La Porte de Fatima / بوابة فاطمة

La Porte de Fatima, publication 2023

Pièce de Roger Assaf, traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – Suivi de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une Pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient.

« Un jour j’ai découvert que le théâtre était la face cachée de l’Histoire. J’ai vu alors, sur une scène étroite habitée par des mots et des corps, les siècles se dévêtir et se démaquiller » dit l’auteur libanais et dramaturge se retournant sur son parcours. Également metteur en scène et acteur, Roger Assaf est connu pour son théâtre partisan, son engagement dans le tissu social et culturel, ses créations théâtrales au Liban et au Moyen-Orient. Fondateur du collectif Shams en 1999 puis de l’Espace Tournesol, à Beyrouth, en 2005, il fédère la jeune création théâtrale et participe de la transmission et de la réflexion sur les formes et écritures théâtrales. Francophone et francophile par sa mère, française, formé à l’École nationale supérieure de Théâtre de Strasbourg, il a d’abord mis en scène ses spectacles en versions arabe et française. Puis à l’écoute de la situation politique, économique et sociale libanaise, il a poursuivi en version originale et décentré son regard théâtral pour entièrement l’adapter à son contexte de vie et de création, à Beyrouth. Il déclarait en 2015 dans une interview – de Tarek Abi Samra à L’Orient-Le Jour – « C’est en enseignant le théâtre que j’ai pris conscience à quel point ce que nous apprenons aux étudiants est lacunaire, voire faux : nous leur imposons une vision du théâtre qui n’est pas la leur, qui ne correspond pas à leur propre culture. » Roger Assaf a, à son actif, plus de cinquante pièces de théâtre dans lesquelles il est acteur ou metteur en scène, ou les deux, quelques films et des émissions de télévision. Il est Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres, depuis 2013 et a reçu de nombreuses distinctions.

Écrite en 2006, La Porte de Fatima a été présentée la même année à Beyrouth, à l’espace Tournesol. Roger Assaf l’avait mise en scène et interprétait le rôle du Présentateur, sorte de metteur en scène et conteur qui donne le fil de la narration, comme le sont aussi à tour de rôle les autres personnages, interprétés par deux comédiennes. Certains passages du texte sont en arabe, sur scène ils sont soit surtitrés soit traduits par l’un des conteurs. Un écran en fond de scène permet la projection de quelques images intégrées au texte et servent de support au jeu dramatique.

La Porte de Fatima/Bawabet Fatmeh est un lieu hautement symbolique au Liban, point de passage entre la ville de Kfar Kila au Liban, et Israël. Au début de la guerre du Liban, en 1976, les Israéliens avaient ouvert la frontière pour aider les chrétiens qui s’opposaient à l’OLP (l’Organisation de libération de la Palestine). Fatima Mahbouba, une Libanaise blessée, fut convoyée jusqu’à l’hôpital israélien de Ramat Gan dans la banlieue de Tel-Aviv, où elle fut soignée. Ce fait a inspiré Roger Assaf. La pièce se déroule en huit séquences, dans un village du Sud-Liban et se rapporte à la guerre de juillet 2006.

Roger Assaf © bg.press

La première séquence, Sésame, ouvre-toi ! évoque le début de la guerre, comme un avant-propos : « Imaginez Fatima blottie contre sa mère, sa mère contre l’olivier et les balles qui sifflent de tous côtés. La mère est blessée, la fille court chercher de l’aide, quand elle revient, sa mère n’est plus là. » Dans la seconde séquence, Le Mariage de Zeinab, on assiste à l’immuable rituel social que représente l’institution du mariage, alors que le photographe choisi pour capter l’événement est très amoureux de la jeune femme : « Mes larmes diront des choses que personne ne comprendra, elles ne parleront qu’à toi…» lui déclare-t-elle. Ces images, sourdes, traverseront la pièce. La Pluie d’été, troisième séquence, porte le nom de l’opération militaire du 12 juillet 2006, celle qui « dévora l’espace libanais. » La scène se couvre des messages de solidarité envoyés du monde entier, du Liban et même d’Israël. Les comédiennes se métamorphosent, l’une en mère israélienne, l’autre en mère libanaise pour un échange vigoureux et un dialogue de sourd dans lequel le Présentateur tient le rôle d’arbitre et de chef d’orchestre. Les accusations réciproques pleuvent, la comptabilité des destructions et des morts se met en marche. « Au milieu des décombres, la mère libanaise chante une lamentation » dit la didascalie. La quatrième séquence, Le Téléphone d’Aytaroum, met en scène une conversation de la dernière chance entre un homme coincé sous les décombres de sa maison et un ami qui l’avait appelé, conversation rapportée par Le Présentateur qui se transforme en cet homme essayant de se dégager et de survivre. Dans la cinquième séquence, Les Tortues de Tyr, une mère, Madame Wardé, attend son fils au bord de la grève, c’était « le plus beau et le meilleur pêcheur de la région. » Elle lui transmet des messages par les tortues marines voyageuses avec lesquelles elle a noué amitié, jusqu’à en perdre la raison. Sa douleur et sa colère s’expriment par des imprécations sur la fin du monde qui déchirent le sable et l’air. Sixième séquence, La Porte de l’extase fait le récit d’une relation chaotique entre une jeune femme abusée par un homme jusqu’à son avortement, à travers une joute verbale entre Le Présentateur, rattrapé par le personnage, et La Femme. Une comédienne et une putain sont les héroïnes de la septième séquence, Le Rire de l’hyène où le Présentateur fait monter les enchères entre l’humain et l’animal. La laideur et le beau se superposent, et derrière la femme mutilée apparaît Zeinab la jeune mariée, en effigie dans le boitier du photographe qui traverse la pièce. Et la métaphore n’est jamais loin : « Pour moi, Beyrouth, c’est ça, c’est une femme défigurée par la guerre et qui a un visage qui n’est pas le sien. Elle essaie de rire et elle ne peut pas. » La Dernière porte, une courte séquence, ferme la pièce et résume le destin de Fatima Fawad – une autre Fatima – qui, le 12 juillet étant à Damas, est rentrée chez elle quelques jours plus tard pour retrouver sa famille décimée, leur grande et belle demeure, détruite.  « Si tu n’es pas pluie, mon aimé, Sois arbre, nourri de fécondité, sois arbre Et si tu n’es pas arbre, mon aimé, Sois pierre, nourri d’humidité, sois pierre Et si tu n’es pas pierre, mon aimé, Sois lune, dans le songe de l’aimée, sois lune » dit la lamentation.

Composée, à partir de récits, d’anecdotes et de témoignages collectés, de documents photos et vidéos, de poèmes et de chansons, la pièce évoque le conflit israélo-libanais qui s’est étendu sur trente-trois jours, et parle des villages du Sud du pays, anéantis par Israël en représailles aux attaques de fedayins. Le Présentateur-narrateur, qui est aussi l’auteur, Roger Assaf, raconte non seulement la guerre mais aussi son engagement, individuel et collectif, comme artiste et directeur du théâtre Le Tournesol et montre l’universalité de la résistance théâtrale et culturelle. La théâtralité s’imprime dans la superposition de son récit et sa métamorphose en personnages, adaptés à chaque situation.

Affiche du spectacle (Beyrouth 2006)

Le texte qui suit La Porte de Fatima et qui a pour titre Nous allons bien et vous ? publie les dix lettres envoyées par le Théâtre Tournesol de Beyrouth, entre le 13 juillet et le 13 août 2006 aux amis du monde entier. Commentaire politique des événements et témoignages, elles donnent aussi la clé des enjeux de la révolte et de l’indignation. Ces deux textes puissants et qui se complètent, nés d’événements tragiques dans une région, le Moyen-Orient, restée explosive, mériteraient d’être repris et montrés en France et dans le monde.

Brigitte Rémer, le 12 août 2023

La Porte de Fatima, de Roger Assaf, est traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – La pièce est suivie de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient. (13 euros) – site : parlatges.org – tél.: + 33 9 75 47 27 23

Une Rencontre avec Roger Assaf est programmée le samedi 16 septembre 2023, à 14h30, à l’Institut des Cultures Arabes et Méditerranéennes de Genève.

La Momie / Al-Mummia 

© Abdel Aziz Fahmy

Film de Shadi Abdessalam (Égypte) réalisé en 1969, en 35mm/couleurs (122’) – producteur délégué Salah Marei – programmé dans le cadre du colloque Cinéma et Archéologie du musée du Louvre/université Paris Nanterre, présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence, études cinématographiques – Version originale numériquement restaurée par World Cinema Foundation avec le soutien du Ministère égyptien de la Culture, à Cineteca di Bologna – Auditorium Jean-Claude Laclotte/musée du Louvre.

Toi qui pars, tu reviendras sont les premiers mots du film La Momie, qui frappe d’emblée par la beauté des images et le lyrisme de ses plans, autant que par le destin du film et celui de son réalisateur, Shadi Abdessalam. Après des années de travail, ce chef d’œuvre du cinéma égyptien est resté presque invisible – sa diffusion, confidentielle, n’ayant eu lieu qu’en 1975, six ans après sa réalisation. C’est le seul long-métrage réalisé par Shadi Abdessalam, mort en 1986, alors qu’il travaillait depuis plus d’une quinzaine d’années sur un second long-métrage, Akhenaton, qui ne verra pas le jour.

© Abdel Aziz Fahmy

Né le 9 mars 1930 à Alexandrie d’une famille originaire de Haute Égypte, Shadi Abdessalam fait des études à Oxford, se forme au théâtre à Londres, Paris et Rome, puis en architecture à l’Institut des Beaux-Arts du Caire, avant de s’orienter vers le cinéma. Homme de grande culture il est d’abord décorateur et assistant auprès de Salah Abou Seif, père du cinéma réaliste égyptien et de Joseph Chahine, sur Saladin. Il est ensuite engagé par la Fox et travaille avec Joseph Mankiewicz sur Cléopâtre en 1963, Jerzy Kawalerowicz sur Pharaon en 1966, et Roberto Rossellini pour la série de La Lutte de l’homme pour la survie, en 1967. Il dirige le Centre expérimental du film, au Caire, à partir de 1968 et signe trois courts métrages tournés en 1970, Le Paysan éloquent/ Al Fallah al fassieh ; 1975, Juyush Ash-Shams ; 1982, La Chaise/ Tut’ Amnakh Amun adh-dhahabi, seules traces avec La Momie de ses travaux personnels.

Shadi Abdessalam se passionne pour l’Egypte Antique et remonte à la XXIè dynastie. Il part d’une histoire vraie, qui s’est déroulée en 1881 à Deir el Bahari dans le cadre du complexe funéraire situé sur la rive gauche du Nil face à Louxor et Karnak, au sud de la Vallée des Rois. Adossés à la paroi rocheuse de la montagne de Thèbes, temples et tombes recouvrent l’ensemble du territoire. Le réalisateur prend connaissance des écrits de l’égyptologue français Gaston Maspéro qui avait succédé au célèbre égyptologue Auguste Mariette comme conservateur du service des antiquités égyptiennes, au Caire. Maspéro lance une enquête pour tenter de percer le mystère des pilleurs de tombes, de la circulation et de la vente des objets volés et nomme Ahmad Kamal pour cette mission. Dans la montagne, depuis des siècles la tribu Hourabât assure ses revenus en pillant les tombes et garde secret leur emplacement et le passage qui y conduit. Même les papyrus de la Reine Ndjemet, fille de Ramsès X et de la Reine Tyti, ont disparu. Pour arriver à leurs fins et dérober les trésors, ils blessent profondément la montagne. Quand leur chef meurt et après l’avoir accompagné dans l’au-delà de la voix des pleureuses, la transmission du secret passe de l’oncle aux deux fils qui découvrent la manière dont vit la tribu. Face au dilemme ils se refusent à poursuivre le trafic. Le premier est rapidement éliminé et jeté dans les eaux, Wannis, le second, brave sa mère et déjoue le complot des anciens. « Les morts, c’est ça notre pain !» s’exclame-t-il.

© Abdel Aziz Fahmy

Le film débute par la parole du Livre des morts, à l’époque de l’Égypte Antique qui a valeur de formule magique et religieuse mais qui est aussi en prise avec la réalité égyptienne de l’époque, la défaite de la Guerre des six jours qui s’est déroulée en 1967, deux ans avant le tournage. Le film pose la question de l’identité : « Perdre son nom c’est perdre son identité. » Il se déroule presque exclusivement la nuit, dans une ambiance lunaire et de réverbérations sur des décors naturels où temples, déserts, felouques et rives du Nil, murs des tombeaux éclairés par des torches ont une présence magnétique ; certaines scènes sont tournées dans les célèbres Studios Misr, au Caire (cf. notre article du 16 novembre 2020). La musique et le vent du désert guident l’action, l’échange des regards est d’une grande intensité, l’œil d’Horus – symbole de protection contre le mal, la maladie et les mauvais esprits, chargé du pouvoir de guérir et de protéger contre les forces du mal n’est jamais loin, de même que la main qui emprisonne le destin. Il y a des silences et des chuchotements, il y a des trahisons. On est en pleine tragédie grecque, avec la même puissance que le travail de Pasolini sur Sophocle à travers Œdipe-Roi, tourné en 1967 ou celui d’Euripide à travers Médée, en 1969. Les personnages se détachent, véritable statuaire, dans les anfractuosités de la pierre et l’obscurité presque complète.

Avec Shadi Abdessalam on part à la recherche des tombes manquantes dans les roches du désert, on rencontre Murad le cousin équivoque et Ayoub le marchand-entremetteur, chargé d’écouler la marchandise et qui fait régner la loi du talion. La femme sert d’appât, de niches en cachettes dans des jeux de chassés-croisés. « Vous n’êtes que grain de sable au cœur de cette montagne… » Autre moment fort celui de la rencontre entre l’équipe Maspéro-Kamal, et Wannis, prêt à collaborer pour sauver ce précieux patrimoine. « Que font les gens de la ville au pied de la montagne ? Ils en appellent aux ancêtres. »  « Es-tu le chef des gens de la ville ? » lui demande-t-on avant de l’accueillir sur le bateau. Pour une dernière fois, Wannis regarde ses montagnes. « Sois le bienvenu… » Puis il conduit l’équipe d’archéologues jusqu’aux tombeaux, véritable éblouissement à la lueur des torches et émotion, sur une pellicule qui pâlit et se décline du gris au blanc. Les yeux du Pharaon brillent, et apparaissent Seti Ier, Amenhotep, Ramsès II… L’inventaire est stupéfiant. « Te voilà dans ta beauté. A nouveau, tu ressuscites tous les matins…»

© Abdel Aziz Fahmy

La Momie/Al-Mummia est un film métaphorique et visionnaire qui transmet des pans de la culture égyptienne antique et décale la notion de temps. On est à la fois dans l’immobilité et le mouvement, le hiératisme et la gestuelle, la XXIè Dynastie et la fin du XIXè. Le traitement de la tribu se déplaçant dans la montagne et s’éclairant aux flambeaux, prête à une chorégraphie de toute beauté, sophistiquée et en majesté ; ainsi dans la dernière partie du film quand la tribu drapée de noir se fond dans le paysage et assiste, de loin, au défilé des quarante sarcophages que l’on monte, de nuit, à bord, puis à l’éloignement du bateau quand retentit la sirène et que la cheminée fume. On aperçoit au loin le Temple de Thèbes. « Réveille-toi. Tu ne périras pas… dit la voix de la conscience, ils ont atteint la Vallée. » Le film parle d’immortalité.

La musique de Mario Nascimbene – qui avait composé pour la série de Rossellini évoquée ci-dessus – les drapés, les éléments de la nature, le vent du désert blanc, les regards et les visages, les silences, tout, sous la caméra du réalisateur, Shadi Abdessalam, est architecture, composition, ardeur, souffle, élégie et poésie. Beaucoup de non-professionnels figurent dans le film qui n’affiche pas de star au générique mais qui montre une écriture cinématographique flamboyante et théâtrale, et des échanges d’une grande intensité dramatique. Le rôle de Maspéro est tenu par un acteur égyptien et Shadi Abdessalam utilise le motif de l’œil pour poser son regard sur la connaissance du passé et se ré-approprier l’Histoire de l’Égypte et son héritage. « On t’a appelé par ton nom et tu as ressuscité. »

© Abdel Aziz Fahmy

De l’homme comme du film, Serge Daney journaliste et critique de cinéma avait en 1986 écrit dans Libération : « Car appliqué à Abdessalam, le mot esthète est mince, presque vulgaire. Le goût de la beauté a accompagné l’homme toute sa vie (drapé dans sa cape, il avait fière allure). Pas une beauté surajoutée, en plus, mais ce qui était beau, depuis toujours, en Égypte… La beauté de La Momie vient, pour nous, de ce sentiment que tout a été choisi, pesé et aimé – puis filmé, inéluctablement » ; belle synthèse de la singularité du réalisateur et de son unique long métrage, un véritable chef-d’œuvre.

Brigitte Rémer, le 7 août 2023

Titre original Al mummia – titre français La momie – titre international The Night of the counting years. Réalisation Shadi Abdessalam – production General Egyptian Cinema Organisation Merchant Ivory Productions – producteur délégué Salah Marei – scénario Shadi Abd al-Salam – image Abdel Aziz Fahmy – montage Kamal Abou El Ella – musique Mario Nascimbene – Avec : Ahmed Marei/Wannis – Ahmed Hegazi/le frère – Zouzou Hamdy El-Hakim/la mère – Gaby Karraz/Maspero – Mohamed Khairi/Kamal – Mohamed Nabih/Murad – Nadia Lofti/Zeena – Shafik Nourredin/Ayoub – Ahmad Anan/Badawi – Abdelazim Abdelhack/un oncle – Abdelmomen Aboulfoutouh/un oncle – Ahmed Khalil/le premier cousin – Helmi Halali/le second cousin – Mohamed Abdel Rahman/le troisième cousin – Mohamed Morshed/l’étranger.

Le colloque Cinéma et Archéologie organisé par le musée du Louvre et l’université Paris-Nanterre s’est tenu du 11 au 13 mai 2023 dans l’auditorium Jean-Claude Laclotte du musée du Louvre. Le film a été présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence en esthétique, histoire et théorie du cinéma et de l’audiovisuel à l’université Paris-Nanterre.

Senghor et les arts – Réinventer l’universel 

Roméo Muvekannin, « Hosties noires »  © Brigitte Rémer – (1)

Exposition au musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière – commissaires : Mamadou Diouf, Sarah Ligner, Marc Vallet – Jusqu’au 19 novembre 2023

Grand écrivain et poète, premier Président élu de la République du Sénégal après l’Indépendance du pays le 20 août 1960 – mandat qu’il exercera pendant vingt ans avant de démissionner de ses fonctions – premier Africain élu à l’Académie Française, homme de réseau sachant cultiver le lien entre son pays et la France, défenseur de la Francophonie, Léopold Sédar Senghor est un grand humaniste.

Il débute son parcours intellectuel et politique dès les années 1930 en participant à des discussions internationales qui dénoncent le racisme, la colonisation, la ségrégation, et qui ambitionnent de faire « entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’histoire » comme l’écrit en 1956 un autre grand poète, le Martiniquais Aimé Césaire. Avec lui et avec son épouse, Suzanne Césaire, avec d’autres intellectuels dont les Martiniquaises Jane et Paulette Nardal et avec Léon-Gontran Damas, né à Cayenne, il devient pionnier de la Négritude – qu’il définit comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. » Senghor a incarné la voix de son Peuple et porté haut la Culture, mettant en place une politique culturelle d’envergure au Sénégal. Il plaide pour une civilisation de l’universel à partir du métissage culturel et de la lutte contre les replis identitaires et les impérialismes : « Il s’agit que tous ensemble – tous les continents, races et nations – nous construisions la Civilisation de l’Universel, où chaque civilisation différente apportera ses valeurs les plus créatrices parce que les plus complémentaires. » C’est ce parcours lié aux arts et à la culture, occupant une place centrale dans la pensée de Senghor, que montre l’exposition, sa politique et diplomatie culturelles qu’il initie au lendemain de l’indépendance et ses réalisations majeures dans le domaine des arts.

