, la terre se dissout, la météo se dérègle, il est envahi d’hallucinations et divague. On le suit dans sa recherche des extrêmes où il perd pied et jusqu’à la raison, manquant d’eau et de sommeil, dans la solitude du bleu translucide et d’éléments déchaînés. Au cœur des 40èmes Rugissants il engage sa dernière bataille contre les éléments, hissant le foc, contrôlant la grand-voile. Grand vent sur l’échelle de Beaufort ! La cabine est à sac, le bateau ouvert en deux. « Je suis traversé de part en part. La porte de la cabine s’ouvre, tout vole. » Dans ses pensées défilent toute la Patagonie, la référence aux grands explorateurs, les indigènes, mirage illustré par deux figures lunaires tombées de nulle part, jeteurs de sort : « Tu as des écailles sur les épaules » lui disent-ils.

© Alban Van Wassenhove

Témoins de ses brumes qui l’enveloppent tout entier et de ses visions, on assiste au naufrage. Dernière adresse à la famille, sa femme sait qu’elle ne le reverra pas et pourtant selon elle « le continent n’est pas moins hostile que la plupart des océans. » Le sens du temps devient aléatoire et se mesure à la longueur des cheveux. Passé, présent et futur se mélangent. Au final toutes les voiles recouvrent le plateau, comme un immense linceul.

Le texte est né de rencontres. Au point de départ celle de Lucie Berelowitsch, metteure en scène et directrice du Préau/CDN de Normandie-Vire avec Rodolphe Poulain, comédien et amoureux de la mer, navigateur à ses heures et vivant en Bretagne. Ils se connaissent et ont les mêmes passions, il a travaillé sous sa direction notamment dans Lucrèce Borgia. Il est ce personnage submergé de l’envie de partir qui plonge sans concession dans la partition très physique du marin en perdition. Najda Bourgeois, de l’équipe des comédiens permanents au Préau est son épouse, avec une grande justesse et détermination. Guillaume Bachelé, ami de Rodolphe, construit l’environnement musical.

Rencontre avec l’auteure, Marie Dilasser, née à Brest, dont la langue, à la fois réaliste et poétique, dit l’étendue de l’océan et la lumière changeante, le bateau qui s’écrase. « Le bateau ballote, tangue, pique du nez, s’écrase, plonge, tape, roule, grince, gémit, tu te cramponnes, t’agrippes, te retiens, t’affales, te cramponnes à nouveau, te relèves entre deux rafales, chutes encore… » Elle ouvre sur l’oralité des marins et leurs légendes, évoquant entre autres le rituel de la Proella d’Ouessant, où l’on rend hommage aux morts de la mer en portant une petite croix du domicile jusqu’au cimetière, elle nous mène à la frontière du fantastique.

Rencontre avec le scénographe Hervé Cherblanc, qui a rendu possible la représentation sur le petit plateau du Théâtre de la Tempête par l’inventivité de sa construction, composée de passerelles, échelles, plateformes qui roulent, d’un bunker-maison aussi petit qu’une cabine de bateau, de cordages. Sur mer, les gestes vont à l’essentiel, la scénographie est une évocation de l’univers de Rodolphe qui permet l’illusion de la gîte du bateau et du vent tourbillonnant dans les voiles. Tout roule et tangue. Côté cour un pupitre et un guitariste-chanteur, l’ami de Rodolphe, Guillaume Bachelé, avec la sonorisation de Mikaël Kandelman. Côté jardin, un gros cube transparent rempli d’eau, dans lequel les personnages plongent en apnée comme en caméra subjective. Les lumières sont de Christian Dubet qui lui aussi connaît la mer pour avoir grandi au pied du phare du Créac’h où son père était maître de phare, et qui a lui-même pratiqué ce métier de gardien de phare.

Alors avec cette belle équipe et sa capitaine, Lucie Berelowitsch, on largue les amarres et on s’interroge sur le paradoxe qui a saisi Rodolphe entre l’envie de disparaître et l’espoir qu’on le retrouve ; entre sa mise en abyme et le merveilleux qu’il recrée, par son imaginaire solitaire ; entre sa rugosité et sa fragilité. C’est une bouteille à la mer et l’énigme de l’humain qui garde son mystère.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2022

Avec : Guillaume Bachelé, Najda Bourgeois, Rodolphe Poulain – collaboration artistique Sylvain Jacques – assistanat à la mise en scène Elise Douyère – musique Guillaume Bachelé – scénographie Hervé Cherblanc – lumières Christian Dubet – sonorisation Mikaël Kandelman – costumes Suzanne Veiga Gomes, assistée de Cécile Box – décor Les Ateliers du Préau – Régie plateau Hervé Cherblanc  et en alternance Cyril Flochinger et Arthur Michel – habilleuse Nadia Ménenger – régie Jean-Louis Portail, Yann Nédélec – Le texte Océanisé.e.s est publié aux Solitaires Intempestifs.

Du 23 septembre au 23 octobre 2022, du mardi au samedi à 20h30, dimanche à 16h30 – Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ-de-Manœuvre, 75012. Paris. – tél : 01 43 28 36 36 – site : www.theatredelatempete.fr – En tournée : 1er et 2 décembre, Comédie de Colmar/CDN Grand Est Alsace – 13, 14, 15 décembre, Théâtre des Cordes de la Comédie de Caen/CDN de Normandie – 28 février 2023 L’Archipel, Granville – 2 mars, Théâtre de la ville, Saint-Lô – 7 mars, Dieppe/Scène Nationale.

Au Mauvais Endroit, au Mauvais Moment

© Fabien Debrabendere

MEMM – Texte et mise en scène Alice Barraud, Raphaël de Pressigny, Sky de Sela – Jeu, Alice Barraud – Musique Raphaël de Pressigny – au Théâtre de la Cité internationale Universitaire, dans le cadre du Festival Village de Cirque # 18, avec la coopérative de Rue et de Cirque (2r2c).

