Conception, mise en scène et scénographie Nathalie Béasse, d’après L’Homme des bois d’Anton Tchekhov, au Théâtre de la Bastille.
Ça commence par la présentation des personnages et un gâteau d’anniversaire aux cinq bougies, porté par Elena/Sonia dans une scénographie épurée, au mur de fond de scène blanc et au sol gris clair, avec juste une table et des chaises côté cour. Arrivent deux jeunes hommes, Mehmet, désigné comme l’Homme des bois et Sacha qui écrit depuis vingt-cinq ans et « remue du vent. » Piano, flûte, accompagnent les trois jeunes acteurs aux vêtements et comportements très ordinaires et qui tout à coup, par quelques éléments, construisent l’univers tchekhovien : une tête de cerf en effigie appelle la chasse et la campagne russe, un foulard signe de la babouchka, une langue étrangère, un faisan-épervier.
Les deux hommes et la femme – trois jeunes acteurs issus du programme 1er Acte porté par le Théâtre national de Strasbourg et relayé ici par le CDN de Colmar – Mehmet Bozkurt, Soriba Dabo et Julie Grelet se mettent à jouer comme jouent les enfants, glissant dans l’imaginaire et l’extravagance, se déguisant. Ils racontent. L’Homme des bois, Khrouchtchov, dit le Sauvage, replante les arbres au fur et à mesure que les hommes les arrachent, « Ne pas abattre les forêts. Détruire ce que nous ne pouvons pas créer… Bientôt il ne restera rien sur terre… » autant de mots qui nous parlent et qui sont portés d’une manière ludique. Les acteurs courent, tombent, accélèrent, dansent, s’envolent, avec une grande liberté, comme s’ils étaient poursuivis, entre calme, inquiétude et peurs, et dans une multiplicité d’actions qui ne mènent à rien si ce n’est au jeu dans le jeu. « J’ai fait un rêve… Le vent s’est levé… Il va pleuvoir… Je veux vivre… » Ils gravent l’empreinte de leur visage dans ce plastique volant, léger comme la soie et poussé par des ventilateurs comme autant de nuages dans un ciel dégagé. Une petite lumière les appelle, espérance ?
Dans leurs différentes actions-réactions ils déposent une rangée de seaux et une bataille de terre s’engage avant que n’en soit versé au centre du plateau le contenu, une terre noire dans laquelle la jeune actrice, dans la pièce Elena Andreïvna, s’enracine, portant diadème de fleurs blanches, image de mort et de résurrection. Ses mots : « Parfois, quand vous marchez, par une nuit noire, dans la forêt, et qu’en même temps il y a une petite lumière qui brille dans le lointain, alors, au fond de l’âme, sans trop savoir pourquoi, vous vous sentez si bien, vous ne remarquez ni votre fatigue, ni l’obscurité, ni les ronces qui vous frappent en plein visage… » Les acteurs dessinent sur le sol couvert de terre des signes cabalistiques, construisent un château et l’Homme des bois, piétinant trois brindilles, écrase sa forêt. « Le bonheur, vous ne le trouvez nulle part… Ne pas penser au bonheur. »
Il pleut sur les visages avec l’eau versée ou la tête plongée dans un seau. L’un se cache sous une grande bâche, l’autre scie une planche, jusqu’à ce que les trois acteurs-personnages se retrouvent devant le mur blanc qu’ils couvrent à coups de pinceaux et rouleaux de leurs traits de peinture. L’ensemble forme un tableau, la forêt, aux taches de couleurs, dans des dégradés de vert, brun, bleu, paysage d’une Russie rêvée. Pourtant, « tout le monde fait la guerre à tout le monde, le passé n’existe plus, il a été bêtement gaspillé » métaphore de la Russie ancestrale si proche de la Russie d’aujourd’hui.
Écrite en 1889 dans une période heureuse de la vie de Tchekhov, L’Homme des bois est une comédie en quatre actes, créée au Théâtre Abramov et sitôt retirée de l’affiche après quelques représentations. Elle est considérée comme le brouillon d’Oncle Vania et se termine par « je veux vendre le domaine… Je deviens fou… » Dans la proposition de Nathalie Béasse peu importe la narration elle travaille sur l’écho et les réminiscences, peu importe les personnages c’est une traversée où ils vont et viennent, et où ils se superposent. La metteure en scène travaille sur la perception, nous l’avions évoqué dans un spectacle précédent, Ceux-qui-vont-contre-le-vent (dans ubiquité-cultures du 20 février 2022). Elle dessine un monde de l’enfance, rassurant comme inquiétant, en toute liberté et inspiration, monde ponctué de chansons et extraits musicaux. Son univers est visuel et elle accompagne les acteurs dans leur naturel et leurs inventions selon les fils qu’elle enchevêtre, se situant entre performance et installation.
Brigitte Rémer, le 18 mars 2023
Avec Mehmet Bozkurt, Soriba Dabo, Julie Grelet – assistant Clément Goupille, avec la complicité de Sabrina Delarue et Étienne Fague – régie générale Loïs Bonte – régie Bastille Marc Brunet.
Jusqu’au 31 mars 2023, du 15 au 27 mars à 19h, du 28 au 31 mars à 20h. Théâtre de la Bastille, 78 rue de la Roquette. 75011. Métro : Bastille – site : www.theatre-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14