La notion d’art et de culture chez Senghor est synonyme d’échanges interculturels et de circulation des formes artistiques. Lui-même se reconnait comme quelqu’un de multiculturel : « Je songe à ces années de jeunesse, à cet âge de la division où je n’étais pas encore né, déchiré que j’étais dans ma conscience chrétienne et mon sang sérère. Mais étais-je sérère moi qui portait un nom malinké – et celui de ma mère était d’origine peule ? Maintenant je n’ai plus honte de ma diversité, je trouve ma joie et mon assurance à embrasser d’un regard catholique tous ces mondes complémentaires » écrit-il dans l’article L’Afrique s’interroge. Subir ou Choisir ? publié en 1950 dans la revue « Présence Africaine. » Il avait participé à Paris-la Sorbonne au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, convoqué en septembre 1956 – dans un contexte de colonisation et de ségrégation raciale – à l’initiative d’Alioune Diop, fondateur en 1947 de la revue Présence Africaine. Pour la première fois, intellectuels, artistes et militants noirs de divers continents et de toutes obédiences politiques se rassemblaient. Ce rendez-vous sera suivi, trois ans plus tard, à Rome, d’une seconde édition.

Entretien avec Younousse Seye © Brigitte Rémer  – (2)

Pour démontrer la vitalité et l’excellence de la culture africaine et renforcer ces rendez-vous du donner et du recevoir, Senghor propose une première exposition d’art africain d’envergure internationale, à Dakar, intitulée Art nègre : Sources, Évolutions, Expansion, organisée en collaboration avec l’Unesco et la France, en avril 1966, au Musée dynamique de Dakar construit pour l’occasion. Cette même exposition sera présentée deux mois plus tard au Grand Palais, à Paris. Cinq cents œuvres issues de collections publiques et privées du monde entier y sont montrées, autour d’un grand colloque, de pièces de théâtre, concerts, spectacles de danse… attirant des milliers de spectateurs venus du monde entier. Pour faire connaître l’art africain au plan international. Pendant ses années à la Présidence, Senghor crée un Commissariat aux Expositions d’Art à l’Étranger et développe des partenariats dans un principe d’expositions croisées entre la France et le Sénégal, permettant d’augmenter le rayonnement culturel du Sénégal : ainsi les expositions de Marc Chagall, Pablo Picasso, Pierre Soulages, accueillies à Dakar en 1971 et 1972 et les Salons des artistes sénégalais au Musée dynamique de Dakar en 1973 et 1974, suivis de l’exposition L’Art sénégalais d’aujourd’hui au Grand Palais. À partir de 1973, Senghor entreprend de créer un vaste complexe culturel qui s’articulerait autour d’un musée conçu comme « l’une des plus importantes institutions muséographiques de l’ouest-africain. » Il en confie le projet architectural à Pedro Fez Vozquez, auteur du Musée national d’anthropologie de Mexico. Ce Musée des Civilisations Noires n’ira malheureusement pas jusqu’à son terme en raison de la démission de Senghor de la Présidence, en 1980. Dans le film Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, on voit Senghor rappeler ses ambitions culturelles pour le Sénégal depuis l’indépendance, et redire sa volonté de soutenir une architecture sénégalaise.

« Ghost Fair Trade » © Brigitte Rémer » – (3)

Plusieurs grands artistes illustrent l’œuvre poétique de Senghor, apportant un complément d’images, complément de rythme.  Le premier à illustrer ses poèmes, est le peintre et graveur français d’origine hongroise Émile Lahner. Il sera suivi de Marc Chagall, André Masson, Alfred Manessier, Hans Hartung, Pierre Soulages, Zao Wou-Ki, Maria Helena Vieira da Silva et Étienne Hojdu, dans le cadre de fructueux dialogues engagés avec Senghor-poète. Sont présentées dans l’exposition quelques pages des Lettres d’hivernage illustrées des lithographies originales de Marc Chagall, de Chants d’ombre, oeuvre ornée d’un dessin numéroté composé par André Masson et exécuté à la main, en empreinte, avec du sable du Sénégal, venu de Joal et M’Boro, réalisé par Bernard Duval. On y voit aussi des encres sur papier de Chérif Thiam et des références aux tableaux d’Amadou Seck, Théodore Diouf, Daouda Diouck et Amadou Sow, des esquisses de masques et statues avant sculpture de Iba N’Diaye, et ses Études de têtes de mouton et Tabaski, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Des entretiens vidéo avec des artistes – dont le peintre Viyé Diba, de la seconde génération de l’École de Dakar et avec Simon Njami, spécialiste de l’art contemporain et de la photographie en Afrique, critique d’art et commissaire de nombreuses expositions sur l’art africain – apportent documentation et réflexion.

Modou Niang, « L’Oiseau mystique »  © Brigitte Rémer (4)

Pendant sa Présidence, Léopold Sédar Senghor dédie plus d’un quart du budget de l’État à l’éducation, la formation, la culture et au soutien de la création contemporaine. Des institutions de formation, de création et de diffusion sont mises en place pour les arts plastiques et les arts vivants, dans des domaines aussi variés que la peinture, la tapisserie, le théâtre ou le cinéma. La Maison des Arts, créée à Dakar en 1958, et qui propose un enseignement en musique, danse, art dramatique et une section Arts Plastiques devient L’École des Arts après l’indépendance pour « puiser dans le passé et créer un art nouveau. » Senghor inaugure en juillet 1965 le Théâtre national Daniel Sorano co-financé par la France et le Sénégal, avec une salle de mille deux cents places. On voit dans l’exposition des dessins et maquettes de spectacles – dont Macbeth, mis en scène par Raymond Hermantier dans une scénographie d’Ibou Diouf. En décembre 1966 s’inaugure la Manufacture nationale de tapisserie de Thiès, située à soixante-dix kilomètres à l’est de Dakar, fruit d’échanges entre les lissiers des ateliers des Gobelins et de Beauvais et les tapissiers sénégalais. Des tapisseries comme Voy Bennël et La Semeuse d’étoiles de Papa Ibra Tall, ou encore L’oiseau mystique de Modou Niang tissée à Thiès, sont montrées dans l’exposition. On y voit les Études de têtes de mouton et Tabaski de Iba N’Diaye, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Senghor considérait les artistes de son pays comme des ambassadeurs, qu’ils soient acteurs, musiciens, plasticiens…  On le voit infatigable dans ce contact avec les artistes et la promotion de leurs œuvres. On le voit aussi dans sa construction de la diplomatie culturelle et les événements qu’il accompagne tout au long de sa Présidence, marquant de sa présence tous les moments d’échanges interculturels et internationaux.

Placée au haut sommet du musée du Quai Branly, dans la Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, l’exposition Senghor et les arts. Réinventer l’universel est plus que salutaire actuellement, dans un contexte où les relations avec l’Afrique de l’Ouest se dégradent. Elle montre, en six séquences, la puissance de la volonté politique et à quel point les interactions entre pays dans le domaine des arts et de la culture peuvent être fructueuses, au-delà de l’inventaire du passé. L’exposition a été rendue possible grâce au don fait au musée du Quai Branly-Jacques Chirac en 2021 par Jean-Gérard Bosio, ancien conseiller diplomatique et culturel de Léopold Sédar Senghor, d’une partie de sa collection donnant l’accès à de nombreuses œuvres d’artistes de l’École de Dakar aux recueils illustrés des poèmes de Senghor – Lettres d’Hivernage, Chants d’ombre, Élégies majeures – des affiches d’expositions à de nombreux documents, photographies et articles de journaux rapportant les événements culturels de l’époque, à Dakar.

Dans Senghor et les arts – Réinventer l’universel, le Chef d’État et Poète est montré avec simplicité et clarté dans ce qui lui tenait à cœur et les idées qu’il défendait et qui ont parfois été vivement critiquées. L’exposition a une valeur pédagogique certaine, rappelant qu’il a définitivement marqué l’histoire intellectuelle, culturelle et politique du XXe siècle en affirmant le rôle de l’Afrique dans l’écriture de son histoire et dans son commentaire sur le monde.

Brigitte Rémer, le 3 août 2023

« Macbeth », décor Ibou Diouf © Brigitte Rémer  – (5)

Visuels – (1) : Roméo Muvekannin, Hosties noires, Bains d’élixirs et peinture acrylique sur toile libre, Galerie Cécile Fakhoury, Abidja, Dakar, Paris – (2) Entretien avec Younousse Seye, artiste plasticienne et actrice – vidéo, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Entrecom 2023 – (3) : Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, vidéo couleurs 2022 – (4) : Modou Niang, L’Oiseau mystique, d’après une maquette des années 1970, tapisserie tissée aux manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès, collection du Mobilier national – (5) : Ibou Diouf, Macbeth de William Shakespeare, plan du dispositif scénique, Théâtre national Daniel Sorano, saison 1968/69, décors Ibou Diouf, encre sur papier, Bibliothèque nationale de France.

Commissaires : Mamadou Diouf, professeur d’études africaines et d’histoire aux départements des Études sur le Moyen Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique (MESAAS) et d’Histoire de l’Université de Columbia, New- York (États-Unis) – Sarah Ligner, responsable des collections mondialisation historique et contemporaine, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – scénographie Marc Vallet – Publication d’un catalogue édité par le Musée (29,90 euros).

Jusqu’au 19 novembre 2023, du mardi au dimanche de 10h30 à 19h, le jeudi de 10h30 à 22h. Fermé le lundi – Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, 37 quai Branly, 75007. Paris – métro : ligne 9 /Alma-Marceau ou Iéna – ligne 8 : Ecole Militaire – ligne 6 : Bir Hakeim

Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, à quatre mains

J.M. Basquiat, A. Warhol, Arm and Hammer II , 1984/1985 – (1)

Exposition à la Fondation Louis Vuitton, jusqu’au 28 août 2023 – Commissariat général Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation – Commissaire de l’exposition, Dieter Buchhart – Commissaire associé, Olivier Michelon.

Dans le Downtown Manhattan des années 1980, il n’était pas rare qu’un artiste pratique plusieurs disciplines artistiques et croise peinture, performance, musique et cinéma. Par ailleurs, travailler à plusieurs était une pratique courante. C’est dans ce contexte que très tôt – alors qu’il n’a pas vingt ans – Jean-Michel Basquiat se passionne pour la figure d’Andy Warhol et sa vision des rapports entre art et culture populaire. Il le rencontre officiellement en 1982 à la Factory, par l’intermédiaire de Bruno Bischofberger, galeriste et collectionneur suisse, ils travailleront dans le même atelier pendant deux ans, en 1984-1985. Ensemble, ils réaliseront une œuvre commune, vibrante et énergétique.  C’est ce que montre la Fondation Louis Vuitton, qui avait exposé l’œuvre de Jean-Michel Basquiat, en 2018.

J.M. Basquiat, A. Warhol,6.99 , 1985 – (2)

On connaît Andy Warhol (1928-1987), artiste-star du pop-art et vecteur de communication des grandes marques américaines, dont l’image est une sorte de masque renvoyant aux mécanismes du capitalisme et de la société de consommation. Ses sérigraphies en témoignent et son parcours est souvent vu de manière réductrice dans ses productions mécaniques et portraits mondains. En même temps il s’est toujours passionné pour la scène émergente de New York, porteuse d’une nouvelle culture et de liberté, pour les cultures urbaines et il admire l’énergie et l’inventivité des jeunes créateurs. Depuis les années 1960, Warhol travaille sur des supports de toute nature et touche aux différentes techniques des arts visuels : peinture, graphisme, dessin, photographie, sculpture, film, mode, télévision, performance, théâtre, musique, littérature et art numérique. Il défie les frontières en art et la classification entre les disciplines, et dans ses recherches se donne toute liberté.

Né d’un père originaire d’Haïti et d’une mère d’origine portoricaine, Jean-Michel Basquiat (1960-1988) a travaillé comme peintre, dessinateur, performeur, acteur, musicien, poète et DJ. Il s’était fait connaître avec le graffeur Al Diaz à Downtown Manhattan sous le pseudonyme SAMO – Same Old shit – gravant sur les murs de la ville des formules poétiques, souvent critiques ou provocatrices. Son emblème et sa signature sont une couronne – en lien probablement avec ses racines familiales – qu’on retrouve sur les murs et autres supports comme dans l’ensemble de son oeuvre. « Depuis que j’ai 17 ans, je pensais que je pourrais être une star. Je pensais à tous mes héros, Charlie Parker, Jimi Hendrix… J’avais un sentiment romantique sur la façon dont ces gens sont devenus célèbres. » Ses prises de position tranchées contre le capitalisme se sont exprimées notamment dans son contre-projet Don’t Tread on Me présenté dans l’exposition, qui se réfère au Gadsden Flag, le drapeau américain montrant sur un fond jaune un serpent à sonnette se dressant pour mordre avec la devise suivante, inscrite au-dessous, « Don’t tread on me/ne me marche pas dessus. » Collages et écritures, liberté et insolence sont la clé de son parcours. Il a vingt-deux ans quand il rencontre Warhol et que se tisse une étroite collaboration entre l’aîné et le plus jeune, mue par une fascination réciproque.

Andy Warhol, Portrait of  Jean-Michel Basquiat as David, 1984 – (3)

Peintures, dessins, photographies et archives sont, dans l’exposition, montrés en miroir, et parfois pour la première fois en Europe. Parmi les oeuvres individuelles d’Andy Warhol, on peut retenir la photo Polaroïd, Self-Portrait with Jean-Michel Basquiat et le Portrait de Jean-Michel Basquiat, en David, peinture polymère synthétique et encre sérigraphique sur toile. De Jean-Michel Basquiat, la toile Dos Cabezas, acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en bois, où il dessine un portrait de Warhol à côté de son autoportrait ; ou encore Untitled (Andy Warhol with Barbells) et Brown Spots (Portrait of Andy Warhol as a banana), deux acryliques et bâtons d’huile sur toiles ; ou encore une galerie de portraits chargée de signes et écritures sur une quarantaine d’assiettes alignées au mur, qui fait penser au récit d’une BD.

Sur les cent-soixante toiles réalisées à quatre mains dont la moitié sont présentées dans l’exposition, certaines sont considérées comme les plus importantes de leur carrière. Leur méthode de travail ne fait pas mystère, ils en donnent quelques clés : « Andy commençait la plupart des peintures. Il mettait quelque chose de très reconnaissable, le logo d’une marque, et d’une certaine façon je le défigurais. Ensuite, j’essayais de le faire revenir, je voulais qu’il peigne encore », explique Basquiat. « Je dessine d’abord, et ensuite je peins comme Jean-Michel. Je pense que les peintures que nous faisons ensemble sont meilleures quand on ne sait pas qui a fait quoi », complète Warhol. L’exposition les replace dans le contexte new-yorkais des années 1980, autour des œuvres de Jenny Holzer, Kenny Scharf, Keith Haring et Michael Halsband, photographe de la série Gants de boxe, réalisée à la demande de Basquiat autour des deux artistes métamorphosés en boxeurs. Auteur de nombreuses peintures murales, Keith Haring caractérisait la collaboration du duo artistique, Warhol-Basquiat comme une « conversation advenant par la peinture, à la place des mots » et la création, au-delà de leurs deux personnalités artistiques, de deux esprits qui ont fusionné pour en créer un « troisième, séparé et unique. »

S’est agrégé à leur travail et dialogue l’artiste italien Francesco Clemente qui s’était installé à New-York au début des années 1980 et qui considérait la coopération artistique comme une partie intégrante de son activité. Une quinzaine de toiles de la galerie de Bischofberger – dont Horizontal Painting et Premonition – œuvre commune des trois artistes, Warhol, Basquait et Clemente, sont présentées, dans lesquelles ce dernier apporte un côté onirique qui se reconnaît facilement : « C’était presque un miracle de pouvoir joindre mes forces à celles d’artistes que je respectais et, par cette collaboration, remettre en question les limites toujours plus étroites des récits portés par le monde de l’art » répondait-il, interviewé par Dieter Buchhart.

On peut aussi voir de nombreux chefs-d’œuvre comme Arm and Hammer, acrylique et huile sur toile, œuvre ayant prêté à plusieurs versions dont l’une où la figure noire est bâillonnée, la couronne présente, les mots raturés, une autre qui inclut Charlie Parker et son saxophone que Basquiat admirait ; Olympic Rings, acrylique et encre sérigraphique sur toile où Warhol peint les anneaux olympiques des Jeux d’été de 1984, à Los Angeles et Basquiat ensuite détourne l’information, noircissant certains anneaux et posant une figure noire sur la toile ; Taxi, 45th/Broadway, qui met en exergue la violence de Jean-Michel Basquiat face à l’injustice, au racisme, à la ségrégation et aux discriminations dont traite sa peinture, illustrés ici par le refus d’un taxi conduit par un Blanc, de prendre en charge un Noir ; il y a des Natures mortes à quatre mains, comme Eggs, Apples and Lemmons, Cabbage qui signent la fructueuse collaboration entre les deux artistes, ainsi que la déclinaison de publicités comme le logo Paramount, développé en séries, montrant l’effervescence américaine des années 80, et le commentaire fait par Basquiat-Warhol à partir de références iconiques du moment artistique et politique ; comme General Electric qui inverse les rôles, Basquiat utilisant la sérigraphie tandis que Warhol  se met à peindre par-dessus.

Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982 – (4)

Une salle hors-format enfin place le visiteur face à deux œuvres titanesques, la première, Chair, acrylique, bâtons d’huile et crayon sur toile, où des fauteuils blancs sont posés sur un fond vert pré, et entre ces fauteuils s’intercalent des signes, écritures, mains et visages, figures  géométriques construites et déconstruites de Basquiat ; la seconde, African Masks, acrylique et encre sérigraphique sur toile sur laquelle sont placés des masques noirs ou masques blancs de la mort, des visages, alignés à la manière d’une exposition, des figures totem, des lambeaux d’écriture, couleurs, traits et tâches. « Nous avons peint ensemble un chef-d’œuvre africain,  une trentaine de mètres de long. Il est meilleur que moi …» écrivait Basquiat parlant de l’intervention de Warhol. Enfin, jamais exposé du vivant des deux artistes, Ten Punching Bags (Last Supper) suspend des sacs de frappe pour l’entrainement du boxeur sur lesquels Warhol a peint le visage du Christ d’après une reproduction de La Cène de Léonard de Vinci et Basquiat, a apposé le mot judge superposant l’idée de boxe et de communauté africaine-américaine. Dans l’une des galeries se trouvent aussi les objets utilisés pour une émission de télévision d’Andy Warhol, reflet du dialogue entre les deux artistes – scooter, blouson, images etc.

Après ce parcours commun flamboyant, à partir de septembre 1985, Basquiat prend ses distances dans sa collaboration avec Warhol, blessé par les critiques attribuées à seize de leurs œuvres communes présentées à la Tony Shafrazi Gallery, remettant son travail en question. Leur activité artistique commune se suspend mais leur amitié demeure, jusqu’à la mort brutale de Warhol au cours d’une opération, en 1987. Cette mort affecte beaucoup Basquiat qui crée à sa mémoire une pierre tombale-triptyque, sorte d’autel intitulé Gravestone, où l’on retrouve une croix jaune, une longue tulipe noire, le mot Perishable, qu’il semble avoir voulu effacer et son motif récurrent d’une tête quasiment de mort. Un an plus tard, Basquiat succombe à une overdose, à l’âge de vingt-huit ans,

Paige Powell, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat devant le tableau OP OP, dans l’ atelier d’Andy Warhol, 1984 – (5)

L’exposition Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, à quatre mains est le fruit d’un magnifique travail réalisé par la Fondation Louis Vuitton qui a mobilisé toutes les galeries du bâtiment pour que le visiteur s’insère dans ce dialogue entre les deux artistes. Elle montre la rage et l’engagement du premier pour « faire exister la figure noire », l’ambivalence et l’ironie du second et ouvre sur deux esthétiques, témoignant du contexte artistique new-yorkais  dans les années 80 et d’un moment de l’Histoire américaine.

Brigitte Rémer, le 2 août 2023

Visuels – (1) : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Arm and Hammer II, 1984-1985 – Acrylique, encre sérigraphique et bâton d’huile sur toile – 167 x 285 cm – Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New-York. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (2) : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, 6.99, 1985 – Acrylique et bâton d’huile sur toile – 297 x 410 cm – Nicola Erni Collection – Photo : © Reto Pedrini Photography – © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (3) : Andy Warhol, Portrait of Jean-Michel Basquiat as David, 1984 – Peinture polymère synthétique et encre sérigraphique sur toile – 228,6 x 176,5 cm – Collection of Norman and Irma Braman © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (4) : Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982 – Acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en bois – 152,4 × 152,4 cm – Collection particulière Courtesy Gagosian. © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York © Robert McKeever – (5) : Paige Powell, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat devant le tableau OP OP dans l’atelier d’Andy Warhol, 860 Broadway, 1984 – Tirage pigmentaire d’archive, tirage d’exposition – Collection Paige Powell © Paige Powell.