C’est à une re-naissance que nous convie Alice Barraud, voltigeuse de portés acrobatiques – portique coréen, la sienne. Blessée à la terrasse du Petit Cambodge un certain 13 novembre de l’année 2015, son bras gauche transpercé d’une balle qui avait fait voler en éclats ses os, ceux du bras et de la main. Pronostic négatif quant à son métier, qu’elle vivait avec passion, avec risque d’amputation et menace de septicémie par les plumes de sa parka qui s’était frayées un passage jusqu’à la blessure. « Trou de balle dans le bras ! » comme elle le dit en cultivant la distance avec un brin d’humour. Cinq opérations, deux ans d’hôpital et pendant cinq ans des notes qu’elle prend et qui l’aident à conjurer le mal en y posant les mots de sa souffrance. « J’étais devenue un paradoxe, dit-elle, comme une guitare qui a explosé, une vieille chaise cassée. » Elle s’est armée de courage et de patience pour retrouver la scène et dit les avoir puisés en prenant pour leçon de vie celle de grands artistes comme Ray Charles, cette figure majeure de la musique afro-américaine perdant la vue à l’âge de sept ans, ou Django Reinhardt déjà virtuose de la guitare perdant à dix-huit ans l’usage de deux doigts dans l’incendie de sa roulotte. Alice Barraud est, magnifiquement vivante et talentueuse, tant qu’à la regarder on oublierait le traumatisme si elle ne l’illustrait d’objets de l’hôpital qu’elle prend pour partenaires.

Un prologue musical piano clarinette, de son complice Raphaël de Pressigny batteur du groupe Feu ! Chatterton présent côté jardin, la propulse sur scène où se trouve un fauteuil qui se brisera ; une perfusion qu’elle baladera avant de chuter ; un lit d’hôpital – dans lequel elle aura subi toutes les angoisses de l’incertitude – sur lequel elle trouve ici la force du ludique et de la distance, de l’humour et du pied de nez. Derrière la gravité du récit, Alice Barraud fait des échappées dans le burlesque, dignes de Chaplin ou de Keaton avec ce lit qui monte et qui descend, où tête et pied se referment et la coincent, faisant valser le plateau repas où, avec la potence qui lui sert à se redresser dans le lit, elle se prend la tête, au sens propre comme au figuré. Alice Barraud passe de la gouaille aux larmes, du raisonnement à la folie, monte une dramaturgie de la scène à partir de sa tragédie personnelle inscrite dans un drame collectif et gère l’ensemble avec la précision et l’habileté du fildefériste.

En chemin elle parle de son petit frère qui tout jeune adorait faire claquer des pétards, blessé aussi ce même jour de novembre pour avoir tenté de la protéger et va jusqu’à en faire claquer elle-même à la fin du spectacle ; elle évoque le traumatisme qui lui fait redouter à tout moment l’intervention d’agresseurs : « Je les attends tout le temps… » ; tente de faire marcher ses doigts derrière le drap de l’hôpital qui lui permet des jeux d’ombres ; esquisse la  numérologie – dont l’hôpital est perclus – selon laquelle 6 serait le chiffre du diable ; se dirige vers le musicien, qui la prend dans les bras et la porte, comme dans un numéro de main à main acrobatique.

© Jérôme Heymans

Avant le cirque, Alice Barraud avait rencontré la danse qu’elle avait pratiquée depuis l’enfance en ses différentes formes. Elle maîtrise magnifiquement son corps au fil de ses numéros réalisés sur lit, au sol et au final, dans les airs. La fin du spectacle est terriblement émouvante et pleine de poésie. Émouvante, quand des cintres tombe un trapèze en triangle et qu’elle s’y accroche, d’abord d’une main, la droite, à partir du lit, puis des deux mains avec le sol pour tremplin, en voltige accélérée, car elle vole ; pleine de poésie, quand des plumes – référence à sa parka – tombent du ciel comme flocons de neige et qu’elle virevolte et s’enroule dedans, en pirouette.

Attirée très jeune par le cirque, Alice Barraud a été formée par Mahmoud Louertani et Abdel Senadji de la compagnie XY. Elle a travaillé avec l’équipe du Prato, à Lille et a toujours cherché le lien entre le corps et le rire. Elle a repris sa place dans la compagnie P’tit Cirk présentant son spectacle Les Dodos, du nom de cet oiseau trop gros pour voler, à l’opposé de l’acrobate, ainsi que Piano Sur le Fil, un concert-cirque de Gaëtan Levêque avec Bachar Mar Khalifé, dans lequel elle navigue entre danse et voltige avec une équipe circassienne.

Pour oser dire l’indicible à travers son récit de vie et le spectacle MEMM Au Mauvais Endroit, au Mauvais Moment, Alice Barraud a organisé sa pensée à partir de ses notes, aidée de Sky de Sela, également trapéziste et de Raphaël de Pressigny, batteur et clarinettiste qui suit avec précision sur scène son souffle et ses rythmes. Tous trois ont construit un spectacle très personnel où elle se raconte sans concession, en mots et en états de grâce, dans tous les sens du terme.

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2022

Création lumière Jérémie Cusenier – régie lumière Jérémie Cusenier et Thomas Kirkyacharian – régie son Wilfried Simean et Hugo Barré – régie accroches Fred Sintomer – costumes Anouk Cazin – constructeur/ingénieur Robert Kieffer.

Du 22 au 24 septembre 2022, Théâtre de la Cité internationale Universitaire, 17, bd Jourdan, 75014, Paris. tél. : 01 85 53 53 85 – site theatredelacite.com – En tournée : 3 et 4 octobre, La Comédi /Scène Nationale de Clermont-Ferrand – 14 (scolaire) et 15 octobre, Le Boulon/CNAREP, Vieux Condé – 27 janvier 2023, Espace Germinal, Scènes de l’Est Valdoisien, Fosses – 31 janvier, Théâtre de Jouy /Direction de la Culture, Jouy-le-Moutier – 3 février, ECAM, Espace Culturel André Malraux, Le Kremlin-Bicêtre – 10, 11, 12 février, Le Mans Fait son Cirque – 2 et 3 mars, Halle aux Grains/Scène Nationale, Blois – 10 mars, Gallia Théâtre, Scène conventionnée, Saintes – 31 mars, Jeliote/Centre National de la Marionnette, Oloron-Sainte-Marie – 4 et 5 avril, Scène Nationale Carré Colonne, Saint-Médard-en-Jalles – 8 ou 9 avril, La Piste aux espoirs, Tournai (Belgique) – 18 avril, Espace Culturel A. Poher/Les Bords de Scène, Ablon-sur-Seine – 21 avril, Théâtre Jean Arp, Clamart. En attente : 26, 27 mai, Cirque Théâtre, Pôle National Cirque Normandie, Elbeuf – 31 mai, 1er et 2 juin, Festival Les Utopistes / Théâtre de La Croix Rousse, Lyon.

