Oui

D’après Thomas Bernhard, traduction Jean-Claude Hémery, adaptation et conception Claude Duparfait et Célie Pauthe, mise en scène Célie Pauthe, jeu Claude Duparfait. À l’Odéon-Théâtre de l’Europe / Berthier.

© Jean-Louis Fernande

Après une première expérience commune autour de Thomas Bernhard – Célie Pauthe et Claude Duparfait avait présenté en 2012 Des arbres à abattre – ils remettent ensemble sur le métier, l’ouvrage. De son côté Claude Duparfait a également mis en scène en 2017 à La Colline L’Origine et La Cave, librement inspiré de l’auteur. Autant dire que Thomas Bernhard le hante.

Oui est un récit étrange, ardent, qui se déroule sur un temps très condensé, quatre mois, où le narrateur, scientifique en panne d’inspiration, est hanté par la femme d’à côté nouvellement arrivée. Son mari, riche homme d’affaires, est venu acheter un terrain et bâtir une maison de béton, dans un coin reculé de la Haute-Autriche. La nature y est sublime, élégante et désoeuvrée comme la jeune femme en manteau de fourrure noire, aussi tranquille que les personnages sont intranquilles, avec une forêt de mélèzes qui devient le personnage principal du récit.

C’est au cours de promenades quotidiennes sur ces sentiers boueux et escarpés qu’ils s’apprivoisent très petit à petit, gardant pourtant chacun son mystère. Elle, la Persane, incarnée à l’écran, par la magnifique Mina Kavani. Lui, seul en scène, perdu dans ses rêveries et refoulements, espérant encore il ne sait quoi. Le spectacle est construit sur ce va-et-vient entre l’image à l’écran et le plateau, deux dimensions qui se complètent à merveille et mettent en face à face deux êtres tourmentés et désemparés autour d’échanges intellectuels sensibles, deux fragilités cristal, deux extrêmes en un chant des ténèbres. « Il nous faut continuer à exister » se disent-ils l’un et l’autre tout en convenant réciproquement que « tantôt nous n’avons besoin de personne, tantôt nous avons besoin de quelqu’un. »

Ils aiment Schumann et le piano, rappelant les lettres amoureuses de Robert à Clara, « Quand j’improvise au piano, ce ne sont que des chorals. Si j’écris, ma pensée est absente de ce que je fais. J’aimerais à dessiner partout en grandes lettres et en accords : Clara », évoquent Shopenhauer et les philosophes, parlent de Vienne et de Paris, Shiraz et Ispahan. Par la Persane, ce « quelqu’un de langue étrangère » il revit et fixe par écrit son souvenir, citant les mots du poète persan Anwari Soheili : « As-tu perdu l’empire du monde ? Ne t’en afflige point ; ce n’est rien. As-tu conquis l’empire du monde ? Ne t’en réjouis pas ; ce n’est rien. Douleurs et félicités, tout passe, Passe à côté du monde, ce n’est rien dit le poète. » Puis c’est un oiseau qui passe et s’installe au cœur de la conversation, en référence au poète Attar. « Souviens-toi du vol… » dit-elle.

© Jean-Louis Fernandez

Puis la relation s’étiole et chacun s’isole dans une sourde dépression. « Cet être m’est devenu étranger » dit-il. Elle, s’efface, au fil de la construction de sa maison-prison dans laquelle elle finit par s’installer, même inachevée, et où un jour il se rend. « Je n’ai pas quitté cette chambre depuis deux semaines » lui avoue-t-elle. Êtres perdus, êtres déçus, « c’est de vous que j’ai attendu ce salut » se risque-t-il à dire. « Ne revenez plus me voir » demande-t-elle.

Il apprit quelques jours plus tard qu’elle s’était jetée sous un camion. « Et aujourd’hui je ne sais plus combien de promenades j’ai faîtes avec elle, mais je suis allé me promener avec elle tous les jours et souvent plusieurs fois par jour, en tout cas je me suis promené plus souvent et avec plus de persévérance avec elle qu’avec aucun être au monde… » Il ne reste qu’un manteau noir accroché à un parapet dont s’est emparé le narrateur, et qu’il a revêtu avant de s’écrouler.

© Jean-Louis Fernandez

Oui est un spectacle dépouillé, comme ses personnages mis à nu. C’est le « oui »  d’un pacte avec la mort dans lequel la Persane s’était engagée. Seuls un fauteuil, un sac et un manteau pour traduire l’attirance autant que l’abandon entre un homme et une femme en déshérence, et en miroir. Quelques notes de piano à peine perceptibles perlent à certains moments. On est face au vertige d’une écriture sensitive et musicale, celle de Thomas Bernhard, moins grinçante que parfois et retransmise par le souffle et le vertige de Claude Duparfait, et par les images habitées et ténébreuses du film, donnant corps à l’être idéal et vital de la Persane, Mina Kavani. C’est un travail sensible, co-adapté et mis en scène en octobre 2023 par Célie Pauthe qui signe avec maestria sa sortie du Centre dramatique national de Besançon, qu’elle a dirigé pendant dix ans.

Brigitte Rémer, le 17 juin 2024

Lumière Sébastien Michaud – son Aline Loustalot – vidéo François Weber – costumes Anaïs Romand – assistanat à la mise en scène Antoine Girard – accompagnement à la scénographie Guillaume Delaveau – cheffe opératrice du film, assistanat à la mise en scène Irina Lubtchansky. Film : avec Mina Kavani et Claude Duparfait – écriture Claude Duparfait et Célie Pauthe – réalisation Célie Pauthe – cheffe opératrice Irina Lubtvhansky – Thomas Bernhard est représenté par L’Arche, agence théâtrale www.arche-editeur.com

Du 24 mai au 15 juin 2024, Théâtre de l’Odéon/Berthier, 1 rue André Suarès. 75017. Paris – métro : Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeaon.eu