Commissaire générale de l’exposition Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton – commissaires invités Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer, assistés d’Antonio Rosa de Pauli – commissaire associé Olivier Michelon, conservateur à la Fondation Louis Vuitton – Assistante d’exposition Capucine Poncet – architecte scénographe, Jean-François Bodin et associés – catalogue de l’exposition, éditions Gallimard, 288 pages, (39€).

Jusqu’au 28 août 2023, lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h – Nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h – samedi et dimanche de 10h à 20h – Fermeture le mardi. Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris – métro : ligne 1, station Les Sablons – site : www.fondationlouisvuitton.fr

Prochaine exposition annoncée par la Fondation Louis Vuitton, une grande rétrospective consacrée à l’œuvre de Mark Rothko, à partir du 18 octobre 2023.

60 ans des Prix de la critique pour le Théâtre, la Musique et la Danse

Artbribus, Mustapha Boutadjine

Anniversaire célébré à la Philharmonie de Paris le 19 juin 2023 et  remise des Prix aux lauréats de la saison 2022-2023.

Depuis 1963, ce Palmarès, fruit d’un vote par les critiques  professionnels, salue et récompense des artistes, des  spectacles, la création de toute une saison. Cette année est l’occasion de fêter les 60 ans de cette manifestation qui a su au fil du temps s’inscrire durablement dans la vie du spectacle vivant.

THÉÂTRE
Grand Prix (meilleur spectacle théâtral de l’année)
Le Firmament, de Lucy Kirkwood, mise en scène de Chloé Dabert

Prix Georges-Lerminier (meilleur spectacle théâtral créé en province) – Le Nid de cendres, de Simon Falguières, re-création au Festival d’Avignon

Prix de la meilleure création d’une pièce en langue française – L’amour telle une cathédrale ensevelie, de G.Régis Jr

Prix du meilleur spectacle théâtral étranger – Catarina et la beauté de tuer des fascistes, de Tiago Rodrigues

Prix Laurent-Terzieff (meilleur spectacle présenté dans un théâtre privé) – Fin de partie, de Samuel Beckett, mise en scène de Jacques Osinski

Prix du meilleur comédien – Gilles Privat dans En attendant Godot, de Samuel Beckett, mise en scène d’Alain Françon

Prix de la meilleure comédienne – Catherine Hiegel dans Music-hall et dans Les règles du savoir-vivre dans la société moderne, de Jean-Luc Lagarce, mises en scène de Marcial Di Fonzo Bo

Prix Jean-Jacques-Lerrant (révélation théâtrale de l’année) ex aequo Bertrand de Roffignac dans Ma jeunesse exaltée, d’Olivier Py ; Marie Fortuit pour sa mise en scène d’Ombre (Eurydice parle), d’Elfriede Jelinek

Prix de la meilleure création d’éléments scéniques – David Bobée et Léa Jézéquel pour Dom Juan, de Molière

Prix spécial, Bernard Sobel © Brigitte Rémer

Prix du meilleur livre sur le théâtre – Au cœur du théâtre 1989-2022, de Jean-Marie Hordé. Éd. Les Solitaires Intempestifs

Prix du meilleur compositeur de musique de scène – Dakh Daughters pour Danse macabre, mise en scène de Vlad Troitskyi

Prix spécial – La Mort d’Empédocle (Fragments), de Johann-Christian-Friedrich Hölderlin, mise en scène de Bernard Sobel

MUSIQUE
Grand Prix (meilleur spectacle musical de l’année) ex aequo – Manru, d’Ignacy Jan Paderewski, direction musicale de Marta Gardolińska, mise en scène de Katharina Kastening ; L’Annonce faite à Marie, de Philippe Leroux, direction musicale Guillaume Bourgogne, mise en scène de Célie Pauthe

Prix Claude-Rostand (meilleure coproduction en régions et européenne) – On purge bébé, de Philippe Boesmans, direction musicale de Bassem Akiki, mise en scène de Richard Brunel. Théâtre de la Monnaie et Opéra de Lyon

Prix de la meilleure scénographie – Fabien Teigné, pour Faust, de Gounod, direction musicale de Pavel Baleff, mise en scène de Claude Brumachon et Benjamin Lamarche. Opéra de Limoges

Prix de la création musicale – Concerto pour violon n°2 Scherben der Stille, d’Unsuk Chin

Prix de la personnalité musicale de l’année – Aziz Shokhakimov, chef d’orchestre, directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg

Prix de la révélation musicale de l’année – Jodyline Gallavardin, pianiste

Prix du meilleur livre de l’année sur la musique – Compositrices, l’histoire oubliée de la musique, Guillaume Kosmicki. Éd. Le mot et le reste

Prix de la meilleure initiative pour la diffusion musicale (répertoires et publics) – Présences compositrices, centre de recherche et festival porté par Claire Bodin

DANSE
Grand Prix (meilleur spectacle chorégraphique de l’année) – L’envahissement de l’être (danser avec Duras), de Thomas Lebrun

Prix de la personnalité chorégraphique – Christophe Martin, directeur artistique du Festival Faits d’hiver

Prix de la meilleure interprète – Samantha van Wissen dans Giselle…, de François Gremaud

Prix de la meilleure performance – One song, de Miet Warlop

Prix du meilleur livre sur la danse – Sortir du cadre, de Marie-Agnès Gillot. Éd. Gründ

Palmarès 2022/2023 © Jean Couturier

Prix du meilleur film sur la danse – Dancing Pina, documentaire de Florian Heinzen-Ziob. Production Fontäne Film. Dulac Distribution

Prix de la révélation chorégraphique – Amalia Salle pour Affranchies. Festival Suresnes Cités Danse 2023

Prix de la meilleure compagnie – CCN-Ballet de l’Opéra national du Rhin

Prix pour l’ensemble d’une carrière – Claude Brumachon et Benjamin Lamarche

 

Vástádus eana /The Answer is Land

© Knut Åserud

Chorégraphie Elle Sofe Sara (Norvège), avec sept performeuses, présentée dans le cadre de Paris l’été, au Lycée Jacques Decour.   

Elle Sofe Sara, chorégraphe et directrice artistique d’un collectif en Norvège, s’inspire du poème éponyme qui touche au cœur de la culture sâme à laquelle elle appartient et dont l’adage pourrait être : « vivre en harmonie avec les autres et en étroite connexion avec l’environnement. » Les Samis sont un peuple autochtone de tradition nomade appartenant à une zone géographique couvrant le nord de la Suède, de la Norvège – où vit plus de la moitié d’entre eux – de la Finlande et de la Laponie. Ils assurent la transhumance des troupeaux de rennes et considèrent que le territoire ne peut qu’être vécu de l’intérieur. Chaque repère géographique, comme une rivière, n’a de sens qu’à travers les activités et les souvenirs qui y sont associés. Chaque élément naturel a son propre chant joik, une manière de rendre présent un lieu précis, d’invoquer la perception d’un ailleurs. C’est ce chant – jugé subversif dans les années 50, et reconnu jadis comme chanson du diable par les missionnaires, que fait entendre The Answer is Land dans ses particularités vocales, à partir d’un héritage resté vivant malgré les tentatives d’acculturation et d’assimilation, et qui a su évoluer.

Le spectacle débute dans une première cour du Lycée Jacques Decour où les performeuses habillées de noir, poings levés et brandissant des mégaphones, se déploient face à un public plongé dans l’obscurité de son aurore boréale où il lui est facile d’imaginer des îles multiples, des fjords et des montagnes. Là une sorte de rituel chamanique sur fond de polyphonies savantes se met en place où elles demandent la permission à la terre de l’habiter. Ce chant très expressif accompagnera l’ensemble de la représentation qui se poursuit dans une autre cour où les spectateurs sont invités à prendre place selon un cérémoniel précis, passant par le plateau avant de se répartir dans les gradins. Du centre de la scène tombe une magnifique sculpture d’étoffes, évoquant la culture du beau, le duodje, qui perdure au sein de la culture samie dans sa dimension matérielle et immatérielle, comme le vêtement qui renseigne sur l’identité de la personne, sa région d’origine et son statut matrimonial. Seule particularité des artistes, un chapeau que certaines d’entre elles portent, quelques rubans, indicateurs probables de la région d’appartenance. Elle Sofe Sara parle de l’amour de sa terre, de la mémoire, de l’injustice – dans la chorégraphie, l’une des jeunes femmes est prise à partie et se rebelle – l’importance du collectif pour se sentir fort est alors mise en évidence.

Chorégraphe, réalisatrice et cofondatrice d’un collectif artistique autochtone, Elle Sofe Sara table sur la transmission. Chaque année elle participe à la migration saisonnière des rennes et, à l’automne avec ses enfants, au marquage des nouveau-nés. Par sa mère, elle a appris la tradition sámie qu’elle transpose en chants et en danse, sa formation passe aussi par l’École nationale des arts d’Oslo et le Conservatoire Laban Trinity à Londres où elle a appris la chorégraphie.

Pour Vástádus eana/The Answer is Land elle a travaillé avec le compositeur, musicien, professeur de musique et joikeur sámi Frode Fjellheim, qui a arrangé de manière polyphonique les chants traditionnels issus de diverses régions ayant souvent pour thème la nature, ainsi que le morceau que la chorégraphe a elle-même composé avec l’une des performeuses, à partir d’un chant transmis par un aîné et dont le musicien a fait l’arrangement. Frode Fjellheim a également composé lui-même une partie de la partition. Vástádus eana/ The Answer is Land porte la voix du peuple sámi et l’amplifie. Le chant a cappella transmis par les neuf performeuses est rythme, contemplation, contestation et acceptation. Il se combine aujourd’hui à d’autres styles musicaux comme le jazz, le heavy métal et le rock.

Ce spectacle, tel que voulu par la chorégraphe, est un message de générosité, de fraternité et d’universalisme, une ode à la nature et la perception de légendes, une culture du vivre-ensemble. Sa force de vie contribue à ré-enchanter le monde.

 Brigitte Rémer, le 30 juillet 2023

© Knut Åserud

Interprètes : Julie Moviken, Olga-lise Holmen, Sara Marielle Gaup Beaska, Nora Svenning, Grete Daling, Emma Elliane Oskal Valkeapää, Trine-Lise Moe – compositeur Frode Fjellheim co chorégraphe Alexandra Wingate dramaturge Thomas Schaupp – costumes Elle Sofe Sara, Line Maher – scénographie Elin Melberg – création lumière Øystein Heitmann – régisseur lumière Anniell Olsen – techniciens du son Eivind Steinholm – manager de tournée Ingvild Kristin Kirkvik – documentation vidéo et photos Antero Hein / Hein Creations Alexander Browne – Avec le soutien de Performing Arts Hub Norway, de l’ambassade de Norvège, de l’Onda/Office national de diffusion artistique.

 Vu le 27 juillet 2023 à 22h, au Lycée Jacques Decour, 12 avenue Trudaine, 75009 Paris – métro : Anvers – Spectacle présenté dans le cadre du Festival Paris l’été, du 10 au 30 juillet 2023 – site : parislete.fr – tél. : 01 44 94 98 00.

Piano Rubato

© Christophe Raynaud de Lag

Voltige et Musique, conception et interprétation Mélissa Von Vépy – composition musicale et piano Stéphan Oliva – Dans le cadre de Paris l’été, à La Monnaie de Paris.

Présenté dans la cour solennelle de La Monnaie de Paris, véritable écrin situé du côté des fonderies et sous le regard des Louis, XIII et XIV, Mélissa Von Vépy a posé son propre écrin à l’intérieur duquel se love le pianiste de jazz et compositeur, Stéphan Oliva. La structure scénographique, élément dramaturgique central, ressemble à la coque d’un bateau prolongée d’une voile de bois servant d’agrès.

On dirait le musicien solitaire et naufragé devant le piano à queue avec lequel il fait corps, magique sous ses doigts et habité, quand surgit de ses entrailles la voltigeuse, telle une sirène. Elle se fraie un chemin à travers les cordes de ce piano-phare, avant de s’envoler dans les airs, accrochée à son mât de misaine.

© Christophe Raynaud de Lage

Cette figure scénographique est une aire d’invention, de jeu, de théâtre et d’acrobaties aériennes ainsi que de portées musicales, où dialoguent le piano et la recherche du geste instable, véritable défi avec la gravité. Le bateau-piano en ses notes et tempos, contrepoints et résonances, donne le clapotis des vagues et le ressac, et se balance en fonction des figures, du calme ou de la tempête. Le bruit du vent est donné par Mélissa Von Vépy à travers un tuba de plongée. Là-haut, elle invente ses figures qu’elle transforme en de subtiles enluminures.

Rubato se traduit par Dérobé, en italien, l’expression permet d’avancer certaines notes ou d’en retarder d’autres, pour abandonner la rigueur de la mesure. Ici la mesure est libre, tant dans la note que dans le geste. C’est léger, poétique, gracieux, curieux, et ça ne ressemble à rien d’autre. Comme une figure de proue en majesté, Mélissa Von Vépy compose son Canto General dans l’élaboration d’une chorégraphie perchée, avec ses pleins et ses déliés aériens, dans une parfaite complicité avec le pianiste et leur écoute réciproque, deux artistes créatifs et talentueux. On entend Rimbaud dans la singularité de ses Illuminations : « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. » La voltigeuse s’immisce dans tous les interstices, sonores et aériens et tisse ses figures comme autant de dentelles.

D’origine Franco-Suisse, elle débute le cirque dès l’âge de cinq ans, à Genève, se forme comme trapéziste au Centre national des Arts du Cirque et s’imprègne du Butô auprès de Sumako Koseki. En 2000, elle fonde avec Claude Moglia la Cie Moglice-Von Verxavec, ensemble, elles présentent plusieurs spectacles dont I look up, I look down qui obtient en 2005 le prix SACD pour les arts du cirque. Elle poursuit sa route et ses recherches dans le lieu de Fabrique de la Compagnie Happés basée à Aigues-Vives, en Occitanie.

© Christophe Raynaud de Lage

La traversée qu’elle propose à travers Piano Rubato nous met en prise avec le son et la musique, le souffle et le mouvement et nous mène du côté de l’invisible. « Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes. Et les ressacs et les courants : je sais le soir, L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir » poursuit Rimbaud. Et le Bateau Ivre ce jour-là, pris dans le gros grain de la mer, s’est mis à tanguer, tant et si bien qu’il a démâté, le capitaine, Stéphan Oliva, accroché au gouvernail – son piano, le chef de quart, Mélissa Von Vépy, retrouvant la terre ferme, dernière ellipse d’un magnifique moment partagé.

Brigitte Rémer, le 28 juillet 2023

Conception et interprétation Mélissa Von Vépy – composition musicale et piano Stéphan Oliva – scénographie Neil Price, Mélissa Von Vépy – collaboration artistique Julia Christ – mise en son Jean-Damien Ratel – lumière Sabine Charreire – costumes Catherine Sardi – régie technique Julien

Vu le 25 juillet 2023, à 20h, à La Monnaie de Paris, 11 Quai de Conti, 75006 Paris. Métro : Pont-Neuf et Odéon – Spectacle présentés dans le cadre du Festival Paris l’été, du 10 au 30 juillet 2023 – site : parislete.fr – tél. : 01 44 94 98 00

Asylum

© Eyal Hirsch

Chorégraphie, scénographie et lumière de Rami Be’er, Kibbutz Contemporary Dance Company. Spectacle présenté dans le cadre de Paris l’été, au Lycée Jacques Decour.

Fondée en 1973 par Yehudit Arnon, la Kibbutz Contemporary Dance Company est dirigée depuis plus de vingt-cinq ans par le danseur, musicien et chorégraphe Rami Be’er, ancien danseur de la troupe qui en a assuré la succession.  À son actif, s’inscrivent plus d’une cinquantaine de chorégraphies, dont certaines dédiées aux enfants. Pour lui « la danse est un langage universel qui relie individus, religions et cultures. » Plus qu’une troupe, le Kibbutz Contemporary Dance Company est une communauté de vie composée de danseurs de différents pays, situé à l’extrême nord d’Israël à deux pas du Liban où est né le chorégraphe. Il est un véritable lieu de création et d’enseignement.

Asylum – qui peut se traduire par abri, refuge ou havre de paix – fut créé en 2018. Rami Be’er en assure la chorégraphie mais aussi les décors et la création lumière, la cocréation de la musique avec Alex Claude, et des costumes avec Lilach Hatzbani. La pièce parle, nous dit-on, de l’immigration, des demandeurs d’asile et du statut des réfugiés, mais peu de clés nous sont données pour évoquer les concepts de patrie et d’appartenance, d’identité et d’étranger. Vu d’une région sensible, tant politiquement que stratégiquement, on peut s’interroger en questionnant L’Étranger de Camus, où l’absurde n’est jamais loin.

© Eyal Hirsch

Le point fort du spectacle repose sur l’énergie collective des dix-huit danseuses et danseurs, au coude à coude sur le plateau, très souvent dans d’impressionnants mouvements d’ensemble réalisés avec précision et dans une grande cohésion. À certains moments ils répondent aux injonctions d’un homme muni d’un mégaphone, qui fait régner une certaine violence et monter la pression. À d’autres moments, les mouvements sont plus mécaniques et de petits groupes tentent quelques échappées, s’écartant de l’ensemble. Tout est en tension, le tempo est donné par des musiques électro et scandées. La danse devient parfois geste et théâtre, avec une grande expressivité. Dans la bande-son une comptine populaire, Uga Uga, appelle le passé : « Encore et encore, en cercle nous nous promenons. En cercle toute la journée. Jusqu’à ce que nous trouvions notre place… » Et selon l’angle de vue, chacun cherche sa place.

Brigitte Rémer, le 28 juillet 2023

Kibbutz Contemporary Dance Company, avec : Abrams Ayala, Beckerman Eden, Bessoudo Lea, Camarneiro Francisco, Civitarese Luigi, Cuoccio Francesco, Finkelstein Hadar, Garlo Nicholas, Gray Ward Grace, Kim Sujeong, Levi Dvir, Nikurov Ilya, Rheude Colette, Scott Denver, Serrapiglio Antonio, Vach Michal, Zuchegna Tommaso, Zvulun Orin – Chorégraphie, scénographie et lumière Rami Be’er – univers musical Rami Be’er, Alex Claude assistant univers musical Eyal Dadoncostumes Rami Be’er, Lilach Hatzbani – directeur répétitions et assistant directeur artistique Nitza Gombo.

 Vu le samedi 15 juillet à 22h au Lycée Jacques Decour, 12 avenue Trudaine, 75009 Paris – métro : Anvers – Spectacle présenté dans le cadre du Festival Paris l’été, du 10 au 30 juillet 2023 – site : parislete.fr – tél. : 01 44 94 98 00.

Le Petit Garde Rouge

Texte et dessins Chen Jiang Hong – mise en scène François Orsoni, directeur artistique du Théâtre de NéNéKa – Vu au Théâtre du Rond-Point, Paris.

© Simon Gosselin

Né en 1963 en Chine, au moment de la mise en place de la révolution culturelle ordonnée par le Président Mao Tsé Toung et portée par sa propagande, Chen Jiang Hong fait un retour sur image par le récit de sa vie. L’enfant est devenu un grand artiste peintre, il dessine aujourd’hui sur scène, devant nous, son autobiographie, avec une infinie délicatesse, raconte les moments heureux de la petite enfance, avant que le ciel ne s’assombrisse par un totalitarisme qui a gangréné le pays, spolié et brûlé les livres.

© Simon Gosselin

L’artiste est installé côté cour avec ses pinceaux, ses encres et ses rouleaux de papier, dans une superbe scénographie de Pierre Nouvel. Les dessins qu’il réalise durant tout le spectacle sont filmés et repris sur d’immenses toiles-écrans tendues en fond de scène où s’étalent le noir et blanc et la déclinaison de subtiles couleurs. Trois interprètes accompagnent son geste – un narrateur, l’acteur Alban Guyon qui connaît bien l’univers de François Orsoni avec qui il travaille régulièrement depuis plusieurs années ; deux danseuses, Lili Chen, formée à l’École de l’Opéra de Pékin où elle a travaillé dans toutes les disciplines des arts du spectacle et des arts martiaux, et Namkyung Kim, formée à  l’Université des Arts de la Danse de Séoul, puis au Centre chorégraphique de Montpellier. Une bruiteuse, Eléonore Mallo, a travaillé avec Valentin Chancelle sur la création sonore. Placée derrière un tulle côté jardin, elle donne le climat, les rythmes et ponctue les actions. Chacun sert  magnifiquement le récit, dans sa présence, sa simplicité, sa technicité et les subtilités de son interprétation.