 

Le Sacre du Printemps

© Maarten Vanden Abeele

Chorégraphie de Pina Bausch, précédé de Common Ground(s) de Germaine Acogny et Malou Auraudo – coproduction Pina Bausch Foundation, École du Sable, Sadler’s Wells – La Villette, espace Chapiteaux, Théâtre de la Ville hors les murs.

Deux parties composent cette soirée danse qui ont pour point commun Pina Bausch et le Tanztheater de Wuppertal, Germaine Acogny et l’École des Sables. Cette confrontation artistique prend deux formes. En première partie, Common Ground(s) met en espace la gestuelle ritualisée de deux danseuses : d’une part Malou Airaudo, danseuse au long parcours artistique avec Pina Bausch et créatrice de rôles majeurs au Wuppertal Tanztheater – notamment dans Iphigénie en Tauride (1974), Orphée et Eurydice (1975), Café Müller (1978) et bien d’autres – et qui fut aussi l’élue du Sacre du Printemps.

D’autre part Germaine Acogny, danseuse et chorégraphe, fondatrice et directrice de Mudra Afrique de 1977 à 1982, école pensée sur le modèle de Mudra Bruxelles créée par Béjart, qu’elle avait rencontré. Elle a ensuite créé à Toulouse en 1985 le Studio-École-Ballet-Théâtre du 3ème Monde, tout en présentant des chorégraphies et en dansant. De retour au Sénégal en 1995 elle fonde le Centre international de danses traditionnelles et contemporaines Africaines, lieu de formation et d’échange entre danseurs africains et danseurs du monde entier, puis poursuit son travail de transmission en même temps que de création avec L’École des Sables qu’elle créée en 2004, à Toubab Dialaw au sud de Dakar (cf. notre article du 22 février 2021).

Common ground[s] présenté en première partie de soirée est nourri de ce syncrétisme recherché entre la danse africaine traditionnelle et la danse contemporaine. Malou Airaudo et Germaine Acogny fondent leurs alphabets l’un dans l’autre dans une quête d’espace physique et mental et à travers quelques objets transitionnels sacrés et magiques qui habitent leurs univers. Cette courte pièce (30’) est suivie d’un entracte de même durée pour laisser le temps aux techniciens d’installer la tourbe du Sacre du Printemps, chorégraphie technique des plus précises.

Reprise pour 35’ d’un Sacre du Printemps interprété par trente-quatre danseuses et danseurs africains choisis parmi une centaine venant de toute l’Afrique. Célèbre composition musicale en deux tableaux : L’Adoration de la Terre où s’exprime la joie d’une terre féconde et Le Sacrifice où l’élue sera livrée et sacrifiée aux dieux. Pina Bausch l’avait chorégraphiée en 1975. Le passage de témoin s’est fait entre les deux continents et les deux compagnies, au cours de six semaines de répétitions et de transmission, sous la direction artistique de trois danseurs emblématiques du Wuppertal Tanztheater – Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta et Clémentine Deluy. Le résultat est bouleversant dans l’énergie, le don de soi, l’explosion de joie puis de douleur, le statut de l’élue en robe rouge, vibrante d’une peur majuscule, à juste titre (Luciény Kaabral).

© Maarten Vanden Abeele

La pièce vient de si loin ! Chorégraphiée par Vaslav Nijinski pour les Ballets Russes et dansée en1913 au Théâtre des Champs-Élysées, tous les grands chorégraphes s’y sont intéressés, de Maurice Béjart en 1959 à Sasha Waltz en 2013, passant par Angelin Preljocaj en 2001, Emmanuel Gat en 2004, Jean-Claude Gallotta en 2011 pour n’en citer que quelques-uns, chacun avec sa sensibilité et son regard singulier l’a rêvé puis réalisé. Heddy Maalem chorégraphe franco-algérien a présenté la pièce en 2004 avec quatorze danseurs d’Afrique de l’Ouest. D’une musique lente et calme, parfois répétitive parfois affolée se lève le vent de sable jusqu’au cataclysme. Les danseurs montent en tension et en tremblements, en puissance, se séparent et se retrouvent, se placent en cortège, au son des clarinettes, cuivres, percussions et cordes. Le solo du basson revient en boucle, comme ces rondes de mélodies populaires.

© Maarten Vanden Abeele

De la dissonance à la montée rythmique et frénétique de la musique, comme des danseurs au cours de l’évocation des ancêtres et de leur action rituelle, se met en place la danse sacrée du sacrifice qui se fermera par un coup de timbale final. Les danseurs donnent toute leur énergie et font corps, face à la fragilité de l’élue. Tous sont à féliciter, ils habitent l’œuvre et sont en tension et à l’écoute du collectif dans leurs errances. Leur traversée chorégraphique est puissante et belle.

L’idée de cette transmission du Wuppertal Tanztheater aux danseurs de l’École des Sables pilotée par Germaine Acogny est un geste artistique autant que symbolique que Pina Bausch aurait sûrement apprécié!

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2022

Common Groups – Chorégraphie et interprétation Germaine Acogny et Malou Auraudo – composition musicale Fabrice Bouillon Laforest, musique enregistrée sous la baguette de Prof. Werner Dickel, ingénieur du son Christophe Sapp – costumes Petra Leidner – lumière Zeynep Kepekli – dramaturgie Sophiatou Kossoko.

Le Sacre du Printemps – Chorégraphie Pina Bausch – musique Igor Stravinsky – scénographie et costumes Rolf Borzik – collaboration Hans Pop. Direction artistique Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta, Clémentine Deluy – direction des répétitions Çağdaş Ermiş, Ditta Miranda Jasjfi, Barbara Kaufmann, Julie Shanahan, Kenji Takagi. Avec : Rodolphe Allui, Sahadatou Ami Touré, Anique Ayiboe, D’Aquin Evrard Élisée Bekoin, Gloria Ugwarelojo Biachi, Khadija Cissé, Sonia Zandile Constable, Rokhaya Coulibaly, Inas Dasylva, Astou Diop, Serge Arthur Dodo, Franne Christie Dossou, Estelle Foli, Aoufice Junior Gouri, Luciény Kaabral, Zadi Landry Kipre, Bazoumana Kouyaté, Profit Lucky, Babacar Mané, Vasco Pedro Mirine, Stéphanie Mwamba, Florent Nikiéma, Shelly Ohene-Nyako, Brian Otieno Oloo, Harivola Rakotondrasoa, Oliva Randrianasolo (Nanie), Asanda Ruda, Amy Collé Seck, Pacôme Landry Seka, Gueassa Eva Sibi, Carmelita Siwa, Amadou Lamine Sow, Didja Tiemanta, Aziz Zoundi.