L’enfant se remémore ses parents et ses grands-parents, et l’entreprise familiale de tricycles. « Nous sommes en 1966 dans une grande ville du nord de la Chine. Une petite rue grise. Une odeur de charbon flotte dans l’air. » Il dessinait à la craie sur le sol, jouait à saute-mouton et aux billes, adorait le cinéma. Il se souvient de sa grand-mère, éleveuse de poules et des poussins qu’il fallait vendre, de sa sœur, sourde muette, qui lui avait appris la langue des signes, des raviolis de la Chine du nord et du chat qui s’enfuit, du Nouvel An chinois avec pétards et pause chez le photographe, du piano et des comptines, des bonbons, des photographies au parc, des chagrins. Son premier choc fut la mort de son grand-père et les quelques vêtements rapportés par sa grand-mère, seule et dernière trace de lui. Il s’était interrogé sur la mort. Le dessin qu’il exécute sur scène de son grand-père le tenant dans les bras, est poignant, et la triche aux parties de cartes avec sa grand-mère, très tendre : chiffre 2, symbole de bonheur, chiffre 10, symbole d’éternité…

© Simon Gosselin

Les moments heureux envolés, arrivent sur la scène les échos des discours politiques de Mao et son invention de la révolution culturelle « par laquelle une classe sociale en renverse une autre. » C’est l’époque de la répression, des perquisitions débridées réalisées par les Gardes rouges et des travaux obligatoires, son père envoyé en camp à la frontière russe et le terrible manque qu’il ressent de son absence, cherchant sa silhouette sur les fissures du mur de sa chambre, les bons de rationnement y compris sur le riz, l’enrôlement, l’embrigadement et les symboles qui vont avec : drapeau, livre rouge, effigies, chants engagés, idéogrammes, bouliers, autocritique, gymnastique obligatoire etc… « En 1971 Je devins petit Garde rouge du Parti communiste » rapporte le narrateur, habillé de noir. » Il y a ceux qui réussissent à trouver des bons d’alimentation comme les voisins de sa talentueuse professeure de musique qui l’avait initié à Mozart, arrêtée un jour on ne sait pourquoi, et qu’il ne reverra jamais.

© Simon Gossellin

Les séquences dansées, en solos ou duos, permettent de reprendre souffle et sont de toute beauté, Lili Chen et Namkyung Kim rappelant aussi, dans la galaxie familiale, les sœurs de Chen Jiang Hong. La créativité et la maitrise de leur gestuelle et chorégraphie ainsi que les couleurs déclinées des costumes, jaune, bleu ou noir et blanc prolongent le dessin et en accentuent l’intensité. Plus tard, elles font flotter sur la scène les drapeaux rouges des danses révolutionnaires avec la même élégance. Et le narrateur poursuit son témoignage : « On ne voyait pas d’étrangers, on ne connaissait pas l’odeur du parfum. On a l’impression d’avoir subi un lavage de cerveau »  commente-t-il. L’Histoire se poursuit avec en 1976 la mort de Mao, le retour du père, l’émotion du fils, la reprise de ses études au collège puis à l’école des Beaux-Arts de Pékin. En 1987 il quittera la Chine et connaitra l’exil. « Où vas-tu mon fils ? » demandera le père.

Avec Mao et moi, album publié, puis adapté à la scène avec beaucoup de finesse et d’intelligence par François Orsoni, c’est un récit biographique autant qu’un documentaire, ou qu’une séquence de l’Histoire, dont témoigne et qu’illustre Chen Jiang Hong. « C’est un livre très personnel, dans lequel je retrace l’histoire de la Chine à travers celle d’un enfant » dit-il, se plaçant entre son espace personnel – la maison de l’enfance, l’atelier de l’artiste – et l’espace collectif – le politique.

François Orsoni et Chen Jiang Hong avaient déjà présenté ensemble un premier spectacle, très réussi, organisé autour du même principe, à partir de deux « Contes Chinois », Le Cheval magique de Han Gan et Le Prince Tigre, tiré d’albums édités selon la technique traditionnelle, à l’encre de Chine sur papier de riz. Dans Le Petit Garde Rouge ils allient peinture, dessin et calligraphie, récit et danse, avec une grande sensibilité et poésie. Beaucoup d’émotion circule entre la scène et le public. Et quand Chen Jiang Hong lui-même s’avance pour prendre la parole, en direct, une brume le submerge comme elle nous submerge. Son combat pour la liberté se superpose à sa quête artistique, et il nous prend à témoin.

Brigitte Rémer, le 15 juillet 2023

© Simon Gosselin

Avec : Chen Jiang Hong (dessins), Lili Chen, Alban Guyon, Namkyung Kim – scénographie et vidéo Pierre Nouvel – création sonore et régie son Valentin Chancelle – création sonore et bruitage Eléonore Mallo – création lumière Antoine Seigneur-Guerrini – langue des signes Sophie Hirschi – direction artistique Natalia Brilli – régie vidéo Thomas Lanza.  

Vu en juin 2023 au Théâtre du Rond-Point – En tournée : Centre Culturel Alb’Oru, Bastia, 24 novembre 2023 – Espace Diamant, Aiacciu, du 27 au 28 novembre 2023 – L’Avant-Scène, Scène Conventionnée, Cognac, du 17 au 18 décembre 2023 – Comédie de Caen, Centre Dramatique National, du 10 au 12 janvier 2024 – Le Tandem, Scène Nationale Douai Arras, du 15 au 16 mai 2024.

Exposition « Naples à Paris » – Spectacle « Les Fantômes de Naples »

© Jean-Louis Fernandez

C’est une soirée magique dans tous les sens du terme à laquelle le public est convié au Musée du Louvre, dans le cadre des Étés du Louvre. Structurée en deux parties, elle offre au public venu assister au spectacle Les Fantômes de Naples – conçu et mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota sur des textes d’Eduardo de Filippo, écrivain napolitain et génie de l’illusion – de rencontrer les chefs d’oeuvre du musée de Capodimonte, de Naples.

La Déambulation proposée en première partie est une chance, le Louvre met à disposition du public ses espaces, entre autres sa Grande Galerie où sont accrochés tant de chefs-d’œuvre venus de Naples en écho à sa collection de peinture italienne, dans un dialogue fécond entre les deux collections. On croise les sculptures de Michel-Ange et on passe devant La Victoire de Samothrace en haut de l’escalier principal avant d’arriver à la Grande Galerie où est présentée l’exposition Naples, les chefs-d’œuvre de la peinture italienne. Là l’éblouissement est total, avoir la Grande Galerie pour soi et errer dans Naples et l’art italien avant d’assister au spectacle est un réel privilège. Plus loin, dans la Salle de la Chapelle se trouve la section Des Farnèse aux Bourbons, histoire d’une collection et dans la Salle de l’Horloge, les Cartons italiens de la Renaissance, 1500-1550.

© Jean-Louis Fernandez

Florence et la peinture de la Renaissance entre 1280 et 1480 sont donc au cœur du sujet et accueillent le visiteur avec les œuvres de Cimabue et Giotto, peintres majeurs de la pré-Renaissance italienne et leurs successeurs, Fra Angelico, Uccello et Botticelli qui travaillent les perspectives géométriques, le rendu de la lumière et l’humanisation des personnages. De Giotto, sont présentés Les stigmates de Saint François d’Assise, tableau peint entre 1297/99 ; une Crucifixion, tempera sur bois de peuplier réalisée vers 1330, où l’on voit le Christ entre les deux larrons ; la Croix peinte avec au sommet de la croix le Pélican, métaphore du Christ sacrifié nourrissant ses petits de son corps. De nombreux chefs d’œuvre suivent comme Le Couronnement de la Vierge Marie, élément central d’un polyptyque de Tommaso Del Mazza réalisé entre 1380/95, qui montre avec une extrême précision le travail de l’or et de précieux textiles ; L’Annonciation, de Bernardo Daddi, peinte sur bois de peuplier vers 1335 où un Ange accompagne l’Archange Gabriel dans l’annonce du futur enfantement du Christ ; Saint François d’Assise, peint sur bois entre 1360/65 par Giovanni Da Milano dans un jeu d’ombre et de lumière qui n’est pas sans rappeler l’influence de Giotto ; Le Martyre des saints Cosme et Damien montrant l’exécution de ces martyrs chrétiens du IVe siècle peints par Fra Angelico entre 1338/43, avec un alignement de cyprès à l’arrière-plan, emblème du calme de la vie éternelle en opposition à la violence de l’acte.

“Le Martyr des Saints Côme et Damien” de Fra Angelico, peint sur bois  de peuplier, entre 1338 et 1343 © BR

L’art de la fresque se développe ensuite en Italie entre 1400 et 1450, à partir d’une technique de peinture posée sur un enduit frais pour que les pigments se mêlent. On en voit de superbes traces dans l’exposition, comme les Fresques de la Villa Lemmi d’Alessandro Botticelli peintes vers 1483/85 autour de Vénus, Déesse de l’Amour ; un Calvaire de Fra Angelico, peint sur la paroi du Réfectoire du Couvent San Domenico de Fiesole, situé aux portes de Florence, où le peintre fut Frère puis Prieur ; les fresques de l’oratoire de la famille Litta à Greco Milanese près de Milan dont La Nativité et l’Annonce aux bergers ainsi que L’Adoration des Mages, de Bernardino Luini, réalisées en 1520/25.

À partir des années 1470 émerge ensuite l’art du Portrait. On trouve entre autres dans l’exposition un remarquable Portrait de jeune homme peint par Botticelli vers 1475/1500 ; Le Condottiere, huile sur toile d’Antonello de Messine réalisé en 1475, autre Portrait d’homme et personnage d’un haut rang social, peint à Venise ; un Portrait d’homme de Giovanni Bellini peint sur bois vers 1500. Les thèmes religieux demeurent aussi dont deux œuvres d’Andrea Mantegna : La Vierge de la Victoire réalisée en 1496 et La Crucifixion entre 1456/59. De Vittore Carpaccio, La Prédication de Saint Etienne à Jérusalem, huile sur toile réalisée en 1514, montre la fascination de Venise pour l’Orient, dans l’architecture comme dans les costumes, couleurs et textures.

“La Prédication de Saint Etienne à Jérusalem” de Vittore Carpaccio, huile sur toile réalisée en 1514 © BR

Du musée de Capodimonte parmi les nombreuses œuvres présentes se trouvent une Crucifixion, tempera et or sur panneau signée Tommaso di ser Giovanni di Mone Cassai, dit Masaccio en 1426, où Marie-Madeleine exprime son désespoir, on la voit de dos, période où les émotions commencent à entrer dans la peinture ; La Transfiguration, une huile sur panneau de 1478/79, l’un des plus ambitieux tableaux de Giovanni Bellini, beau-frère de Mantegna montrant Jésus au visage radieux et vêtu de blanc entouré de Moïse, Elie et de trois de ses disciples, Pierre, Jacques et Jean ; Le Christ à la colonne, réalisé par Antonello de Messine entre 1476/78, où Jésus avant d’être crucifié est attaché à une colonne pour être flagellé : de ses yeux coulent des larmes et le nœud de la corde placée autour du cou est très réaliste, on retrouve dans cette peinture la même technique que celle du portrait.

Deux imposants retables de Colantonio, maître de la première Renaissance à Naples sont présentés : le Retable de l’Annonciation et le Retable de Saint Vincent Ferrier peints entre 1456/58 dans lequel sont racontés des épisodes de la vie de Saint Vincent, dans un grand sens narratif. Naples est devenu le lieu majeur de production des retables. Francesco Mazzola dit Parmesan a peint en 1524 une huile sur toile, Portrait de Galeazzo Sanvitale, où se lit l’élégance et l’érudition du personnage en même temps que ses exploits militaires à travers ses armes et le heaume posé dans un coin du tableau ; Lucrèce, huile sur toile datant de 1540 relate dans une grande sophistication le suicide de Lucrèce après un viol. Giovanni Battista di Jacopo, dit Rosso Fiorentino a réalisé une remarquable huile sur panneau, en 1524/26, Portrait de jeune homme, où le visage est d’une grande élégance et les doigts effilés. Le peintre espagnol Jusepe de Ribera apporte dans son œuvre des notes expressionnistes et dramatiques, et datant de l’époque baroque, Luca Giordano montre une Madone au baldaquin joyeuse et protectrice, huile sur toile peinte en 1685 dont l’ensemble monumental s’inspire de l’accrochage du musée de Capodimonte, Fragonard s’en inspirera lors de son séjour à Naples, en 1781. Le tableau venant de Capodimonte, Atalante et Hippomène peint par Guido Reni entre 1618/19, référence aux Métamorphoses d’Ovide, fait écho à L’Histoire d’Hercule du même peintre, conservé par le Louvre. Ils symbolisent à eux seuls le dialogue qui s’est tissé entre les deux institutions.

© Jean-Louis Fernandez

Le Caravage est également présent dans l’exposition avec trois toiles puissantes : La Mort de la Vierge réalisée à Rome entre 1601/06 avant que le peintre ne soit condamné pour meurtre et ne s’enfuie à Naples ; le prêt de La Flagellation, huile sur toile peinte en 1607 à Naples pour l’église San Domenico Maggiore, jeux de contrastes entre le blanc radieux du Christ et le noir des bourreaux qui s’apprêtent à passer à l’action du supplice par le fouet ; le Portrait d’Alof de Wignacourt, grand maître de l’ordre des chevaliers de Saint Jean de Jérusalem. Malgré de terribles catastrophes – dont la peste en 1656, qui décima la moitié de la population et dont l’éruption du Vésuve – Naples fut un foyer artistique majeur à cette époque-là ainsi qu’une référence en termes de culture scientifique et mathématique. Un panneau attribué à Jacopo de’ Barbari artiste vénitien proche d’Albert Dürer le montre et la culture humaniste est à l’honneur.

Au cours de ce parcours pictural les visiteurs croisent quelques acteurs détachés du spectacle qu’ils verront juste après, et qui cherchent à attirer leur regard. Ils disent de petits textes en toutes langues, issus d’auteurs de différents pays, dont Pier Paolo Pasolini, Arthur Rimbaud, Fernando Pessoa, Yannis Ritsos ou encore Shakespeare en ses Sonnets. Puis Les Fantômes de Naples débute sur une scène dressée dans la magnifique cour Lefuel – anciennes Écuries de Napoléon III – où le spectateur prend place. Emmanuel Demarcy-Mota directeur du Théâtre de la Ville à Paris l’a conçu et mis en scène à travers un montage des textes d’Eduardo de Filippo – pièces, poèmes et interview –  auteur qu’il connaît bien pour en avoir présenté cet hiver la pièce La Grande Magie (cf. notre article du 2 janvier 2023). Il travaille ici avec la troupe du Théâtre de la Ville et les acteurs formés dans les écoles du Teatro della Pergola de Florence. Le spectacle est en français, italien et napolitain surtitré, ponctué par des musiques et des chants ; il dessine un portrait de la ville de Naples.

C’est une séquence musicale qui ouvre le spectacle autour de trois guitaristes placés côté cour sur fond de chants d’oiseaux. Le soleil se couche et la cour Lefuel apparaît sous les projecteurs. La mer en son ressac habite l’espace sonore. On est comme en suspension, en contemplation. Les bruits de Naples nous parviennent, car selon l’auteur « L’ensemble et l’apparence d’une cité nous parlent la nuit : pierres, briques, portes et tuiles, se mettent à parler et lorsque la lune est sortie, ces bruits prennent plus de résonance. » Un acteur apostrophe les spectateurs, à la recherche du troisième œil, l’œil de la pensée. Arrive Pulcinella, personnage de la Commedia dell’Arte : « Bona Sera ! Savez-vous d’où je viens ? De l’au-delà ! J’ai visité tout le paradis. Pulcinella ne meurt jamais. C’est l’âme de Naples et du peuple napolitain… » Autour de lui, chaque personnage apporte son étrangeté et sa présence : une jeune femme en noir s’interroge sur « ce qu’est Naples » et donne sa réponse « Personne ne le sait… » C’est une ville mystère. Des personnages-fantômes dont la soliste, descendent en chantant la double rampe en fer à cheval, avec beauté, gravité et poésie. « Naples c’est la voix des enfants. C’est l’odeur de la mer. C’est une petite tasse de café au balcon, café grillé maison et chauffé à la Bialetti. Naples n’est qu’un rêve, une Illusion… »

© Jean-Louis Fernandez

Eduardo de Filippo, l’écrivain aux cinquante-cinq pièces, fait partie des personnages et déclenche ses jeux d’illusionniste et de magicien, posant une réflexion sur le théâtre. Faire du théâtre, sacrifier sa vie… « Nous sommes en quête d’auteur ! » clament les comédiens dans un clin d’œil à Luigi Pirandello, évoquant la rencontre entre le créateur et l’équipe, le créateur et sa créature. On y trouve des extraits de La Grande Magie « Un personnage a sa vie propre » dit le poète. « Je me prête à des expériences conduites par un autre prestidigitateur. Le temps n’existe pas. Le temps c’est toi… » Une petite fille en robe blanche évolue au son de la chanson de Jacques Douai File la laine. « Un vilain rêve me revient… » dit un personnage. Un autre apparaît à la fenêtre, au loin, dans les étages. Un autre chante. Le charme opère. « Comment oublier… Regarde-moi. » Diverses anecdotes se croisent à travers les extraits des textes choisis. Une actrice rêve et raconte le sacrifice de l’agneau, un couteau à la main. L’agneau et l’enfant blond se superposent. Le mendiant devient une fontaine, la fontaine est de sang, la femme se réveille, en transes. Il y a des chants aux inflexions expressives et des danses, il y a des rires. « Femme, je t’aime et je te hais. Je ne peux t’oublier. » Il y a Philomena et l’hiver qui claque des dents. « Il me semble que vous pleuriez sans larmes… » Le sol devient violet, comme la mer : Est-ce la mer ou le mur de ta chambre… ? Mouettes, bruits des vagues, apparitions, ombres. Des chants, un châle couleur vieux rouge, des rythmes. Tous dansent dans la théâtralité de Naples.

Ce spectacle aux étoiles présenté dans la cour Lefuel, comme l’exposition dans la Grande Galerie, fait vivre les imaginaires de la ville. Il remet sur le devant de la scène les textes d’Eduardo de Filippo (1900/1984) dont les pièces ont été traduites et montrées en France tardivement, selon sa propre décision. D’autres propositions sont faites dans le cadre des Étés du Louvre et les différents espaces du musée : concerts sous la Pyramide, Cinéma Paradiso avec projections de films dans la Cour Carrée, chorégraphies dans la Cour Lefuel ; dans les espaces hors Musée, comme le Jardin des Tuileries, voisin, sont proposées des activités à faire en famille. Le musée du Louvre se désacralise et cherche à développer des rencontres avec tous types de public. C’est de la volonté de Laurence des Cars, présidente-directrice du musée et de Luc Bouniol-Laffont, directeur de la programmation culturelle conçue et mise en œuvre par la direction de l’Auditorium et des Spectacles du Musée, un geste fort vers plus de démocratisation culturelle et une invitation à rêver dans ce lieu unique au monde, maison des artistes vivants ouverte à tous.

Brigitte Rémer, Paris le 10 juillet 2023

Spectacle Les Fantômes de Naples, avec les acteurs formés dans les écoles du Teatro della Pergola de Florence : Mariangela D’Abbraccio, Francesco Cordella, Ernesto Lama – la chanteuse : Lina Sastri – le musicien :  Filippo D’Allio (guitare et percussions) – les acteurs de la troupe du Théâtre de la Ville : Marie-France Alvarez, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Sarah Karbasnikoff, Serge Maggiani – le musicien  Arman Méliès (guitare électrique) – Dramaturgie Marco Giorgetti, traduction Huguette Hatem – Pour la déambulation poétique : Camille Dugay, Nadia Saragon, Sebastiano Spada, Lorenzo Volpe. Acteurs italiens formés dans les écoles du Teatro Della Pergola et des artistes de la Troupe de l’Imaginaire du Théâtre de la Ville – coproduction musée du Louvre / Théâtre de la Ville- Paris / Teatro della Pergola – Florence.

Vu le 29 juin 2023 au musée du Louvre – Les Étés du Louvre se poursuivent jusqu’au 20 juillet 2023 – site : www. louvre.fr ou fnac.com – tél. :  01 40 20 55 00.

Ici et là – Des oiseaux – Play 612

Cie Astrakan/Daniel Larrieu © Benjamin Favrat

Trois programmes chorégraphiques proposés dans le cadre du Festival June Events par l’Atelier de Paris, à la Cartoucherie de Vincennes.

Chaque année au mois de juin, le Festival June Events, rend compte des formes chorégraphiques émergeantes, à l’initiative de l’Atelier de Paris que dirige Anne Sauvage. Nous rapportons ici la trace de trois spectacles de nature différente, vus au fil des soirées et qui s’inscrivent dans ces vibrations et ce mouvement du sensible : Ici et là, dans une chorégraphie de Claire Jenny et la compagnie Point-Virgule, Des Oiseaux signé de Joana Schweizer, Play 612 spectacle-conférence de Daniel Larrieu.

Ici et là, est un projet réalisé par Claire Jenny et la compagnie Point-Virgule avec des personnes privées de liberté – ayant obtenu une permission spéciale de sortie du Centre pénitentiaire sud francilien de Réau, pour un soir – et avec cinq artistes professionnels. Depuis près de trente ans elle mène des projets artistiques en immersion en milieu carcéral, au Québec et en France qui interagissent avec ses propres créations. Huit femmes et deux hommes se placent face au public, au son de la percussion, ils avancent, se regardent comme on cherche quelqu’un dans la foule. On perçoit les bruits de la ville. Ils courent et créent du jeu, de la complicité. La vitesse augmente, la distance aussi. Lent, rapide, coulé, leurs bras forment des figures, timidement d’abord, puis dessinent dans l’espace des mouvements avant, arrière, puis ils s’abandonnent. Assis, debout, couché. Bruits de trains…

Cie Point-Virgule © Clémence Cochin

Ils sont en jeans ou collants, bleu, vert, jaune, orange. Ils se cherchent, essaient de toucher le ciel, se regroupent en un mouvement d’ensemble. Des duos se forment. Replis, sourires, portés, touchés, accélérés, crépitements. Aux trains succèdent les bruits d’avion, ils voyagent, on voyage. La main se retire. Ils deviennent oiseaux, rassemblent leur énergie. Le tapis de danse vire à l’orangé. Ils s’assoient et regardent. Ils nous regardent. Autre duo, l’un est de dos, l’autre tournoie. Deux par deux ils s’envolent au vent. Un chœur se forme, un travail des mains se met en place, un jeu de gestes, gracieux, se construit. Le tapis vire au bleu-vert et se teinte comme un étang. Des images sur écran dialoguent avec le plateau laissant apparaître ceux qui ont participé à l’aventure et n’ont pas obtenu leur autorisation de sortie. On les regarde. Le geste de la transmission se construit comme on se passe le témoin dans une course, avant que l’image ne s’efface lentement de l’écran.

Cie Aniki Vóvó/Joana Schweizer © Emile Zeizig

Des oiseaux, chorégraphie de Joana Schweizer, compagnie Aniki Vóvó. Cette pièce pour cinq interprètes nous emmène dans le monde du vol, de l’envol, des parades nuptiales des oiseaux, avec une grande finesse d’observation et de ré-interprétation. Joana Schweizer est musicienne et plasticienne autant que danseuse et chorégraphe et cherche la place de la voix dans la partition chorégraphique et la créativité des circassiens. Autant dire que les chants d’oiseaux l’inspirent. Elles les déclinent dans toute leur subtilité avec la Compagnie. Les percussions se répondent créant des rythmes portés par les maracas. Les danseurs-oiseaux s’observent, piaulent et se répondent et chacun dessine les gestes subtils de sa parade. Chaque pas enrichit le paysage sonore, apportant une nouvelle note à la partition, comme ce frottement sur le métal des échelles plantées dans la scénographie du tapis de danse. Chaque geste esquissé définit le contexte et le mode de vie et de vol, l’envol. Plumes, bec, ailes, pattes, ces sentinelles de la nature à la vue perçante, annonciatrices du jour ou de la nuit, des saisons et des états d’âme, se saluent. L’hirondelle habits de printemps et symbole de liberté, la colombe et le cygne, signes de l’amour, la huppe et le rossignol, le faucon et le chardonneret. On les voit tous en élégance, inventivité, précision et grâce, qui jouent de leurs grands airs aux riches tessitures, gazouillis discrets ou cris perçants, trilles et chants nocturnes quand le calme revient. L’un fait le beau, l’autre fait solo, ils se perchent, nichent, lissent leurs plumes. Une chambre d’écho traverse le plateau, relief de ce qu’ils perçoivent et entendent. L’un tourne sur lui-même, l’échassier, juché sur ses longues pattes, bécasseau ou héron, cigogne, grue ou pélican, danseur monté sur échasses. La sirène d’un bateau leur fait tendre le bec derrière un rideau jaune composé de fils en arrière-scène. Les costumes sont un ravissement et pur raffinement. En solo, Joana Schweizer fait du cousu mains entre les parties donnant énergie et grâce dans un manteau d’un beau rose éteint. Des oiseaux est une fable qui conte et déconte en ornithologue la vie extrême d’une faune oiselles/oiseaux.

Cette Conférence des oiseaux est visuelle et théâtrale autant que gestuelle. La fin est festive et chacun se métamorphose pour la rencontre – foulards, casquettes, danses de possession, couleurs ajoutées, djembé endiablé. La dernière image reprend le moment solennel de l’entrée en scène, moment ritualisé et polyphonique où chacun porte une lampe dans la pénombre, comme en procession, chacun est enfermé dans un manteau et les spécificités de sa classe. « Huppe je te salue, guide des hauts chemins et des vallées profondes… Salut, faucon royal à l’œil impitoyable ! Jusqu’où va ta violence et jusqu’où ta passion ? » écrit Le grand poète mystique Attar. Joana Schweizer décline avec une infinie profondeur et subtilité ce Salut aux oiseaux dont elle s’empare et qu’elle dessine comme des enluminures « Voici donc assemblés tous les oiseaux du monde, ceux des proches contrées et des pays lointains… »

Play 612, recherche chorégraphique, conférence-dansée de Daniel Larrieu, compagnie Astrakan.  Depuis Chiquenaudes présenté au Concours de Bagnolet en 1982 où il remporte le Second Prix, Daniel Larrieu n’a cessé de montrer sa capacité de créativité et son originalité. Quarante ans plus tard il appuie sur le bouton Rewind, non pas de manière nostalgique mais pour montrer en trois petits tours et puis s’en vont que c’était hier et que chaque jour il continue à déjouer le temps et le corps dans l’espace, tout en passant le témoin à d’autres. C’est avec Jérôme Andrieu et Enzo Pauchet qu’il officie ce soir-là, à mains nues, dans la belle fluidité de trois générations réunies. Trois chaises et une table, un tabouret et un ordinateur pour diffusion en direct. Derrière ce côté ludique où un spectateur pioche le thème à interpréter dans un chapeau haut-de-forme qui circule, se trouve la rigueur de la transmission. Chacun à son tour et selon leur code de complicité s’y colle, c’est-à-dire interprète gestuellement le texte, la musique, la chanson dont le titre est inscrit sur le papier magique. Dans cette chasse aux papillons défilent sous nos yeux des bribes de création aux références fortes, tant en chorégraphie qu’en musique. Ainsi Larrieu interprétant Léo Ferré dans Avec le temps ou jouant de l’éventail japonais. Ainsi Genet et Notre-Dame des fleurs, évocation par l’un des danseurs, de la pièce Divine montée par Larrieu avec Gloria Paris (2012) ou encore la poupée de Delta (1995) en référence à William Forsythe. Enzo Pauchet interprète trois solos sur les compositions de Henryk Górecki, référence au spectacle Emmy que dansait Larrieu sur le thème de l’autoportrait (1995). Il partage ses souvenirs d’enfance avec Je danse dans la forêt quand il pensait qu’un jour il pourrait voler (2018) et plus tard avec le cinéma américain qui avait envahi sa vie adolescente. Il rappelle la chanson d’Edith Piaf « Sous le ciel de Paris S’envole une chanson Hum, hum Elle est née d’aujourd’hui Dans le cœur d’un garçon… »

Cie Astrakan/Daniel Larrieu © Benjamin Favrat

Solos ou mouvements collectifs, les réminiscences de Daniel Larrieu défient le temps. Il ouvre sa malicieuse valise pour présenter avec Jérôme Andrieu et Enzo Pauchet sa Collection Larrieu et en sort des trésors, petits signes sensibles montrant ce qui l’habite sur scène depuis quarante ans. On y trouve ce qu’il appelle les chansons de gestes, mettant les mots en mouvements, des solos avec textes écrits avec Cold Song, des bouts de films et de photographies, des bribes en tous genres et espaces d’improvisations. On entre dans son cabinet de curiosités dans ce qu’il a de lumineux par sa simplicité et sa poétique.

La dix-septième édition de June Events s’est refermée sur ces formes plurielles où se mêlent la musique et le geste. Anne Sauvage, directrice, en rappelle le postulat : « Dans un même mouvement de transmission, les artistes nous rappellent les liens entre notre Histoire et nos histoires. Et c’est souvent du prisme de l’intime que jaillit le besoin profondément humain, de communauté. » Dans l’attente de la prochaine édition.

Brigitte Rémer, le 28 juin 2023

Ici et là : création 2023 – projet réunissant des personnes détenues et 5 artistes professionnels chorégraphie Claire Jenny – danseur et danseuses du Centre Pénitentiaire Sud Francilien, en live et sur des séquences filmées – interprètes professionnels : Marie Barbottin, Jérémy Déglise, Yoann Hourcade, Claire Malchrowicz, Bérangère Roussel – Univers sonore Nicolas Martz – Images Florent Médina.

Des Oiseaux : création 2023 coproduction Musique live – Pièce pour 5 interprètes – Conception Joana Schweizer en collaboration avec Gala Ognibene – Interprétation – Joana Schweizer, Justine Lebas, Lara Oyedepo, Céleste Bruandet, Miguel Filipe – scénographie Gala Ognibene – composition musicale Joana Schweizer, Guilhem Angot, Lara Oyedepo, Miguel Filipe – création lumière Arthur Gueydan – création son Guilhem Angot – création costumes Clara Ognibene – En tournée : 7 novembre 2023 : La Rampe, Echirolles – 6 et 7 décembre 2023 : Théâtre de Bligny, Briis-sous-Forges, co-réalisation Atelier de Paris – 12 et 13 décembre 2023 : LUX Scène Nationale, Valence – 13 au 15 mars 2024 Scène Nationale de Bourg en Bresse.

Play 612 : création 2018, trio, conception Daniel Larrieu, création Astrakan / Collection Daniel Larrieu – Avec : Jérôme Andrieu, Daniel Larrieu, Enzo Pauchet – Lumière Lou Dark – costumes Association Heart Wear – chapeau Anthony Peto – Poupée Kit Vollard.

Festival June Events, du 30 mai au 17 juin 2023 à l’Atelier de Paris / Cartoucherie de Vincennes – Route du Champ de Manœuvre, 75012. Paris – site : www.atelierdeparis.org – tél. : +33 (0) 1 417 417 07 –

Ce que la Palestine apporte au monde

© MNAMCP/ Nabil Boutros (1)

Exposition, du 31 mai au 19 novembre 2023 – Commissaire général Élias Sanbar, écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, président du conseil d’administration du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, à l’Institut du Monde Arabe.

Depuis 2016, l’Institut du Monde Arabe abrite en ses murs la collection du futur Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, une collection solidaire d’environ quatre cents œuvres constituées de dons d’artistes, réunie à l’initiative d’Elias Sanbar, écrivain et ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, et coordonnée par l’artiste Ernest Pignon-Ernest qui avait, dans le même esprit de combat contre la dictature militaire, contribué à la création d’un musée Salvador Allende, à Santiago du Chili. Nous avions rendu compte de ce projet utopique d’un Musée Palestinien dans nos éditions précédentes (cf. www.ubiquité-cultures.fr : 18 mars 2018, Nous aussi nous aimons l’art – 23 septembre 2020, Couleurs du monde.) L’élargissement de la collection suit son cours, au gré des donateurs, les artistes palestiniens, exilés sur leur propre terre, y dialoguent avec les artistes du monde arabe et la scène internationale.

© Collectif HAWAF (2)

Avec Ce que la Palestine apporte au monde, l’IMA confirme en 2023 la vitalité de la création palestinienne et l’effervescence culturelle du pays, dans et hors le territoire, et propose une approche muséale plurielle. L’exposition montre en trois volets la diversité des courants et des techniques – peintures, dessins, sculptures, photographies -. Le premier volet présente un regard orientaliste avec quelques photographies issues d’un fonds inédit du XIXe siècle, colorisées par la technique du photochrome à partir d’un film négatif noir et blanc et de son transfert sur plusieurs plaques lithographiques, ainsi Samarie, la colonnade et Bethléem. Le second volet construit le regard artistique d’aujourd’hui à travers une sélection d’œuvres contemporaines – pour n’en citer que quelques-unes : La Longue marche de Paul Guiragossian, huile sur toile (1982), Histoire de mon pays d’Ahmed Nawach, (1984), les sérigraphies grands formats réalisées par Ahmad Khaddar (2019), La Foule, une huile sur toile de Soleiman Mansour (1985), les eaux fortes de Noriko Fuse (2017/18/20), Chant de nuit, de François-Marie Anthonioz (1949), un fusain sur papier marouflé sur toile, Ce(ux) qui nous sépare(nt) de Marko Velk, une photographie de Mehdi Bahmed représentant une scène d’intérieur où deux hommes de deux générations différentes, l’un assis, l’autre debout à la fenêtre, regardent dans la même direction (2017), deux grosses jarres en céramique de l’artiste espagnole Beatriz Garrigo, une sérigraphie d’Hervé Télémaque (1970), les acryliques sur toile de Samir Salameh. Au sein de cette seconde partie est montré le projet du Musée Sahab / nuage en arabe, porté par le collectif Hawaf qui se compose d’artistes et d’architectes. Son ambition est de rebâtir une communauté à Gaza et de sortir cette bande de terre palestinienne de son isolement grâce à l’espace numérique et à la réalité virtuelle. L’Association s’engage dans la construction d’un musée contre l’oubli un musée sans frontière, faisant acte de résistance en proposant des ateliers entre les artistes de toutes disciplines et les habitants, et en stimulant la création d’œuvres d’art digitales, autour du patrimoine palestinien : « Le seul moyen de rêver c’est de regarder le ciel… » disent-ils.

Michael Quemener © IMEC (3)

Le troisième volet de l’exposition montre les archives palestiniennes de Jean Genet à partir de deux valises de manuscrits qu’il avait remises à son avocat, Roland Dumas, en 1986. Cette partie est réalisée à l’initiative d’Albert Dichy, spécialiste de son œuvre et directeur littéraire de l’Institut des mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), avec lequel l’IMA a réalisé un partenariat. Synthèse de la vie de Genet, ces valises témoignent d’un joyeux désordre, on y trouve des textes, papiers, factures, numéros du journal L’Humanité, enveloppes adressées à Gallimard son éditeur, enveloppes aux adresses rayées qui lui sont adressées, traces de son compagnonnage avec les Black Panthers : « J’aimais le phénomène Black Panthers, dit-il, j’en étais amoureux. »

J. Genet © Artbribus/ ADAGP (4)

Ces valises racontent aussi l’histoire d’un écrivain qui, à l’âge de cinquante ans, renonce à la littérature et qui fut l’un des premiers européens à pénétrer dans le camp de Chatila le 19 septembre 1982. Il accompagnait à Beyrouth Leïla Shahid devenue présidente de l’Union des étudiants Palestiniens quand, le 16 septembre, eurent lieu les massacres de Sabra et Chatila – plus de trois mille Palestiniens décimés par les milices libanaises, avec l’active complicité de l’armée israélienne qui venait d’envahir le Liban. Dans les mois qui suivent, Genet écrit Quatre heures à Chatila, publié en janvier 1983 dans La Revue d’études palestiniennes. « Pour moi, qu’il soit placé dans le titre, dans le corps d’un article, sur un tract, le mot « Palestiniens » évoque immédiatement des feddayin dans un lieu précis – la Jordanie – et à une époque que l’on peut dater facilement : octobre, novembre, décembre 70, janvier, février, mars, avril 1971. C’est à ce moment-là et c’est là que je connus la Révolution palestinienne. L’extraordinaire évidence de ce qui avait lieu, la force de ce bonheur d’être se nomme aussi la beauté. Il se passa dix ans et je ne sus rien d’eux, sauf que les feddayin étaient au Liban. La presse européenne parlait du peuple palestinien avec désinvolture, dédain même. Et soudain, Beyrouth-Ouest… » Il rencontre de nombreux Palestiniens dans leur exil, se lie d’amitié avec Ania Francos grand-reporter et écrivaine militante et Bruno Barbey, photographe-reporter à Magnum. L’exposition montre aussi une Étude pour Genet, de Ernest Pignon Ernest, pierre noire sur papier (2010), un Portrait de Genet, papier collé sur carton extrait de Poètes de Mustapha Boutadjine (2008). « All power to the people…» un portrait de Marc Trivier (1985) où l’écrivain est assis sur un banc, main gauche dans la poche, écharpe, blouson chaud, il regarde l’objectif : « On me demande pourquoi j’aime les Palestiniens, quelle sottise ! Ils m’ont aidé à vivre » dit-il.

M. Darwich. © MNAMCP/Nabil Boutros (5)

La figure emblématique de Mahmoud Darwich, poète engagé dont l’absence « met fin à l’espoir » comme l’écrivait Bernard Noël, reste très présente et l’écho de sa voix déclamant ses longs poèmes tragiques, demeure. Éloge de l’ombre haute – poème documentaire issu de « Nous choisirons Sophocle » prend ici la forme d’un Hymne gravé à quatre mains, gravure et calligraphie signées de Rachid Koraïchi et Hassan Massoudy. Plusieurs portraits du poète habitent l’exposition : Une photo de Ernest Pignon-Ernest qui l’avait représenté à Jérusalem debout au coin d’une rue et regardant la ville, Mahmoud Darwich, Marché à Ramallah (2009) ; un gros plan de Mustapha Boutadjine Portrait-collage de Mahmoud Darwich, extrait de Poètes (2008), comme il avait représenté Victor Jarra, Pablo Neruda et Salvador Allende pour le Chili en 2004 ; des photographies de Marc Trivier, Pour Mahmoud Darwich (2008) et Mahmoud Darwich à Sarajevo/Mostar I, II et III. Dans les poèmes – traduits en français par Elias Sanbar – se lit l’exil, intérieur et géographique, son expérience multiple : « Ma patrie, une valise, ma valise, ma patrie. Mais… il n’y a ni trottoir, ni mur, ni sol sous mes pieds pour mourir comme je le désire, ni ciel autour de moi pour que je le trouve et pénètre dans les tentes des prophètes. Je suis dos au mur. Le mur / Écroulé ! »

© MNAMCP/ Nabil Boutros (6)

Avec Ce que la Palestine apporte au monde, le pays est célébré en majesté, selon les mots de Jack Lang, Président de l’IMA, et les œuvres internationales rassemblées croisent toutes les disciplines, portant haut l’excellence artistique dans « une volonté collective de rendre justice à la Palestine, dans son Histoire et sa créativité. » L’exposition s’inscrit dans une seule démarche, la quête des Palestiniens vers la réappropriation, par l’image, de leur propre récit. Les œuvres racontent le pays à travers l’Histoire et se projettent dans son avenir. Elles rejoindront le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine voulu par Elias Sanbar, « véritable pari sur une terre encore occupée. » Et comme l’écrit Genet en 1988, méditant sur le rôle de l’art : « L’art se justifie s’il invite à la révolte active, ou, à tout le moins, s’il introduit dans l’âme de l’oppresseur le doute et le malaise de sa propre injustice. »

Brigitte Rémer, le 30 juin 2023

Légendes des photos – (1) Bruce Clarke Too sare 2 (fer), 2010 Don de l’artiste Collection du Musée d’art moderne et contemporain de la Palestine Palestine © MNAMCP/ Nabil Boutros – (2)  L’Avenir du nuage, dessin (détail), 2022. Musée des Nuages, collectif Hawaf © HAWAF –  (3) Les Valises de Jean Genet, Michael Quemener © IMEC – (4) Mustapha Boutadjine, Jean Genet. Paris 2008, graphisme collage, extrait de « Poètes » – (5) Marc Trivier, Portrait de Mahmoud Darwich, 2008, Sarajevo Don de l’artiste Collection du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine © MNAMCP/Nabil Boutros – (6) Alexis Cordesse Salah Ad-Din Street, Jérusalem-Est, Territoires occupés, 2009 Don de l’artiste. Collection du Musée d’art moderne et contemporain de la Palestine © MNAMCP/ Nabil Boutros.