Du 19 au 30 septembre 2022 à 20h, samedi et dimanche à 19h – Programmation du Théâtre de la Ville hors les murs, site : www.theatredelaville-paris.com, à La Villette, espace Chapiteaux site : www.lavillette.com, métro : Porte de Pantin.

Roméo et Juliette

© LA Dance Project

Chorégraphie de Benjamin Millepied avec le Los Angeles Dance Project, musique Sergueï Prokofiev, collaboration artistique Olivier Simola, à la Seine Musicale.

Sur un tapis de danse rouge vermeil placé au centre de la grande Seine de quatre mille places, à la Seine Musicale et surmonté d’un écran, scénographie magnifiquement dépouillée, le danseur et chorégraphe Benjamin Millepied – ancien danseur-phare du New York City Ballet puis directeur de la danse au Ballet de l’Opéra national de Paris, de 2014 à 2016 – revient en France.  Il présente en création mondiale avec sa compagnie fondée il y a une dizaine d’années, Los Angeles Dance Project, sa lecture de Roméo et Juliette. Pendant deux ans le spectacle a été différé en raison de l’épidémie de covid, Benjamin Millepied l’a enfin donné aux Nuits de Fourvière, à Lyon, à la fin du mois de juillet, avant de le présenter à la Seine Musicale, coproductrice de l’événement.

© LA Dance Project

Guidé par la foisonnante composition de Sergueï Prokofiev écrite en 1935 pour le Kirov puis le Bolchoï dont Benjamin Millepied extrait les moments-clés, le chorégraphe fait récit en danse, théâtre et images du mythique duo-duel entre les Montaigu famille de Roméo et les Capulet famille de Juliette, rivalité qui les mènera l’un et l’autre de l’amour à la mort. Il n’est pas simple dans sa proposition d’identifier les personnages, certains soir deux hommes tiennent les rôles titres, d’autres soirs ce sont deux femmes, parfois un homme et une femme. Le soir de la représentation à laquelle j’ai assisté David Adrian Freeland Jr. était Roméo et Mario Gonzalez, Juliette et à entendre quelques commentaires à la sortie du spectacle, certains spectateurs ont cherché pendant tout le spectacle qui pouvait bien être Juliette. Nous sommes à Vérone dans une intrigue relativement simplifiée pour ne pas dire pointilliste, une partie de l’action se passe hors plateau, filmée en direct et nous revient via l’écran. Frank Castorf pour Les Frère Karamazov en 2016 avait par cette technique, créé une nouvelle et passionnante écriture scénique. L’image a donc le statut de narrateur.

Nous suivons les danseurs en coulisses où entre autres se déroule, lointainement, le bal, symbolisé par des masques posés sur les visages ; nous les suivons dans les couloirs du théâtre, s’entrechoquant et jusqu’à l’extérieur, où se joue la scène de déclaration d’amour entre Roméo et Juliette, suivie par la caméra sur la dalle, devant le théâtre, les corps entremêlés avec gros plan sur leur baiser hollywoodien. Au loin, dans la nuit, les phares des voitures.

© LA Dance Project

Le principe du spectacle repose sur ce va et vient entre le plateau – où l’on discerne à peine, de part et d’autres, les pentes douces permettant la libre circulation des danseurs et du caméraman – et l’image captée au plus près puis projetée, sous la direction du danseur et créateur vidéo, Olivier Simola, apportant à la fois de l’intime et du réalisme, de la modernité et de l’émotion. Certains effets montrent sur un mode loufoque des objets à l’envers, comme ce canapé renversé dans lequel le danseur est assis, par un jeu de miroir et de vis-à-vis entre le plateau et l’écran. Les images sont particulièrement réussies pour les ensembles, prises du dessus et donnant sur écran l’impression de danseurs « tombés du ciel » selon l’expression de Jacques Higelin, avec les jupes noires des femmes qui volent.

Dans notre recherche du personnage, Tybalt, cousin de Juliette (Vinicius Silva), provoque Roméo en duel, qui décline la proposition. Son ami Mercutio (Shu Kinouchi) décide de le remplacer mais se fait tuer lors du duel. Roméo venge sa mort en exécutant à son tour Tybalt. Banni et contraint de s’exiler, on connaît le tragique enchaînement des faits qui suivent : pour repousser un mariage arrangé précipitamment par le père de Juliette, avec l’aide de frère Laurent elle boit un philtre qui lui donne l’apparence de la mort durant quarante heures. Retrouvée inanimée par sa nourrice, tout le monde la pleure et on la place dans le tombeau des Capulet. Frère Laurent n’a pas le temps de prévenir Roméo du stratagème. Informé directement de la mort de sa bien-aimée il se précipite à Vérone bien décidé à la rejoindre dans la mort et boit, à ses pieds, le poison dont il s’est saisi. Quand Juliette se réveille et découvre à ses côtés son bien-aimé sans vie, elle prend sa dague et se perce le cœur. La fin, comme l’ensemble du déroulé de l’histoire, est, dans la version Millepied, relativement esquivée.

Au demeurant les moments dansés sont d’une grande fluidité, dans un vocabulaire plutôt classique. Les solos, duos, trios, mouvements d’ensemble alternent avec grâce et perfection entre sauts et battements, jetés et cabrioles, arabesques. Les tableaux se succèdent, sur écran ou sur scène, certains ensembles dans leur modernité font aussi penser par un côté ludique, sensuel et vivant, à West Side Story. Vives ou sépulcrales, les lumières voyagent par des néons nomades et offrent ces jeux de reflets miroirs dans la salle.

S’affronter à Roméo et Juliette fait partie pour les chorégraphes du parcours initiatique. Benjamin Millepied  y cultive son originalité en dé-genrant les rôles et en introduisant de manière massive des images en direct, laissant à de nombreux moments le spectateur devant un plateau déserté. Il apporte en revanche un angle de vue saillant en tant que chorégraphe et son regard de chef opérateur. C’est un pari singulier, mais réussi.