Commissariats : commissaire général Élias Sanbar, écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’UNESCO, président du conseil d’administration du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine – commissaire associée Marion Slitine, anthropologue, chercheure postdoctorale (EHESS/MUCEM), auteure d’une thèse sur l’art contemporain de Palestine – commissaire de l’exposition Les valises de Jean Genet Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, spécialiste de Jean Genet, éditeur de ses textes posthumes et codirecteur de l’édition de son Théâtre complet dans la « Bibliothèque de la Pléiade » – commissariat IMA Éric Delpont, conservateur des collections, assisté de Marie Chominot.

Artistes exposés : Hamed Abdalla, Jef Aérosol, Amadaldin Al Tayeb, Jean-Michel Alberola, François-Marie Antonioz, Mehdi Bahmed, Vincent Barré, François Bazin Didaud, Serge Boué-Kovacs, Mustapha Boutadjine, Jacques Cadet, Luc Chery, Bruce Clarke, Alexis Cordesse, Henri Cueco, Marinette Cueco, Noël Dolla, Bruno Fert, Anne-Marie Filaire, Noriko Fuse, Garrigo Beatriz, Christian Guémy alias C215, Anabell Guerrero, Stéphane Herbelin, Mohamed Joha, Valérie Jouve, Ahmad Kaddour, Robert Lapoujade, Julio Le Parc, Patrick Loste, Ivan Messac, May Murad, Chantal Petit, Pierson Françoise, Ernest Pignon-Ernest, Samir Salameh, Antonio Segui, Didier Stephant, Hervé Télémaque, Marc Trivier, Jo Vargas, Vladimir Velickovic, Marko Velk, Gérard Voisin, Jan Voss, Fadi Yazigi, Stephan Zaubitzer et Hani Zurob – Une programmation culturelle variée accompagne l’exposition : concerts, colloques, ateliers, cinéma, rencontres littéraires – publication :  Les Valises de Jean Genet par Albert Dichy, éditions IMEC.

Exposition du 31 mai au 19 novembre 2023, du mardi au vendredi de 10h à 18h, samedi et dimanche de 10h à 19h. Fermé le lundi – Institut du Monde Arabe, 1 Rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed-V, 75005 Paris – métro : Jussieu – site : www.imarabe.org

Macabre carnaval

© Mathieu Vouzelaud

Création originale, texte et conception Stéphane Bensimon, co-mise en scène de Stéphane Bensimon, Élisa Delorme, Clément Delpérié et Jérémie Chevalier avec la troupe du Théâtre de l’Hydre, dans le cadre du Festival Départ d’Incendies – Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.

C’est un spectacle de troupe qui a lieu en plein air. En arrivant sur le site, d’emblée on en comprend l’élan collectif. La troupe se compose de deux techniciens et quinze artistes de différentes disciplines – théâtre, cirque, danse, et musique – originaires de France, du Chili, du Pérou et d’Uruguay, elle est en soi un Manifeste.

Le soleil n’est pas encore couché ses derniers rayons font cligner des yeux, puis il baisse et se cache, relayé par les projecteurs. Le thème monte en puissance pour parler de la dictature militaire en Uruguay – qui a commencé avec le coup d’État du 27 juin 1973 – et de la barbarie. Petit pays de moins de trois millions d’habitants dans les années soixante-dix il n’était pas au générique des assassinats politiques et des disparus dénoncés en Europe, contrairement  aux grands pays d’Amérique du Sud, comme le Brésil, l’Argentine ou le Chili. Pourtant la répression y fut aussi sauvage et de nombreux prisonniers politiques, dont des enfants, ont subi la torture.

© Mathieu Vouzelaud

La scénographie est posée entre les arbres, à l’entrée de la Cartoucherie et des bancs se font face, pour les spectateurs. Le dispositif est en bi-frontal, le spectacle se joue de cour à jardin, beaucoup d’éléments y sont astucieusement mobiles pour restituer les étapes de l’Histoire et les lieux des affrontements : panneaux aux multiples usages dont celui de tableau noir ou de représentation de photos et dessins collés, d’affiches ; estrades, praticables et wagonnets. Les industriels – dont la Banque Monti – et les politiques font face aux ouvriers en grève et à la jeunesse qui s’engage : « Rentrez chez vous. Dernières sommations… » Aux quatre coins du rectangle se trouvent des podiums sur lesquels interviennent par moments les acteurs, par la parole, le geste et l’action, par la musique, violoncelle et percussions. Le spectacle est très chorégraphié, on y voit l’entrainement des guérilleros, la représentation des soulèvements à Montevideo, les rassemblements de jeunes et réunions, les prises de parole… Les deux camps s’affrontent, avec interdictions et couvre-feu d’un côté, provocations et lutte contre la corruption, de l’autre.

Le spectacle est aussi l’histoire d’une jeunesse rêvant d’un monde plus juste, d’un idéal, et qui scandent les mots Liberté, Solidarité, une histoire d’utopie écrite par Stéphane Bensimon à la première personne et qui débute avec la crise économique de 1954. À la craie, sur un immense tableau, s’inscrivent certains noms dont celui de Carlos Liscano, journaliste et poète arrêté en 1972 et condamné à treize ans de prison pour appartenir au mouvement Tupamaros d’extrême gauche, qui défend l’action directe et la guérilla urbaine. Luiz Sánchez (inspiré de Raul Sendic), qui interrompt ses études juridiques et fait figure de leader, lance un appel à l’insurrection auprès de tous les travailleurs, dont les coupeurs de canne à sucre. « Le 7 mai 1962, j’ai treize ans, ils arrivent, les chevelus, nus pieds, délabrés, si pauvres… Plus rien ne sera comme avant. » Leïla ne retourne pas à l’école et rejoint la maison de quartier. Plus tard, avec Ricardo qu’elle accompagne, elle lira une Déclaration marquant ainsi son entrée en résistance. Des débats s’engagent sur la place de chacun, les stratégies à développer, la difficulté de s’unir. Mario, vingt-quatre ans, quitte le Parti Communiste et l’extrême-droite guette. « Ils n’ont pas de mémoire, ils n’ont pas de conscience… Nous devons créer un homme nouveau pour un monde nouveau » disent-ils avant de scander collectivement ce qui deviendra leur emblème : « De pie, luchar Que vamos va a triunfar… El pueblo unido, jamás será vencido. »  Des danses dont la Danse des Drapeaux, des pyramides comme expression de solidarité, des chants et de la musique traduisent leur combat et leur euphorie.

© Mathieu Vouzelaud

Puis vient l’Opération Condor, plan clandestin transnational mis en place par les régimes militaires d’Amérique du Sud avec le soutien des États-Unis. On élimine les subversifs, qui seront arrêtés et torturés, assassinés ou portés disparus. Le doute alors s’installe : abandonner ou continuer ? Liber Arce, un étudiant qui a réellement existé, sera l’un des premiers à tomber sous la dictature. Son nom, issu du verbe Liberarse / se libérer en espagnol, ne lui aura pas porté chance. Un cortège funèbre traverse la ville pour lui rendre hommage. Du groupe de jeunes, trois seront exécutés, Mario et dix-huit des révolutionnaires seront arrêtés. « La nuit est tombée sur mon pays » dit Leïla, contrainte à l’exil : « Je reviendrai… Nous reviendrons par milliers nous, les exilés… Nous vous soumettrons au jugement de l’humanité. » Les murs des palissades se couvrent de noir-ardoise. La mère de Ricardo attend follement son fils, elle a préparé sa soupe préférée. « Vous n’auriez pas vu mon fils ? Il se marie le mois prochain… » Mais il ne reviendra pas. Des chiffres sont égrenés : entre 1972 et 1976, 10% des 2 800 000 habitants ont subi la torture, 380 000 Uruguayens se sont exilés. Il y eut plus de 6 000 prisonniers politique et 300 disparus. Sur le tableau se dessinent les silhouettes des absents, autant dire une foule.

Les premières élections démocratiques eurent lieu en 1984, la dictature fut officiellement enterrée en mars 1985. « Nous sommes les enfants du XXe siècle. Il nous appartient d’écrire le prochain chapitre » dit le texte, avant que les acteurs n’entament le Chant de la Liberté « Golondrinas… Hirondelles… » en cercle, puis en ligne, comme en signe d’hommage.

Macabre carnaval n’a rien de didactique même si la pièce suit les événements historiques du pays dans un moment de crise et de guerre intérieure – les années soixante-dix – où des jeunes défendent âprement leur pays et ses libertés. C’est une histoire d’humanité, d’amitié et de solidarité habitée avec ferveur et justesse par une troupe, le Théâtre de l’Hydre où chacun a trouvé sa place et son personnage. Par la gestuelle, le travail des corps et des voix, la musique, l’invention scénographique, les acteurs portent un texte qui dans sa chronologie, met en lumière un pan de l’Histoire totalitaire en Uruguay, et qui a valeur d’archétype pour tous les combats du monde, hier comme aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 27 juin 2023

© Mathieu Vouzelaud

Avec : Baptiste Abraham, Stéphane Bensimon, Audrey Boudon, Lola Bréard, Rémi Brouillac, Jérémie Chevalier, Élisa Delorme, Clément Delpérié, Laure Descamps, Carlo Fernandez Valencia, Valentina Jara Vargas, Philippe Labonne (en alternance avec Yannis Bougeard et Yann Karaquillo), Léa Miguel, Luis Pazos Lorenzo, Vicente Perez Sencion, Sebastian Telleria, Elyne Ventenat. Murga composée par Thibault Chaumeil, paroles de Vicente Perez Sencion. Administration Sophie Desenfant – direction technique Rémi Brouillac.

Vu le 13 juin 2023 à la Cartoucherie de Vincennes – Théâtre de l’Hydre : 11 allée des hêtres 87280 Limoges – site :  www.theatredelhydre.com/  – email : theatredelhydre@gmail.comEn tournée au Festival Chalon-dans la Rue, les 20, 21 et 22 juillet 2023 à 21h (à Châlons-sur-Saône), site : chalondanslarue.com et au Festival d’Aurillac – Collectif La Toulousaine, les 23, 24, 25 et 26 août 2023 à 21h.

Autres spectacles, autres troupes à voir, dans le cadre de la première édition du Festival Départ d’incendies, au Théâtre du Soleil-Cartoucherie de Vincennes : La Compagnie Populo, Les Aveugles de Maurice Maeterlinck – La Tendre lenteur, Antigone de Sophocle – Les Barbares, Méphisto, de Klaus Mann – Immersion, Platonov d’Anton Tchekhov – L’équipe de Dyki Dushi accueillie en résidence de création – site : festival-depart-d-incendies.com

Anti-tempête

Conception et écriture, violon et chant Tony Melvil, compagnie Illimité – jeu, chant, percussions Anne Frèches – guitare, chœurs Thomas Demuynck – mise en scène et dramaturgie Didier Cousin – vu au Café de la Danse le 6 juin 2023 – à voir, du 7 au 28 juillet 2023 à 9h45, au Festival d’Avignon, Présence Pasteur.

© Simon Gosselin

L’idée du cercle lui est venue de son travail en milieu carcéral, de la discussion et des chansons qu’il partageait avec les détenus, placés en cercle autour de lui, raconte Tony Melvil, chacun cherchant comme un refuge intérieur. Ébranlé par ces rencontres il a gardé l’idée du cercle pour ce spectacle où il fait cohabiter musique instrumentale, textes parlés et chantés, manipulation d’objets. Il a fait construire une charmante structure circulaire en bois de cent-vingt places. Au centre une installation scénographique, ludique, descend du plafond, avec son petit bric-à-brac plein de miroirs, d’attrape-rêves et de poésie. Au cœur du dispositif, la souche d’un vieil arbre permet aux acteurs-musiciens de faire une halte et de reprendre souffle. Et chacun plonge en soi comme autour du feu de la veillée, faisant une pause dans la folie du quotidien.

© Simon Gosselin

Le spectateur est accueilli à la bonne franquette par Anne Frèches, maîtresse de cérémonie à la gouaille charmeuse, plume rouge dans les cheveux, pantalon rouge. Elle invite chacun à prendre place et à s’emparer du petit boitier posé sur son banc, sorte de métronome, compteur et objet rituel à la fois qui oblige le spectateur à l’état de veille, car il le fera chanter au moment m, au lieu d’applaudir. Joli et astucieux ! C’est la marque de fabrique Tony Melvil. On le comprend quand il apparaît telle une créature tombée du ciel et guidée par la maîtresse de cérémonie. Il s’adresse au spectateur sur la notion du lâcher-prise et invite à chasser les pensées négatives, avant de raconter pourquoi il a choisi le violon quand il était enfant et quels sont les thèmes de ses chansons, parmi lesquels l’enfermement, la guerre, la vieillesse, l’absence…

Et l’on entre dans ses compositions pour violon et voix car Tony Melvil joue et chante à la fois, accompagné de Thomas Demuynck à la guitare folk. À certains moments, l’actrice, telle une luciole sur le plateau, chante et joue du tambourin. Parfois, le violon se fait incisif et devient diable. « Tout se tord quand vient le vent… Au-delà du mauvais temps voyez-vous Cet abri contre le vent ? Au-delà des idées courtes voyez-vous Cet endroit loin de la route, au bout ? » Le chanteur-musicien s’interroge sur lui-même, à voix haute et cherche le positif pour qu’il fasse contagion. « À l’hiver succède toujours le printemps. » Il pose la question de la vie dans son âpreté et sa douceur, son ironie et sa tendresse, sa provocation et sa déraison. Il parle du tricot de sa grand-mère et de carder la laine, de la nature, des paysages d’altitude, de l’océan « tour à tour tempête ou miroir, en surface, mais toujours paisible en profondeur… » Le métronome suspend sa pensée, comme un refuge Anti-Tempête. « Quand le courant m’entraine je plonge au plus profond. Adieu les saisons où tout est stable, immuable… » Il évoque le symbole d’Ouroboros, ce serpent qui se mord la queue formant un cercle et tournant en rond sans sortie de secours, symbole présent dans toutes les cultures, de l’Égypte au gréco-romain. D’Égypte, il salue les Pyramides, Gizeh et Saqqarah. « J’ai traversé les océans, je me souviens de tout, du moindre rendez-vous… » Il parle de la ligne chromatique en demi-ton, quand il rêve.

© Simon Gosselin

Dans la dernière partie du spectacle, Le souffle vital, on s’enfonce dans le baroque et la théâtralisation avec un solo de la maîtresse de cérémonie portant des ailes d’épervier, ou des ailes d’ange, et grimpant au centre du tableau, prête à toucher le ciel. « J’ai peur de ce que j’ai dans la tête… » Tony Melvil porte un couvre-chef élaboré de feuillages – lierre et fougère – et de cornes d’animaux mythiques, mi-camouflage mi-extravagance, un peu homme des bois. Thomas Demuynck, porte un chapeau à poils. Muer, à quoi bon ? chante-t-il en duo : « J’ai tant voulu changer de peau Me muer en héros Rejouer la scène Et briller, briller sans peine J’ai tant voulu changer de nom Mais muer à quoi bon Changer de frontières Changer de prison… Quand à la surface La tempête menace Je plonge au fond de l’eau… »

© Simon Gosselin

Anti-tempête est un spectacle tendre et sauvage, un peu minéral, dans lequel il y a de l’enfance, du jeu dans le jeu, de la spontanéité en même temps que de l’élaboration. À la fin, la structure scénographique se met à tourner comme un manège et porte ses sonorités acoustiques et ses vibrations, comme un rêve après lequel chacun court. Tony Melvil propose un moment musical chaleureux qui aide à « plier sans rompre » comme le chêne et le roseau auquel il fait référence, qui aide à encaisser les coups. Il est une digue face au gros grain de la vie et, entre force et fragilité, enveloppe le spectateur dans son 360°, là où se perdent les références. Il a fondé en 2011 la Cie illimitée, a sept albums à son actif et pour que sa chanson, sensible, se ressource, puise du côté du spectacle vivant, de la littérature et de la poésie. C’est un joli pari, fort réussi.

Brigitte Rémer, le 25 juin 2023

Avec la compagnie Illimitée : Tony Melvil violon, chant – Anne Frèches jeu, chant, percussions – Thomas Demuynck guitare, chœurs – mise en scène et dramaturgie Didier Cousin – scénographie, collaboration à la mise en scène et à l’écriture Elodie Ségui – composition, arrangements Tony Melvil, Thomas Demuynck et Jean-Bernard Hoste – direction musicale Pierre Marescaux – lumières et régie générale Vincent Masschelein – costumes et accessoires Mélanie Loisy – son Olivier Duchêne – regards extérieurs Arnaud Vernet et Julien Galardon – regard chorégraphique Pascaline Verrier – constructions Jean-Marc Delannoy, Sébastien Faszczowy, Raymond Rushforth, Julien Belon – chargée de production Clotilde Fayolle (L’arrière cuisine) – Tout public à partir de 12 ans.

 Vu au Café de la Danse le 6 juin 2023 à 20h – Café de la Danse, 5 Passage Louis Philippe, 75011 Paris – métro Bastille – site : www.cafedeladanse.com/event/tony-melvil-anti-tempete-2/ – En tournée : Du 7 au 28 juillet 2023 à 9h45, Festival d’Avignon, Présence Pasteur,

Sur les ossements des morts

D’après le roman d’Olga Tokarczuk, Drive Your Plow Over the Bones of the Dead, mise en scène Simon McBurney, compagnie Complicité – en anglais, surtitré en français – Odéon-Théâtre de l’Europe.

© Alex Brenner

C’est un spectacle baigné d’étrangeté, une fable policière, écologique et féministe écrite par la romancière polonaise Olga Tokarczuk, née en 1962, prix Nobel de littérature en 2018. L’œuvre fut publiée en Pologne en 2009 et considérée comme dérangeante car elle s’attaquait au patriarcat et faisait un sort à l’establishment polonais. Olga Tokarczuk y déboulonne la statue du commandeur.

Sexagénaire lucide et ironique, Janina Doucheyko vit seule dans un petit hameau au cœur des Sudètes. Ingénieure à la retraite, elle aime les promenades dans la nature et ce qui touche à la vie des animaux, l’observation de la galaxie et l’astrologie, l’œuvre de William Blake qu’elle traduit avec un ami. Mais la sérénité n’est qu’apparente, ses deux chiennes ont d’abord disparu puis plusieurs crimes se succèdent, plus mystérieux les uns que les autres et qui sèment le trouble dans le voisinage. Un matin elle retrouve son voisin, Bigfoot, mort dans sa cuisine, un petit os de biche planté en travers de la gorge. Puis c’est le tour d’un commissaire de police, d’un homme d’affaire puis d’un homme politique, de tomber. Les morts ont pour point commun d’avoir été de fervents chasseurs, les seuls indices retrouvés sur les corps sont des traces animales. La police enquête, Janina Doucheyko est convaincue qu’il s’agit d’une vengeance des animaux – les sangliers, les biches et les renards – sur les humains. Tous la prennent plutôt pour une illuminée, une folle.

Simon McBurney s’empare des thèmes évoqués dans le roman d’Olga Tokarczuk sur les liens et disharmonies entre l’humanité et la nature, sur l’urgence climatique, et immerge le spectateur d’images projetées sur un vaste écran, en fond de scène. Il en amplifie ainsi la portée. Visuels sur les planètes et le cosmos, images touchant au passé de Janina.