Brigitte Rémer, le 24 septembre 2022

du 15 au 25 septembre 2022, à la Seine Musicale, Île Seguin, Boulogne-Billancourt. Métro : Pont de Sèvres – site : www. laseinemusicale.com – tél. : 01 74 34 53 53.

Avec : Roméo David Adrian Freeland Jr., Juliette Mario Gonzalez, Tybalt Vinicius Silva, Mercutio Shu Kinouchi – et avec Doug Baum, Marissa Brown, Lorrin Brubaker, Jeremy Coachman, Courtney Conovan, Daphne Fernberger, Oliver Greene-Cramer, Sierra Herrera, Leo Hishikawa, Payton Johnson, Peter Mazurowski, Nayomi Van Brunt. Collaboration artistique Olivier Simola –

Scénographie et lumières François-Pierre Couture – directrice lumières Avery Reagan – costumes Camille Assaf – opérateur Steadicam Sébastien Marcovici – musique Sergei Prokofiev interprétée par le London Symphony Orchestra sous la direction de Valery Gergiev.

et aussi du 13 au 16 octobre, au Théâtre du Châtelet, Paris, Programme I et II de Benjamin Millepied, dont Be Here Now – site : www.chatelet.com

Tropique de la violence

© Victor Tonelli

D’après le roman de Nathacha Appanah – adaptation et mise en scène Alexandre Zeff, compagnie La Camera Oscura. Théâtre 13/Bibliothèque.

Sa mère venait des Comores. Destination Mayotte à bord d’une barque précaire. A l’arrivée, elle dépose son bébé, Moïse, l’enfant à l’œil vert et noir de peau, auprès de Marie, infirmière à la peau blanche qui n’ayant pu avoir d’enfant, veillera sur lui. Pourtant c’est une béance qui s’ouvre et une incessante quête d’identité.

On retrouve Moïse en prison où il est enfermé pour une quinzaine d’années et l’on remonte le cours de son histoire… Marie meurt brutalement quand Moïse a tout juste quinze ans. Il se met à fréquenter le bidonville qu’on appelle Gaza, une zone de non-droit où vivent plus de trois mille mineurs isolés, organisés en bandes qui commercent et se défoncent.

© Victor Tonelli

« Rien de positif, le pays ressemble à une poussière incandescente » dit le texte. Le cercle bien connu chômage, misère, délinquance, drogue, violences semble inéluctable, et pour Moïse, dit Mo la cicatrice, l’errance et la peur, le racisme. Bruce, autoproclamé le roi de Gaza, le prend d’abord sous son aile et assure son initiation. Puis le vent tourne et le caïd met en œuvre à son encontre mépris, humiliations, harcèlement, viols répétés et jusqu’à la torture, piétinant ses quinze premières années protégées.

Deux autres discours s’entrelacent, celui d’un humanitaire du mouvement Pour une alternative non violente qui après avoir tenté d’accompagner les jeunes, jette l’éponge suite à de nombreux heurts et à la mise à sac de son local, celui d’un flic tout aussi pessimiste. Derrière la carte postale du plus beau lagon du monde aux vastes massifs coralliens, Mayotte endroit délaissé, montre une nature défaillante, une terre fracturée, des éléments qui parfois se déchaînent, entre pluies, vents et tonnerre, une violence exacerbée et extrême.

C’est ce que donne à voir le spectacle dans une démarche artistique pluridisciplinaire où l’image se mêle à la musique, où l’acteur fait corps avec une nature inhospitalière, portant le texte d’une grande poésie. Quand la mère apparaît à l’écran et chante elle apporte l’émotion, la sienne et la nôtre « Les mots sont une prière ». Quand le batteur-oiseau perché sur le flamboyant sonne le tocsin et la révolte au moment où Moïse s’écroule dans la lagune, pourtant la vie se poursuit. Quand le caïd grimpe tout en haut du théâtre, et jusqu’au gril, il déploie sa toute-puissance, prêt à « cogner la vie » et à « crever sans regret. »

Journaliste et romancière, Nathacha Appanah est née à l’Île Maurice en 1973, elle est arrivée en France à l’âge de vingt-cinq ans. Publié en 2016, Tropique de la violence a reçu de nombreuses récompenses, comme ses précédents romans, Les Rochers de Poudre d’Or, en 2003 et Dernier Frère en 2007. Alexandre Zeff s’est emparé de son écriture métaphorique et a composé un univers aussi sombre que l’est l’ouvrage, dans sa désespérance. La violence est partout pour Moïse, balloté au fil des rencontres, dans une société qui se délite : dans la mère d’abandon puis la mère d’adoption très tôt disparue, dans un pays laissé pour compte, dans une jeunesse perdue et les bandes qui la pervertissent, dans le racisme où paroles blanches et peau noire se contredisent.

– © Victor Tonelli

Sur le plateau la violence est, le metteur en scène réussit à la maîtriser autour du parcours chaotique de Moïse (Alexis Tieno), rongé par la peur, la faim, la marche et les cauchemars et autour de la provocation incessante de Bruce-le-caïd (Mexianu Medenou) couronnée par leur corps-à-corps allant jusqu’à la mort. Tous deux portent le spectacle avec talent, accompagnés des acteurs Thomas Durand et Assane Timbo, de l’actrice-chanteuse-guitariste Mia Delmaë, de la percussionniste japonaise Yuko Oshima en alternance avec Blanche Lafuente. La mise en images, dans une création vidéo de Muriel Habrard et Alexandre Zeff est puissante, la scénographie et les lumières de Benjamin Gabrié élaborent des espaces sensibles mettant en action cette tragédie d’un quotidien aux vies brisées.

Investi dans des programmes dits de cohésion sociale, Alexandre Zeff développe son écriture théâtrale avec justesse en dessinant les contours d’une géographie incertaine, entre les Comores et Mayotte, territoire français. Dans le déplacement des populations auquel le texte fait référence, le metteur en scène s’empare en arrière-plan de la question de l’inégalité des chances et du décalage entre rêve et réalité, sans en altérer le souffle poétique.

Brigitte Rémer, le 21 septembre 2022

Avec : Mia Delmaë, Thomas Durand, Mexianu Medenou, Alexis Tieno, Assane Timbo – percussionniste Yuko Oshima et Blanche Lafuente en alternance – scénographie et lumière Benjamin Gabrié – collaboration artistique Claudia Dimier – dramaturgie Noémie Regnaut – création vidéo Muriel Habrard, Alexandre Zeff – assistants vidéo Jules Beautemps, Sara Jehane Hedef – création musique et son Mia Delmaë, Yuko Oshima, Guillaume Callier, Vincent Robert – régie plateau et coordination Damien Rivalland – assistante à la mise en scène et dramaturgie Leslie Menahem – assistante à la mise en scène et coordinatrice Cécile Cournelle – assistante à Mayotte Anne-Laure Mouchette – stagiaire mise en scène Adèle Sierra – régisseur général Sylvain Bitor – régisseur son François Vatin – costumes Sylvette Dequest – maquillage et effet spéciaux Sylvie Cailler – collaboratrice chant Anaël Ben Soussan – chorégraphie de combat Karim Hocini – dressage animalier Victorine Reinewald – construction décor Suzanne Barbaud, Yohan Chemmoul, Benjamin Gabrié.

Du 14 au 30 septembre 2022, Théâtre 13/Bibliothèque, 30 rue du Chevaleret. 75013. Paris – du lundi au samedi à 20h, samedi à 18h, relâche le dimanche. En tournée : Espace BM. Koltès, Metz, 13 et 14 octobre – Théâtre de Chelles, 21 octobre, Célestins Théâtre de Lyon, 23 au 27 novembre – Le Théâtre, Laval, 8 décembre – Centre Duhamel, Vitré, 5 janvier 2023 – Théâtre Jean Arp, Clamart, 12 et 13 janvier 2023 – Le Carré Magique, Lannion, 2 mars 2023 – Théâtre Sénart, 22 au 24 mars 2023.

Le grand Chœur du Canto General à la Fête de l’Humanité

© BR

Oratorio composé par Mikis Theodorákis sur les poèmes de Pablo Neruda – direction musicale Jean Golgevit – avec le Grand Chœur de Bretagne et d’Occitanie – solistes, Gabriela Barrenechea mezzo-soprano, Jean-Luc Kerouanton, baryton.

Le peuple en majesté titrait le journal « L’Humanité » au lendemain de la 87ème Fête de l’Huma qui s’est déroulée du 9 au 11 septembre et d’un virage à 360° obligé, que les organisateurs ont pris avec philosophie et dans un immense travail réalisé. Après deux ans d’interruption due à l’épidémie de Covid et à un changement géographique imposé par les travaux liés aux Jeux Olympiques de 2024 qui ont mangé le terrain de La Courneuve où se déroulait l’événement, la Fête a migré vers le sud de Paris. Elle s’est installée au Plessis-Pâté non loin de Brétigny/Orge, sur l’ancienne base aérienne 217, un événement en soi.

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Malgré cette inconnue, les participants sont venus nombreux, en dépit du temps bien incertain du week-end. Cet immense espace de soixante hectares avait été magistralement réinterprété autour de différents villages : Livre, Famille, Territoires solidaires, Village du monde, et autour des mêmes espaces artistiques : La grande scène Angela Davis, la scène Joséphine Baker, la scène Zebrock Nina Simone. L’espace Jack Ralite y accueillait spectacles et projections de cinéma. Une multiplicité de stands donnait la vedette à chaque territoire et aux entreprises publiques. Il régnait dans les allées beaucoup de bienveillance, de fraternité, d’ouverture et de liberté et sous les slogans aussi poétiques qu’incitatifs se goûtaient les bons vins, se rencontraient les amis, s’écoutaient les discours. Toute la gauche y fut présente.

Si les débats sont allés bon train d’un bout à l’autre de la Fête et dans des formats divers et variés, la programmation musicale a mis à l’honneur des artistes de tous bords, en mélangeant les genres avec intelligence : rap, rock, soul, jazz se sont exprimés sur les différentes scènes. Pour ne citer que quelques groupes, mais il y en eut de nombreux comme Sniper, les Wampas, Camélia Jordana, Odezenne, Sexion d’Assaut et tant d’autres…

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C’est dans ce cadre enjoué et stimulant que s’est produit sur la grande scène Angela Davis, entre Benjamin Biolay et Dutronc&Dutronc, le Grand Chœur du Canto composé du Chœur du Canto de Bretagne et des Voix du Canto d’Occitanie, fédérés par Jean Golgevit à la direction musicale. Violoniste à l’origine, compositeur et brillant pédagogue, ce chef de chœur hors pair approfondit depuis de nombreuses années l’œuvre de ces deux immenses artistes que sont Neruda et Theodorákis. La créativité poétique du premier, Pablo Neruda (1904/1975), l’univers musical du second, Mikis Theodorákis (1925/2021) – deux artistes engagés, l’un au Chili, l’autre en Grèce – sont purs joyaux.  « Deux pays, deux trajectoires similaires » comme le dit la soliste Gabriela Barrenechea.

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El Canto General est une fresque lyrique et épique sur l’histoire et les destinées des peuples d’Amérique Latine écrite par Neruda à partir de 1938, éditée au Mexique en 1943. L’exécution de son ami, le poète Federico García Lorca en 1936, en Espagne, avait marqué son entrée en résistance et en militance. Dans ces quinze sections et plus de quinze mille vers s’expriment de manière directe ou métaphorique l’oppression, la révolte, les espoirs et les utopies. Défenseur des droits de l’homme, Neruda – Prix Staline de la Paix en 1950, Prix Nobel de Littérature en 1971- appelait à la prise de conscience collective. En 1969, le parti communiste l’avait désigné comme candidat à l’élection présidentielle, mais il s’était désisté en faveur d’Allende comme candidat unique de l’Unité Populaire. Ce dernier présida aux destinées du pays à partir du 4 septembre 1970 et jusqu’au 11 septembre 1973, date du coup d’état par Pinochet et de son assassinat.

Mikis Theodorákis avait commencé à travailler sur le Canto General dont on entendra certaines sections dans ce concert, notamment Vegetaciones, Los Libertadores, Voy a vivir, La United Fruit Company, America insurrecta, Requiem pour Neruda, composé suite à la mort du poète brutalement survenue dans des conditions restées suspectes, dix jours après l’assassinat du Président Allende.