En colère contre l’état du monde, Janina prend le problème à bras-le-corps comme elle empoigne son micro pour égrener son récit de vie, sollicitée par les policiers qui mènent l’enquête. – le rôle est ici tenu avec énergie et conviction par Amanda Hadingue. Il y a du fantastique, de l’ésotérique, de la brutalité et de la dissection dans son récit mais on reste un éloigné de cet exercice appliqué en écologie politique, qui garde un certain flou et abstraction, même si on en connaît l’urgence. Les tableaux vivants, parfois ludiques, parfois cruels, se passent souvent dans les arrière-plans, on se croirait dans un sous-bois. Les acteurs sont parfois eux-mêmes animaux, parfois leurs meurtriers. À certains moments ils forment comme un chœur qui accompagne Janina dans sa quête de l’impossible et dans chacun de ses gestes. L’énigme policière se dilue et l’audiovisuel prend le relais, souligné par de savants éclairages avec ombres et lumières et avec mouvements d’interactivité.

© Alex Brenner

Le spectacle prend appui sur l’image du mycélium, un réseau de champignons sous le sol profond de la forêt qui joue les rôles de décomposeur de la matière organique et d’absorbeur de nutriments et d’eau et relie les arbres par leurs racines. Janina pense que l’humain détient la capacité à s’opposer à la destruction de la planète et à créer un monde harmonieux. Autour d’elle il y a le bruissement de la forêt, la nature en tourbillons, une puissante montée dramatique. La fin place le spectateur face à la puissance des vers de William Blake qui se gravent sur écran.

Simon McBurney avait présenté en 2012 à Avignon un spectaculaire Le Maître et Marguerite, d’après Boulgakov. Il avait joué de la technique avec virtuosité dans The Encounter, en 2018, avec un dispositif sonore sophistiqué, plongeant le spectateur, casque sur les oreilles, dans la forêt amazonienne. Avec Sur les ossements des morts, entre la voie lactée et les morts, la maladie et la décomposition, la solitude et l’ironie, on reste malgré tout un peu sur sa faim.

Brigitte Rémer, le 22 juin 2023

© Alex Brenner

Avec : Thomas Arnold, Johannes Flaschberger, Tamzin Griffin, Amanda Hadingue, Kathryn Hunter, Kiren Kebaili-Dwyer, Weronika Maria, Tim McMullan, César Sarachu, Sophie Steer, Alexander Uzoka. Le rôle de Janina, interprétée par Kathryn Hunter, est désormais joué par Amanda Hadingue et les rôles d’Amanda Hadingue par Tamzin Griffin. Scénographie et costumes Rae Smith – lumière Paule Constable – son Christopher Shutt – vidéo Dick Straker – direction complémentaire Kirsty Housley – dramaturgie Laurence Cook, Sian Ejiwunmi-Le Berre – direction du mouvement Toby Sedgwick – compositions originales Richard Skelton – perruques Susanna Peretz – traduction du polonais Antonia Lloyd-Jones.

Du 7 au 18 juin 2023, du mardi au vendredi à 20h, le samedi 14h30 et 20h, le dimanche à 15h, relâche lundi, en anglais, surtitré en français. A L’Odéon Théâtre de l’Europe. Place de l’Odéon 75006. Paris – métro : Odéon – site : www.theatre-odeon.eu – tél : +33 1 44 85 40 40.

Voix

© Christophe-Raynaud-de-Lage

Texte et mise en scène de Gérard Watkins, Perdita Ensemble – Théâtre de la Tempête / Cartoucherie de Vincennes,

C’est une quête entreprise par Gérard Watkins depuis plusieurs années, ces voix, mystérieuses et intimes, qui habitent certains et parlent dans leur tête. En 2019, à partir d’études qu’il avait menées sur l’hystérie, il présentait Ysteria, En 2021, il mettait en scène Hamlet qu’il avait traduit et qu’Anne Alvaro interprétait dans le rôle-titre et en 2022 montait Scènes de violences conjugales. Gérard Watkins, auteur, metteur en scène et comédien, écrit toujours ses textes. Voix est né d’improvisations de ses acteurs et actrices au plateau et de leur imagination développée dans un travail commun. Il brosse ici des portraits humains de jeunes de moins de trente ans souffrant de schizophrénie, on entre avec lui dans une forme de théâtre documentaire et l’expression de traumas.

© Alexandre Pupkins

Le spectacle est construit en deux parties. Dans la première, un groupe de parole composé de personnages fictifs se réunit dans une salle vide (Lucie Epicureo, Malo Martin, Marie Razafindrakoto). Chacun évoque la manière dont les voix arrivent dans sa vie. Des récits s’entrecroisent et ils racontent la prise de conscience de cet envahissement. Il y a la lecture de la biographie de Marion par Clément et son répertoire des voix entendues depuis l’âge de dix-neuf ans. Elle se souvient de la première fois, au cours d’une soirée avec ses amis de l’école d’architecture, une voix qui venait de derrière et ne l’avait pas inquiétée outre mesure. Puis elle s’est faite entendre à la maison jusqu’à devenir insistante et à l’envahir chaque jour, pendant de longues heures. Marion débute une psychanalyse, est internée au CHU où elle reçoit un traitement. Elle explique son combat avec la voix, qu’elle essaie de ne pas écouter, de ne pas entendre, mais qui l’enserre comme un étau. « On se sent devenir border line, voire, à moitié schizo » dit-elle. A certains moments, perchée comme un oiseau, la voix se fait critique et moralisatrice, elle arrive comme un souffle chaud :  « tu pourrais… tu devrais… »

Claire, infirmière, venue avec un garçon dont elle n’est pas amoureuse spécifie-t-elle raconte sa semaine. Virée de son boulot, elle pose la question de la chambre et échange avec la voix enregistrée : et toi, tu en penses quoi ? Dans un milieu hospitalier fermé certaines rumeurs courent… « Frau serait plus douce… » Éloïse, vingt-trois ans, est agressive et évoque la violence. « Tu te casses… » elle parle de prise de médicaments à outrance. Amandine est toujours négative et n’hésite pas à mentir, dénonce l’état du monde. Elle s’est jetée dans la Moselle. Il y a Jérôme, qui tente d’être positif et de rassurer et Clément, qui marque ses limites pour ne pas faire de mal aux autres. De famille aisée, il s’insurge contre les privilèges. Pour lui, la voix hurle de l’autre côté du mur et il cherche ses parades : faire du yoga par internet, faire des pompes. Sa voix le conduit jusqu’à Schopenhauer qui lui transmet l’envie de lire. « Donne-lui un rendez-vous » lui conseille-t-on. « Plus tard » répond-il à voix haute.

© Christophe-Raynaud-de-Lage

La seconde partie s’articule autour du récit de Véronique âgée de soixante ans (Valérie Dréville), arrivée sur scène et semblant être perdue. Le médecin l’invite à rejoindre les autres. « Venez, vous asseoir dans le cercle ». Silencieuse au début et témoin de ce qui s’est dit précédemment elle prend la parole : « Je suis touchée de ce que je viens d’entendre. Demander à quelqu’un ce qui lui est arrivé, les choses simples et les moins simples. » Et elle se met à raconter son histoire jusqu’à occuper tout l’espace de paroles. Elle parle d’un village, de frontaliers, d’une porcherie, de militaires. « J’ai de l’espace au milieu de nulle part. Depuis que je suis petite j’entends des voix, comme « Je suis Dieu. »  À quatre ans une voix lui répète « ton père va mourir » et elle décrit sa peur que la voix ne l’emporte. Véronique poursuit son récit sur la saga familiale : ses parents ont divorcé, elle a eu un beau-père qui plus tard quitte la maison emportant tout avec lui, sauf le papier peint. Elle entend la voix de Dieu dans la nouvelle maison. « Le monde a changé… Il y a eu un monde, avant » entend-elle. Puis un jour, la voix s’en va et elle exprime la peur de l’abandon qui s’est installée. Elle parle de la maison dans les bois quand elle a neuf ans et du garçon des bois, de la chute de sa mère dans l’escalier, à l’automne, de la mélodie de la feuille qui tombe. Elle évoque la voix qui revient, après un an : « Dieu est revenu, en colère, en rage » dit-elle. Elle évoque l’histoire du morse racontée à sa mère, à l’hôpital puis le morse qui hurle quand avec ses deux sœurs elles font semblant de jouer La Jeune fille et la mort au milieu des bois. Véronique jouait de l’alto.

© Christophe-Raynaud-de-Lage

Pour poursuivre son récit, elle demande aux autres de rester seule sur le plateau. Un à un ils sortent, et un dialogue s’engage entre Véronique et la voix/le psy. Il lui demande : « Vous leur parlez aux voix ? » Elle répond : « Je ne leur parle pas, elles n’existent pas, ces voix ». Et l’étau se resserre autour de la figure du père qui se superpose à celle du morse et s’impose comme l’image du mal. La tension monte, les questions s’entrecroisent, le discours se délite. Violence, bruitage, piano. On entend des voix sur la bande-son, on entend le père. Le psy descend de la salle sur le plateau et s’adresse à elle en direct (Gérard Watkins). Une lutte s’engage entre les deux, d’une grande montée dramatique, une lutte avec elle-même. Les voix envahissent Véronique, comme d’immenses vagues. Le médecin essaie de la guider mais elle n’entend plus, elle est hors d’elle, au paroxysme du supportable. Puis suit l’accalmie.

Dans la scène finale le rideau de fer se lève sur une scénographie qui n’évoque rien de précis qu’un territoire vague ou délaissé. Dans ce lieu indéterminé, sorte de matrice, se rejouent la scène primitive et les visions : le morse/le père/la petite fille, visages masqués, un pianiste en contrebas, une longue scène qui met enfin face à face le morse et la petite fille. On comprend que se rejoue la scène primitive d’un viol et le côté libérateur de son expression.

Certaines personnalités et leurs voix entendues sont célèbres, Jeanne d’Arc en tête, mais aussi Socrate, Gandhi ou le Christ. On est ici dans la vie ordinaire, Gérard Watkins et les acteurs-actrices tissent des liens entre le visible et l’invisible qu’ils mettent en mots et en images. C’est troublant et très réussi.

Brigitte Rémer, le 21 juin 2023

Avec Valérie Dréville, Lucie Epicureo, Malo Martin, Marie Razafindrakoto, Gérard Watkins – musique Camille Prenant. Collaboration artistique Lola Roy – lumières Anne Vaglio assistée de Julie Bardin – scénographie François Gauthier-Lafaye, assisté de Clément Vriet – son François Vatin – costumes Ann Williams – travail vocal Jeanne-Sarah Deledicq – régie générale Nicolas Guellier, François Gauthier-Lafaye – régie plateau Clément Vriet – régie son François Vatin – régie Laurent Cupif, Wilhelm Garcia-Messant. Le texte est édité chez Esse que Editions.

Le spectacle a été présenté du 5 mai au 21 mai 2023, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h, Théâtre de la Tempête / Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris – tél. : 01 43 28 36 36 – site : www.la-tempete.fr – En tournée : Du 5 au 8 décembre 2023, Comédie de St-Etienne – CDN.

“Pupo di zucchero” et “La Scortecata”

© Christophe Raynaud De Lage – Pupo di zucchero

Diptyque issus du Pentamerone de Giambattista Basile – conception, adaptation et mise en scène Emma Dante, spectacles en napolitain et autres langages, surtitrés en françaisà La Colline/Théâtre National.

Pupo di zucchero – La festa dei morti / La statuette de sucre – spectacle créé en 2021 au festival d’Avignon est librement adapté par Emma Dante à partir du Conte des contes (appelé aussi Pentamerone), de Giambattista Basile (1583-1632), cinquante contes répartis en cinq journées, d’un style tantôt trivial, tantôt précieux. On est en Sicile le 2 novembre, fête des morts. Un vieil homme resté seul prépare une statuette de sucre pour tous les disparus de la famille, comme le veut la tradition du sud de l’Italie. Il parle le napolitain des XVIe et XVIIe siècles et différentes langues cohabitent dans le spectacle. Il surveille sa pâte qui ne lève pas, mille voix et petites clochettes de son enfance lui reviennent à la mémoire, on revit avec lui les chroniques familiales, moments joyeux ou plus sombres. Il revoit avec tendresse ses trois sœurs dont l’une prie, l’autre chante, la troisième danse et qui sont parties très jeunes, frappées par le typhus. Il revoit sa mère, chagrin, guettant tous les jours au port le retour du père et l’enfant qu’elle avait adopté, Pascalino qui lui jouait des tours et vidait les frigos malgré les portes qu’elle fermait à clé, et la clé qu’elle perdait toujours. Il pense à sa tante Rita, battue à mort par son pseudo-amoureux. Il se revoit en jeune homme plein d’énergie. Les âmes mortes re-surgissent comme autant de doubles, Emma Dante les fait virevolter et nous fait passer de la couleur au noir.

© Christophe Raynaud De Lage – Pupo di zucchero

La chambre se meuble du souvenir des absents : table, fauteuils, chaises, bouquet, lit ; elle s’emplit des voix parlées, chantées, et polyphoniques qui ont accompagné sa vie et qui transforment la festa dei morti en danse des morts à la mexicaine, avec humour et tendresse. Le vieil homme célèbre la vie par les scènes qui lui reviennent en même temps qu’il célèbre la mort. Après ce temps de mémoire, peuplé de petits bonheurs et de drames familiaux, il retourne à sa solitude, entouré de ses fantômes. L’image finale est forte et poétique. Chaque personne de la famille qui, le temps de la célébration était bien vivante sur la scène, porte son double et sa réplique, en mannequin. Chaque mannequin de grande expressivité, sculpté par Cesare Inzerillo, artiste de Palerme, est remisé au placard, tous alignés face à nous, ils nous regardent. Le vieil homme se place sous la croix, au centre du dispositif, après avoir allumé une bougie pour chacun. Pupo di zucchero est un spectacle plein de vie et de nostalgie, comme une réunion de famille où on a plaisir à se revoir. La musique passe des flonflons au piano le plus doux qui éteint ce spectacle escarpé, entre joie de vivre, fantaisie baroque et art de la mémoire.

© Maria Laura Antonelli – La Scortecata

Le second spectacle présenté par Emma Dante, La Scortecata/L’écorchée, est issu du même recueil de contes de Giambattista Basile ; elle l’a librement adapté de Les Deux Vieilles et créé en juillet 2017 au Festival di Spoleto 60, en Italie. Deux sœurs semblent s’arracher les faveurs du roi mais l’une est en pole position. Sa voix ravit le roi. Sauf que ces jeunes filles sont âgées d’une centaine d’années et que si le roi demande à rencontrer l’élue de son cœur, il faudra ruser. Les deux vieilles dames complotent et il y a une montée dramatique vertigineuse avec le basculement des rôles, car l’une des deux sœurs devient le roi. C’est vertigineux dans le jeu et ce corps à corps entre deux comédiens (Salvatore D’Onofrio et Carmine Maringola,) interprétant le premier Rusinella, le second, Carolina, les deux sœurs – rôles tenus par des hommes comme il se devait à l’époque – et les ébats qu’elles semblent préparer. Leurs gestes sont répétitifs, presque obsessionnels, passant de la gaieté à la gravité, de l’imagination débridée à la frustration, par la variation des rythmes. Leur jeu de haute volée puise dans la farce, le clown et la bouffonnerie en même temps que la commedia dell’arte et la tragédie. Le château a la taille d’une maison de poupée, le rêve de séduction s’éloigne, même si se construit le simulacre de la rencontre. On ira même jusqu’au sacrifice, quand l’une demande à l’autre de lui retendre la peau – miroir aux alouettes de la jeunesse – et qu’elle finira comme une écorchée. La Scortecata est un conte cruel où deux acteurs brillantissimes renversent des montagnes. On pense au théâtre populaire et de tréteaux de Dario Fo et Franca Rame qui avaient, eux aussi, plus d’un tour dans leur sac.

© Maria Laura Antonelli – La Scortecata

Cinéaste, comédienne et metteure en scène, Emma Dante a fondé la compagnie Sud Costa Occidentale à Palerme en 1999 après avoir appartenu au Groupe 63 qui cherchait du côté de l’avant-garde théâtrale, puis joué comme actrice dans d’importantes compagnies italiennes. Elle a mis en scène plus d’une vingtaine de spectacles – son travail a souvent été primé – et depuis 2014, travaille avec le Théâtre Biondo de Palerme, grand Théâtre où elle a créé une école. Importante figure de la scène internationale, Emma Dante met à nu les tensions et folies, le rêve et le cauchemar et déploie la force de l’imagination. C’est aussi le résumé des deux spectacles qu’elle présente avec talent à La Colline.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2023

Textes, mises en scène et costumes Emma Dante – collaboration artistique Daniela Gusmano –  lumières Cristian Zucaro – traduction du texte en français Juliane Régler – surtitrage Franco Vena – coordination et diffusion Aldo Miguel Grompone – Pupo di zucchero, du 8 au 28 juin 2023, avec Tiebeu Marc-Henry Brissy Ghadout, Sandro Maria Campagna, Martina Caracappa, Federica Greco, Giuseppe Lino, Carmine Maringola, Valter Sarzi Sartori, Maria Sgro, Stéphanie Taillandier et Nancy Trabona – sculptures Cesare Inzerillo – assistanat aux costumes Italia Carroccio – La Scortecata, du 17 au 28 juin 2023, avec Salvatore D’Onofrio, Rusinella – Carmine Maringola Carolina – assistanat à la mise en scène Manuel Capraro.

La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, Paris 20e – métro Gambetta – site :  www.colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

L’Esthétique de la résistance

© Jean-Louis Fernandez

D’après le roman de Peter Weiss – adaptation et mise en scène Sylvain Creuzevault, avec le Groupe 47, artistes issu(e)s de l’école du Théâtre national de Strasbourg et avec les artistes de la compagnie Le Singe – dans le cadre du Printemps des Comédiens, à Montpellier.

Sylvain Creuzevault se passionne pour les œuvres monumentales et en a monté un certain nombre depuis la création du groupe D’ores et déjà qu’il co-fonde et avec lequel il travaille depuis 2003, puis avec la compagnie Le Singe qui porte ses créations depuis 2012. Il a entre autres présenté Baal de Brecht en 2006, La Mission d’Heiner Müller en 2009, Karl Marx Banquet Capital en 2018 et s’est intéressé à Dostoïevski en trois mises en scène : Les Démons en 2018, L’Adolescent en 2019, Les Frères Karamazov – mille trois cents pages – en 2021 (cf. notre article du 15 novembre 2021). Autant dire qu’il aime les défis. Le livre-culte de Peter Weiss, L’Esthétique de la résistance – neuf cents pages – en est un.

© Jean-Louis Fernandez

Publié entre 1975 et 1981, on le considère comme un chef-d’oeuvre de la littérature du XXe siècle, littérature coup de poing et de référence comme l’Ulysse de Joyce, la Recherche de Proust ou les Passages de Benjamin. W.G. Sebald, autre écrivain emblématique des hauts sommets du siècle passé, dont on a failli voir l’adaptation et la mise ne scène de Les Émigrants par Krystian Lupa à Genève et Avignon, écrivait en 2001 sur l’ouvrage et son auteur (dans Luftkrieg und Literatur)  : « L’esthétique de la Résistance dont Peter Weiss commença la rédaction alors qu’il dépassait la cinquantaine, faisant un pélerinage au travers des méandres arides de l’histoire culturelle contemporaine en compagnie du pavor nocturnus, terreur de la nuit chargé d’un monstrueux poids idéologique, est un magnum opus qui se découvre non seulement comme l’expression d’un éphémère souhait de rédemption mais comme une expression de la volonté d’être, à la fin des temps, du côté des vaincus. » Autant dire combien L’Esthétique de la résistance fait partie des essentiels de la littérature de son siècle et l’auteur y fait figure d’historiographe. Peter Weiss (né près de Berlin en 1916, mort à Stockholm en 1982) qui avait fui le nazisme dès 1935 y a consacré les dernières années de sa vie. C’est un écrivain mondialement connu pour sa pièce La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade, écrite en 1964, suivie de L’Instruction, en 1965, le procès à Francfort de plusieurs responsables du camp d’extermination d’Auschwitz. Il est ainsi le fondateur d’une nouvelle esthétique, le théâtre documentaire. L’Esthétique de la résistance est, selon le metteur en scène, « un roman cruel et mélancolique. Il ne raconte pas seulement les défaites du mouvement ouvrier européen au premier XXe siècle, mais aussi l’errance, le désarroi, la souffrance de femmes et d’hommes qui ont choisi, en ce temps-là, le camp du communisme. »

© Jean-Louis Fernandez

Comme le livre, le spectacle est construit en trois parties qui elles-mêmes s’inscrivent dans des temps, des styles et des actions de longueurs inégales, ce qui complexifie le travail de mise en scène. Nous sommes à Berlin dans les années 30 où quelques jeunes ouvriers, pris en étau entre leur travail à l’usine et la résistance antifasciste, sont réunis, première partie du spectacle. Le récit se passe à la première personne, le narrateur est un jeune allemand de vingt ans, ouvrier chez Alfa Laval que l’on voit évoluer de 1937 à 1945, ainsi que ses parents, et qui construit sa culture comme contre-autodafé contre la barbarie. C’est le seul personnage fictif chez Peter Weiss, tous les autres ayant réellement existé, comme Coppi et Heilmann, amis du narrateur, Hodann, Ayschmann et les autres. Cette jeunesse, inquiète, exprime sa haine du système nazi montant à grande vitesse. Le spectacle nous place face à son combat politique et à la réflexion qu’elle mène sur l’art – Les jeunes gens  se rencontrent exclusivement dans les musées et galeries où ils cherchent à se cultiver pour mieux participer à l’émancipation de tous. Le spectacle débute au Pergamonmuseum de Berlin, devant la frise de Pergame, en 1937. En creux se lit une certaine histoire de l’art, des plus subversives et s’exprime le refus du renoncement à la résistance : « Nous étions des ouvriers et nous étions en train de nous constituer une base culturelle. Le simple fait d’affirmer que cela n’était possible que dans des circonstances particulières, nous le ressentions comme du dédain, une discrimination. Le fait que nous n’étions ni meilleurs ni plus intelligents que tous les autres, capables comme tous d’étudier, de faire des recherches, prouvait que n’importe qui réussirait à en faire autant. » Et ils nous font aussi voyager avec ces grandes figures de l’art que sont Bruegel l’Ancien, Picasso, Dürer, Kafka, Delacroix, Géricault et Dante.