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Le grand Chœur de Bretagne et d’Occitanie l’a fait vibrer sur cette immense scène de la Fête de l’Humanité, images reprises sur deux écrans géants de part et d’autre du plateau. Dans l’histoire mouvementée de son pays, la Grèce, Theodorákis fut un militant communiste et résistant de la première heure durant la guerre civile et la toute-puissance des colonels.  Il fut emprisonné, déporté, torturé et plus tard dut s’exiler. De France, il créa le Conseil national de la résistance. Il eut la musique pour combat. Le monde entier le connaît sous l’angle de la musique populaire, par le sirtaki composé pour le film de Michael Cacoyannis, Zorba le Grec, petit clin d’œil avec quelques notes esquissées ici par le joueur de bouzouki. Bien au-delà, Theodorákis a écrit de nombreux opéras et oratorios, des musiques de chambre. Sa composition musicale pour El Canto General est d’une immense richesse dans les rythmes, les scansions, les chuchotements et crescendos. Il avait lui-même dirigé l’œuvre pour la Fête de l’Huma en septembre 1974, un an après l’assassinat d’Allende. Quarante-huit ans plus tard, sous la baguette de Jean Golgevit, le Chœur du Canto et les Voix du Canto se produisent en cette date du 11 septembre, emblématique pour le Chili.

Au salut final © BR

Sur scène, accompagnant les soixante choristes, deux solistes : l’éblouissante mezzo-soprano, Gabriela Barrenechea, originaire du Chili et fière de l’être, qui a de nombreuses cordes à son arc. Elle avait quinze ans lors du coup d’État et a vécu cachée, avant de s’exiler ; la tessiture de sa voix recouvre exactement la couleur de l’œuvre ; Jean-Luc Kerouanton, baryton et également récitant ; Pascal Keller, pianiste ; Dimitris Mastrogioglou, bouzoukiste ; et trois percussionnistes, Bérangère Le Meur, Maxime Chatal et Florent Bigoin qui donnent toute l’amplitude à l’œuvre. Le moment est sublime, le parvis s’est rempli d’un public multiforme, les écrans rapportent de magnifiques images, chacun des choristes et des musiciens donne ce qu’il a de meilleur, le chef de chœur est au gouvernail. Chapeau bas ! « Je suis venu pour chanter et pour que tu chantes avec moi » dit Neruda, « J’ai toujours aimé me trouver là où le tourbillon s’empare de l’humanité » dit Mikis Theodorákis. La Fête de l’Huma bat son plein.

Brigitte Rémer, le 19 septembre 2022

Avec les choristes – Chœur du Canto / Bretagne : Frédérique Aguillon, Christiane Bost, Madeleine Castel, Jean Chalm, Gwénaëlle Clément, Yvonne Cloâtre, Claude Conas, Cécilia Delaunay, Marie-Aline Demortain, Antoine Egea, Danielle Estrade, Michel Fontaine, Joëlle Grison, Marie-Noëlle Guerineau, Joëlle Guilcher, Patricia Guitteny, Yves Guitton, Jean-Luc Kerouanton (chanteur et soliste), Anne Marie Kerveadou, Bernadette Le Duff, Ghislaine Le Floch, Armelle Le Goff Derien, Robert Le Crann, Merwen Le Mentec, Alain Loison, Joëlle Marchand, Lambert Masson, Sylvie Masson, Lydiane Quere, Françoise Quittos, Agnès Sagot, Yves Sanson, Hervé Tilly.

Jean Golgevit, direction musicale © Christian Crochet

Voix du Canto / Occitanie : Anne Armagnat, Corinne Canonge, Olivier Canonge, Monique Carton, Françoise Chambon, Régis Couder, Marie-Odile Crochet, Marie-Suzanne Dubray, Florence Evrard, Françoise Faivre, Lionel Faivre, Louis Fourestier, Corinne Glain, Georges-Henri Grau, Myrèse Grau, Émilie Martin, Chantou Marty, Sylvie Raynal, Jacques Rouveyrol, Jacqueline Suquet, Martine Teirlinck.

Dimanche 11 septembre 2022, Fête de l’Humanité, Grande Scène Angela Davis, Base 217, Le Plessis-Pâté/Brétigny-sur-Orge – Sites : www.lescheminsdelavoix.free.fr (Chœur du Canto/Bretagne) – www.les-voix-du-canto.org (Choeur Les Voix du Canto/Occitanie – Direction musicale, Jean Golgevit – Site : www.jean-golgevit.weebly.com

Out of the blue

© Théâtre de la Ville

Par et avec Silke Huysmans et Hannes Dereere – production Campo – en anglais et néerlandais, surtitré en français, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, dans le cadre du Festival d’Automne.

L’objet présenté est singulier. Il traite d’un sujet de société devenu une des priorités mondiales, le non-respect de l’environnement et la destruction de la planète, ici des fonds sous-marins. Peut-être s’apparente-t-il davantage à une conférence scientifique qu’à un spectacle, peu importe il est d’utilité publique. À partir de techniques journalistiques, Silke Huysmans et Hannes Dereere transposent une problématique qu’ils reconstituent artistiquement. Leurs deux précédents spectacles traitaient, le premier, du désastre minier de 2015 au Brésil, avec Mining stories, le second de l’extractivisme qui a détruit l’Île de Nauru dans le Pacifique au cours du XXème siècle, avec Pleasant Island.

Avec Out of the blue, en entrant dans la salle le spectateur fait face à huit écrans collés les uns aux autres, deux ordinateurs posés sur une grande table. Les deux acteurs-intervenants s’assiéront devant, dos au public, et gèreront l’informatique en véritables chefs d’orchestre, tapant parfois le texte sur leurs claviers in-situ et gérant la chorégraphie des images et de la musique. On ne verra leur visage qu’au salut. Ils ne sont pas le cœur du sujet, leur démarche l’est. C’est une démarche d’observation sur les forages en eaux profondes, dans le Pacifique, à l’ouest du Mexique et les risques qu’ils entraînent.

Au printemps 2021, Silke Huysmans et Hannes Dereere sont connectés par satellite depuis chez eux, la Belgique, avec trois bateaux stationnés dans l’océan Pacifique : l’un appartient à une compagnie belge d’extraction minière en train d’explorer les fonds marins abyssaux à l’aide d’un robot, l’autre accueille les scientifiques qui observent l’opération en cours, le troisième n’est autre que le navire amiral des militants de Greenpeace qui deviennent lanceurs d’alerte, le Rainbow Warrior.

Le Prologue est suivi des différentes interviews avec les scientifiques marins de ces navires et les militants de Greenpeace. Les points de vue sont contradictoires et si le monde est cartographié, seulement 10% des fonds marins le sont, remarque le commentaire. Le voyage visuel proposé dans ces fonds silencieux repose sur de remarquables images. La faune et la flore y sont pure poésie, et l’on voit des bancs de poissons délicats et gracieux s’enrouler dans le mouvement de l’eau, des poulpes du sud aux grandes ailes, fines comme des dentelles, voler sous l’eau.

Moins poétiques, les pilleurs d’océan à la recherche de cuivre, zinc, manganèse et cobalt, tous minerais nécessaires aux sociétés pour stocker l’énergie, sont aux aguets. Pourtant dès 1967 l’Ambassadeur de Malte, M. Arvid Pardo, appelait à l’instauration d’un régime international efficace du fonds des mers et des océans. Signée en 1982, la Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer fut adoptée. Douze ans plus tard, en 1996, elle est entrée en vigueur et les fonds marins ont été déclarés Patrimoine mondial de l’humanité. Le temps politique est un temps si long…

Comme des capitaines à la barre, et les acteurs-observateurs-rapporteurs Silke Huysmans et Hannes Dereere le précisent bien, il ne s’agit pas ici d’un problème à traiter mais d’un cycle en mouvement, celui du vivant et de l’humain. La recherche d’une solution ne saurait être que collective. Vers la fin du spectacle ils nous font voyager vers d’autres abysses, dans le cosmos, à l’autre extrémité, entre mars et vénus. Des deux côtés on reste suspendus entre l’immensité et l’infini, dans une solitude vertigineuse, au sein d’une nature sacrée et d’un certain vague à l’âme. L’échelle de nos perceptions se décale face à un écosystème qu’on altère avant même de le connaître.

L’épilogue est peu réjouissant même si les scientifiques ont demandé un moratoire. Vingt-sept pays ont désormais un contrat de forage pour les fonds marins abyssaux dont l’Allemagne, le Japon et la Russie et la prochaine expédition est programmée à l’automne 2022. Dans Out of the blue il y a un grand écart entre le calme avec lequel se fait devant nous cette démonstration fine et feutrée d’une biodiversité en danger et le tumulte du propos. On est avenue Gabriel, à deux pas de l’Élysée, on a envie de dire : traversez la rue et montrez votre travail aux politiques qui surfent sur les vagues sans s’attaquer réellement aux problèmes d’un univers qui, à grande vitesse, se détruit et dont Silke Huysmans et Hannes Dereere font récit.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2022

Du 12 au 15 septembre à 20h, Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris. tél. 01 42 74 22 77 et www.festival-automne.com

Coriolan

© Victor Tonelli

Texte William Shakespeare, traduction Jean-Michel Déprats, mise en scène François Orsoni, au Théâtre de la Bastille.

Après La Mort de Danton de Georg Büchner montée en 2016, puis Monsieur le député de Leonardo Sciascia, présenté en 2018, François Orsoni rembobine le temps et nous mène de Plutarque avec ses Vies des hommes illustres au Vème siècle avant JC, jusqu’au XVIème siècle de Shakespeare. La question du pouvoir et de la démocratie, l’intéresse.

Quand on entre dans la salle du Théâtre de la Bastille on se trouve face à l’Acropol(e) et les acteurs sont en place. La caste patricienne est lascivement installée sur les marches, face au public : telle une Athéna en majesté, la mère de Caius Marcius (Estelle Meyer) surnommé Coriolanus après la prise de la ville de Corioles, appartenant aux Volsques ; Coriolan donc, son fils (Alban Guyon) héros coléreux et violent, dur et hautain, qui a le goût des armes et fut de toutes les guerres que Rome mena contre ses voisins ; Ménésius, (Thomas Landbo) conciliateur pour le sénat, tentant de raisonner le peuple, miséreux, qui leur fait face : deux acteurs dans la salle, assis au même niveau que les spectateurs, l’un côté cour, l’autre côté jardin, qui apostrophent le public (Jean-Louis Coulloc’h et Pascal Tagnati).

Après hésitations et tergiversations Marcius présente sa candidature au consulat et convoite ce sommet de la hiérarchie des magistrats. Il échoue car les citoyens se rebellent, craignant que leurs droits nouvellement acquis leur soient retirés. Chassé par le peuple pour avoir souhaité la disparition du tribunal de la plèbe qui au Sénat représente leurs droits, Marcius/Coriolan est condamné à l’exil, malgré le simulacre de séduction auquel il se prête et la toge d’humilité qu’il revêt. Il change alors de direction et met ses capacités de stratège au service de ses anciens ennemis, les Volsques, se plaçant sous leur protection, avant de revenir mettre le siège devant Rome. Une délégation de femmes menée par sa mère le ramène à la raison, il entend leurs supplications et raccompagne ses troupes aux frontières du territoire romain, retournant chez les Volsques où il est finalement assassiné par une bande de conjurés.

Pièce historique ou bien tragédie, le texte met en exergue l’amour filial et la vertu des héros. C’est une pièce bavarde, qui laisse peu de place à la rêverie et au vagabondage. Les metteurs en scène ne s’y attardent guère. Christian Schiaretti l’avait mise en scène en 2006, plaçant la focale sur l’intemporalité du sujet. Ici les manœuvres politiciennes et l’hostilité du peuple qui sont au cœur de l’histoire en cette époque romaine, nous semblent lointaines, alors qu’elles pourraient nous renvoyer à nos démocraties chancelantes et nos politiques incertains.

Si les acteurs, toujours à vue, tirent leur épingle du jeu, la contemporanéité s’absente et la mise en scène de François Orsoni propose des images datées. Alors, pourquoi ne pas pousser le jeu à l’extrême, dans un grand péplum où ce héros militaire pourrait régner et douter dans sa Rome archaïque, en nous amusant un tout petit peu ?

Brigitte Rémer, le 14 septembre 2022

Avec : Jean-Louis Coulloc’h, Alban Guyon, Thomas Landbo, Estelle Meyer, Pascal Tagnati – bruitage Éléonore Mallo – lumières François Orsoni, Antoine Seigneur-Guerrini – scénographie et costumes Natalia Brilli – photographie François Prost After Party 2018 – régie générale Antoine Seigneur-Guerrini, François Burelli – création sonore et régie son Valentin Chancelle – régie Bastille Erwann Petit.

Du 12 septembre au 7 octobre 2022 à 20h, relâche les dimanches et le jeudi 15 septembre – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011. Paris – site : www.theatre-bastille.com et www.neneka.fr – tél. : 01 43 57 42 14.