© Jean-Louis Fernandez

La seconde partie, le second livre, se déroule de septembre 1938 date des accords de Munich, jusqu’en avril 1940 quand Brecht, que rencontre le narrateur, doit quitter le territoire suédois. Le narrateur nous mène sur les routes d’Europe, de Tchécoslovaquie en Espagne, et de France en Suède où il intègre les réseaux clandestins, travaille à l’usine Alfa Laval et rencontre Bertolt Brecht. Sylvain Creuzevault symbolise la rencontre par une évocation de Mère Courage tirant sa carriole à la fois maison, commerce et cantine pour les soldats. Dans la troisième partie, le troisième livre, le narrateur est rejoint par ses parents, restés en Bohême. Ce sont les années de guerre. Une survivante au démantèlement du réseau de résistance communiste, Charlotte Bischoff, prend le relais du narrateur, comme dépositaire de la mémoire. On suit l’Orchestre rouge autre groupe clandestin et la réflexion autour des forces alliées et de Moscou, du partage de l’Allemagne. Weiss, comme Brecht, pose la question de l’unité comme nécessité absolue.

© Jean-Louis Fernandez

Pour servir un propos paneuropéen, comme l’est celui de L’Esthétique de la résistance, la scénographie, signée de Loïse Beauseigneur et Valentine Lê, qui signent aussi les costumes du groupe 47, nous mène dans des lieux indéterminés permettant de représenter le Pergamon, l’usine, la ville, le stade, la gare, la caserne, des lieux polyvalents investis par les acteurs autant que de besoin et c’est très réussi. L’espace Micocouliers où se joue le spectacle, au Domaine d’O, permet la puissance de la métaphore, qui fonctionne à tous moments et dans tous les lieux où nous errons, avec les protagonistes, cherchant à nous repérer. Le jeu tel qu’il s’inscrit dans cette immense chronique théâtrale prend les sentiers escarpés divers et variés selon les lieux et les moments où nous mène le texte. Sylvain Creuzevault et les acteurs/actrices déclinent plusieurs styles de jeu allant de ce que le metteur en scène nomme le théâtre des distances au théâtre du récit, à la Commedia dell’arte, au théâtre brechtien, à l’agit-prop, au théâtre de tréteaux. Ces styles cohabitent harmonieusement, les acteurs les portent avec brio, ferveur et énergie, quelle que soit leur origine – groupe 47 de l’École du TNS ou acteurs du Théâtre du Singe -. Ils forment un ensemble, une troupe dirigée de main de maître. Tous sont à féliciter, ils collent à cette histoire des idées politiques qu’ils traduisent dans leurs attitudes et leurs gestuelles, à partir de travaux d’improvisation. Le roman de Peter Weiss est aussi une allégorie sur la perte du langage dans un collectif de personnages qui, petit à petit, perdent la capacité à formuler leurs expériences, entrant dans un silence et une solitude, qui peuvent aller jusqu’à la folie.

© Jean-Louis Fernandez

Les élèves du groupe 47 de l’École du TNS ont l’âge des protagonistes, en cela l’onde de choc est d’autant plus forte. Ils portent, avec les acteurs du Théâtre du Singe cette vaste fresque documentaire d’une Histoire si proche de nous et qui colle encore à nos actualités, sociale et politique, alors même que l’amnésie et que l’extrême-droite, guettent au coin du bois. Leur énergie est contagieuse. Ils sont à féliciter.

Créé en 1987 dans la mise en oeuvre de la décentralisation, le Printemps des comédiens que dirige Jean Varela se renouvelle en permanence et dans ses différentes configurations. Il y a des défis, du travail et de la magie, au Domaine d’O – véritable cité européenne du théâtre – dont le nouveau cahier des charges repose sur l’accompagnement des artistes toute l’année sur un temps long, la production, le risque. Par sa programmation multiforme, la manifestation remplit son rôle d’accompagnateur des spectateurs et de passeur. L’art et la culture y ont droit de cité avec générosité et exigence, dans un esprit bon enfant, les spectateurs aiment y passer du temps, dans les espaces de spectacles comme dans ce bel endroit de nature.

Brigitte Rémer, le 19 juin 2023

Avec : Jonathan Bénéteau de Laprairie, Arvid Harnack – Juliette Bialek, Marlène Dietrich, Hélène Weigel, Ilse Stöbe –  Yanis Bouferrache, Horst Heilmann – Gabriel Dahmani, le narrateur –  Boutaïna El Fekkak*, la mère de Hans Coppi, Ruth Berlau –  Hameza El Omari, Hans Coppi, Münzer – Jade Emmanuel, Marcauer, Joséphine Becker, Libertas Schulze-Boyzen – Felipe Fonseca Nobre, Jacques Ayschmann, Kurt Schumacher – Vladislav Galard*, Peter Weiss, Willi Münzenberg, Richard Stahlmann – Arthur Igual*, le père du narrateur, José Díaz Ramos, Bertolt Brecht – Charlotte Issaly, Otto Katz, Karin Boye, Margarete Steffin, Mildred Harnack – Frédéric Noaille*, Max Hodann, Jakob Rosner, Wilhelm Vauck – Vincent Pacaud, un(e) associé(e) de Katz, Herbert Wehner, Adam Kuckhoff – Naïsha Randrianasolo, la mère du narrateur, Edith Piaf, Anna Krauss – Lucie Rouxel, Charlotte Bischoff – Thomas Stachorsky, Nordahl Grieg, Maurice Chevalier, Haro Schulze-Boyzen, Harald Poelchau – Manon Xardel, un(e) associé(e) de Katz, Lise Lindbæk, Rosalinde von Ossietzky, Elisabeth Schumacher – * artistes de la compagnie Le Singe. Scénographie et costumes Loïse Beauseigneur, Valentine Lê – costumes, maquillage et habillage Jeanne Daniel-Nguyen, Sarah Barzic – maquillage et perruques Mityl Brimeur – création et régie lumière Charlotte Moussié en complicité avec Vyara Stefanova – création et régie son et musique Loïc Waridel – création musiques originales Pierre-Yves Macé – cheffe de chœur Manon Xardel – machinerie, régie plateau et cadrage vidéo Léa Bonhomme – création et régie vidéo Simon Anquetil – cadrage vidéo Gabriel Dahmani – régie générale et cadrage vidéo Arthur Mandô – dramaturgie Julien Vella – assistanat à la mise en scène Ivan Marquez. Production : Théâtre national de Strasbourg – Production déléguée : Le Singe (Élodie Régibier) – Le roman L’Esthétique de la résistance traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz-Messmer est publié aux Éditions Klincksieck, 2017 – À ceux qui viendront après nous, le poème de Bertolt Brecht écrit en 1938 pendant son exil et représenté dans le spectacle est publié dans le recueil Poèmes Tome 4 à L’Arche Éditeur (1966) dans une traduction d’Eugène Guillevic.

Les 9 et 10 juin 2023, Printemps des Comédiens, Domaine d’O-Montpellier, 178 rue de la Carriérasse. 34090. Montpellier – Tramway n° 1 – site : www.printempsdescomédiens.com – tél. : 04 67 63 66 67 – TNS Strasbourg 03 8824 88 00, site : www.tns.frDurée du spectacle cinq heures et demie : partie I/1h35, entracte/30 minutes, partie II/1h15, entracte 30 minutes, partie III/1h40.En tournée : du 9 au 12 novembre 2023 à la MC93/Bobigny/Maison de la culture de Seine-St-Denis.

 

Hartaqāt / Hérésies

© Nora Rupp

Conception et mise en scène Lina Majdalanie, Rabih Mroué – textes de Rana Issa, Souhaib Ayoub, Bilal Khbeiz – spectacle en arabe et français, surtitré en français – au Hangar Théâtre, dans le cadre du Printemps des Comédiens / Domaine d’O-Montpellier.

Un triptyque compose le spectacle avec trois seul(e)s en scène qui portent des textes de nature différente, écrits par des auteurs libanais qui ont quitté leur pays. Ils sont de trois générations, leur point commun est le Liban, l’exil et l’écriture.

La première séquence, Incontinence, est signée de Rana Issa, née au début de la guerre qui a débuté en 1975. Elle est racontée par un homme-orchestre qui invente un univers sonore autour de sa contrebasse et de pupitres à musique placés aux quatre coins du plateau. Il parle de la honte, de l’humiliation et de l’humilité à travers l’histoire de sa grand-mère, Izdihar, réfugiée Palestinienne dans un camp au Liban, après la Nakba et tentant d’y survivre malgré la mort en Irak de son fils aîné, Nizar. Prostitution, viol, divorce et remariage, meurtre, y sont le pain quotidien. L’une des références, évoquée dans le texte, est Georges Bataille, auteur de La Part maudite et de La Littérature et le Mal. L’autre, vient du Balcon de Genêt et parle d’Irma, personnage singulier, entre l’érotisme et la gloire. L’homme – l’artiste et musicien Raed Yassin, remarquable – parle à son violoncelle et dessine un paysage musical exceptionnel avec ses archets, son qanûn et le daff, ainsi que tout ce qui l’entoure comme prétexte à créer des sons et de la musique. Dans ce récit de vie, le jeu de la langue se décline et se déconstruit entre différentes notions et racines des mots oum/mère/ أم – oumma/nation, communauté/ أمّة – oummiyya/analphabétisme/ أمية

Dans la seconde séquence intitulée L’Imperceptible suintement de la vie, Souhaib Ayoub, journaliste et écrivain né à Tripoli à la fin de la guerre et militant pour les droits de l’homme, se met en scène pour parler des quartiers populaires de sa ville où le rejet de la différence, ici l’homosexualité, l’a obligé à fuir. Il est exilé en France depuis 2015 et s’attache à diffuser la notion d’identité de genre.  Il interprète son texte. Dans une première image il porte une planche comme on porte une croix, planche qui devient le support des sur-titrages et l’accompagne d’un endroit de la scène à l’autre, selon ses déambulations. « Ma maison est ma tête » dit-il et « tout me ramène là-bas. » Mémoire, douleur, ville, cimetière, mélancolie. Il prend la plume et s’exprime pour tous ceux qui renoncent à le faire, contraints de cacher leur histoire, par peur, car de la peur on hérite. Se cacher, tel fut son destin, y compris en dissimulant son identité sexuelle à sa mère, Syrienne, à son père, Villageois, car la vie là-bas, était toute tracée. Il a connu la respiration de l’angoisse et sait ce que parler veut dire reprenant le titre de Pierre Bourdieu. Il se sent exilé dans les villes, les histoires, les noms et les prénoms, les papiers et les langues. Dans le spectacle c’est par la gestuelle qu’il exprime son désarroi, décrivant « le suicide comme un canapé lisse dans lequel mon corps pourrait se reposer » et il joue avec le texte qui lui colle à la peau.

La troisième séquence, Mémoires non-fonctionnelles, fédère les deux autres. Le texte est de Bilal Khbeiz, né avant la guerre, poète, essayiste et journaliste qui a fortement influencé le milieu culturel du Beyrouth des années 90. Il fut contraint à l’exil sous la menace d’un assassinat, en 2008, et vit aux États-Unis. Il raconte ses déceptions et sa défaite. Lina Majdalanie co-metteure en scène le lit comme on lit une lettre et porte sa parole, appuyée par des visuels de destruction. « Tu es obligé de garder le silence… Tu ne réussis pas à construire avec les autres » dit le texte qui parle de solitude et d’émigration comme d’une « mise à mort de la moitié de la vie » obligeant à « rester réfugiés et ne pas être citoyens. » Le texte cite Hannah Arendt naturalisée américaine, spécialiste de travaux sur l’activité politique et la philosophie de l’histoire.

Ces trois récits issus d’histoires de vie dans le contexte d’un pays incertain depuis des décennies, le Liban, donnent matière à réflexion sur l’intolérance, la discrimination et ce que porte le mot exil. L’inventivité scénique en permet le partage et renvoie au titre Hartaqāt qui signifie Hérésies, c’est-à-dire « idée, théorie, pratique qui heurte les opinions communément admises » ou encore « sacrilège et schisme ». Car c’est bien d’un schisme dont il s’agit quand il faut s’exiler, c’est-à- dire quitter son propre pays, qui vous agresse et vous menace.

Brigitte Rémer, le 16 juin 2023

Avec Souhaib Ayoub, Lina Majdalanie, Raed Yassin – musique Raed Yassin – chorégraphie pour L’Imperceptible Suintement de la vie Ty Boomershine – vidéo Rabih Mroué – lumières Pierre-Nicolas Moulin – animation Sarmad Louis – costumes Machteld Vis – traductions : Lina Majdalanie, Tarek Abi Samra, Tristan Pannatier.

Les jeudi 8 juin à 21h, vendredi 9 juin à 19h, samedi 10 juin 2023 à 18h, au Hangar Théâtre, Printemps des Comédiens, Domaine d’O-Montpellier. En tournée : Théâtre du Rond-Point / Paris, du 19 au 30 septembre 2023, dans le cadre du Festival d’Automne.

Ubu

D’après Alfred Jarry et Joan Miró, sur une idée originale d’Imma Prieto, mise en scène Robert Wilson, dans le cadre du Printemps des Comédiens, à Montpellier.

© Luca Rocchi

Sept personnages sépulcraux – en quête d‘auteur, peut-être – accueillent les spectateurs au Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O et attendent patiemment qu’ils prennent place : cinq, sont assis derrière une grande table, deux à l’avant-scène, côté cour. Un loup bouche-bée se fait discret, c’est le huitième. personnage. En attendant le coup d’envoi on essaie de se repérer dans la géologie de Jarry et de les identifier à travers un signe de leur sculptural costume, majestueusement shakespearien. Mère Ubu n’est-elle pas la sœur jumelle de Lady Macbeth ? « Dans une semaine je serai reine ! » s’esclaffe-t-elle. Une allée, recouverte d’un épais manteau de papiers froissés dans lequel s’enfonce un énigmatique personnage en redingote qui fait crisser chacun de ses pas, les relie aux spectateurs. On se croirait sur un glacier. Au diable Jarry, vive Wilson, the Great !

© Luca Rocchi

Noir. Musique. Action ! On entre dans un jeu virtuose de borborygmes et de personnages aux costumes sculptés dans du papier journal, des personnages couverts de texte, celui de Jarry probable. De par ma chandelle verte ! Une manifestation s’exprime à l’horizon, chacun portant sa pancarte et nous voilà dans la ville agitée aux rythmes sociaux et musicaux entre valse et tango. Nous sommes dans la Pataphysique telle que définie par Jarry comme la science des solutions imaginaires et Robert Wilson prend l’auteur au pied de la lettre. Les Polonais – première ébauche d’Ubu que Jarry-le-subversif écrivit en classe de première s’inspirant de son professeur de physique – furent interprétés par les marionnettes du Théâtre des Phynances. L’acteur ici devient tout naturellement marionnette et le metteur en scène en tire les fils. Ses contre-jours bleu, rouge ou jaune sont autant de couleurs primaires qui appellent Miró, et le blanc cru craque et met en état de choc. La narration chez Robert Wilson passe par les lumières et par la musique, dans un ample spectre d’alchimie et de filtres magiques.

Orchestre de cirque et musiques enregistrées à la gamme étendue, piano, violon, clavecin, électroacoustique, bruitages, voix synthétiques dont le rythme s’accélère, et déstructuration du langage. Personnages sortis du cadre, mimodrame, clowns et tableaux gribouille parfaitement maitrisés en contrepoint au hiératisme imposé par certains costumes peu flexibles. On oscille entre personnages de comédie musicale et de films muets. Jusqu’au cri strident annonçant la mort du Roi Venceslas de Pologne, assassiné par Père Ubu qui sitôt occupe la place et fait le ménage en exterminant les nobles pour capturer leurs biens. Il y a les trompettes guerrières et ces nobles qui s’affairent avec leurs lances tels des samouraïs mais qui, un à un, s’écroulent, il y a la vitesse qui succède à la lenteur, dans un art de la rupture cher à Robert Wilson. Il y a le loup et la danse du diable, il y a les personnages mythiques et la résurrection, les funérailles en procession et soudain le calme du violon.

© Luca Rocchi

La Machine à décerveler d’Alfred Jarry, à la source du théâtre de l’absurde autant que la calligraphie et Le Carnaval d’Arlequin du peintre Joan Miró, qui s’est passionné pour le dadaïsme et ses effluves – « Miró, le plus surréaliste d’entre nous » disait André Breton – se dérèglent avec Robert Wilson : au-delà de l’onirisme et d’un magnifique travail sur l’emballage, le brillantissime metteur en scène abandonne la métaphore sur le pouvoir et le totalitarisme. Ubu est de la même veine que Jungle Book, qui l’a précédé en 2019. Que de chemins de traverses depuis Le Regard du sourd qu’il créé en 1970 et Einstein on the Beach, en 1976, suivis de nombreux autres spectacles de factures très diverses.

Dernière figure du metteur en scène-derviche, l’image ultime du spectacle, celle d’un théâtre de tréteaux qui écarte son rideau de scène écarlate sur Le Véritable portrait de Monsieur Ubu, tel que gravé sur bois par Alfred Jarry lui-même, en 1896, sa gidouille sur le ventre, accompagné du personnage en redingote du début du spectacle. Plaisir certain pour le regard, dans cette sophistication à l’extrême d’un sophiste de la composition et de la lumière.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2023

Avec : Mona Belizán, Marina Nicolau, Alejandro Navarro, Joan Maria Pascual, Sandrine Penda, Joana Peralta, Sienna Vila, Alba Vinton – réalisation, conception des décors et des lumières Robert Wilson – coréalisateur Charles Chemin – coconcepteur des décors Stephanie Engeln – coconcepteur des lumières : Marcello Lumaca – costumes Aina Moroms – son Joan Vila – assistant metteur en scène et régisseur Maite Román – concepteur des marionnettes Joan Baixas, La Claca / basé sur le projet original de Joan Miró – matériaux de texte Eli Troen, d’après Ubu Roi d’Alfred Jarry, directeur technique Juanro Campos, assistant régisseur Sienna Vila – responsable de plateau Pablo Sacristán – photographe Luca Rocchi – assistant personnel de M.Wilson Alek Asparuhov – producteur associé Hannah Mavor, production Jenny Vila – idée originale Imma Prieto.

Théâtre Jean-Claude Carrière, Domaine d’O, Montpellier/Printemps des Comédiens 2023- jeudi 8 Juin 20h, vendredi 9 Juin 18h et 21 h, samedi 10 Juin 18h et 21h – 178 rue de la Carriérasse. 34090. Montpellier – Tramway n° 1 – site : www.printempsdescomédiens.com – tél. : 04 67 63 66 67.